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Le racisme antinoir aux États-Unis, d’Obama à Trump

Caroline Rolland-Diamond
Dans Communications 2020/2 (n° 107), pages 131 à 145
Éditions Le Seuil
ISSN 0588-8018
ISBN 9782021442540
DOI 10.3917/commu.107.0131
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Caroline Rolland-Diamond

Le racisme antinoir aux États-Unis,


d’Obama à Trump

Les Blancs de notre pays auront bien assez à faire à


apprendre à s’accepter et à s’aimer eux-mêmes et les
uns les autres, et lorsqu’ils auront accompli cela – et
ce jour n’est pas proche et n’arrivera peut-être jamais –
le problème noir n’existera plus parce qu’il n’aura plus
de raison d’être.
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James Baldwin, La Prochaine Fois, le feu,
Paris, Gallimard, 2018 [1963], p. 42

À l’issue du scrutin de novembre 2008 qui a vu la victoire du démocrate


Barack Obama, élu quarante-quatrième président des États-Unis, une plaisante-
rie a circulé dans les cercles républicains : « Quels sont les Blancs qui ont voté
pour Obama ? » Réponse : « Ceux perclus de culpabilité1. » L’unique motivation
d’Américains blancs pour voter pour le premier président noir de l’histoire du
pays ne pouvait qu’être une question de culpabilité vis-à-vis du « privilège »
que confère la peau blanche. Oubliant délibérément la longue histoire de l’al-
légeance partisane aux États-Unis, cette raillerie n’en rappelle pas moins que,
tandis que plus de 90 % des électeurs noirs ont voté pour Obama, seule une
minorité de Blancs a porté ses suffrages sur lui ; la majorité, en particulier les
hommes, a choisi de voter républicain2.
Malgré les efforts déployés par Obama pour se présenter comme quelqu’un
transcendant la « race », un métis qui serait le président de tous les Américains
sans considération pour la couleur de peau des personnes, la corrélation entre
identité raciale et vote resta forte lors du scrutin de 2008. Pour autant, nombre de
commentateurs ont voulu voir dans son élection l’avènement d’une « ­Amérique
post-raciale », un pays réconcilié avec lui-même, où les divisions raciales et
le racisme ne constituaient plus un obstacle à l’ascension sociale. L’entrée
d’Obama à la Maison-Blanche donnait corps au rêve énoncé par Martin Luther

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King d’une société indifférente à la couleur de peau (colorblind en anglais).


Selon un sondage de l’institut Gallup effectué quelques jours après l’élection,
plus de deux tiers des Américains considéraient que l’élection d’Obama repré-
sentait soit « la plus grande avancée », soit « l’une des deux ou trois avancées
les plus importantes des cent dernières années pour les Noirs3 ». Cependant,
une fois la ferveur initiale de cette élection historique retombée, les Américains
de toutes origines eurent tôt fait de constater que le rêve n’était pas réalité.
Les insultes se mirent à pleuvoir contre le couple Obama, rappelant la
persistance du racisme dans une société censée être colorblind depuis les
grandes victoires des droits civiques des années 1960. Jugé « trop noir » par
certains, Barack Obama n’était « pas assez noir » pour d’autres. En dépit
du manque d’accord sur la signification de ces qualificatifs, leur utilisation
indiquait qu’une pensée racialiste continuait d’occuper les inconscients ou
les consciences4. Reprenant la différence entre « racialisme » et « racisme »
théorisée par David Theo Goldberg dans son ouvrage The Threat of Race, cet
article considère qu’on appelle « racialisme », selon l’expression d’Anthony
Appiah, l’idée selon laquelle des groupes sont marqués par certaines caracté-
ristiques visibles, ­héritables et généralisables, que ces traits soient physiques,
corporels, psychologiques ou culturels. Le « racisme » implique, quant à lui,
nécessairement l’idée d’inégalité ou d’infériorité5.
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La question raciale pendant la présidence Obama a fait l’objet de l’atten-
tion soutenue de nombreux chercheurs, soucieux d’insister sur l’ampleur des
inégalités raciales persistantes et sur la nécessité d’une nouvelle forme de lutte
antiraciste6. S’inscrivant dans la veine des travaux d’Eduardo Bonilla Silva
dans Racism without Racists7 et de David Theo Goldberg, le présent article
entend démêler l’écheveau des diverses manifestations de racisme aux États-
Unis pendant les années Obama et Trump pour montrer comment, en dépit du
caractère historique de l’élection du premier président noir, ces expressions
récentes traduisent une évolution longue de la relation entre racisme et racia-
lisme dans ce pays.

L’ascension politique d’Obama,


triomphe de la colorblindness ?

Rosa sat so Martin could walk ;


Martin walked so Obama could run ;
Obama ran so our children can fly8.

Ce petit poème qui a largement circulé dans les dernières semaines de la


campagne présidentielle inscrivait la candidature d’Obama dans l’histoire de la
longue lutte des Africains-Américains pour l’égalité et la justice, en élevant celui

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qui allait être élu président au panthéon des grandes figures du mouvement des
droits civiques, aux côtés de Rosa Parks et Martin Luther King. Obama lui-même
a entretenu cette filiation pendant la campagne. Répétant à l’envi qu’il avait
grandi avec le récit que sa mère lui faisait des hauts faits du mouvement des
droits civiques dans le Sud, Obama présentait sa candidature comme l’une de
ces étapes majeures, une de ces victoires des premières fois, telles la première
fois qu’un Noir a été élu au Congrès, la première fois qu’un joueur de baseball
noir a été recruté dans une équipe de la Major League, ou encore la première
fois qu’un Africain-Américain est devenu juge à la Cour suprême. Avec lui,
l’obstacle ultime serait enfin levé : celui de l’entrée à la Maison-Blanche.
Efficace sur le plan de la campagne électorale, la revendication de cet
héritage permettait aussi de rappeler à l’opinion publique l’ampleur des progrès
réalisés depuis l’ère de la ségrégation. Cette époque s’était achevée dans le sud
des États-Unis avec l’adoption par le Congrès américain, au terme de décen-
nies de lutte héroïque mêlant désobéissance civile, résistance non-violente et
appel au sens moral de la nation, du Civil Rights Act de 1964, interdisant la
ségrégation raciale, et du Voting Rights Act de 1965 redonnant aux électeurs
africains-américains le droit de vote dont ils avaient été privés depuis le dernier
tiers du xixe siècle. Après l’adoption de quelques grandes lois complémentaires,
notamment celle de 1968 interdisant la discrimination raciale dans le logement,
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la nation avait enfin paru libérée des derniers obstacles à l’égalité de droit entre
citoyens américains de toutes origines9.
Certes, dans les années 1960 et 1970, le mouvement du Black Power avait
séduit massivement les jeunes Noirs des grandes villes du Nord et de l’Ouest par
ses mots d’ordre de fierté et de respect et par sa dénonciation de la persistance
d’un racisme structurel touchant l’ensemble des institutions, de l’éducation à
la police en passant par le système judiciaire, le système de santé et le gou-
vernement10. Mais cette critique radicale des institutions avait progressivement
disparu du paysage politique américain sous le triple effet de la répression des
groupes phares du mouvement tels que le Black Panther Party au début des
années 1970, de la montée du conservatisme politique marquée par la domina-
tion idéologique du parti républicain, et de l’émergence d’une classe moyenne
noire. Le développement de cette dernière semblait en effet prouver qu’il était
désormais possible pour quiconque s’en donnait les moyens (par la formation, le
travail et une conduite morale) de jouir de la mobilité sociale au cœur du rêve
américain. Selon cette logique, la persistance de fortes inégalités raciales dans
la société étatsunienne s’expliquait essentiellement par des facteurs culturels.
Obama, très versé en histoire africaine-américaine, s’est forgé politique-
ment au contact de ces deux traditions de mobilisation, la première, héritée
du mouvement des droits civiques, revendiquant l’inclusion des Noirs dans la
société au nom de l’égalité de tous les Américains sans considération de race,
et la deuxième mettant l’accent sur la nécessité du respect de la diversité et

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de la spécificité de l’expérience africaine-américaine. Après avoir beaucoup


lu, dans sa jeunesse, les écrits des nationalistes noirs inspirés notamment de
Malcolm X, Barack Obama adopta une position syncrétique entre ces deux
courants : tout en reconnaissant l’importance des facteurs structurels derrière
les inégalités raciales, il choisit de se fixer comme objectif final le traitement
indifférencié des personnes. Il reprit à son compte les thèses du sociologue
africain-américain William Julius Wilson dont le livre, en 1978, The ­Declining
Significance of Race insistait sur les divisions croissantes de classe au sein
de la population noire et l’émergence d’une large classe moyenne noire pour
souligner que le facteur crucial à prendre en compte pour la réduction des
inégalités était désormais la « classe », et non plus la seule « race »11. Pendant
ses années d’engagement en tant que community organizer dans les rues du
ghetto au sud de Chicago, Obama avait ainsi pris la mesure de l’importance
des facteurs structurels derrière les inégalités mais également de la limite
des mobilisations locales pour un changement en profondeur. Convaincu de
­l’importance de l’action politique à l’échelle nationale, Obama savait aussi
que le succès électoral à un tel niveau imposait un discours transcendant la
race. Les années passant, Obama mit de plus en plus l’accent sur la nécessité
d’adopter une approche colorblind des politiques publiques.
Entré en politique dans un contexte de forte polarisation de la vie politique
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depuis les guerres culturelles des années Reagan et Bush, Obama fonda sa
carrière politique sur sa capacité à séduire un électorat multiracial et multi-
culturel. Rassurant les Blancs progressistes par l’importance qu’il accordait
à la méritocratie et aux politiques universalistes, il attirait aussi les minori-
tés par son discours de progrès social célébrant la diversité de la population
américaine et par son appel à prendre en compte les inégalités persistantes
en termes de « chances de vie ». Mais quand il s’adressait à un auditoire spé-
cifiquement africain-américain, Obama incluait aussi un message mettant en
avant la responsabilité individuelle, l’éducation, l’effort, le travail et la moralité
comme conditions nécessaires à l’élévation sociale, dans la lignée d’une tra-
dition conservatrice africaine-américaine défendue par des éducateurs et des
dirigeants d’Églises depuis le dernier tiers du xixe siècle12.
Son ascension politique, depuis la faculté de droit de l’université Harvard
jusqu’au sénat de l’Illinois puis à l’investiture démocrate pour la présiden-
tielle et enfin à la Maison-Blanche, se voulait l’illustration du rêve américain.
Célébrée par le camp démocrate qui y voyait l’incarnation du progressisme
racial défendu par le parti de Kennedy et Johnson depuis les années 1960, la
carrière d’Obama confortait également l’idéologie dominante, chère aux républi-
cains modérés, selon laquelle la fin des lois ségrégationnistes avait recréé les
conditions d’une véritable égalité des chances. L’accession d’Obama aux plus
hautes responsabilités prouvait, aux yeux de ces derniers, que les programmes
d’aide sociale prenant en compte le facteur racial n’avaient plus lieu d’être.

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L’Amérique étant devenue colorblind, il était impératif, au nom de l’équité


envers les Américains blancs, de démanteler les derniers vestiges d’un État
providence accusé de profiter aux seules minorités.
Mais derrière ce consensus de surface autour de ce que démontraient
­l’investiture puis l’élection d’Obama, l’élection de 2008 mit également au jour
de profondes fractures autour de l’identité nationale. Tandis que les démocrates
voyaient d’un œil positif le multiculturalisme croissant d’un pays où les Noirs
ne constituaient désormais plus la principale minorité, remplacés par les Hispa-
niques, le parti républicain attirait en son sein un large éventail d’Américains,
blancs pour la plupart, inquiets de cette même évolution démographique. La
coalition électorale multiculturelle qui porta Obama au pouvoir incarnait à
leurs yeux l’avenir sombre du pays où les Blancs deviendraient une minorité
à l’échelle nationale, comme c’était déjà le cas en Californie par exemple13.
Dans ce contexte, l’entrée à la Maison-Blanche d’un président noir constituait
le symbole de trop d’un processus plus large de déclassement racial.

Racisme et racialisme sous Obama.

Pendant tout son premier mandat, Barack Obama multiplia les efforts pour
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se défaire du poids de la question raciale. Après avoir été contraint, pendant la
campagne, d’aborder le sujet et de rappeler son attachement à l’universalisme
lors de la polémique sur les propos de son ancien pasteur Jeremiah Wright, il
devint par la suite le président démocrate qui aborda le moins les questions
raciales. Surtout, du sauvetage de l’économie à la réforme de l’assurance mala-
die en passant par sa politique éducative, il s’efforça de mener des politiques
publiques colorblind. Certes, par la voix de son Attorney General, l’Africain-
Américain Eric Holder, il engagea timidement son administration sur la voie
de la réforme d’un système judiciaire caractérisé par de fortes discriminations
à l’encontre de la population noire, mais l’ensemble de son action était telle-
ment soucieuse de neutralité que leur déception ne tarda pas à se manifester.
L’électorat noir savait pertinemment que la structure du fédéralisme américain
limitait les capacités d’action du chef de l’exécutif et que les démocrates avaient
perdu la majorité à la Chambre des représentants dès 2010. Cependant, l’élec-
tion d’Obama avait malgré tout suscité chez les Africains-Américains l’espoir
d’une prise en compte inédite de l’ampleur des discriminations et inégalités
raciales persistantes, espoir qui fut largement déçu.
En dépit de toutes les précautions prises par le président Obama pour ne
pas être vu comme le « président noir » et encore moins comme le « président
des Noirs », sa présidence fut marquée à la fois par un retour en force des
manifestations ouvertes de racisme d’une violence inédite depuis l’époque de
Jim Crow, et par l’explosion d’expressions de ce que David Theo Goldberg

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a qualifié de « racisme néolibéral » et Eduardo Bonilla-Silva de « racisme sans


racistes », un racisme diffus, indirect, qui tait son nom et ne mentionne pas la
« race ». Le Tea Party qui émergea pendant la campagne électorale de 2008
pour devenir une force politique majeure en 2010 illustre ces deux tendances.
Quelques jours avant le scrutin de 2008, une effigie du président était
retrouvée pendue à un arbre sur le campus de l’université du Kentucky à
Lexington14. Pendant que la majeure partie de l’opinion publique s’indignait
de ce rappel de l’époque honteuse des lynchages, des militants du Tea Party
n’hésitaient pas à publier des caricatures ouvertement racistes d’Obama, le
présentant sous les traits d’un sorcier ayant un os dans le nez, d’un singe, du
« Nègre magique », ou de « Sambo »15. Mais cette remise au goût du jour d’un
humour raciste qui avait prévalu pendant la ségrégation suscita un malaise,
y compris dans les rangs républicains. Beaucoup plus populaires étaient les
messages racistes codés, accusant le candidat puis président Obama de ne pas
être né aux États-Unis, d’être un crypto-musulman, partisan des thèses antico-
lonialistes de son père, voire un allié des milieux islamistes16. Dans le contexte
de l’Amérique post-11 Septembre, ces attaques étaient tout aussi dévastatrices
sans pour autant pouvoir être dénoncées comme « racistes » aussi facilement.
L’un des héritages majeurs des mobilisations des minorités ethnoraciales
pour la justice et l’égalité dans les années 1960 et 1970 a en effet été la trans-
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formation du discours politique et public. Depuis la fin des années 1960 et le
démantèlement de l’édifice juridique raciste du Sud, il était devenu politique-
ment intenable de proférer des insultes fondées sur la couleur de peau ou sur des
traits physiques jugés comme caractéristiques de la population noire. En 1968,
le ségrégationniste notoire George Wallace, ancien gouverneur de l’Alabama
et candidat à la présidence, avait attiré de nombreux suffrages de Blancs en
colère face à la disparition en cours de leur modèle social et politique fondé
sur la suprématie blanche ; mais pour la majorité de la population, les com-
mentaires racistes qui avaient rendu Wallace célèbre appartenaient à un âge
révolu, décrédibilisé par les victoires du mouvement des droits civiques et par
la célébration de la diversité du pays dans le sillage des mouvements de fierté
raciale de l’ère du Black Power.
Soucieux de concevoir une stratégie électorale susceptible de les ramener
au pouvoir de manière durable, les républicains s’étaient alors réinventés en
champions de la « majorité silencieuse » sous la direction de Richard Nixon
et de Ronald Reagan. Depuis cette période, les critiques visant les Africains-
Américains avaient perdu leur fondement racialiste. En lieu et place de
­commentaires sur la « race », ces attaques étaient désormais présentées comme
une défense de « la loi et l’ordre » face à une criminalité rampante supposée
dans les ghettos noirs, de la méritocratie contre les programmes d’affirmative
action, ou comme une dénonciation des abus du système de protection sociale,
dans la lignée des analyses du sociologue Daniel Patrick Moynihan qui avait

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dénoncé en 1965, dans un rapport devenu célèbre, l’« écheveau de pathologies »


et la « culture de la pauvreté » de la communauté africaine-américaine17. Reagan
développa sa « guerre contre les drogues » dont l’un des effets les plus dévas-
tateurs fut l’incarcération massive de jeunes Noirs des ghettos et la fabrique de
ce que les historiens ont appelé l’État carcéral. Le résultat de cette politique
est que les Africains-Américains constituent aujourd’hui 40 % des détenus
à l’échelle du pays alors qu’ils ne représentent que 13 % de la population18.
Depuis la présidence Reagan, les républicains sont ainsi devenus experts
dans l’art de manier un double langage politique pour attirer les votes d’Amé-
ricains blancs aux penchants racistes sans mentionner explicitement l’identité
raciale des personnes critiquées19. Ironie de l’histoire, ils ont repris à leur
compte l’idéal d’indifférence à la couleur proclamé par Martin Luther King
pour démanteler, au nom de l’égalité de traitement de l’ensemble des citoyens
américains, les programmes de justice raciale et sociale mis en place pendant
les années 1960 sous Kennedy, Johnson et même Nixon. Critiquant les dispo-
sitifs d’affirmative action à l’université et dans l’entreprise, accusés d’instaurer
des quotas et de pratiquer une discrimination à l’envers, les administrations
républicaines qui se sont succédé depuis Reagan n’ont cessé de se présenter
comme les défenseurs des contribuables américains blancs de la classe ouvrière
et de la classe moyenne, laissés-pour-compte de politiques publiques injustes
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dont ils devaient pourtant assumer le coût financier20.
Face à l’accaparement du discours victimaire par les Américains blancs,
toute personne noire osant parler de discrimination était désormais accusée de
jouer la « carte raciale » à son propre avantage. Dans une société proclamée
colorblind et méritocratique, il n’y avait plus de place pour une dénonciation
d’un racisme structurel. Pour la majorité des Américains blancs, les Noirs
s’efforçant de dénoncer des inégalités « raciales » systémiques déchiraient la
nation en ravivant des accusations typiques de la fin du xixe siècle jusqu’aux
années 1960 mais révolues depuis plus d’un demi-siècle. Ce faisant, les Noirs
s’insurgeant contre le « racisme » d’une société américaine toujours dominée par
les Blancs et profondément inégalitaire se rendaient eux-mêmes coupables du
mal qu’ils souhaitaient éradiquer par la simple mention de la « race » comme
facteur déterminant de l’existence. En fondant racisme et racialisme en un seul
et unique phénomène, les Américains blancs réduisirent le racisme au fait
d’individus marginaux non représentatifs de la société américaine et morale-
ment condamnables. Comme l’explique David Theo Goldberg, le racisme était
désormais « réduit dans sa singularité supposée à l’invocation de la race, et
non à ses effets structurels débilitants ou à l’héritage de ses impacts injustes
permanents21 ».
Ainsi, sous Obama, tandis que les attaques se fondant sur la couleur de
la peau d’un individu particulier, y compris le président, étaient largement
dénoncées par l’opinion publique, celles indirectes, faites sans mention de race

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mais soulignant l’altérité fondamentale du président, comme celles l’accusant


d’être socialiste, fasciste, ou à la solde des islamistes, étaient présentées comme
autant de critiques légitimes de ses politiques publiques. De plus, l’attache-
ment général de la population américaine à l’idée de méritocratie du système
américain et au mythe du self-made man dans l’économie de marché, conforté
par l’ascension sociale d’une classe moyenne et supérieure diverse sur le plan
ethnoracial, rendait inaudibles les dénonciations de la persistance d’inégalités
raciales structurelles, même quand celles-ci venaient du président. Obama eut
en effet beau expliquer qu’il ne s’était pas fait tout seul, et que les inégalités
de « chances de vie » dont souffraient encore de très nombreux jeunes Noirs
nécessitaient une action publique décisive, pour de nombreux Américains toute
personne qui le voulait vraiment et s’en donnait les moyens pouvait connaître la
mobilité sociale ; ceux qui évoquaient des obstacles structurels se cherchaient
des excuses.

Les défis de l’antiracisme dans l’Amérique d’Obama.

Une telle situation a posé des défis nouveaux pour l’antiracisme sous la
présidence Obama. Alors que ce dernier impose, pour être efficace, de connaître
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le passé afin de pouvoir en mesurer le poids présent et de relier les inégalités
actuelles à leurs origines, l’assimilation contemporaine entre racisme et racia-
lisme suppose un effacement total de la race22. L’idée dominante dans l’opinion
publique était qu’il était temps de passer à autre chose, d’arrêter de parler des
questions raciales, d’oublier le passé, et ce, d’autant plus qu’il y avait désormais
un président noir à la Maison-Blanche, preuve que les obstacles à l’égalité
raciale étaient définitivement levés.
Obama lui-même, dont l’objectif politique était de dépasser les clivages
raciaux et partisans, a fait le choix, tout au long de son mandat, de ne pas
répondre directement aux attaques dont il faisait l’objet en dénonçant leur
racisme. Tournant en dérision les rumeurs comme celles concernant sa religion
ou sa nationalité, il préféra démonter les préjugés racistes en incarnant à la
perfection ce que l’historienne Evelyn Higginbotham a appelé la « politique
de la respectabilité23 ». Cette stratégie utilisée de longue date par les Noirs
­américains pour se faire accepter en tant qu’égaux dans la société américaine,
en effaçant autant que possible leur identité raciale, a été remise au goût du jour
par la famille Obama à la Maison-Blanche : offrant l’image de la famille idéale
au comportement irréprochable, les Obama démontraient au jour le jour qu’il
était possible d’être noir et président, sans convaincre une partie des Américains
qui ne se remirent jamais d’avoir un Africain-Américain dans le Bureau ovale.
Ce choix d’Obama de ne pas ouvertement dénoncer le racisme s’expliquait
aussi par sa volonté de ne pas attiser les tensions raciales en restant au-dessus

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de la mêlée, en particulier tout au long de son premier mandat. Lors de la


campagne pour sa réélection, sa position évolua et il se mit à prendre pro-
gressivement de plus en plus position sur la question raciale. Sa première
­intervention forte au nom de la justice raciale eut lieu à l’occasion de la mort
du jeune Trayvon Martin, âgé de dix-sept ans, tué par le vigile bénévole George
­Zimmerman, à Sanford, en Floride, en mars 2012. Dans une déclaration res-
tée célèbre, Obama affirma que « s’il avait eu un fils, il aurait ressemblé à
­Trayvon ». Un an plus tard, alors que la décision du tribunal d’acquitter Zim-
merman suscitait une vague d’indignation, Obama prit de nouveau la parole
pour rappeler l’ampleur des discriminations et du racisme dont souffrait encore
la communauté africaine-américaine, dans la vie quotidienne comme dans ses
rapports avec les forces de l’ordre, la loi et le système judiciaire. Il termina
toutefois son intervention sur les progrès déjà accomplis en matière de relations
raciales, affirmant sa conviction que la nation avançait vers une « union plus
parfaite », à défaut d’être « parfaite »24.
Essentiel pour une communauté africaine-américaine qui était restée large-
ment à l’écart de la reprise économique depuis 2009, ce type de prise de position
eut un double effet pour la question du racisme : d’une part, il encouragea le
renouveau du mouvement antiraciste autour de la question du racisme structu-
rel, en particulier sur la question des violences policières et de l’injustice du
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système judiciaire ; d’autre part, il alimenta un retour de bâton conservateur et
accrut la polarisation politique du pays sur cette question centrale de la « race ».
Un an après l’affaire Trayvon Martin, le développement du mouvement Black
Lives Matter après l’assassinat de Michael Brown par la police à Ferguson
dans le Missouri à l’été 2014 est à lire dans cette optique. Rendant public
un problème affectant de longue date la communauté africaine-américaine, le
mouvement de mobilisation autour de la mort du jeune homme et l’explosion
de colère qui l’accompagna galvanisèrent une grande partie de la population
africaine-américaine. Revinrent alors dans le débat public des discussions qui
avaient disparu depuis la fin du Black Power sur le manque de pouvoir politique
des Noirs dans une banlieue comme Ferguson dont ils constituaient pourtant
la majorité de la population ; sur la vision des jeunes Noirs par les forces de
l’ordre et la société en général ; sur les multiples inégalités de traitement ; sur
les violences policières et sur les injustices du système judiciaire. L’ampleur
prise par le mouvement Black Lives Matter dans les mois et années qui suivirent,
renforcée à chaque fois qu’un nouveau nom de victime africaine-américaine
venait s’ajouter à la liste des personnes tombées aux mains des forces de police,
laissa un temps penser que l’Amérique prenait enfin conscience du problème
du racisme institutionnel et était prête à s’y attaquer.
Toutefois, la radicalité du discours des militants et militantes du mouvement,
la violence urbaine qui l’accompagna à Baltimore par exemple, et le problème
d’un slogan soulignant uniquement l’humanité des Noirs en négligeant le sort

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des Hispaniques victimes de discriminations similaires, attisèrent les tensions


et renforcèrent la polarisation idéologique et partisane déjà forte sur la question
raciale. Alors que les Africains-Américains eux-mêmes étaient divisés sur la
question de la légitimité de la violence comme mode d’action, la majeure partie
des Américains blancs se mirent à dénoncer le mouvement comme excessif,
dangereux, voire criminel. Selon une argumentation désormais bien rodée, les
militants de Black Lives Matter étaient également accusés de diviser la nation
sur une question largement résolue et d’attiser de vieilles rancœurs.
Certes, tous les Américains, y compris blancs, ne se retrouvaient pas dans
un tel discours mais l’extrême polarisation de la vie politique et de la société
contemporaines étatsuniennes rendait particulièrement compliqué de parler de
race. Quiconque s’y risquait, a fortiori pour dénoncer la persistance d’un pro-
blème systémique, suscitait immédiatement un mur d’opposition qui renforçait le
camp conservateur. Le parti démocrate, qui avait porté Obama à la présidence
et avait paru dominant au début de son mandat, se retrouvait de plus en plus
en difficulté politiquement face à des républicains en pleine ascension. Dès
novembre 2014, alors que les tensions autour du mouvement Black Lives Matter
étaient fortes, les républicains reprirent le contrôle du Congrès. Les électeurs
africains-américains ayant porté leurs suffrages sur le candidat démocrate, il
était facile pour le parti républicain d’exploiter la situation à des fins électorales.
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Une brève trêve fut décrétée au moment de la fusillade de Charleston par un
partisan du nationalisme blanc qui fit neuf morts dans une église baptiste noire
en juin 2015. L’éloge funèbre prononcé par Obama fut bien reçu par l’opinion
publique, y compris dans les rangs conservateurs, qui salua le chant a capella
de l’hymne Amazing Grace par Obama. Mais, en dernière analyse, l’événement
tragique servit à confirmer le discours devenu dominant selon lequel le racisme
se limitait aux faits et gestes de personnalités extrémistes et marginales et que
toute autre forme de racisme n’existait pas. Une personnalité montante en par-
ticulier excellait dans cet art du déni du racisme : Donald Trump.

Donald Trump et le déni du racisme.

Le déni du racisme de Donald Trump n’est pas chose nouvelle. Le 16 octobre


1973, dans le New York Times, le jeune Donald Trump réagissait fermement
aux accusations de discrimination raciale portées par le département américain
de la Justice à l’encontre de la société immobilière de sa famille : dénonçant
l’absurdité des accusations, il s’exclama que sa famille n’avait « jamais dis-
criminé » et ne « le ferait jamais »25, malgré la multiplicité des témoignages
prouvant la pratique de discrimination systématique de la Trump Management
Company à l’encontre des candidats africains-américains à un logement géré
par la société familiale.

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Le racisme antinoir aux États-Unis, d’Obama à Trump

Utilisant le mouvement des birthers (ceux qui mettaient en cause le fait


qu’Obama était né aux États-Unis) pour lancer sa carrière politique, Trump s’est
ensuite acquis une notoriété, au-delà de sa célébrité acquise dans le monde
de la télé-réalité, auprès des militants du Tea Party et dans les milieux natio-
nalistes blancs en niant l’évidence : Barack Obama étant bien né à Hawaï, il
était éligible pour être candidat à la Maison-Blanche. Pendant les huit années
du double mandat d’Obama, Trump ne cessa d’entretenir le mythe de l’altérité
fondamentale d’Obama, cet autre « racial » qui ne pouvait pas être totalement
américain. La publication du certificat de naissance n’y suffit pas. Trump et ses
alliés du Tea Party continuèrent d’entretenir le doute sur la citoyenneté d’Obama.
Si l’argument de l’anxiété économique a été avancé pour expliquer l’élection
de Donald Trump à la présidence en novembre 2016, nul doute que les accents
racistes, misogynes et xénophobes de sa campagne ont également contribué à
son succès. Et, si le discours haineux du candidat Trump n’a pas cessé avec
son entrée à la Maison-Blanche, plus préoccupante encore est la recrudescence
des actes de violence inspirés par la haine (hate crimes) depuis son élection.
Selon les données réunies par le Federal Bureau of Investigation, les crimes
haineux ont connu une forte hausse au dernier trimestre 2016, hausse qui s’est
poursuivie pendant l’année 201726. L’arrivée au pouvoir d’un homme n’hésitant
pas à proférer des propos racistes a ainsi pour effet de légitimer ce type de
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propos et d’inciter les groupes nationalistes blancs à passer à l’acte.
Le rassemblement « Unite the Right » qui s’est tenu à Charlottesville en
Virginie à l’été 2017 et qui regroupa des suprémacistes blancs, des nationa-
listes blancs, des membres de l’alt-right et des néonazis pour protester contre
le retrait de la statue de Robert Lee, général confédéré pendant la guerre de
Sécession, en est un exemple. Du fait de son message de célébration d’un héros
de la lutte pour le maintien de l’esclavage, ce rassemblement suscita une vaste
opposition des milieux antiracistes qui se solda par des affrontements violents,
la mort d’une manifestante et 19 blessés.
Face à ces événements, Trump s’est exprimé en trois temps. Il commença
par condamner les violences dans les deux camps. « Nous condamnons dans
les termes les plus forts ces démonstrations flagrantes de haine, de sectarisme
et de violence de tous les côtés, de nombreux côtés », déclara-t‑il. Puis, devant
les critiques qui s’élevèrent pour l’équivalence qu’il avait établie entre la droite
raciste américaine et les militants antiracistes, il se ravisa et dénonça le Ku
Klux Klan. Cependant, dès le lendemain, il revenait une nouvelle fois sur
les événements pour dire : « À Charlottesville, il n’y avait pas seulement des
néonazis, mais aussi des gens bien, venus protester contre l’enlèvement de
la statue de Robert E. Lee. » Cette louange aux activités de l’alt-right et du
suprémacisme blanc, doublée de la dénonciation de la violence de militants
comme ceux de Black Lives Matter, accrut la polarisation autour de la question
raciale et sembla donner un feu vert aux pires exactions.

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Reflet de la diversité de l’Amérique contemporaine, le racisme de Trump


ne vise pas exclusivement les Noirs mais inclut aussi les Mexicains, ou encore
les musulmans qui sont traités par le président comme des Autres racisés. Il
n’en continue pas moins de s’attaquer à diverses cibles africaines-américaines,
des footballeurs américains qui refusaient de se lever pendant l’hymne national
à différentes célébrités dont il osa publiquement douter de l’intelligence. Ses
attaques récentes contre quatre élues de couleur au Congrès à qui le président
a dit de « rentrer chez elles » ont marqué une gradation supplémentaire dans
la libération du discours raciste.
Alors que jusqu’aux événements de Charlottesville Trump s’offusquait d’être
qualifié de raciste et s’efforçait de privilégier des attaques indirectes sans men-
tion de la race, depuis les élections de mi-mandat qui ont vu les démocrates
progresser au Congrès on note un changement dans l’attitude du président à
ce sujet. Désormais, il n’hésite plus à tenir des propos ouvertement racistes
fondés sur la couleur de la peau des personnes visées. Mais ce retour en force
du racialisme, d’une force inédite depuis la candidature de George Wallace,
n’empêche pas pour autant Trump de poursuivre en parallèle ses attaques
racistes codées et son déni du racisme.
Régulièrement accusé de racisme (ainsi que de sexisme et de xénophobie),
Trump persiste à nier tout racisme de sa part. Reprenant une stratégie partagée
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par les groupes nationalistes blancs extrémistes, Trump soutient régulièrement
qu’il est « la personne la moins raciste » qui soit, et prend ses distances vis-
à-vis de la rhétorique raciste de trois manières27 : tout d’abord, il nie la moindre
déclaration ou action raciste de sa part ; puis, lorsqu’il est confronté à ses
propres propos, il refuse de les considérer comme racistes ; enfin, il nie toute
responsabilité dans l’éventuel racisme existant et dans ses effets. Avec Trump,
on assiste donc à la réunification des deux formes de racisme : l’un fondé sur
le racialisme et l’autre qui agit de manière détournée mais efficace politique-
ment, pour souder un électorat blanc qui regarde d’un œil inquiet l’évolution
démographique et politique contemporaine des États-Unis.

Conclusion.

Si un vent d’euphorie avait soufflé au moment de l’élection d’Obama, ame-


nant deux tiers des Américains à considérer en 2009 les relations comme
étant « généralement bonnes », sept ans plus tard, au milieu d’un été 2016
marqué par de forts troubles raciaux, la situation était inversée : près de 70 %
des Américains jugeaient ces mêmes relations « essentiellement mauvaises ».
Cette évolution de l’opinion reflète une polarisation politique et idéologique
accrue et une recrudescence des tensions sur une question – la race – que
le discours dominant avait cherché à effacer depuis les années 1980. De fait,

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Le racisme antinoir aux États-Unis, d’Obama à Trump

malgré tous ses efforts pour transcender la race, Obama n’a pas réussi pendant
ses deux mandats à se défaire de ce poids. Alors que ses partisans discutent
encore de l’ampleur (mais aussi des limites) de son action pour réduire les
inégalités raciales, ses détracteurs ont continué de voir en lui avant tout un
président noir dans la Maison-Blanche. Paradoxalement, l’élection historique
du ­premier président noir de l’histoire du pays a libéré la parole raciste ainsi
que le racisme néolibéral sans racistes. Mais tandis que sous Obama la première
forme de racisme (ouvert) restait difficile à tenir politiquement, la situation a
considérablement évolué avec Trump. En effet ce dernier, poursuivant la libé-
ration du discours amorcée par les militants du Tea Party et reprise par ceux
de l’alt-right, se mit à multiplier les commentaires racistes non codés, avec un
succès politique considérable. Aujourd’hui, plus encore qu’hier, la question
raciale reste la ligne de faille de la politique américaine contemporaine.

Caroline Rolland-Diamond
carollan@parisnanterre.fr
Centre de recherches anglophones (CREA),
Université Paris Nanterre
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NOTES

1. Shannon Sullivan, Good White People : The Problem with Middle-Class White Anti-Racism, Albany,
State University of New York Press, 2014, p. 117.
2. Tasha S. Philpot, Daron R. Shaw et Ernest B. McGowen, « Winning the race : Black voter turnout
in the 2008 presidential election », The Public Opinion Quarterly, vol. 73, n° 5, p. 995‑1022.
3. Sondage Gallup, « Americans see Obama election as race relations milestones », cité dans Thomas
Sugrue, Le Poids du passé : Barack Obama et la question raciale, Paris, Fahrenheit, 2012, p. 12.
4. Ta-Nehisi Coates, « Is Obama black enough ? », Time, 1er février 2007 ; David A. Graham, « A short
history of whether Obama is black enough », The Atlantic, 8 octobre 2015 ; voir aussi H. Samy Alim et
Geneva Smitherman, Articulate while Black : Barack Obama, Language and Race in the US, New York,
Oxford University Press, 2012, 224 p.
5. David Theo Goldberg, The Threat of Race : Reflections on Racial Neoliberalism, Malden, Wiley-
Blackwell, 2009, 395 p., p. 4‑5.
6. Johnny Bernard Hill, The First Black President : Barack Obama, Race, Politics, and the American
Dream, New York, Palgrave Macmillan, 2009, 198 p. ; Thomas Sugrue, Le Poids du passé, op. cit. ; James
Kloppenberg, Reading Obama : Dreams, Hope, and American Political Tradition, Princeton, Princeton Uni-
versity Press, 2011, 320 p. ; Michael Eric Dyson, The Black Presidency : Barack Obama and the Politics of
Race in America, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2016, 288 p. ; David J. Garrow, Rising Star : The
Making of Barack Obama, New York, Harper Collins, 2017, 1 460 p. ; Ta-Nehisi Coates, We Were Eight
Years in Power : An American Tragedy, New York, One World, 2017 ; Julian Zelizer (dir.), The Presidency
of Barack Obama : A First Historical Assessment, Princeton, Princeton University Press, 2018, 368 p.
7. Eduardo Bonilla-Silva, Racism without Racists : Colorblind Racism and the Persistence of Racial
Inequality in the United States, Lanham, Rowman and Littlefield, 2003, 214 p.
8. Cité dans Thomas Sugrue, Le Poids du passé, op. cit., p. 17.

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Caroline Rolland-Diamond

9. Sur l’histoire du « long mouvement pour les droits civiques », théorisé par l’article de Jacquelyn
Dowd Hall, « The long civil rights movement and the political uses of the past », Journal of American
History, vol. 91, n° 4, 2005, p. 1233‑1263, voir Caroline Rolland-Diamond, Black America : Une histoire
des luttes pour l’égalité et la justice (xixe-xxie siècle), Paris, La Découverte, 2016, 576 p.
10. Toute une littérature a vu le jour ces deux dernières décennies sur le Black Power. Voir en
particulier Robert O. Self, American Babylon : Race and the Struggle for Postwar Oakland, Princeton,
Princeton University Press, 2003, 408 p. ; Peniel Joseph, The Black Power Movement : Rethinking the
Civil Rights-Black Power Era, New York, Taylor and Francis, 2006, 386 p. ; Peniel Joseph, Neighborhood
Rebels : Black Power at the Local Level, New York, Palgrave Macmillan, 2010, 255 p. ; Donna Murch, Living
for the City : Migration, Education, and the Rise of the Black Panther Party in Oakland, California, Chapel
Hill, University of North Carolina Press, 2010, 312 p. ; ou encore Ashley Farmer, Remaking Black Power :
How Black Women Transformed an Era, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2017, 288 p.
11. Sur ce point, voir Andrew Diamond, « Against the declining significance of race : The underclass
debate and the history of the African American working class from below », Transatlantica, n° 1, 2009,
p. 1‑10, mis en ligne le 8 décembre 2015, http://transatlantica.revues.org/4371 (consulté le 16 mai 2020).
Voir aussi Thomas Sugrue, Le Poids du passé, op. cit., p. 77‑83.
12. Thomas Sugrue, Le Poids du passé, op. cit., p. 91‑94.
13. Sur cette tendance qui se prolonge actuellement, voir les données du Pew Research Center, par
exemple, Jens Manuel Krogstad, « Reflecting a demographic shift, 109 U.S. counties have become majority
nonwhite since 2000 », FactTank. News in the Numbers, 21 août 2019.
14. Terence Samuel, « The Racist backlash Obama has faced during his presidency », « Obama’s
Legacy », Washington Post, 22 avril 2016.
15. David Ehrenstein, « Obama, the “Magic Negro” », Los Angeles Times, 19 mars 2007, thème
repris en chanson parodique par Paul Shanklin diffusée dans l’émission radiophonique du très populaire
conservateur Rush Limbaugh, cf. Jason DeParle, « G.O.P. receives Obama parody to mixed reviews »,
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New York Times, 28 décembre 2008.
16. Michael Eric Dyson, The Black Presidency, op. cit., p. 140‑141.
17. Sur le rapport Moynihan, « The negro family : The case for national action » [1965] et son impact,
voir Daniel Geary, Beyond Civil Rights : The Moynihan Report and its Legacy, Philadelphie, University
of Pennsylvania Press, 2015, 276 p.
18. Sur l’incarcération massive, voir en particulier Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass
Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2010, 312 p.
19. Robert Mason, The Republican Party and American Politics from Hoover to Reagan, New York,
Cambridge University Press, 2012, 310 p., p. 272.
20. Sur cette évolution, voir Nikhil Pal Singh, Black is a Country : Race and the Unfinished Struggle
for Democracy, Cambridge, Harvard University Press, 2004, 285 p., p. 30‑32.
21. David Theo Goldberg, The Threat of Race, op. cit., p. 360, cité dans Darrel Enck-Wanzer,
« Barack Obama, the Tea Party, and the Threat of Race : On racial neoliberalism and born-again racism »,
Communication, Culture & Critique, vol. 4, n° 1, 2011, p. 23‑30.
22. Sur ce point, voir Michael Omi et Howard Winant, Racial Formation in the United States : From
the 1960s to the 1990s, New York, Routledge, 1986, p. 152.
23. Evelyn Brooks Higginbotham, Righteous Discontent : The Women’s Movement in the Black Baptist
Church, 1880‑1920, Cambridge, Harvard University Press, 1993.
24. « Remarks by the President on Trayvon Martin », 19 juillet 2013, disponible sur The White House
– Barack Obama, https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/2013/07/19/remarks-president-
trayvon-martin (consulté le 16 mai 2020).
25. Morris Kaplan, « Major Landlord Accused of Antiblack Bias in City », New York Times, 16 octobre
1973, p. 1.
26. Vanessa Williamson et Isabella Gelfand, « Trump and racism : What do the data say ? »,
Brookings, 14 août 2019. Disponible sur https://www.brookings.edu/blog/fixgov/2019/08/14/trump-and-
racism-what-do-the-data-say/ (consulté le 16 mai 2020).
27. « Donald Trump speaks to the Press before Marine One Departure », FactBase, 21 août 2019.

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Le racisme antinoir aux États-Unis, d’Obama à Trump

RÉSUMÉ

Le racisme antinoir aux États-Unis, d’Obama à Trump


Brièvement vue comme le signe de l’avènement d’une Amérique « post-raciale », l’élection d’Obama
à la présidence des États-Unis a vite donné lieu à une recrudescence d’analyses racialistes et d’actes
ouvertement racistes, ainsi qu’à d’autres formes de racisme, indirectes, sans mention de la « race ».
L’élection de Donald Trump en 2016 a renforcé cette double tendance en libérant les forces du natio-
nalisme blanc. S’inscrivant dans la veine des travaux d’Eduardo Bonilla Silva, Racism without Racists et
de David Theo Goldberg, The Threat of Race, le présent article entend démêler l’écheveau des diverses
manifestations de racisme aux États-Unis pendant les années Obama et Trump pour montrer comment, en
dépit du caractère historique de l’élection du premier président noir, ces expressions récentes traduisent
une évolution longue de la relation entre racisme et racialisme dans ce pays.
mots-clés : États-Unis, Obama, Trump, racisme, racialisme, colorblindness, conservatisme

SUMMARY

Anti-Black Racism in the United States, from Obama to Trump


Briefly seen as a sign of the advent of a “post-racial” America, Obama’s election as President of the
United States quickly gave rise to a resurgence of racialist analyses and openly racist acts, as well as other
forms of indirect racism, without mention of “race”. Donald Trump’s election in 2016 reinforced this double
trend by freeing the forces of white nationalism. Following in the footsteps of Eduardo Bonilla Silva in
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Racism without Racists and David Theo Goldberg in The Threat of Race, this article seeks to unravel the
various manifestations of racism in the United States during the Obama and Trump years to show how,
despite the historic election of the first black president, these recent expressions reflect a long evolution in
the relationship between racism and racialism in the United States.
keywords : United States, Obama, Trump, racism, racialism, colorblindness, conservatism

RESUMEN

Racismo antinegro en los Estados Unidos de Obama y Trump


Considerada de forma efímera como un signo del advenimiento de era “posracial” en los Estados
Unidos, la elección de Obama como presidente pronto dio lugar a un rebrote de análisis racistas y de actos
abiertamente racistas, así como de otras formas de racismo, indirectas, sin mención de la “raza”. La elec-
ción de Donald Trump en 2016 reforzó esta doble tendencia al liberar las fuerzas del nacionalismo blanco.
Siguiendo los pasos de Eduardo Bonilla Silva en Racism without Racism y de David Theo Goldberg en
Threat of Race, este artículo trata de desentrañar las diversas manifestaciones de racismo en los Estados
Unidos durante los años de Obama y Trump para mostrar cómo, a pesar de la histórica elección del primer
presidente negro, estas expresiones recientes reflejan una larga evolución en la relación entre el racismo y
el racialismo en los Estados Unidos.
palabras claves : Estados Unidos, Obama, Trump, racismo, racialismo, colorblindness, conservadurismo

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