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Julien Denans
LIMINAIRE
Nous sommes tous victimes de notre folie enfouie dans les tranchées du désir
qu’il ne faut surtout pas nommer. Ainsi le conteur de la place livre ses mots,
habité par le tragique d’un secret qui a cessé de l’être, par la levée d’un
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1. Ce que nous rappelle cette phrase de Freud : « Serait unheimlich tout ce qui devait rester
un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti. » (1919, p. 222).
lui sa khaïma. Quand une fille naît, c’est une khaïma qui tombe. »2 C’est dire
si l’on découvre un espace social orienté avant tout par la différence sexuelle,
pierre angulaire autour de laquelle l’auteur déploie la logique psychologique de
ses personnages. L’explication pourrait se contenter du fait, mais elle ne ferait
qu’attribuer d’emblée à la culture une causalité exclusive, pour ne pas dire
passionnelle. Les personnages de Ben Jelloun parlent. Animés de désir, d’illu-
sion, de folie, ils sont l’occasion de rencontrer un procédé paradigmatique qui
se veut de mettre « la culture à l’épreuve de la parole » (Ham, 2003, p. 9). Autant
dire que loin de tendre à une élision de l’empreinte culturelle, notre intention
poursuivrait sa propre subjectivation au travers de la galerie de personnages qui
nous est présentée, subjectivation qui est avant tout celle d’un écrivain et de sa
version de l’identité, de l’altérité et de la différence, questions somme toute
universelles mais traitées en leur fond imaginaire singulier de fiction sociale
qu’offre la culture arabo-musulmane. Du reste, c’est peut-être suivant cette
arborescence de la langue, dans son équivocité et ses résonances poétiques, la
tentative de mise en forme du réel qui est la sienne par voie de métaphore,
qu’une certaine méthode, pas si éloignée de la tradition analytique, aurait droit de
cité3. Des relations entre homme et femme dans leur ressort théologico-socio-
politique se découvre alors une véritable grammaire de la différence des sexes
qui n’échappe ni au chemin de la solitude humaine, ni aux coordonnées discur-
sives de la communauté.
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Le décor s’ouvre sur le conteur, dépositaire d’un secret gardé sur quelques
pages (le journal intime d’Ahmed, c’est ce que nous comprenons). D’emblée,
l’histoire s’affranchit du simple récit, elle traverse notre conteur qui se résout à
être à la hauteur de la tâche qui lui incombe, à corporéiser les mots qui s’offrent
à lui : « Je suis ce livre. Je suis devenu le livre du secret ; j’ai payé de ma vie pour
le lire. » (p. 13). Une écriture, tout bien considéré, qui vient à s’incarner directe-
ment dans la chair, comme trait métonymique livresque qui absorbe de toute part
l’individu. Il en est peut-être du pouvoir des mots lorsqu’ils assiègent le corps,
avant-goût de ce qui nous attend…
2. Ben Jelloun précise : « Étymologiquement khaïma signifie tente, d’où par extension
foyer, famille, lignage, par extension encore, part d’eau, part de terre collective due à ce lignage.
Un garçon apporte, par sa seule naissance, à la famille étendue une part d’eau et de terre, une
fille n’apporte rien. » (1977, p. 60). On dit encore que dans certaines régions du Maroc, la nais-
sance du garçon est saluée par sept youyous de femmes, tandis que celle de la fille ne l’est que
par un seul voire même le silence.
3. Emboîtons le pas à Pierre Fédida lorsque celui-ci confessait : « Je ne dis rien qui n’ait déjà
été dit par les poètes et les romanciers. » (1978, p. 11).
JULIEN DENANS – L’ENFANT DE SABLE 95
DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE
4. Guérisseur musulman.
5. Nom qui désigne aussi bien le Saint que son tombeau afin d’y demander la grâce divine
(baraka).
6. L’organe viril qui irait jusqu’à provoquer la fascination comme Quignard (1994) nous le
rappelle à propos de ce que les Romains appelaient fascinus en lieu et place du phallos des Grecs.
96 TOPIQUE
que trop bien cette discordance entre les sexes soutenue dans l’attitude pater-
nelle qui ne cesse de pousser à son paroxysme l’idéologie phallocrate envers les
personnages féminins qui l’entourent : sa femme, tenant de l’ectoplasme, pliée à
son mari jusque dans son projet insensé, et ses propres filles, dont l’indifférence
à leur égard le pousse à ne jamais les nommer. Le garçon est quant à lui l’héri-
tier tant espéré, auquel s’adjoignent les prérogatives de pouvoir et de puissance
dues à sa condition naturelle : « Cet enfant sera accueilli en homme qui va
illuminer de sa présence cette maison terne, il sera élevé selon la tradition
réservée aux mâles, et bien sûr il gouvernera et vous protégera après ma mort. »
(p. 23). 7
Car la conception de la féminité semble au fur et à mesure du roman consti-
tuer l’avatar d’une théorie sexuelle infantile, celle de la castration. Une consé-
quence psychique à la différence anatomique entre les sexes qui à l’égard des
femmes peut entraîner « horreur de ces créatures mutilées ou mépris triomphant
à leur égard » (Freud, 1925, p. 127). Suivant le « phallocentrisme » freudien, de
manière quelque peu similaire dans le roman, féminité rime avant tout avec infir-
mité : « être femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s’accom-
mode. » (p. 94). Elle est blessure, stigmate d’infériorité… La femme est repré-
sentée comme être manquant, coupable par nature, vouée à l’intérieur de la cité
au silence face au bruissement viril. Un fait dont la langue se fait témoin, où
d’une certaine manière la qualité de la vertu, consubstantielle à la puissance de
l’homme, tend « à se situer comme en opposition à la faiblesse féminine ». 8 Dans
L’enfant de sable, le pénis, dans une équivalence au phallus, vient faire signe du
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Mais qu’en est-il de l’identité sexuée d’Ahmed ? A-t-il fait sienne la folie de
son propre père ? Nous plongeons aussitôt dans l’enfance d’Ahmed, à un temps
de confrontation à la différence des sexes lorsque celui-ci accompagnait sa mère
au bain maure. Une découverte étrange et amère à en croire l’auteur. La
rencontre avec le corps féminin provoque assez naturellement un sentiment de
rejet, teinté de mépris et de haine chez notre héros : «… J’entrevoyais tous ces
bas-ventres charnus et poilus. […] je ne pouvais pas être comme elles… C’était
pour moi une dégénérescence inadmissible. » (p. 36). Le cadre du hammam ne
saurait mieux faire sens, répondant au sein de la société arabe à une codification
de la sphère différentielle sexuelle. Il s’avère même être une sorte de rite de
passage du fait de son processus d’exclusion où arrivé à un âge, le petit garçon
jusqu’ici considéré dans son innocence, se voit refuser l’accès au monde des
femmes pour rejoindre celui des hommes (exclusion, on s’en doute, qui fera le
bonheur du père d’Ahmed). Ce rituel marque la séparation radicale
hommes/femmes et désormais la censure de la jouissance scopique des corps
nus féminins. Signalons que la circoncision, autre jointure rituelle entre vie
individuelle et vie sociale, fut possible par un subterfuge habile du père, donnant
ce gage indispensable à la communauté.
Le petit garçon, incarnation d’une illusion presque parfaite, allait néanmoins
se confronter au temps de l’adolescence, de la puberté, au temps d’un corps qui
ne peut plus faire silence. Le champ lexical spéculaire foisonne à cet instant du
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L’attrait du désir que poursuit Ahmed tant bien que mal sollicite le corps dans
son érogénéité, versant tant sexué que sexuel qui – à son corps défendant – ne
cesse de le gagner et l’affecter : « Je m’étendis sur le lit, nue, et essayai de
redonner à mes sens le plaisir qui leur était défendu. Je me suis longuement
caressé les seins et les lèvres du vagin. J’étais bouleversée. J’avais honte. La
découverte du corps devait passer par cette rencontre de mes mains et de mon
bas-ventre. » (p. 115). Une remarque : c’est à partir de ce moment de l’histoire
que Ben Jelloun commence à utiliser l’accord de genre féminin pour mettre en
mots les introspections d’Ahmed, lesquelles ne cessent d’amplifier la division
qui le/la traverse. Quant à la dimension spéculaire, jusqu’ici phobique pour notre
héros, elle se retrouve objet privilégié accompagnant la reconquête de l’être :
« J’apprends à me regarder dans le miroir. J’apprends à voir mon corps, habillé
d’abord, nu ensuite. » (p. 98). Un jeu de voilement-revoilement qui met en scène
la (re)découverte de son sexe, confine au dévoilement d’un voile, où la dénuda-
tion du corps féminin découvre le pot aux roses, l’absence de pénis, et la
rencontre alors inventive du corps et du langage comme vecteur du désir. Cette
terra incognita du féminin appelle à la création d’un lieu, un lieu en capacité de
recueillir un événement appartenant forcément au passé et pourtant non encore
élaboré. Mais cette soif de vérité, d’authenticité, se trouve contrecarrée par la
parole d’un père qui, bien que mort depuis, n’en n’a pas perdu de sa toute-
puissance. Sa voix fait retour chez notre héros, presque de manière hallucinée :
« Ahmed, mon fils, l’homme que j’ai formé, est mort, et toi tu n’es qu’une
usurpatrice. Tu voles la vie de cet homme. » (p. 130). Tiraillé par un désir qu’il
ne peut nommer, à jamais des deux côtés du miroir, Ahmed deviendra au final
l’attraction d’un spectacle jouant sur l’ambiguïté sexuelle, confusion éternelle
jusque dans sa monstration et sa monstruosité.
L’habitabilité du corps, pris en tenaille entre un désir singulier et l’écho
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l’autre 10, est aux prises avec l’insularité qu’est celle de la falsification identi-
taire, dans le hiatus incessant de ne pas pouvoir recevoir en retour un témoignage
à la hauteur de son propre soi. La résignation finit par faire son œuvre : « Qui
suis-je à présent ? Je n’ose pas me regarder dans le miroir » (p. 111), dans le
constat d’un soi qui échoue à se situer comme objet libidinal placé du côté d’une
identification à l’image. Ahmed, sans pouvoir l’assumer, se saisit de la
métaphore : « Je me lavai puis me mis en face du miroir et regardai ce corps. Une
buée se forma sur la glace et je me vis à peine. J’aimais cette image trouble et
floue : elle correspondait à l’état où baignait mon âme. » (p. 115). Le miroir ne
fonctionne plus, le soi se perd dans les affres d’une indistinction qui est elle-
même indécision.
VISAGES DE LA SOLITUDE
10. Il en est de la problématique soulevée par le voile intégral en tant qu’il concerne une
perte des apparences élémentaires pour reconnaître sa propre humanité à travers l’autre. En cela,
le point central du récent débat aurait moins à se focaliser sur des questions de libertés indivi-
duelles (le voile intégral est-il un choix libre personnel ou une contrainte du milieu ?) ou encore
de théologie (interprétation du droit religieux) que sur une dimension structurelle inaliénable de
l’être social, soit l’éprouvé de son sentiment d’existence que permet le visage du semblable,
pour – selon la formule – « y lire l’expression en relation directe avec ce qu’il voit ». La dispa-
rition, à ce titre, ne concerne plus seulement la personne qui porte le voile intégral, mais englobe
celle dépossédée du miroir de l’autre dans l’instant.
102 TOPIQUE
journal intime recèle par ailleurs un autre mystère, la présence de lettres dont le
correspondant est anonyme, sans que nous ne sachions s’il s’agit d’une personne
bien réelle. De ce partenaire, quoi qu’il en soit figure de style de l’écrivain,
résulte l’étendue entre soi et l’autre, comme pour pointer l’échange épistolaire
dans la division qu’il opère, l’émiettement de la pure forme où la solitude se vit
« en présence de l’autre » (Winnicott, 1958).
Ce sera encore une solitude amenée à en rencontrer une autre. Ahmed,
assumant l’exigence de tout homme qui tient son rang, s’entiche de la quête
d’une épouse, laquelle se présentera en la personne de sa cousine, épileptique et
bancroche. À ses côtés, Ahmed fait l’expérience d’une autre absence. Il fait face
à ces crises d’un corps déchaîné, cette annulation du psychique et de toute
médiation, comme une présence « démoniaque » non tributaire du langage et qui
manifeste une nouvelle figure de l’inquiétant et de l’étrange. L’infirmité, et non
plus seulement par la condition naturelle féminine, exhibe l’impossible voile-
ment de la chose, la nudité d’un réel mortifère. C’est alors ce visage qui se
crispe, n’exprime plus l’émotion (ou que le creuset de la douleur), se déshuma-
nise au final. Le tutoiement de la mort, et un sexe nié aussi dans ce personnage
informe (pour ne pas dire difforme), ne pourront que s’achever dans le néant le
plus total : son décès et le veuvage ambigu d’Ahmed qui voulant soigner les
apparences sociales par le biais de cet improbable mariage n’a trouvé que desti-
tution supplémentaire de rassemblement et de partage avec l’autre.
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11. Souvenons-nous du statut du père dans le Deutéronome : « Rappelle-toi les jours d’au-
trefois, considère les années, d’âge en âge. Interroge ton père, qu’il te l’apprenne. » (Dt, 32,7).
12. On assiste dans le contexte arabo-musulman à une certaine négation du désir de la femme
pour l’autre qu’est le père (Dachmi, 1995), la femme étant reconnue dans l’espace social pour son
rôle de mère à l’image d’un corps féminin « propriété matricielle et matriciante de la communauté »
(Benslama, 2005, p. 39).
104 TOPIQUE
CONCLUSION
terre psychique qui trouve donc son passeur, délivrant son interprétation de
l’humain dont le propre est l’Autre qui l’habite, dans un récit narratif déployant
des espaces d’intellectualité de l’identité, des apparences, des dissemblances.
Un texte qui joue de ce contraste entre une différence sexuelle culturellement
exacerbée et le brouillage de la différence chez Ahmed, une non-reconnaissance
de soi dans le miroir du semblable. y ressort de toute évidence le militantisme de
Ben Jelloun de par l’introduction de la question du féminin comme figure
radicale de l’altérité dans le lien social et le renouveau sous-entendu et souhaité
d’une culture figée dans ses archétypes phallocrates, posture somme toute
« poético-politique ».13 Une langue de l’écrivain enfin dont le lecteur est déposi-
taire, où le secret véhiculé dans ses interstices pourrait bien confiner à l’inquié-
tante étrangeté lorsqu’il touche aux identifications qui nous sont les plus consti-
tutives et intimes…
Julien DENANS
24, rue Idriss Al Akban
Appt N°5
Quartier Hassan
Rabat, Maroc
julien.denans@yahoo.fr
BIBLIOGRAPHIE
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13. Nous relèverons à cet égard le manifeste d’insoumission de F. Benslama (2005) faisant
de l’altérité du féminin l’un de ses points cardinaux à l’émergence de nouvelles humanités en
Islam.
106 TOPIQUE
FREUD, S., « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »
(1925), in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 123-132.
HAM, M., L’immigré et l’autochtone face à leur exil, Presses Universitaires de Grenoble,
2003.
HASSOUN, J., Les contrebandiers de la mémoire (1994), La découverte, 2002.
LAPLANCHE, J., PONTALIS, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse (1967), PUF, 1998.
MANNONI, O., Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Le seuil, 1969.
QUIGNARD, P., Le sexe et l’effroi, Gallimard, 1994.
WINNICOTT, D.W., « La capacité d’être seul » (1958), in De la pédiatrie à la psychanalyse,
Payot, 1983, p. 325-333.
WINNICOTT, D.W., Jeu et réalité (1971), Gallimard, 1975.
Abstract : This article adopts a method confronting culture with language and intro-
duces us to The Sand Child, a strange work written by Ben Jelloun. The inspiration for the
story was drawn from a news item telling the story of Ahmed who was born a girl but rai-
sed as a boy by his father. Ahmed follows the path towards determining his identity in a
traditionalist Moroccan society where virility is seen as sacred and the world of women
remains in the shadows. The Sand Child is a fable which pushes back frontiers in an
endeavour to explore structuration processes rooted in sexual difference and the figure of
feminine otherness in society.
Key-words : Sexual difference – Arabic-Muslim Culture – Femininity – Strangeness
– Solitude.