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L'État contre lui-même

Penser l'État en Europe après le totalitarisme : la contribution du


concept de subsidiarité
Julien Barroche
Dans Raisons politiques 2013/1 (n° 49), pages 153 à 171
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633177
DOI 10.3917/rai.049.0153
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varia
L’État
contre lui-même
Penser l’État en Europe après le totalitarisme :
la contribution du concept de subsidiarité
Julien Barroche

L ’habitude a été prise de définir le principe de subsidiarité comme


un précepte de bon sens : ce que l’individu peut faire par lui-même,
pourquoi une instance plus vaste aurait-elle à s’en mêler ? Ce qu’une entité
de petite échelle peut assumer, pourquoi une collectivité plus vaste devrait-
elle s’en charger ? Comme si ce principe disposait de l’évidence d’une loi
naturelle qu’il ne s’agirait plus que d’appliquer à la réalité changeante des
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choses. Il nous semble que cette manière de retraduire la notion dans les
termes trop élémentaires d’une simple règle de proximité tend à la vider
de son contenu et, par là, empêche de percer sa teneur proprement
idéologique.
L’habitude a également été prise d’associer le thème de la subsidiarité
aux seuls enjeux immédiats de la construction européenne. Au prix, le
plus souvent, d’une lecture appauvrissante du concept – incapable, à tout
le moins, de faire droit à la richesse de son histoire propre. L’Union euro-
péenne a bien sûr conféré une actualité nouvelle ainsi qu’une résonance
sans égale au principe de subsidiarité ; elle ne saurait, pour autant, en
avoir délivré la signification unique ni la formule définitive.
Aussi faisons-nous le choix de reconstituer la densité théorique de la
notion en considérant historiquement les emplois sémantiques du mot
plutôt qu’en entreprenant une définition philosophique de la chose 1. La
subsidiarité : non pas un concept qui naît chez Aristote pour atterrir chez
Jacques Delors en passant, dans l’intervalle, par une série d’étapes obligées
– saint Thomas d’Aquin, Althusius, Tocqueville, etc. –, mais une forma-
tion discursive, de naissance tout à fait récente, portée par une dynamique
stratégique fondamentalement dépendante des acteurs et locuteurs qui en
font usage.
À travers ce programme méthodologique, il s’agit donc de faire déchoir
la subsidiarité de son statut d’évidence, contre la banalisation de son usage
sur fond de construction européenne et de territorialisation de l’action
publique ; de lui restituer toute sa complexité interne en laissant s’échapper

1 - Cet article propose une vue d’ensemble des principaux résultats de notre travail de thèse
(Julien Barroche, État, libéralisme et christianisme. Critique de la subsidiarité européenne, Paris,
Dalloz, 2012).
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le sens refoulé des discours, des textes et des pratiques où le syntagme apparaît ;
de la restituer aux réseaux de correspondances idéologiques et système de repré-
sentations auxquels elle appartient.
La reconstitution méthodique de l’itinéraire du vocable autorise, pour
l’essentiel, à isoler trois moments principaux de la vie du concept, qui, de
l’Église catholique à l’Union européenne via l’Allemagne fédérale, désignent à
chaque fois un même champ d’adversité – le totalitarisme 2 – et une même
cible d’accusation – l’État souverain. Aussi est-ce dans cette configuration de
dialogue conceptuel – l’impact exercé par le totalitarisme sur notre représen-
tation de l’État – que la subsidiarité a pu légitimement se présenter et s’imposer
à nous comme un analyseur privilégié. Nous verrons à quel point cette texture
polémique si singulière lui confère une véritable dimension stratégique de
Kampfbegriff 3 : « concept d’enregistrement de l’expérience », la subsidiarité
n’est-elle pas aussi un « concept fondateur d’expérience », un véritable « pro-
duit d’attente » 4 ? Par où le juriste Carl Schmitt et l’historien Reinhart Kosel-
leck ne manquent pas de se rejoindre, nous ramenant doublement à l’analyse
sociologico-sémantique des concepts et invitant par là à faire ressortir la portée
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éminemment idéologique de la subsidiarité.

État totalitaire, État subsidiaire : un système en miroir

1. C’est la mise en regard de deux figures européennes de l’État – l’État


totalitaire et l’État subsidiaire –, directement issues de notre trilogie concep-
tuelle – État, totalitarisme, subsidiarité – qui nous a conduit à formuler
l’hypothèse d’une statophobie post-totalitaire traversant de part et d’autre
nos trois terrains de recherche : l’Église, l’Allemagne, l’Europe. Deux figures
en miroir dont le couplage dialectique ferait en quelque sorte système, un
peu comme si elles imageaient les deux faces, maléfique et angélique, de la
même pièce étatique. Mais deux figures qui en viendraient finalement
à s’annuler l’une l’autre. Erreur de diagnostic d’un côté : le fantasme de
l’État totalitaire. Prophétie autoréalisatrice de l’autre : le spectre de
l’État subsidiaire.
N’y aurait-il pas, en effet, une simplification abusive dans la philosophie
qui anime l’acte de naissance de l’Europe contemporaine, dans ce récit des
origines consistant à assimiler construction européenne et pacification des
nations ? Les États-nations ont conduit au nationalisme, à la guerre puis au
totalitarisme ; la paix est conditionnée par leur dépassement ; l’Europe

2 - Nous n’entrons pas ici dans les querelles épistémologiques sur la pertinence du concept
et faisons nôtre la position fort bien résumée par Pierre Hassner : un concept « insaisissable »
mais « irremplaçable » (Pierre Hassner, La Violence et la paix, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 259
et suiv.).
3 - Carl Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 [1932], p. 69.
4 - Reinhart Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories histo-
riques », Le Futur passé [1979], Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 324-325.
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post-totalitaire sera le bras armé de cette neutralisation du péché stato-


national 5 ? À l’en croire, il faudrait presque porter la paix de 1945 au seul
crédit de la construction européenne ; la bienséance historique impose pour-
tant ce simple correctif en forme de rappel chronologique : « C’est la paix des
nations qui a permis la construction européenne, et non l’inverse 6. » Ne mino-
rons pas la portée d’une telle dispute : car de ce diagnostic établi sur les drames
du 20e siècle dépend rien de moins que la pleine compréhension du projet
européen. N’est-ce pas sur l’inédit totalitaire que l’Europe communautaire a
voulu forger à la fois sa légitimité historique et sa conscience politique ?
Bien sûr l’Europe post-totalitaire a-t-elle beau jeu de se penser comme
l’anti-modèle rédempteur du IIIe Reich, comme le rempart protecteur face à
la menace, paraît-il toujours planante, d’un retour à la barbarie. Bien sûr
l’Europe post-totalitaire a-t-elle besoin de rejeter dans la pénombre de l’histoire
le monde qui est censé avoir produit l’horreur sur le sol des Lumières : la
Nation, l’État, la Souveraineté 7. Mais, à redescendre du ciel virginal des idées,
il n’est pas certain que le totalitarisme ait dit la vérité sur la modernité étatique
ni qu’il en vaille disqualification définitive.
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Réfléchir aujourd’hui sur la singularité institutionnelle de l’État suppose de
se tenir à égale distance d’un moralisme accusateur qui se plaît à rabattre sa
violence physique constitutive sur une entreprise irréductiblement totalitaire ;
mais aussi d’une incantation creuse qui appelle naïvement à un renouveau du
volontarisme politique sans du tout considérer le contexte historique dans
lequel l’Europe est désormais plongée. La seconde option, à vrai dire, se pré-
sente le plus souvent comme une contre-réaction épidermique à la première.
Tout uniment, en effet, le réflexe s’est propagé consistant à se réfugier dans un
simplisme tranquillisant ; à déceler une virtualité exterminatoire en tout gou-
vernement un tant soit peu organisé ; à assimiler l’État de droit à l’État-Moloch
pour mieux se complaire dans une rassurante fétichisation de la société 8 ; à
passer allègrement de l’évidence d’un constat factuel – le totalitarisme est né
dans la modernité étatique – à une proposition normative pour le moins dou-
teuse : tout État est virtuellement totalitaire.

2. Sans le mirage de l’État totalitaire, point de rhétorique de l’État subsi-


diaire. À partir du moment où le totalitarisme est interprété comme la vérité

5 - Mentionnons deux expressions exemplaires de ce récit officiel des origines, qui se répondent
à cinquante ans de distance : la Déclaration de Robert Schuman en date du 9 mai 1950 et le
discours de Joschka Fischer prononcé le 12 mai 2000 à l’Université Humboldt de Berlin.
6 - Marcel Gauchet, « La nouvelle Europe », La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005,
p. 495.
7 - La Raison, ajouteraient certains. Au-delà même de la philosophie heideggérienne, songeons
aux thèses de l’École de Francfort, celles sur le mensonge du projet émancipateur porté par la
Raison moderne, dont la dialectique contiendrait en son propre sein une double mutilation de
l’homme par l’homme : un programme déshumanisant de rationalisation de la société, un pro-
gramme instrumentalisant de rationalisation de la vie humaine. D’où ce verdict sans appel pro-
noncé en 1943 par Adorno et Horkheimer : « la raison est totalitaire » (Theodor W. Adorno et
Max Horkheimer, Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1996 [1943], p. 24).
8 - Voir Blandine Barret-Kriegel, L’État et les esclaves, Paris, Payot, 1979, p. 28 notamment.
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de l’État moderne, la seule issue possible est d’en prendre l’exact contre-pied,
d’épouser ce qui se donne naturellement à voir comme le symétrique opposé.
Si, au contraire, le totalitarisme se comprend comme la négation même de
l’État 9, alors le jugement sur la modernité politique se renverse à son tour. Tel
est notre postulat : il n’a pas existé d’États totalitaires, il a existé des perversions
totalitaires de l’État 10. Point d’État totalitaire mais une intention idéologique
– portée par un parti unique et/ou un chef charismatique – qui instrumentalise
l’institution étatique en l’anéantissant. Ainsi l’interrogation centrale au fonde-
ment de notre travail s’origine-t-elle directement dans le constat d’une diffi-
culté persistante à penser l’État après le choc traumatique du totalitarisme.
Comme si, pour s’épanouir, la fétichisation post-totalitaire de la société et des
droits de l’homme avait nécessairement besoin, en regard, de la diabolisation
de son support obligé.
Qu’il suffise ici de le relever sur le simple mode de l’observation clinique
– sans se donner pour tâche d’expliquer les raisons profondes du phénomène :
les principaux analystes du totalitarisme n’ont pas pris soin de repenser l’ins-
titution étatique après le drame, tel n’était pas leur objet. Hannah Arendt la
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première, dont on connaît le rejet épidermique de la souveraineté moderne,
mais aussi des auteurs comme Raymond Aron et Claude Lefort qui, selon des
voies fort différentes, se sont prioritairement penchés sur la question de la
démocratie en tant que telle, sur son régime de société et ses conditions de
possibilité. De part en part, l’État demeure le parent pauvre de la réflexion
antitotalitaire. Tout s’est passé, en définitive, comme si on avait inconsciem-
ment divisé les tâches : l’État pour la science juridique ; la démocratie pour
la science politique. Et, à l’intérieur de cette répartition académique du travail
scientifique, peu nombreux furent les publicistes spécialistes de l’État – au
contraire de leurs homologues politistes, philosophes et historiens – à se ris-
quer ouvertement, même sur le tard, dans une entreprise théorique de dégri-
sement antitotalitaire.
Prendre au sérieux cet enjeu majeur de l’impensé étatique de façon un tant
soit peu systématique supposait de s’extraire des considérations contextuelles
qui assaillent et parasitent trop souvent la réflexion théorique. Il nous fallait
contourner la mainmise des sciences économiques et autres savoirs adminis-
tratifs sur la question de l’État. Non pas considérer l’intervention de l’État (la
souveraineté quantitative) mais sa nature (la souveraineté qualitative) ; non
pas définir l’État en termes de fonction mais en termes d’institution 11. Reven-
diquée comme telle, la décision de se situer à ce seul niveau d’analyse invitait

9 - Pensons au « chaos institutionnel » tel que décrit dans Franz Neumann, Behemoth. Struc-
ture et pratique du national-socialisme, Paris, Payot, 1987 [1942-1944] ; et Hannah Arendt, « Ce
qu’on appelle l’État totalitaire », Les Origines du totalitarisme, III. Le Système totalitaire, Paris,
Seuil, 2002 [1951], p. 170 et suiv.
10 - Cf. Julien Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1956, p. 556.
11 - Cf. Maurice Hauriou, « La théorie de l’institution et de la fondation » (1925), Aux sources
du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté. Cahiers de la Nouvelle Journée, Paris, Bloud et Gay,
1933, 23, p. 89-128.
L’État contre lui-même - 157

en retour à un déplacement du regard et permettait de donner des contours


davantage circonscrits à ce que nous nous proposons de désigner par stato-
phobie. La justification du rôle de l’État n’est pas promotion de l’institution
étatique, tout comme l’appel au retrait de l’État n’est pas hostilité à l’État.
L’objet ultime de l’intervention étatique peut très bien être la limitation de
l’État lui-même. Pire, ainsi que nous venons de le rappeler, rien n’empêche
l’instrumentalisation de l’institution étatique au service de fins qui program-
ment purement et simplement sa perte.
Notre questionnement s’est donc voulu indépendant du constat qui peut
par ailleurs être aisément établi d’un accroissement de l’interventionnisme éta-
tique ou d’un retour périodique de la puissance publique (guerre, crise éco-
nomique, lutte contre le terrorisme). D’un côté, la douce(reuse) régulation de
la vie économique ; de l’autre, le pathos héroïque de la virilité étatique. Il y a
là un piège analytique duquel il faut s’extraire car il manque, selon nous, le
cœur de définition du concept d’État : sa dimension d’institu-tion. En grande
partie erroné, le récit lancinant sur l’éternel retour de l’État fait système avec
son opposé symétrique, dont la diffusion est d’ailleurs tellement confondante
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qu’elle accule à la suspicion : celui du retrait, de l’effacement, du dépérissement.
Pour s’en lamenter ou pour s’en délecter, d’aucuns diagnostiquent la mort de
la souveraineté tutélaire de la puissance publique. Non moins confusément, les
plus fins des observateurs parlent d’État régulateur, d’État animateur, d’État
stratège. Ils se plaisent parfois à résumer l’ensemble en célébrant un nouveau
fétiche : la gouvernance multiniveaux. Autant de figures conceptuelles qui
s’autoalimentent les unes les autres dans un cercle sans fin. À tel point, d’ail-
leurs, que le mot État lui-même a fini par perdre l’essentiel de sa signification :
on l’hypostasie, on l’anthropomorphise, on le biologise, on lui prête des attri-
buts humains, on le confond avec la politique.
Derrière la déploration d’un État devenu évidé (hollow State), n’y aurait-il
pas, en creux, la reconstruction d’un ennemi largement fantasmé : ce que le
grand adepte des métaphores cybernétiques Niklas Luhmann a appelé la
mythologie du pilotage (Steuerung) ? Comprendre : le mythe politique du
pilotage étatique dont il s’agirait de se défaire. L’État : cet appareil décidément
anachronique à l’heure de la « complexité sociale », désormais cantonné à la
seule gestion de son dernier camp retranché, le « sous-système » politique,
définitivement inapte à piloter la société 12. Mais se demande-t-on s’il l’a
jamais été ? Interroge-t-on les conditions institutionnelles qui rendent pos-
sible l’existence de ces fameux systèmes et autres sous-systèmes sociaux ? La
question, à nos yeux, n’est pas de savoir si la société demande ou non à être
dirigée ; elle est de savoir comment, dans un monde d’individus, la société
advient et se maintient.

12 - Cf. Niklas Luhmann, Politique et complexité, Paris, Le Cerf, 1999 [1990].


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Statophobie catholique, statophobie libérale : une rencontre

1. L’expression latine « subsidiarii » offici principio survient pour la première


fois en 1931 dans l’encyclique Quadragesimo anno promulguée par Pie XI à
l’occasion du quarantième anniversaire de Rerum novarum 13. Perdue dans la
densité du propos pontifical, elle est alors très loin de ressortir en tant que telle
de la lettre du texte (pour des raisons de traduction du latin ecclésial, notam-
ment), d’autant qu’elle n’ajoute rien de fondamentalement nouveau par rapport
à la première formulation officielle de la doctrine sociale de l’Église, mais l’ency-
clique qui la voit naître prend place dans un moment historique particulier,
celui de la montée des totalitarismes, et, plus immédiatement encore, dans un
climat de tensions grandissantes entre Mussolini et le Vatican. Moins de deux
ans après la signature des accords du Latran, la subsidiarité apparaît en effet
comme une contre-offensive pontificale, une riposte clairement destinée à
contrer l’ambition mussolinienne de s’approprier le mot d’ordre corporatiste,
à savoir l’un des axes programmatiques dans lequel le magistère a déposé une
part essentielle de son identité doctrinale en matière sociale.
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Sur la base de ce repérage factuel, notre contextualisation sémantique appe-
lait ici une réinscription plus globale du concept dans la continuité du conflit
théologico-politique. Une fois réunis tous les ingrédients doctrinaux du corpus
catholique (au premier rang desquels la corporation, nous venons de le rap-
peler), la subsidiarité se donne à voir comme une réaction souterraine aux
évolutions anticatholiques de la modernité – entendre : la sécularisation et la
laïcisation de l’État. C’est, en effet, au moment même où l’Église prend plei-
nement conscience de la disparition de l’ancien monde dans lequel elle était
Mater et Magistra qu’un mot idoine émerge pour désigner et exprimer son
horizon d’attente organique. Aussi mystérieux soit-il au premier abord, le
vocable ne fait rien d’autre que traduire une profonde crise existentielle de
l’Église devant une institution concurrente prétendant, elle aussi, absorber la
sacralité terrestre. Mussolini, le premier, n’avait-il pas revendiqué le mot
d’ordre de l’État totalitaire (Stato totalitario) ?
Ramené à l’échelle de la doctrine catholique de l’État, le totalitarisme –
dûment réinterprété dans un sens inflationniste – en vient presque à jouer le
rôle de prétexte : du point de vue pontifical, il constitue le moment propice
de rappeler le pouvoir temporel à son statut d’infériorité. Mieux : c’est à la
faveur de cet épouvantail totalitaire, il y a tout lieu de le considérer, que l’Église
catholique parachève son acclimatation au fait démocratique et libéral tout en
reconduisant son indéfectible rejet de l’idéologie du libéralisme 14. La distinction

13 - Pie XI, Lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, Acta Apostolicae Sedis, 1931,
XXIII, p. 177-228 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l’Église à travers les
siècles. Documents pontificaux du 15e au 20e siècle, Bâle/Paris/Rome/Herder, Beauchesne, 1969,
I, p. 568-663) ; Léon XIII, Lettre encyclique Rerum novarum, 15 août 1891, Acta Sanctae Sedis,
1891, XXIII, p. 641-670 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), ibid., p. 510-567).
14 - Nous pensons notamment au message pontifical diffusé à Noël 1944, radio-message dans
lequel le Pape Pacelli accepte officiellement le système démocratique : Pie XII, Radio-message
au monde Sur la démocratie, 24 décembre 1944, Acta Apostolicae Sedis, 1945, XXXVII, p. 10-23
L’État contre lui-même - 159

a son importance : les papes finissent certes par se réconcilier bon an mal an
avec la réalité issue du libéralisme dans ce qu’elle a de recevable aux yeux du
catholicisme : séparation des pouvoirs, représentation, démocratie ; mais, pour
le reste, leur position doctrinale revient ni plus ni moins à reconduire l’intran-
sigeance antilibérale du siècle précédent : rejet du subjectivisme, refus du rela-
tivisme, condamnation de l’athéisme.
Nous ne voulons bien sûr pas sous-entendre par là que l’Église fut en mesure
de faire valoir ses exigences. Nous voulons simplement dire que son système
de pensée repose sur un double axiome qui fonctionne par pétition de prin-
cipe : si la démocratie ne se conforme pas à l’ordre naturel des choses établi
par Dieu, elle versera fatalement dans le totalitarisme ; si l’État prétend au titre
d’autorité spirituelle, alors il deviendra totalitaire, et la démocratie avec elle.
La démocratie, moindre mal, doit être chrétienne ; l’État, mal nécessaire, doit
être subsidiaire. Bien plus, les deux axiomes tendent-ils à se renforcer l’un
l’autre, dans la mesure où la démocratie constitue une véritable aubaine pour
l’Église, qui trouve là non seulement une occasion inespérée de se refaire une
virginité mais aussi un formidable support pour le recyclage de sa visée stra-
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tégique : en misant sur la philosophie horizontale de la démocratie, les papes
font le pari implicite qu’elle ne manquera pas d’évider la verticalité institu-
tionnelle de l’État. Tel est peut-être l’un des derniers déplis du conflit théolo-
gico-politique : si l’État se résout à rester subsidiaire, alors le catholicisme peut
accepter le régime politique de la démocratie 15.

Vecteur théorique de cette statophobie antitotalitaire, la subsidiarité déploie


des effets d’autant moins perceptibles qu’ils se circonscrivent à la seule dimen-
sion institutionnelle de leur cible. Que l’État remplisse un rôle fonctionnel,
voilà qui n’a jamais fait problème aux yeux des papes (la rhétorique de l’État
autoritaire se fait même omniprésente sous leur plume). Que l’État prétende
à la dignitas institutionnelle, voilà qui le met en concurrence directe avec
l’Église. On l’aura compris, la pointe anti-étatique de la subsidiarité ne vise pas
l’État fonctionnel ; elle vise l’État lui-même en son principe institutionnel. Cette
portée polémique de la subsidiarité se révèle dans toute son évidence si l’on
considère la dimension ecclésiologique du débat. Trois décennies après

(trad. fr. in Moines de Solesmes (dir.), La Paix intérieure des nations, Tournai, Desclée, 1952,
836-857, p. 447-455). Sur la distinction entre réalité libérale et idéologie libérale, voir Marcel
Gauchet, « Les figures du politique », La Condition politique, op. cit., p. 24 ; Émile Poulat, Église
contre bourgeoisie, Paris, Casterman, 1977, p. 162-163.
15 - Mentionnons, ici, l’encyclique roncallienne, Mater et Magistra, qui déleste la subsidiarité
de sa gangue corporatiste pour parler désormais, plus modestement, de « corps intermédiaires »
(Jean XXIII, Lettre encyclique Mater et Magistra, 15 mai 1961, Acta Apostolicae Sedis, 1961, LIII,
p. 401-464 (trad. fr. in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l’Église à travers les siècles,
op. cit., I, p. 664-757) ; et les deux encycliques phares de Jean-Paul II et Benoît XVI qui réitèrent
les appels de l’Église à la subsidiarité étatique, moyennant une définition particulièrement infla-
tionniste du concept de totalitarisme (entendre : État totalitaire) : Jean-Paul II, Lettre encyclique
Centesimus annus, 1er mai 1991, Acta Apostolicae Sedis, 1991, LXXXVIII, p. 793-867 (trad. fr. in
Les Encycliques de Jean-Paul II, Paris, Téqui, 2005, p. 481-544) ; Benoît XVI, Lettre encyclique
Caritas in veritate, 29 juin 2009, Acta Apostolicae Sedis, 2009, CI, p. 641-709 (trad. fr. in L’Amour
dans la vérité, Paris, Bayard, Le Cerf, Fleurus-Mame, 2009).
160 - Julien Barroche

Quadragesimo anno, en effet, la subsidiarité ecclésiale devient un mot d’ordre


pressant chez de nombreux théologiens et hommes d’Église éminents, au point
même de présider à quelques-uns des grands débats ecclésiologiques du Concile
Vatican II, et d’y insuffler un certain esprit revendicatif : apostolat des laïcs,
théologie de l’Église locale, autonomie des évêques et des conférences épisco-
pales, collégialité, etc. Reste que, dans le temps même où l’Église, par la voix
du Vatican, s’adresse aux pouvoirs temporels en lançant de pressants appels à
la subsidiarité, non moins instamment, elle refuse de se l’appliquer à elle-
même. La position des papes Wojtyla et Ratzinger en témoigne significative-
ment pour la période la plus récente.
Pareille résistance ecclésiale ne manque pas de révéler tout à la fois la portée
symbolique du concept de subsidiarité : le lien consubstantiel entre logique
institutionnelle et principe hiérarchique ; ainsi que son caractère de défense
stratégique : la subsidiarité est une arme anti-institutionnelle dirigée contre
l’État souverain. D’abord souterraine, nous l’avons dit, la stratégie ecclésiale
avait vraisemblablement besoin des idéologies totalitaires pour s’épanouir au
grand jour ; dans leur foulée immédiate, elle deviendra ensuite solidaire de
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l’événement conciliaire, épousant jusqu’à la logique schizophrénique de sa
réception pontificale. Il suffira enfin aux papes de démontrer que, derrière les
excès de Vatican II, derrière les appels à la subsidiarité ecclésiale, se cachait en
réalité une dangereuse tentative de protestantisation du catholicisme. Ainsi
faisaient-ils d’une pierre deux coups : écarter la subsidiarité ecclésiale et écarter
une mauvaise interprétation de l’ecclésiologie conciliaire. Le tout sera conclu
par un étonnant jeu de vases communicants qui fait peut-être le propre même
de l’ère wojtylo-ratzingérienne du théologico-politique : c’est au moment où
les papes rejetteront le plus la subsidiarité ecclésiale qu’ils redoubleront d’efforts
pour demander l’application du même principe à l’État. Ce faisant, l’Église
donne à voir toutes les ambiguïtés du Concile Vatican II dont le volet ecclé-
siologique annonçait pourtant un complet revirement institutionnel par rap-
port au modèle tridentin. Telle que mise au jour par notre analyseur, la
contradiction pontificale réside précisément dans ce cœur définitionnel du
catholicisme : l’imperturbable prétention de l’Église à incarner la seule Insti-
tution possible.
L’homologie n’est donc pas seulement fortuite avec les théories libérales de
l’anti-totalitarisme (pensons à Friedrich A. Hayek, Karl R. Popper, Jacob L.
Talmon, Isaïah Berlin), elles aussi marquées par une forme compulsive de
névrose statophobique ; et trouve logiquement à s’exprimer dans une même
dénonciation de la Providence étatique. À l’intérieur de ce courant, certes assez
disparate, de l’antitotalitarisme libéral, les uns retracent une généalogie de la
mentalité totalitaire qui remonterait intellectuellement à Platon pour atterrir
chez Marx, via plusieurs étapes conceptuelles, toutes à rejeter : Rousseau, Sieyès,
de Maistre, Hegel, etc. ; les autres fustigent le constructivisme, le volontarisme
et autres socialismes de toutes sortes ; mais tous aboutissent également à la
même horreur de la politique, via son assimilation systématique à un maléfique
phénomène de domination, dont la stigmatisation n’a rien à envier au voca-
bulaire religieux. Où les parentés structurelles avec l’antitotalitarisme catholique
L’État contre lui-même - 161

se font pour le moins confondantes (outre la pensée des papes du 20e siècle,
songeons à Luigi Sturzo, Jacques Maritain, Éric Voegelin, Charles Journet,
Joseph Vialatoux, John Courtney Murray) : la traque obsessionnelle du péché
libéral chez les papes postrévolutionnaires (depuis le Syllabus jusqu’à nos
jours 16) n’a d’égale, pourrions-nous dire ex abrupto, que le débusquage des
origines du socialisme et/ou du nationalisme chez les théoriciens libéraux de
l’antitotalitarisme.

2. Il faut en convenir d’emblée, parler d’une statophobie propre au libéra-


lisme (à un certain libéralisme) peut, de prime abord, paraître tout à fait
incongru, la proposition venant heurter de front l’idée communément admise,
et d’ailleurs factuellement avérée, d’un État libéral, figure historique de l’État
de droit. Mais, c’est qu’ici encore il importe de distinguer entre l’idéologie
libérale et le fait libéral. Sur le second plan, il est pleinement justifié de parler
d’État libéral, étant par ailleurs entendu que cette construction politique
moderne est pour l’essentiel redevable à des auteurs absolutistes (au premier
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rang desquels Thomas Hobbes). L’idéologie libérale, quant à elle, rigoureuse-
ment considérée, peut tout à fait se dévoiler sous un jour inverse et prendre
un tour résolument statophobique, à partir du moment, bien sûr, où cette
épithète reçoit l’acception précise que nous lui donnons ici : refuser de voir
dans l’État une institution réellement consistante pour finalement le réduire à
une simple fonctionnalité. La confusion entre le fait et l’idéologie provient
précisément d’une période ultérieure pendant laquelle l’État est peu à peu
devenu libéral en intégrant les principes du constitutionnalisme moderne et
de la séparation des pouvoirs.
Par phobie libérale de l’État, nous entendons ainsi conception instrumen-
tale qui nie à l’État – qui lui refuse – sa dignité transcendante d’institution.
Préexistante au totalitarisme, cette phobie a revêtu une nouvelle dimension,
plus dramatique, au 20e siècle, redoublant d’intensité son pathos accusateur :
le discours des droits de l’homme et l’appréhension morale des problèmes
politiques de laquelle il procède.
Autrement formulé, ce point aveugle du libéralisme sur lui-même prend
sa source dans une confusion des moments institutionnel et fonctionnel de
l’État qui oublie complètement l’ordre de leur priorité. L’État est alors pensé
à travers le seul prisme de l’intervention et de l’ingérence, de l’abstention et
de la non-ingérence. Comme s’il était question d’immixtion de l’État dans un
fonctionnement social spontané. Comme s’il y avait un corps de la société
préexistant à l’État, capable d’exprimer librement ses besoins – dont, parmi
de nombreux autres, le besoin d’État. Comme si la fiction explicative du
contrat social travaillait la réalité elle-même. Mais pourquoi, au juste, embrayer
le pas à cette représentation commune d’un jeu à somme nulle, d’une exclu-
sion mutuelle de la société civile et de l’État : ce que l’État prend, la Liberté,

16 - Pie IX, Syllabus, 8 décembre 1864, Acta Sanctae Sedis, 1867-1868, III, p. 168-176 (trad. fr.
in Arthur F. Utz (dir.), La Doctrine sociale de l’Église à travers les siècles, op. cit., I, p. 35-53).
162 - Julien Barroche

la Société, le Marché (bref l’Individu) le perd ? On sait désormais que, derrière


l’apparence d’un jeu à somme nulle, s’exprime en réalité l’interdépendance
réciproque de l’État et de la société : plus la seconde s’autonomise, plus le
premier se déploie. Où réside le dilemme que le libéralisme n’est jamais par-
venu à s’expliquer. Il s’enracine dans son acte de naissance même, duquel il
s’avère impossible, n’en déplaise à ses doctrinaires, de faire découler une fixité
de frontière entre public et privé. Né contre l’absolutisme monarchique, le
libéralisme voulait désabsolutiser l’État, l’abaisser au rang d’instrument de la
société. Son office historique aura bien davantage consisté à alimenter sans
cesse son accroissement. Car le postulat d’un État miroir de la société per-
mettra toujours à celle-ci d’imposer sa prise en charge par celui-là. L’État-
providence et le libéralisme : même combat.
Il n’y a là qu’une apparence de paradoxe : c’est en devenant l’instrument de
la société que l’État a pu connaître cette croissance quantitative. Où réside le
cœur de la confusion entre l’État-institution (l’État comme institution première
et fondatrice de la vie en société, au même titre que le langage 17) et l’État-
fonction (les actions menées par les différents agents de l’État, de manière directe
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ou indirecte). Deux registres qui ne sont pas sans entretenir un dialogue sou-
terrain : considérée dans le temps long, l’augmentation du poids de l’État en
tant que dispensateur matériel de prestations sociales et économiques ne doit-elle
pas en définitive se comprendre comme un subterfuge compensatoire, comme
une manière de pallier son déficit de légitimité institutionnelle et la difficulté –
qui le tiraille – à remplir sa fonction symbolique ? Sa position d’« autorité dis-
tante » étant devenue trop lourde à assumer, il veut la troquer contre un rôle
plus léger, moins exigeant, celui de « partenaire quotidien » 18. Peut-être son
dilemme existentiel trouve-t-il là à se résumer tout entier : l’État comme simple
contrepartie verticale (institutionnelle) de l’horizontalité démocratique, à l’instar
de l’Église catholique, contrepartie verticale de la sotériologie évangélique.

3. Ainsi se profilent plus avant les ressorts de la rencontre entre libéralisme


et catholicisme sur le terrain de la phobie post-totalitaire de l’État. Trois
moments conceptuels, annoncions-nous, mais statophobie biface : chrétienne
d’une part, libérale d’autre part. Dans les deux cas, une même conception
minimale de la politique démocratique – la politique s’assimilant ici à l’État.
Le programme de dépolitisation alors revendiqué fonctionne en quelque sorte
sur le mode souterrain de l’évitement, par voie d’enserrement et/ou de contour-
nement : enserrement du politique par la polarité social-spirituel d’un côté,
contournement du politique par la « polarité éthique-économie » de l’autre 19.
L’évolution sémantique et conceptuelle de la subsidiarité européenne, nous y
reviendrons, se fait particulièrement exemplaire de ce double refus éthique et

17 - Voir, sur ce point, les travaux de Pierre Legendre situés au carrefour du droit et de la
psychanalyse.
18 - Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 284.
19 - Carl Schmitt, La Notion de politique, op. cit., p. 114 suiv.
L’État contre lui-même - 163

économique de la souveraineté politique. Et pour cause : le système social-


spirituel du christianisme dans lequel elle est née n’a pas manqué de l’y
prédestiner.
Que l’on nous permette ici de reformuler l’argument de saint Augustin : la
cité des hommes ne saurait être assimilée à la cité de Dieu, elle n’est pas non
plus la cité du Diable ; elle figure et représente tout simplement la société
terrestre, le social tel qu’il se déploie dans l’histoire. Travaillé par la coprésence
tragique des deux principes augustiniens – les deux cités 20 –, ce social-histo-
rique n’est ni la réalisation du Bien ni la réalisation du Mal. Il n’est pas la
réalisation de la cité de Dieu parce que l’accomplissement de cette dernière est
reporté à la fin des temps. Il n’est pas la réalisation de la cité du Diable parce
que le Mal n’est pas une valeur substantielle, mais une négation du Bien.
De là, ce parallèle qui vient à l’esprit : n’y aurait-il pas comme une parenté
filiale à établir entre la subsidiarité du politique par rapport au social et la
subsidiarité du temporel par rapport au spirituel ? Le schéma mental du chris-
tianisme n’est-il pas comme condamné à enserrer le politique dans une charge
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à double détente : une détente spirituelle, bien connue, qui secondarise le tem-
porel ; une autre, moins connue, pourtant fondamentalement liée à la pre-
mière : une détente sociale ? Le social du catholicisme, en résumé : ce qui reste
du politique, dans l’ordre temporel, une fois réaffirmée la nécessaire primauté
du spirituel.
Sur ce terrain d’argumentation, il y a tout lieu de relativiser l’opposition
canonique, thématisée à satiété, entre les deux courants – augustinien et tho-
miste – de l’anthropologie chrétienne 21. Au fondement de la subsidiarité, si l’on
accepte de la rapporter aux plus hautes sphères de la théologie, se joue peut-être
quelque chose comme une synthèse doctrinale entre saint Augustin et saint
Thomas, entre l’humilité face à la grâce et la confiance dans la nature. Rien
d’étonnant, donc, comme l’a bien relevé Hannah Arendt, à ce que la relecture
thomiste d’Aristote (plus augustinienne qu’il n’y paraît – parce que chrétienne),
transforme le politique en social. Simple effet mécanique de christianisation doc-
trinale, qui trouve à se loger dans cette épithète – substantivée pour l’occasion.
Dans un cas (Aristote), le politique irradie toutes les activités humaines ; dans
l’autre (Augustin et Thomas), le spirituel l’inhibe pour n’en laisser subsister sur
terre qu’une forme rebutée. Social, en définitive, le catholicisme l’est par
construction. Nombreux seront ainsi les catholiques qui rechigneront devant
l’accolement d’un qualificatif à un substantif perçu comme autosuffisant, souli-
gnant par là le caractère pléonastique de l’expression « catholicisme social ».

Conspiration innocente ou complicité aveugle : nous ne voulons bien sûr pas


suggérer que les papes, et à travers eux le catholicisme, avaient consciemment

20 - Augustin, La Cité de Dieu [411-426], Paris, Seuil, 1994, II, p. 191 (liv. XIV, ch. 28).
21 - Cf. Matthew S. Kempshall, The Common Good in Late Medieval Political Thought, Oxford,
Clarendon Press, 1999.
164 - Julien Barroche

l’intention de nouer une alliance secrète avec le libéralisme. Mais, l’histoire nous
l’apprend, les pires adversaires ont souvent des ennemis communs. Peut-être tou-
chons-nous ici le propre de l’apport intellectuel de notre concept : la compréhen-
sion qu’il permet de cette stratégie sans sujet, de ce recoupement inattendu entre
les discours chrétien et libéral, de cette convergence inopinée de deux antivolon-
tarismes – celui de l’ordre naturel et celui de l’ordre spontané – autour d’une
même hostilité à l’État, sur fond de renaissance post-totalitaire de l’Europe. À tel
point qu’on ne sait plus trop, in fine, si le concept exprime, accompagne ou ali-
mente ce qui, de tous points de vue, se donne à voir comme un irrésistible mou-
vement. On peut dire en tout cas qu’il épouse parfaitement les contours du logiciel
européen, tout en ayant constitué une pièce maîtresse de son ultime reformatage.

Débouché européen, creuset germanique : une filiation

1. Le mot ne survient pas par hasard dans le discours et la pratique des


acteurs de l’Union européenne. De l’après-Seconde Guerre mondiale au traité
de Maastricht, les canaux de transmission furent multiples, qui, tous, confluè-
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rent inconsciemment vers un appel unanime au dépassement des États. On
pense d’abord à la démocratie chrétienne, qui, dès l’origine, a constitué l’un
des principaux soutiens idéologiques au projet européen (sans minorer, bien
sûr, l’apport des sociaux-démocrates et des libéraux, qui occupaient alors, avec
les démocrates chrétiens, l’essentiel des positions centrales de l’échiquier poli-
tique européen). Cet aspect est bien connu ; et l’espace manquerait ici pour y
revenir autrement que par de brefs et allusifs rappels. La méthode sémantique
invite plutôt à concentrer l’analyse sur le cas français et sur son dialogue sou-
terrain avec l’Allemagne. L’appréhension de cette piste de recherche, à dire
vrai, fut moins politique que culturelle. Nous y avons redécouvert l’immense
galaxie proudhonienne des courants fédéralistes, puissant sillon intellectuel trop
largement sous-estimé (pensons à Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Hen-
drik Brugmans, Max Richard, Bernard Voyenne, Guy Héraud ou encore Dusan
Sidjanski) 22. Du personnalisme chrétien aux adeptes du fédéralisme intégral,
en passant par la sociologie juridique et la gauche antimarxiste, le dénomina-
teur commun de la référence à Proudhon – parfois plus latente qu’ouvertement
assumée – la prédisposait à un accueil particulièrement bienveillant du principe
de subsidiarité 23.

22 - À notre connaissance (hormis le cas particulier de l’ouvrage de François Perroux cité plus
bas), la première occurrence du mot subsidiarité en France (et non en français, car il a d’abord
transité par la Suisse) survient en 1953 sous la plume de Max Richard, l’une des figures de
l’école fédéraliste-intégrale, significativement passé par le vichysme avant de s’engager en
faveur de la cause européenne (Max Richard, « À la recherche d’une méthode pour l’Occident »,
Fédération, 1953, no 104-105, p. 705).
23 - Au-delà du cas des proudhoniens de droite, nous parlons notamment du proudhonisme diffus
qui, de manière souterraine, via les différents courants du catholicisme progressiste, a préparé la
révolution juridique de Vatican II. Outre le fondateur d’Esprit (Emmanuel Mounier, Anarchie et per-
sonnalisme (1937), Œuvres (1931-1939), Paris, Seuil, 1961, I, p. 651-725 ; rééd. dans Écrits sur le
personnalisme, Paris, Seuil, 2000, p. 213-307), pensons à Henri de Lubac, grande figure du Concile
et fin connaisseur de Proudhon (Henri de Lubac, Proudhon et le christianisme, Paris, Seuil, 1945 ;
L’État contre lui-même - 165

Après une longue traversée du désert, le mot était à la disposition des


rédacteurs du traité de Maastricht, au premier rang desquels Jacques Delors,
dont le cas personnel se fit même emblématique du rôle joué par le fédé-
ralisme européen dans la conversion du socialisme hexagonal au nouveau
monde libéral 24. La consécration juridique du principe – son entrée offi-
cielle dans le droit positif communautaire 25 – procédera d’un compromis
dilatoire (gag rule) dont les principaux termes ont précisément été formulés
par le Président français de la Commission européenne. Sous sa houlette,
la subsidiarité réussira le tour de force d’apaiser les angoisses respectives
des Länder allemands et des conservateurs britanniques. Où tous les inves-
tissements stratégiques du mot ont trouvé à se cristalliser : la subsidiarité
est fédéraliste pour Jacques Delors, souverainiste pour les Britanniques,
régionaliste et localiste pour les Länder. Aussi, depuis cet acte de renaissance
maastrichtien, le mot revêt-il davantage une portée imaginaire et symbo-
lique (concept de consensus culturel) qu’une réelle effectivité juridique
(principe régulateur des compétences partagées entre les États membres et
l’Union européenne).
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Les continuités apparaissent certes avec netteté entre la doctrine catholique
et la construction européenne. Mais elles révèlent également un passage difficile
de la théorie à la pratique, tant le principe est potentiellement sujet à des
traductions variées, tant ses différentes significations ont fini par se neutraliser
les unes les autres. Bien sûr l’époque contemporaine n’a-t-elle pas oublié sa
signification première, force est néanmoins de constater combien elle entre en
concurrence ouverte avec l’acception du droit communautaire, dont les pro-
priétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes. D’où l’intérêt
de notre étape intermédiaire – le creuset germanique – pour mieux comprendre
la logique de ce passage.

2. C’est moins dans le catholicisme en général que dans le catholicisme


germanique en particulier que nous avons finalement été conduit à resituer les
origines culturelles et les anticipations doctrinales du principe de subsidiarité.
Nos indices procèdent, pour l’essentiel, de l’acte de naissance sémantique du
mot lui-même, ou plutôt à son arrière-scène officieuse – coulisse lointaine d’un
théâtre biconfessionnel marqué par la double polarité catholique et protes-
tante : l’encyclique Quadragesimo anno résulte, comme il se doit, d’un intense
travail de préparation rédactionnelle mené par deux pères jésuites de langue
allemande, Oswald von Nell-Breuning et Gustav Gundlach, héritiers d’une tra-
dition de pensée solidement installée outre-Rhin, située quelque part entre le
catholicisme social d’un Mgr Wilhelm Emmanuel von Ketteler, grande figure

« Proudhon contre le mythe de la Providence », Les Traditions socialistes françaises, Neuchâtel, La


Baconnière, 1944, p. 65-89).
24 - Voir Julien Barroche, « La subsidiarité chez Jacques Delors. Du socialisme chrétien au
fédéralisme européen », Politique européenne, 2007, no 23, p. 153-177.
25 - Traité de Maastricht, article 5, al. 2 (JOCE, C 191, 29 juillet 1992).
166 - Julien Barroche

de la lutte contre le Kulturkampf bismarckien, et son prolongement solidariste


tel que conceptualisé par le père Heinrich Pesch 26.
Entre l’étape catholique et l’étape européenne, le creuset germanique refor-
mate doublement le principe de subsidiarité : le concept n’est plus seulement
catholique, il endosse des habits œcuméniquement chrétiens ; le concept n’est
plus seulement naturaliste, il s’adjoint un volet constructiviste. Après le trau-
matisme nazi, cette double évolution prend corps sur deux terrains distincts
mais convergents, le fédéralisme et l’ordolibéralisme, qui renvoient respective-
ment aux dimensions territoriale (principe de proximité) et fonctionnelle de
la subsidiarité (priorité de la société civile sur l’État).
Notre analyseur permet ici d’identifier le substrat foncièrement chrétien
du fédéralisme post-totalitaire ouest-allemand. Avant de devenir un concept
de compromis européen, la subsidiarité a commencé par s’extraire des fron-
tières exclusives du camp catholique pour épouser un discours consensuel et
chrétiennement inspiré. Cette rencontre a lieu au moment même où protes-
tants et catholiques allemands enterrent la hache de guerre et se réunissent
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pour la première fois dans un même parti politique. Réconciliation historique
qui, on le sait, constituera l’un des ingrédients décisif de la renaissance consti-
tutionnelle de 1949 : des deux côtés, on s’accorde alors à voir dans la Répu-
blique fédérale la seule solution possible après le Drame. Indice significatif
de l’onction théorique conférée à ce système totalitarisme-fédéralisme, tel que
diffusé sous l’œil vigilant des Alliés, la publication concomitante, en 1954, de
deux ouvrages, l’un sur le totalitarisme, l’autre sur le fédéralisme 27 placés
sous la direction de l’universitaire germano-américain Carl Friedrich, qui
participa de manière active à l’élaboration de la Loi fondamentale allemande
en tant que conseiller spécial de Lucius Clay, gouverneur militaire de la bizone
anglo-américaine.
Au-delà même du dialogue confessionnel entre luthériens et catholiques, on
assiste parallèlement à une redécouverte théorique du passé de l’Allemagne
médiévale – passé d’ailleurs largement recréé pour l’occasion. Relire Althusius 28,
faire retour au droit naturel, perfectionner l’État de droit, c’est aussi, pour les

26 - Voir Oswald von Nell-Breuning, « The Drafting of Quadragesimo anno » [1971], Readings
in Moral Theology, V. Official Catholic Social Teaching, New York, Paulist Press, 1986, p. 60-68 ;
Wilhelm Emmanuel von Ketteler, « Die Katholiken und das neue deutsche Reich » (1871), Ket-
telers Schriften, Johannes Mumbauer (dir.), Kempten, Munich, Kösel’schen Buchhandlung, 1911,
II, ici p. 162. Relevé déjà présent in Chantal Millon-Delsol, L’État subsidiaire. Ingérence et non-
ingérence de l’État : le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris,
PUF, p. 130 ; et Clemens Bauer, « Ketteler », in Görres-Gesellschaft (dir.), Staatslexikon,
Fribourg, Herder, 1959, IV, col. 956. Toujours au titre des coulisses officieuses, il faut réserver
une mention spéciale à l’Autriche. Là encore, c’est un indice lexicologique qui met sur la voie :
le mot subsidiarité (« loi de subsidiarité ») pointe sous la plume de François Perroux dans un
développement spécifiquement dédié au corporatisme autrichien (François Perroux, Capitalisme
et communauté de travail, Paris, Sirey, 1937, p. 127-128).
27 - Carl J. Friedrich (dir.), Studies in Federalism, Boston/Toronto, Little Brown, 1954 ; Totali-
tarianism, Cambridge, Harvard University Press, 1954.
28 - Sur les réinvestissements stratégiques d’Althusius, curieusement propulsé père fondateur
du fédéralisme moderne, rappelons que le même Carl Friedrich, universitaire allemand installé
aux États-Unis depuis les années 1920, fut l’éditeur scientifique du texte latin de la Politica paru
L’État contre lui-même - 167

Allemands, qui cherchent à comprendre les causes de la Catastrophe, se donner


les moyens de lever l’hypothèque prussienne (la Prusse est officiellement dissoute
le 25 février 1947) tout en sauvant l’un des principaux composants de leur iden-
tité culturelle : la Réforme – la religion demeurant peut-être la seule référence
collective alors encore disponible. Épargner la Réforme pour mieux stigmatiser
la Prusse, cet ennemi irréductible du catholicisme germanique dont les protes-
tants jugent à présent opportun de s’écarter.
Toutes proportions gardées, un schéma mental similaire se mettra en place
de l’autre côté du Rhin, alors même qu’une nouvelle configuration post-tota-
litaire invitait à réinterpréter le moment révolutionnaire de 1789 ; en France
également, la subsidiarité aura besoin d’un champ d’adversité polémique pour
déployer tous ses attributs, un champ d’adversité très largement imaginaire, lui
aussi, dûment accompagné de son lot de fantasmes, au premier rang desquels
l’État jacobin.
La seconde dimension du reformatage est moins aisée à identifier. Car il
ne s’agissait pas pour les acteurs de la reconstruction économique de l’Alle-
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magne de disqualifier l’État ou d’en finir avec lui. Il s’agissait bien plus de le
refonder sur des bases radicalement inédites : non plus retour antivolontariste
à la nature des choses mais reformatage fonctionnaliste de l’État libéral 29. Sans
cet épisode – le tournant constructiviste de la subsidiarité –, la nouvelle règle
qui fait son entrée dans le droit communautaire en 1992 nous semble rigou-
reusement incompréhensible. Il permet en tout cas de mieux cerner quelques-
unes des principales passerelles souterraines qui opèrent le couplage entre le
contournement fédéral et l’évitement économique de la souveraineté étatique
– dernière réminiscence, s’il en est, de l’apolitisme allemand 30.
Via son étape germanique, notre enquête sémantique conduit donc à jeter
une lumière nouvelle sur la construction européenne en général et sur sa sta-
tophobie constitutive en particulier : transformer la répartition des compé-
tences en une question purement technique ; contourner la dimension
éminemment symbolique de la hiérarchie des niveaux de gouvernement ; miser
sur une autorégulation naturelle des différents échelons en concurrence. À
rebours des continuités paresseuses savamment reconstruites a posteriori, il
convient néanmoins de rappeler les heurts de la trajectoire conceptuelle ici

au début de la décennie suivante (Johannes Althusius, Politica Methodice Digesta, atque exem-
plis sacris et profanes illustrata (1603-1614), éd lat. C. J. Friedrich, Cambridge, Harvard Univer-
sity Press, 1932).
29 - Voir l’interprétation foucaldienne de l’ordolibéralisme (Michel Foucault, Naissance de la
biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris, Gallimard, Seuil, 2004, p. 77-220) qui
insiste sur le rôle central de Ludwig Erhard. La traque sémantique du mot subsidiarité invite
par ailleurs à ne pas négliger l’un de ses conseillers spéciaux, fervent protestant lui aussi, et
grand admirateur de la Suisse : Wilhelm Röpke. Voir, par exemple, Wilhelm Röpke, Civitas
humana (1944), Paris, Librairie de Médicis, 1946, p. 12.
30 - Apolitisme qui a trouvé sa plus belle expression littéraire dans le Thomas Mann des
Betrachtungen (Thomas Mann, Considérations d’un apolitique (1918), Paris, Grasset, 2002) et
son plus beau récit existentiel chez Sebastian Haffner (Sebastian Haffner, Histoire d’un Alle-
mand. Souvenirs (1914-1933), trad. fr. B. Hébert, Arles, Actes Sud, 2004 [2002]).
168 - Julien Barroche

retracée. Philosophiquement, la subsidiarité fait référence à un modèle de


société dans lequel les capacités de chaque personne et de chaque cellule de la
vie sociale sont conçues comme naturelles et à l’intérieur duquel, donc, l’attri-
bution des compétences ne saurait constituer l’objet d’un quelconque débat.
Rien de tel dans le fonctionnement institutionnel de l’Union européenne – ou
pas encore. Entre les deux, il y a tout ce qui sépare l’utilitarisme moderne du
naturalisme ancien. Reste que, derrière l’apparence du reformatage et du chan-
gement de paradigme, se profile peut-être une rencontre moins inopinée qu’il
n’y paraît : une rencontre entre messianisme chrétien et fonctionnalisme tech-
nicien avantageusement sanctionnée par l’eschatologie européenne de la paix.

3. Ce qui importe, nous l’avons dit, c’est moins la portée juridique de la


subsidiarité que sa signification proprement symbolique : un concept évanes-
cent pour un projet indéfini – ceci expliquant cela, ou cela ceci. Symptôme de
l’indétermination du meccano européen, la subsidiarité est dans le même temps
un moyen inconscient de la reproduire, comme si, par définition, elle devait
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de bout en bout lui être consubstantielle, sous peine de disparaître ou de perdre
son caractère d’irréversibilité. L’indétermination dans l’irréversibilité : tel est
bien le principal moteur d’une construction européenne qui se pense elle-
même sur le registre eschatologique de l’attente et de l’inachèvement. Ainsi en
va-t-il du nouvel -isme dont la subsidiarité peut se voir désormais affublée :
un -isme non du 20e siècle mais du 21e, une idéologie qui se donne l’apparence
d’une anti-idéologie, une politique qui se défend de faire de la politique, mais
un subsidiarisme qui se contente finalement de creuser un fossé déjà béant
entre le vécu de l’expérience et l’angoisse inhibante d’un avenir désormais
indicible. Non pas horizon d’attente donc, car l’attente supposerait encore la
perspective d’un Progrès capable de donner sens historique à la réalité du
présent ; mais horizon d’incertitude en ce que le futur réintègre modestement
le lit du quotidien pour mieux s’émanciper des lourdeurs trop encombrantes
du passé 31.
Le Vieux Continent prétend sortir du dogme de la souveraineté étatique,
il est surtout le laboratoire de la fonctionnalisation économique de l’État, via
un processus multiforme et complexe d’instrumentalisation du droit. De la
refonte post-totalitaire de l’Europe, il résulte moins en définitive une dispari-
tion de la souveraineté étatique qu’une redéfinition quantitative du concept.
À l’image du modèle allemand, le sillon subsidiariste creusé par l’Europe post-
totalitaire s’exprimera logiquement sur le même registre économique – sphère
autoconsistante dont la domination est désormais sans partage 32. En un sens,
tout s’est passé comme si l’Allemagne avait quitté son fameux Sonderweg pour

31 - Voir Marc Abelès, qui reprend ici le lexique koselleckien (Marc Abelès, « De l’Europe poli-
tique en particulier et de l’anthropologie en général », Cultures et conflits, 1997, no 28, p. 33-58).
32 - Cf. Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps (1944), Paris, Gallimard, 1983 ; Louis Dumont, Homo aequalis, I. Genèse et épanouisse-
ment de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
L’État contre lui-même - 169

mieux le transmettre à l’ensemble du continent, non sans avoir, au passage,


réussi à solder sa névrose nationale.
C’est précisément dans le cadre de cette réinterprétation utilitariste – de
cette relecture fonctionnaliste de l’État – que la subsidiarité européenne trouve
à s’épanouir à la fois en tant que référentiel idéologique et discours de légiti-
mation politique. En retour, elle s’offre en analyseur privilégié du double refor-
matage managérial et démocratique de la nouvelle gouvernance européenne.
Désormais bien installée dans le vocabulaire de l’ingénierie politique, elle invite
à tous les niveaux, par le haut et par le bas, à une redéfinition fonctionnelle
du périmètre étatique. Acteur parmi d’autres de l’architecture institutionnelle,
l’État est sommé de se faire modeste, de s’adapter aux réquisits du bon mana-
gement d’entreprise. Et la gouvernance de diffuser ses insondables trésors d’iré-
nisme, son rêve d’une action publique sans hiérarchie ni conflit où l’intérêt
général émergerait de l’harmonieuse coopération horizontale entre partenaires
censément égaux.
À tous égards, l’Europe contemporaine offre une parfaite illustration de
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cette dynamique dépolitisante doublement alimentée par le moralisme éthique
(les droits de l’homme) et le prosaïsme néolibéral (le droit de la concurrence).
Tel est, nous semble-t-il, contre toute attente, le dénominateur commun aux
versions chrétienne et européenne du principe de subsidiarité : support d’une
reformulation technocratique et économique de la politique sur fond d’indi-
vidualisme démocratique, empruntant la juridicité comme principal vecteur
d’expression. Dans les deux cas, il s’agit de protéger l’homme et ses droits –
ceux de la personne et de l’individu plus que ceux du citoyen – d’une emprise
qui voudrait réduire ses capacités constitutives. À considérer l’ordre juridique
européen, le principe de subsidiarité n’apparaît pas seulement comme le moyen
rhétorique de garantir la souveraineté quantitative des États ; il garantit aussi,
et surtout, le renforcement de leur action en procurant un avantage pour l’indi-
vidu : une part de la souveraineté d’un État ne peut être abandonnée à une
institution supérieure sans qu’ait été évalué si cet abandon porte ou non pré-
judice aux droits individuels. La subsidiarité s’érige de la sorte en principe
cardinal de l’éthique démocratique, mais d’une éthique démocratique propre
à la nouvelle anthropologie du moment 33 : celle de l’Individu total. En affir-
mant la dignité de chaque niveau de compétences, elle débouche ultimement
sur une célébration de l’autonomie et de la responsabilité personnelles de
chacun. Fétichisation individualiste des droits de l’homme et fonctionnalisation
subsidiariste de l’État : deux dynamiques concomitantes fatalement conduites
à faire système.

33 - « Si la démocratie n’est pas seulement le nom d’un régime, ni même d’un état social, mais
celui d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a
une anthropologie démocratique. Il y a une redéfinition de l’être-soi correspondant à l’avènement
de la société des individus, au règne des individualités égales et libres. » (Marcel Gauchet, La
Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. XVIII-XIX, l’italique figure dans le texte
original).
170 - Julien Barroche

Nous revoilà à notre point de départ : l’enjeu théorique du moment post-


totalitaire de l’État reste fondamentalement inchangé : retrouver un sens de
l’institution étatique qui ne soit pas travesti par l’idéologie. Pour cela, il faudrait
d’abord que l’État fonctionnel cesse de jouer contre l’État institutionnel, que
l’État cesse de jouer contre lui-même.

AUTEUR
Docteur en science politique de l’IEP de Paris, Julien Barroche est maître de confé-
rences en droit public à l’INALCO (Langues’O). Il est l’auteur de plusieurs articles situés
au carrefour du droit public et de la science politique, et vient de publier un ouvrage issu
de sa thèse : État, libéralisme et christianisme. Critique de la subsidiarité européenne
(Paris, Dalloz, 2012). Ses recherches actuelles portent sur le concept d’État et les problé-
matiques institutionnelles en Europe.

RÉSUMÉ
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L’État contre lui-même. Penser l’État en Europe après le totalitarisme : la contri-
bution du concept de subsidiarité
Notre ambition a consisté à interroger le concept de subsidiarité en procédant à sa
contextualisation sémantique. À rebours des généalogies officielles qui attribuent la notion
à Aristote puis restituent imperturbablement les mêmes étapes intermédiaires jusqu’à
nos jours (Thomas d’Aquin, Althusius, Tocqueville), ce travail veut démontrer que la sub-
sidiarité s’enracine dans un passé récent et circonscrit. À cette fin, nous avons reconstitué
deux configurations principales de la vie discursive du concept : 1) la subsidiarité comme
pièce maîtresse de la doctrine sociale de l’Église ; 2) la subsidiarité comme pièce maî-
tresse de la gouvernance fédérale de l’Europe. Fort de ce repérage, nous avons pu mettre
au jour une série d’homologies structurelles qui, une fois stylisées, se sont toutes distin-
guées par la stigmatisation d’un même objet polémique : l’État. Leur exploitation théorique
a ensuite permis de cerner quelques-unes des principales passerelles idéologiques entre
les phobies chrétienne et européenne de l’État. Au principe de cette statophobie : un tra-
vestissement totalitaire de l’institution étatique, et une expérience traumatique, celle de
l’Allemagne hitlérienne, à la fois champ d’adversité et laboratoire historique contre les-
quels émergera le fédéralisme européen.

ABSTRACT
State against itself. Thinking the State in Europe after totalitarianism: The contri-
bution of the concept of subsidiarity
This article’s ambition was to question the concept of subsidiarity through its semantic
contextualization. Contrary to the official genealogies which attribute the notion to Aristotle
and then follow imperturbably the same intermediate stages until the present time
(Thomas Aquinas, Althusius, Tocqueville), this work sought to demonstrate that subsidiarity
find its roots in a recent past, which can be precisely defined. To this end, we traced back
two main contexts in the concept’s discursive life: 1) subsidiarity as the major component
of the social doctrine of the Church; 2) subsidiarity as the major component of the federal
governance of Europe. From these reference points, we were able to enlighten a series of
structural homologies which, once stylized, share the stigmatization of the same polemical
target: the State. Their theoretical exploitation allowed then to disentangle some of the
L’État contre lui-même - 171

main ideological bridges between the Christian and European phobias about the State. At
the core of this statophobia are a totalitarian disguise of the State institution and a trau-
matic experience, that of Nazi Germany, both fields of adversity and historic laboratory
against which will appear the European federalism.
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