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L'ENFANT DE SABLE

De la culture à une écriture de la différence

Julien Denans

L’Esprit du temps | « Topique »

2012/1 n° 118 | pages 93 à 106


ISSN 0040-9375
ISBN 9782847952162
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-topique-2012-1-page-93.htm
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L’enfant de sable
De la culture à une écriture
de la différence
Julien Denans

LIMINAIRE

Nous sommes tous victimes de notre folie enfouie dans les tranchées du désir
qu’il ne faut surtout pas nommer. Ainsi le conteur de la place livre ses mots,
habité par le tragique d’un secret qui a cessé de l’être, par la levée d’un
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masque, nuit qui a fini par succomber à ses premières lueurs. Prostré devant
son grand cahier, face à une assistance médusée, avide et passionnée, il
raconte un peu plus chaque soir l’histoire de l’enfant de sable. Inquiétante
étrangeté qui nous saisit dès lors que l’on accepte de partager ce secret 1,
découvrant en effet, sous la plume de l’écrivain Tahar Ben Jelloun, la mysti-
fication identitaire la plus improbable qui soit et pourtant inspirée d’un fait
divers réellement survenu.
Au cœur du Maroc traditionnel, l’histoire relate le destin pour le moins
extraordinaire d’Ahmed, en vérité huitième fille d’un père qui furieux d’être
éternellement dépourvu de l’héritier mâle tant attendu, s’est décidé à la recon-
naître et l’élever comme un garçon, à le faire croire aux yeux de tous. Que
pourrions-nous y voir au premier abord ? Ce serait là le témoignage pathé-
tique d’un père acculé au sein d’une société androcentrée, une évidence de la
survalorisation du mâle inscrite dès la naissance, ce désir profondément ancré
chez toute famille d’avoir un garçon auquel un proverbe marocain, rapporté
par Ben Jelloun autre part, fait écho : « Quand un garçon naît il apporte avec

1. Ce que nous rappelle cette phrase de Freud : « Serait unheimlich tout ce qui devait rester
un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti. » (1919, p. 222).

Topique, 2012, 118, 93-106.


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lui sa khaïma. Quand une fille naît, c’est une khaïma qui tombe. »2 C’est dire
si l’on découvre un espace social orienté avant tout par la différence sexuelle,
pierre angulaire autour de laquelle l’auteur déploie la logique psychologique de
ses personnages. L’explication pourrait se contenter du fait, mais elle ne ferait
qu’attribuer d’emblée à la culture une causalité exclusive, pour ne pas dire
passionnelle. Les personnages de Ben Jelloun parlent. Animés de désir, d’illu-
sion, de folie, ils sont l’occasion de rencontrer un procédé paradigmatique qui
se veut de mettre « la culture à l’épreuve de la parole » (Ham, 2003, p. 9). Autant
dire que loin de tendre à une élision de l’empreinte culturelle, notre intention
poursuivrait sa propre subjectivation au travers de la galerie de personnages qui
nous est présentée, subjectivation qui est avant tout celle d’un écrivain et de sa
version de l’identité, de l’altérité et de la différence, questions somme toute
universelles mais traitées en leur fond imaginaire singulier de fiction sociale
qu’offre la culture arabo-musulmane. Du reste, c’est peut-être suivant cette
arborescence de la langue, dans son équivocité et ses résonances poétiques, la
tentative de mise en forme du réel qui est la sienne par voie de métaphore,
qu’une certaine méthode, pas si éloignée de la tradition analytique, aurait droit de
cité3. Des relations entre homme et femme dans leur ressort théologico-socio-
politique se découvre alors une véritable grammaire de la différence des sexes
qui n’échappe ni au chemin de la solitude humaine, ni aux coordonnées discur-
sives de la communauté.
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LE PATRIARCHE RAVALÉ

Le décor s’ouvre sur le conteur, dépositaire d’un secret gardé sur quelques
pages (le journal intime d’Ahmed, c’est ce que nous comprenons). D’emblée,
l’histoire s’affranchit du simple récit, elle traverse notre conteur qui se résout à
être à la hauteur de la tâche qui lui incombe, à corporéiser les mots qui s’offrent
à lui : « Je suis ce livre. Je suis devenu le livre du secret ; j’ai payé de ma vie pour
le lire. » (p. 13). Une écriture, tout bien considéré, qui vient à s’incarner directe-
ment dans la chair, comme trait métonymique livresque qui absorbe de toute part
l’individu. Il en est peut-être du pouvoir des mots lorsqu’ils assiègent le corps,
avant-goût de ce qui nous attend…

2. Ben Jelloun précise : « Étymologiquement khaïma signifie tente, d’où par extension
foyer, famille, lignage, par extension encore, part d’eau, part de terre collective due à ce lignage.
Un garçon apporte, par sa seule naissance, à la famille étendue une part d’eau et de terre, une
fille n’apporte rien. » (1977, p. 60). On dit encore que dans certaines régions du Maroc, la nais-
sance du garçon est saluée par sept youyous de femmes, tandis que celle de la fille ne l’est que
par un seul voire même le silence.
3. Emboîtons le pas à Pierre Fédida lorsque celui-ci confessait : « Je ne dis rien qui n’ait déjà
été dit par les poètes et les romanciers. » (1978, p. 11).
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DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

L’histoire de l’enfant de sable, nous disions, s’entrouvre par la porte du jeudi,


jour de la naissance. Il nous faudrait rappeler que jusque-là, le père n’avait pas eu
beaucoup de chance, convaincu qu’une malédiction lointaine le poursuivait : sur
sept naissances, rien moins que sept filles. Il était cet homme sans héritier pour
qui la religion se montre impitoyable, raillé par ses frères, blessé dans son orgueil
patriarcal. Il avait beau consulter médecins, fqihs 4, guérisseurs de toute sorte,
faire encore séjourner sa femme dans un marabout 5, rien n’y faisait : « Fille sur
fille jusqu’à la haine du corps, jusqu’aux ténèbres de la vie. Chacune de ces
naissances fut accueillie, comme vous le devinez, par des cris de colère, des
larmes d’impuissance. » (p. 19). Vint alors le temps de la fameuse huitième
grossesse. Dans l’attente incertaine, le père fit un rêve : « Tout était à sa place
dans la maison ; il était couché et la mort lui rendait visite. Elle avait le visage
gracieux d’un adolescent. Elle se pencha sur lui et lui donna un baiser sur le front
[…]. Son visage changeait, il était tantôt celui de ce jeune homme qui venait
d’apparaître, tantôt celui d’une jeune femme légère et évanescente. Il ne savait
plus qui l’embrassait, mais avait pour seule certitude que la mort se penchait sur
lui malgré le déguisement de la jeunesse et de la vie qu’elle affichait. Le matin
il oublia l’idée de la mort et ne retint que l’image de l’adolescent. Il n’en parla à
personne et laissa mûrir en lui l’idée qui allait bouleverser sa vie et celle de toute
sa famille. » (p. 20). La confusion des sexes, une frontière trop mince entre la
vie et la mort, le rêve porte en son flanc les germes du dessein paternel : l’enfant
à naître sera quoi qu’il arrive un mâle, quitte à occulter le corps de celle dont le
seul tort tiendra de son sexe.
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La fatalité suivait son court. Ce fut, sans miracle, une fille qui vit le jour. Le
drame familial éternellement vécu ne pouvait ébranler en quelque manière ce
qui était devenu désormais certitude du père. Dans l’agitation et le désarroi de
l’accouchement, se retournant vers sa femme, il fit du rêve réalité : « Pourquoi
ces larmes ? J’espère que tu pleures de joie ! Regarde, regarde bien, c’est un
garçon ! Plus besoin de te cacher le visage. Tu dois être fière… Tu viens après
quinze ans de mariage de me donner un enfant, c’est un garçon, c’est mon
premier enfant, regarde comme il est beau, touche ses petits testicules, touche
son pénis, c’est déjà un homme ! » (p. 27). Le père avait bien vu une fille, mais
il croyait fermement que c’était un garçon ajoute non sans désespoir le conteur.
Cette scène inaugurale, si elle jette un voile sur l’origine, procède d’une
rhétorique de la découverte sexuelle qui s’appuie sur la captation du regard
exercée par l’organe masculin 6, là où l’anatomie féminine suggère elle l’aveu-
glement, faisant de ces points de cristallisation la trame de la dimension scopique

4. Guérisseur musulman.
5. Nom qui désigne aussi bien le Saint que son tombeau afin d’y demander la grâce divine
(baraka).
6. L’organe viril qui irait jusqu’à provoquer la fascination comme Quignard (1994) nous le
rappelle à propos de ce que les Romains appelaient fascinus en lieu et place du phallos des Grecs.
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du récit autour du sexe et de sa dissimulation. Croyance, pour reprendre la termi-


nologie qu’emprunte Ben Jelloun à cet endroit, en l’existence possible et salva-
trice du phallus de l’enfant fille, comme masque élevé face au réel du corps
féminin et assignant à notre héros son destin. Relevons de surcroît que la
croyance éveille une notion fortement connotée en psychanalyse à l’impact de la
différence des sexes, à savoir la Verleugnung, traduisible en français par désaveu,
répudiation ou – à l’instar de Laplanche et Pontalis – par déni (de la réalité). Pour
les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, il s’agit d’un mode de défense
consistant en un refus pour le sujet de reconnaître la réalité d’une perception
traumatisante dont le prototype est l’absence de pénis chez la femme. La notion
est associée à un article de Freud au sujet de la perversion fétichiste et la coexis-
tence ambiguës et paradoxales de deux positions inconciliables, « montrant
comment une croyance peut être abandonnée et conservée à la fois » (Mannoni,
1969, p. 11). À la connaissance de l’anatomie, devant l’absence de l’organe dans
la réalité, la perception succombe au démenti comme pour conserver la croyance
de l’arrivée providentielle du garçon ; croyance qui se revêt de la mystification
paternelle, laquelle au vu des mots choisis par l’auteur – « Il avait bien vu une
fille, mais il croyait fermement que c’était un garçon » (p. 27) – semble étrange-
ment s’accorder avec l’heureuse expression de Octave Mannoni : « Je sais bien…
mais quand même. » Ahmed devient le prénom fétiche dissimulant l’absence de
pénis, fétichisation par nomination appelée à chosifier elle-même le corps.
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VIRILITÉ ET INFIRMITÉ FÉMININE

Si le sexe élit un semblable différent, le processus ne se fait pas sans douleur,


sans laisser de traces. Pour Freud, se penchant sur la question du tabou de la
virginité chez les peuples primitifs, « la femme est autre que l’homme, […] elle
apparaît incompréhensible, pleine de secret, étrangère et pour cela ennemie »
(1918, p. 71). Une crainte qui bien loin d’être du seul apanage du « primitif » se
révèle plutôt invariant universel. Cette étrangeté de la femme infiltre le rapport
entre les deux semblables dissemblables de leur sexe, incarnation d’une dialec-
tique subtile et complexe.
Le référent culturel arabo-musulman traverse le texte, et Ben Jelloun élève la
référence à la hauteur de ce hiatus, dans une confrontation perpétuelle (et intime)
entre hommes et femmes et l’exacerbation de leur dissymétrie. Ahmed résume la
chose : « J’ai un comportement d’homme, ou plus exactement on m’a appris à
agir et à penser comme un être naturellement supérieur à la femme. Tout me le
permettait : la religion, le texte coranique, la société, la tradition, la famille, le
pays… et moi-même…» (p. 152), l’auteur allant jusqu’à faire citer à son person-
nage la sourate des femmes pour enfoncer le clou, de toute évidence maniant
l’argumentaire à une « virilité en islam » (Benslam, Tazi, 1998). On ne mesure
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DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

que trop bien cette discordance entre les sexes soutenue dans l’attitude pater-
nelle qui ne cesse de pousser à son paroxysme l’idéologie phallocrate envers les
personnages féminins qui l’entourent : sa femme, tenant de l’ectoplasme, pliée à
son mari jusque dans son projet insensé, et ses propres filles, dont l’indifférence
à leur égard le pousse à ne jamais les nommer. Le garçon est quant à lui l’héri-
tier tant espéré, auquel s’adjoignent les prérogatives de pouvoir et de puissance
dues à sa condition naturelle : « Cet enfant sera accueilli en homme qui va
illuminer de sa présence cette maison terne, il sera élevé selon la tradition
réservée aux mâles, et bien sûr il gouvernera et vous protégera après ma mort. »
(p. 23). 7
Car la conception de la féminité semble au fur et à mesure du roman consti-
tuer l’avatar d’une théorie sexuelle infantile, celle de la castration. Une consé-
quence psychique à la différence anatomique entre les sexes qui à l’égard des
femmes peut entraîner « horreur de ces créatures mutilées ou mépris triomphant
à leur égard » (Freud, 1925, p. 127). Suivant le « phallocentrisme » freudien, de
manière quelque peu similaire dans le roman, féminité rime avant tout avec infir-
mité : « être femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s’accom-
mode. » (p. 94). Elle est blessure, stigmate d’infériorité… La femme est repré-
sentée comme être manquant, coupable par nature, vouée à l’intérieur de la cité
au silence face au bruissement viril. Un fait dont la langue se fait témoin, où
d’une certaine manière la qualité de la vertu, consubstantielle à la puissance de
l’homme, tend « à se situer comme en opposition à la faiblesse féminine ». 8 Dans
L’enfant de sable, le pénis, dans une équivalence au phallus, vient faire signe du
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côté du prolongement du père et de la manifestation éclatante de la virilité et de
la vertu retrouvées au sein de sa communauté. Le culte du sexe masculin vient
supplanter la fonction d’un père qui ne se fait plus représentant du langage, se
jouant de l’Altérité de l’être féminin. La filiation se perd ainsi dans la dimen-
sion symbolique en charge du réel de la différence des sexes. Reste les méandres
de l’imaginaire, la vision d’un père qui exclut l’étranger, celui qui rompt l’iden-
tification à la lignée masculine, celui qui briserait la pure forme, l’hétéros de la
femme.

7. Au sujet de cette même essentialisation de la supériorité virile, citons N. Tazi : « La pré-


valence accordée par l’islam à l’homme (au plan ontologique, juridique, moral, physique, etc.)
n’est jamais entendue que comme une essence et un fait de nature, obéissant à une fin divine.
Un attribut qu’une certaine physique assoit, qu’un absolu protège, qu’une tradition exauce de
mille manières et que substantialisent du pouvoir et de la jouissance. » (Benslama, Tazi, 1998,
p. 44).
8. C’est ce que nous fait remarquer Jacques Hassoun par un jeu de piste étymologique autour
du radical vir renvoyant à « homme » et à « vertu » (Benslama, Tazi, 1998, p. 230).
98 TOPIQUE

MIROIR (DE L’AUTRE)

Mais qu’en est-il de l’identité sexuée d’Ahmed ? A-t-il fait sienne la folie de
son propre père ? Nous plongeons aussitôt dans l’enfance d’Ahmed, à un temps
de confrontation à la différence des sexes lorsque celui-ci accompagnait sa mère
au bain maure. Une découverte étrange et amère à en croire l’auteur. La
rencontre avec le corps féminin provoque assez naturellement un sentiment de
rejet, teinté de mépris et de haine chez notre héros : «… J’entrevoyais tous ces
bas-ventres charnus et poilus. […] je ne pouvais pas être comme elles… C’était
pour moi une dégénérescence inadmissible. » (p. 36). Le cadre du hammam ne
saurait mieux faire sens, répondant au sein de la société arabe à une codification
de la sphère différentielle sexuelle. Il s’avère même être une sorte de rite de
passage du fait de son processus d’exclusion où arrivé à un âge, le petit garçon
jusqu’ici considéré dans son innocence, se voit refuser l’accès au monde des
femmes pour rejoindre celui des hommes (exclusion, on s’en doute, qui fera le
bonheur du père d’Ahmed). Ce rituel marque la séparation radicale
hommes/femmes et désormais la censure de la jouissance scopique des corps
nus féminins. Signalons que la circoncision, autre jointure rituelle entre vie
individuelle et vie sociale, fut possible par un subterfuge habile du père, donnant
ce gage indispensable à la communauté.
Le petit garçon, incarnation d’une illusion presque parfaite, allait néanmoins
se confronter au temps de l’adolescence, de la puberté, au temps d’un corps qui
ne peut plus faire silence. Le champ lexical spéculaire foisonne à cet instant du
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récit, à la mesure de cette métamorphose insoutenable balayant d’un trait sec les
efforts depuis mis en œuvre. Le corps dans sa réalité physique, dissimulé, bandé,
vient à se rappeler dans la chair : « Sur mes cuisses un mince filet de sang, une
ligne irrégulière d’un rouge pâle. […] C’était bien du sang, résistance du corps
au nom. » (p. 46). L’impensable de ce drap taché un matin ne viendrait-il pas
signer l’impossible recouvrement d’un réel par nomination ? Réel négativé par
un imaginaire si fragile, si fragilisé, que l’expérience dont il est le plus proche,
celle du miroir, en devient proscrite : « J’évite les miroirs. Je n’ai pas le courage
de me trahir. » (p. 44). Ahmed reste fidèle à son masque, à cette voix insufflée par
le père, et s’accroche coûte que coûte à ce destin hors du commun : « Père, tu
m’as fait homme, je dois le rester » (p. 51), mais il consigne pour autant dans
son précieux cahier ses doutes et sa douleur : « J’essaie de ne pas mourir. J’ai au
moins toute la vie pour répondre à une question : Qui suis-je ? Et qui est
l’autre ? » (p. 55).
Une expérience de soi qui se manifeste à la condition de l’autre, on ne saurait
mieux s’y attendre, à la lumière d’une différence fondatrice. Arguons ici que
l’altérité suppose cette capacité d’identification au semblable, à ses traits
familiers, tout en reconnaissant la part d’inassimilable qui s’y loge, part étran-
gère qui n’est que le corrélat de la propre incapacité de l’autre à nous définir
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DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

intégralement. L’identification, pour l’enfant de sable, est quant à elle comme


absorbée par l’identique, là où tout témoignage étranger à la parole du père
équivaudrait à l’anéantissement. Telle est l’équation existentielle qui torture
notre héros.
Le doute persiste donc dans notre esprit. Ahmed semble vouloir tant bien que
mal pérenniser la chimère paternelle, mais sera-t-il capable pour autant de rester
à jamais le truchement d’une image captive, sans faille subjective dans laquelle
se reconnaître, champ bien trop étroit pour que souffle le désir comme média-
tion entre le corps et l’Autre, soit la force du vivant ? Dans la suite du roman
apparaît une bascule fondamentale où l’auteur, en introduisant justement la
question du désir, permet à Ahmed le passage du statut d’objet réifié de l’énoncé
paternel à celui de sujet. Le changement est peut-être dans ces lignes : « Je
marche pour me dépouiller, pour me laver, pour me débarrasser d’une question
qui me hante et dont je ne parle jamais : le désir. Je suis las de porter en mon
corps ses insinuations sans pouvoir ni les repousser ni les faire miennes » (p. 88),
puis un peu plus loin : « J’ai besoin de sérénité pour réveiller ce corps ; il est
encore temps pour le ramener au désir qu’est le sien. » (p. 96).
L’apparence et la nomination, voilà en somme les coordonnées qui dépei-
gnent l’instant du « qui suis-je ? » et infiltrent la langue de l’écrivain. Une conju-
gaison entre défaut de nomination et duplicité des apparences à être plus exact.
Le miroir, qui se veut introduction à l’altérité, autrement dit en passer par la
médiation de l’autre-semblable comme moyen d’exister en tant que soi 9, déjoue
toute idée d’une représentation autoréférentielle autant que du reflet totalisant
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de l’autre tant il éluderait la part de singularité et de différence de celui regardé.
Si le corps se présente comme la mémoire des interactions, comme version de
l’autre par lequel il a été parlé, il est en cela pour Ahmed corps malade des mots
dans leur signification partagée, la codification sociale qui en découle et le senti-
ment véritable d’existence en tant que continuité d’être au monde. Le corps se
voit figé dans le reflet chosifiant, éclipsé par l’en-trop du fétiche qui finit par
enténébrer la scène, prendre le pas sur la différence pour assigner un sexe, une
identité factice, une destinée mortifère.

RETOUR DU SEXE, DE LA DIFFÉRENCE

L’attrait du désir que poursuit Ahmed tant bien que mal sollicite le corps dans
son érogénéité, versant tant sexué que sexuel qui – à son corps défendant – ne
cesse de le gagner et l’affecter : « Je m’étendis sur le lit, nue, et essayai de
redonner à mes sens le plaisir qui leur était défendu. Je me suis longuement

9. Ainsi que l’offrirait le paradigme du visage de la mère auprès de son nourrisson


(Winnicott, 1971).
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caressé les seins et les lèvres du vagin. J’étais bouleversée. J’avais honte. La
découverte du corps devait passer par cette rencontre de mes mains et de mon
bas-ventre. » (p. 115). Une remarque : c’est à partir de ce moment de l’histoire
que Ben Jelloun commence à utiliser l’accord de genre féminin pour mettre en
mots les introspections d’Ahmed, lesquelles ne cessent d’amplifier la division
qui le/la traverse. Quant à la dimension spéculaire, jusqu’ici phobique pour notre
héros, elle se retrouve objet privilégié accompagnant la reconquête de l’être :
« J’apprends à me regarder dans le miroir. J’apprends à voir mon corps, habillé
d’abord, nu ensuite. » (p. 98). Un jeu de voilement-revoilement qui met en scène
la (re)découverte de son sexe, confine au dévoilement d’un voile, où la dénuda-
tion du corps féminin découvre le pot aux roses, l’absence de pénis, et la
rencontre alors inventive du corps et du langage comme vecteur du désir. Cette
terra incognita du féminin appelle à la création d’un lieu, un lieu en capacité de
recueillir un événement appartenant forcément au passé et pourtant non encore
élaboré. Mais cette soif de vérité, d’authenticité, se trouve contrecarrée par la
parole d’un père qui, bien que mort depuis, n’en n’a pas perdu de sa toute-
puissance. Sa voix fait retour chez notre héros, presque de manière hallucinée :
« Ahmed, mon fils, l’homme que j’ai formé, est mort, et toi tu n’es qu’une
usurpatrice. Tu voles la vie de cet homme. » (p. 130). Tiraillé par un désir qu’il
ne peut nommer, à jamais des deux côtés du miroir, Ahmed deviendra au final
l’attraction d’un spectacle jouant sur l’ambiguïté sexuelle, confusion éternelle
jusque dans sa monstration et sa monstruosité.
L’habitabilité du corps, pris en tenaille entre un désir singulier et l’écho
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mythique paternel, perce la part d’exil nécessaire quant aux déterminations de
cet Autre de l’origine, Autre plein, totalisant et totalitaire, exil face à l’assi-
gnation à résidence. À l’identique du commencement, au système clos de
l’ombre portée sur l’enfant, s’affirmerait le besoin du regard étranger pour dire
qui l’on est, faille dans laquelle une vérité intime peut espérée être reconnue.
En quête de son identité, Ahmed voit l’émergence de la question du désir aller
de pair avec la conjoncture d’une image qui se troue, une expérience du miroir
telle qu’elle apparaît sous les traits d’une vieille femme mendiante et effarée :
« Que caches-tu sous ta djellaba, un homme ou une femme, un enfant ou un
vieillard, une colombe ou une araignée ? […] Alors ce corps, puisque tu ne
peux le nommer, montre-le. Comme j’hésitai, elle se précipita sur moi et, de
ses mains fortes, déchira ma djellaba, puis ma chemise. Apparurent alors mes
deux petits seins. Quand elle les vit, son visage devient doux, illuminé par
un éclair troublant où se mêlaient le désir et l’étonnement. » (p. 113-114).
Le visage, dans une expression toute winnicottienne, fonctionne comme lieu
de révélation, visage où l’on peut lire ce qui est là pour être vu. La vieille
femme, en sa qualité littéraire, semble avoir valeur d’ambassadrice d’un Autre
à la croisée d’une image et de sa nomination, en une place d’extériorité d’où
agit la captation spéculaire via le langage. Ce miroir social, médiation de
JULIEN DENANS – L’ENFANT DE SABLE 101
DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

l’autre 10, est aux prises avec l’insularité qu’est celle de la falsification identi-
taire, dans le hiatus incessant de ne pas pouvoir recevoir en retour un témoignage
à la hauteur de son propre soi. La résignation finit par faire son œuvre : « Qui
suis-je à présent ? Je n’ose pas me regarder dans le miroir » (p. 111), dans le
constat d’un soi qui échoue à se situer comme objet libidinal placé du côté d’une
identification à l’image. Ahmed, sans pouvoir l’assumer, se saisit de la
métaphore : « Je me lavai puis me mis en face du miroir et regardai ce corps. Une
buée se forma sur la glace et je me vis à peine. J’aimais cette image trouble et
floue : elle correspondait à l’état où baignait mon âme. » (p. 115). Le miroir ne
fonctionne plus, le soi se perd dans les affres d’une indistinction qui est elle-
même indécision.

VISAGES DE LA SOLITUDE

Compagne fidèle du lecteur, la solitude résonne de toute sa tonalité plurielle,


à commencer par le sentiment de désolation pour un personnage privé de ce sol
renfermant les processus qui œuvrent dans la culture avec leurs identifications,
leurs représentations et leur différence de base. Une désolation qui répond au
sentiment d’exclusion du « vrai » de la communauté, à l’impossibilité de pouvoir
se constituer et se reconnaître par la voie d’autrui. y transparaît un individu
déserté de ses semblables, dans une expérience de non-appartenance à une réalité
humaine commune, d’où chez Ben Jelloun un travail de la langue fleuretant avec
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le champ des apparences telles que le visage, le regard, la voix, le corps sexué,
la main, etc., qui concernent le champ de l’humanité (Fédida, 2007) dans ses
identifications les plus élémentaires, tant notre personnage éprouve le vide de
ces ingrédients qui confère une atmosphère si imprégnée de mort. Elle est
véritable cellule existentielle dans laquelle la mélancolie guette.
Il en est aussi d’une solitude intérieure voire métaphysique, une réflexion sur
sa condition et un refuge. Alors perdu dans les limbes, dans un vécu nullement
communicable à l’extérieur, l’endroit où se poser pour le personnage reste l’écri-
ture. Écrire pour sauvegarder son individualité, ultime trace dans l’asile de la
chambre qui tait un tant soit peu le langage de la fausseté : là se cache une autre
langue, enfouie, déjouant le rôle de représentation auquel est tenu Ahmed. Ce

10. Il en est de la problématique soulevée par le voile intégral en tant qu’il concerne une
perte des apparences élémentaires pour reconnaître sa propre humanité à travers l’autre. En cela,
le point central du récent débat aurait moins à se focaliser sur des questions de libertés indivi-
duelles (le voile intégral est-il un choix libre personnel ou une contrainte du milieu ?) ou encore
de théologie (interprétation du droit religieux) que sur une dimension structurelle inaliénable de
l’être social, soit l’éprouvé de son sentiment d’existence que permet le visage du semblable,
pour – selon la formule – « y lire l’expression en relation directe avec ce qu’il voit ». La dispa-
rition, à ce titre, ne concerne plus seulement la personne qui porte le voile intégral, mais englobe
celle dépossédée du miroir de l’autre dans l’instant.
102 TOPIQUE

journal intime recèle par ailleurs un autre mystère, la présence de lettres dont le
correspondant est anonyme, sans que nous ne sachions s’il s’agit d’une personne
bien réelle. De ce partenaire, quoi qu’il en soit figure de style de l’écrivain,
résulte l’étendue entre soi et l’autre, comme pour pointer l’échange épistolaire
dans la division qu’il opère, l’émiettement de la pure forme où la solitude se vit
« en présence de l’autre » (Winnicott, 1958).
Ce sera encore une solitude amenée à en rencontrer une autre. Ahmed,
assumant l’exigence de tout homme qui tient son rang, s’entiche de la quête
d’une épouse, laquelle se présentera en la personne de sa cousine, épileptique et
bancroche. À ses côtés, Ahmed fait l’expérience d’une autre absence. Il fait face
à ces crises d’un corps déchaîné, cette annulation du psychique et de toute
médiation, comme une présence « démoniaque » non tributaire du langage et qui
manifeste une nouvelle figure de l’inquiétant et de l’étrange. L’infirmité, et non
plus seulement par la condition naturelle féminine, exhibe l’impossible voile-
ment de la chose, la nudité d’un réel mortifère. C’est alors ce visage qui se
crispe, n’exprime plus l’émotion (ou que le creuset de la douleur), se déshuma-
nise au final. Le tutoiement de la mort, et un sexe nié aussi dans ce personnage
informe (pour ne pas dire difforme), ne pourront que s’achever dans le néant le
plus total : son décès et le veuvage ambigu d’Ahmed qui voulant soigner les
apparences sociales par le biais de cet improbable mariage n’a trouvé que desti-
tution supplémentaire de rassemblement et de partage avec l’autre.
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LA DIFFÉRENCE À L’ÉPREUVE DE LA CULTURE

« Tu es cela ! »… Notre héros n’aura guère de possibilités d’échappatoire au


vu de la sentence paternelle sur l’identité sexuée et le rôle social à tenir. Le don
de la vie rencontre l’impasse généalogique, lignage qui, de ne pouvoir s’appuyer
sur le pivot central de la masculinité à offrir en héritage à la communauté, se voit
supplanté par la micro-sociologie du déni. C’est dire si le site culturel est décrit
comme la matrice de la frustration d’un père qui ne peut se projeter dans le
narcissisme dispensé par le groupe : la non-reconnaissance du réel de la diffé-
rence des sexes signerait l’impossible assomption de la castration incarnée dans
le signifié culturel du pénis.
Au demeurant, la constellation « filiation, transmission, héritier » qui se
dessine ici éveille la figure du Père dans son ressort « mythique », son fond
universel qui transcende tout particularisme culturel, entendu comme opérateur
symbolique an-historique. Le symbolique a une fonction : il différencie, attribue
une place dans la filiation qui exclut le pareil au même, fait discontinuité. S’éga-
rant dans la transmission de la Loi à l’enfant, sans dette vis-à-vis du langage, le
père d’Ahmed est lui père qui règne en maître sur le corps de son enfant, le rend
docile à un idéal d’éducation mâle continu à l’ambiance de culture virile. La
JULIEN DENANS – L’ENFANT DE SABLE 103
DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

transmission ne saurait se révéler par conséquent dans sa dimension constitu-


tive 11, sclérosée qu’elle est sans le moindre repère des différences princeps :
Ahmed est la fille d’un père élevant celle-ci comme un fils ou encore, Ahmed
se fait le fils d’un père sachant avoir donné naissance à une fille… Un court-
circuitage générationnel en somme sur fond de toute-puissance généalogiste.
Si la transmission est bien cet acte fondateur du sujet (Hassoun, 1994), la
quête désespérée chez notre personnage pour advenir dans une singularité, une
différence et une altérité ne nous paraît que plus claire. Mais le chemin est de
croix. Il suppose le sacrifice de ce qui le constituait jusque-là, le sacrifice de cet
« être homme » fidèle à la parole paternelle, à même de perpétuer le souvenir de
son amour. Aux antipodes, le monde du féminin reflète un paysage désertique,
inhospitalier, où toute identification est rendue caduque, sans autre perspective
qu’un désir étouffé 12. Un tel entre-deux suggère l’inconsistance identitaire du
personnage d’Ahmed, sable qui s’égrène entre les doigts, au fil d’une errance
montrant l’importance que représentent l’identité sexuée et le curseur différen-
tiel du sexe pour exister en tant que sujet du désir.
On ne peut s’empêcher d’évoquer à cet instant le lien social dans sa version
post-moderne dont l’un des récits est justement d’éluder la différence des sexes,
en accord à la désinscription du référent phallique et à la promotion d’une
identité en self-service dont chacun est le propre responsable. Cette nouvelle
mythologie conduit à une anthropologie qui se joue des différences structurales,
comme s’il ne restait plus qu’une catégorie en mesure de définir l’humain, celle
de l’indépassable individu affranchi de l’Autre. Parmi les nombreux exemples,
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les théories du « genre » (Gender Studies) fournissent le cas d’individus qui ne se
reconnaissent pas dans le sexe qui leur est attribué et prônent une construction
sexuelle à déterminer suivant un référent personnel. On relèvera à un autre
niveau les nouvelles procréations et montages juridiques en matière de filiation
qui désormais ne nécessitent plus de faire appel à un modèle de rencontre dans
l’altérité radicale de l’Autre sexe. Pour jouer un peu de la comparaison et de la
variance culturelle, nous aurions d’un côté une société post-moderne qui regar-
derait la différence comme accessoire ou tout du moins dans la perméabilité
permise entre les frontières du sexe ; à l’opposé, une société arabo-musulmane à
l’image du roman dans laquelle la différence est extrême à un point où l’opposi-
tion masculin/féminin génère une rhétorique de la virilité/infirmité. Elles sont
en outre deux visions amenées à se rencontrer dans la logique mondialiste, à
cohabiter au vu des nouvelles réalités sociologiques en Occident.

11. Souvenons-nous du statut du père dans le Deutéronome : « Rappelle-toi les jours d’au-
trefois, considère les années, d’âge en âge. Interroge ton père, qu’il te l’apprenne. » (Dt, 32,7).
12. On assiste dans le contexte arabo-musulman à une certaine négation du désir de la femme
pour l’autre qu’est le père (Dachmi, 1995), la femme étant reconnue dans l’espace social pour son
rôle de mère à l’image d’un corps féminin « propriété matricielle et matriciante de la communauté »
(Benslama, 2005, p. 39).
104 TOPIQUE

Que le « genre » remplace le « sexe », c’est là un témoignage parmi d’autres


dans le contexte plus large d’une économie psychique et sociale qui tend à rejeter
la différenciation ordonnée par la logique phallique, l’organisation subjective du
manque comme le rapport étranger à soi. La nouvelle figure anthropologique en
serait l’individu en capacité de produire ses propres signifiants sans être assujetti
à aucun, de se définir dans un rapport de transparence à lui-même, non barré par
la Loi symbolique (dont l’agent n’est autre que le Père en vertu du rôle civilisa-
tionnel que la psychanalyse lui reconnaît). Bref, sous-entendre l’insertion dans le
monde que représente le sexe à travers son extrême dépendance au langage et
au socius (dans ses ritualisations, les identifications qu’il promeut, l’attribution
d’une place, etc.) découvre nombre de conséquences psychiques. Pour Ahmed,
l’équation se posait en des termes d’une solitude désolante faisant que le sexe
ne peut être articulé à l’Autre. La cuirasse masculine lui est trop étroite, déphasée
de sa vérité désirante de sujet ; la féminité n’ouvre elle à rien d’autre qu’au
silence et au désir bafoué. Dans cette autre fiction qu’est le sujet post-moderne,
le sexe lui, et c’est la nouveauté qu’il introduit, n’a plus à répondre d’une dialec-
tique de l’Autre, s’agissant de composer librement avec son genre, ouvrant une
solitude différente, auto-référentielle dira-t-on, où l’on doit se « construire tout
seul » (Dufour, 2003, p. 128). S’en dégage là aussi un déni du corps réel, une
Verleugnung comme mode du refus de la castration, non pas pour suggérer dans
le procédé que l’anatomie fasse tout, loin s’en faut, mais que l’état réel de
coupure fait effet de différence (symbolique) entre deux éléments (« homme »
et « femme », si on ne peut les définir en soi, le sont tout du moins dans leur
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opposition), jambages de l’édifice d’une altérité comme dissemblance du
semblable au cœur du lien social.
Sans avoir à en passer par la teneur constitutive de l’Autre, ne resteraient que
des identités de sable, sans formes, fluctuantes, précaires, ou gavées d’objets
(comme le marché sait si bien en produire) qui ne font qu’agrandir un peu plus
le désert existentiel… Ne sommes-nous pas interpellés, à plus forte raison après
lecture de L’enfant de sable, sur le nouage entre « je », « corps » et « autre », sur
le trait différentiel comme point structurel de la vie psychique, sur l’inscription
dans un réseau langagier et symbolique qui assurerait la singularité comme
l’appartenance à l’ensemble ?

CONCLUSION

Au spectre d’une « psychanalyse appliquée », nous préférerions répondre en


évoquant l’extra-territorialité de la langue de l’écrivain, celle qui réfléchit le
nomadisme, la polysémie, somme toute géographie qui convient aux traits
mêmes du signifiant. La langue de l’écrivain se révèle non-adhérence à un sol, là
où son enracinement culturel ne peut qu’inviter à dépasser les frontières. Une
JULIEN DENANS – L’ENFANT DE SABLE 105
DE LA CULTURE À UNE ÉCRITURE DE LA DIFFÉRENCE

terre psychique qui trouve donc son passeur, délivrant son interprétation de
l’humain dont le propre est l’Autre qui l’habite, dans un récit narratif déployant
des espaces d’intellectualité de l’identité, des apparences, des dissemblances.
Un texte qui joue de ce contraste entre une différence sexuelle culturellement
exacerbée et le brouillage de la différence chez Ahmed, une non-reconnaissance
de soi dans le miroir du semblable. y ressort de toute évidence le militantisme de
Ben Jelloun de par l’introduction de la question du féminin comme figure
radicale de l’altérité dans le lien social et le renouveau sous-entendu et souhaité
d’une culture figée dans ses archétypes phallocrates, posture somme toute
« poético-politique ».13 Une langue de l’écrivain enfin dont le lecteur est déposi-
taire, où le secret véhiculé dans ses interstices pourrait bien confiner à l’inquié-
tante étrangeté lorsqu’il touche aux identifications qui nous sont les plus consti-
tutives et intimes…

Julien DENANS
24, rue Idriss Al Akban
Appt N°5
Quartier Hassan
Rabat, Maroc
julien.denans@yahoo.fr

BIBLIOGRAPHIE
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Gallimard, 1987, p. 209-263.

13. Nous relèverons à cet égard le manifeste d’insoumission de F. Benslama (2005) faisant
de l’altérité du féminin l’un de ses points cardinaux à l’émergence de nouvelles humanités en
Islam.
106 TOPIQUE

FREUD, S., « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes »
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WINNICOTT, D.W., Jeu et réalité (1971), Gallimard, 1975.

Julien Denans – L’enfant de sable. De la culture à une écriture de la différence

Résumé : C’est à l’instar d’une méthode qui se voudrait de mettre la culture à


l’épreuve du langage que l’auteur propose de rencontrer L’enfant de sable, écrit étrange
de Ben Jelloun qui s’inspirant d’un fait divers nous raconte le destin d’Ahmed, née fille
mais élevée par son père comme un garçon. Au sein du Maroc traditionnel où la virilité
est mythifiée, alors que le monde des femmes lui est d’ombre, Ahmed parcourt le chemin
de son identité. L’enfant de sable est alors une fable qui dépassant les frontières engage la
voie de la structuration par la différence des sexes et la figure d’altérité du féminin dans
le social.
Mots-clés : Différence sexuelle – Culture arabo-musulmane – Féminin – Étrangeté –
Solitude.
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Julien Denans – The Sand Child. From Culture to Writing Difference.

Abstract : This article adopts a method confronting culture with language and intro-
duces us to The Sand Child, a strange work written by Ben Jelloun. The inspiration for the
story was drawn from a news item telling the story of Ahmed who was born a girl but rai-
sed as a boy by his father. Ahmed follows the path towards determining his identity in a
traditionalist Moroccan society where virility is seen as sacred and the world of women
remains in the shadows. The Sand Child is a fable which pushes back frontiers in an
endeavour to explore structuration processes rooted in sexual difference and the figure of
feminine otherness in society.
Key-words : Sexual difference – Arabic-Muslim Culture – Femininity – Strangeness
– Solitude.

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