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L'islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?

Malika Zeghal
Dans Politique étrangère 2005/1 (Printemps), pages 49 à 59
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 2200920547
DOI 10.3917/pe.051.0049
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)

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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
Par Malika Zeghal
Malika Zeghal, chercheuse en science politique, travaille sur les rapports entre religion
et pouvoir dans le monde musulman et dans les diasporas musulmanes en Europe et
aux États-Unis. Elle enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales et à
l’Université de Chicago.
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La communauté musulmane issue de l’immigration aux États-Unis
s’intègre désormais pleinement dans le processus de déprivatisation
du religieux. Le 11 septembre la fait sortir des « enclaves » consti-
tuées dans les années 1960 pour sauvegarder une identité, afin de
devenir un acteur du débat public. La contradiction demeure pourtant
entre l’islam inséré dans le jeu multireligieux américain, et l’islam
dénoncé et combattu par la politique étrangère américaine.

politique étrangère

L’Amérique, multiculturelle, terre d’immigration, est restée principale-


ment judéo-chrétienne jusqu’aux années 19601. Aujourd’hui, son
paysage religieux est marqué par une diversité extraordinaire2. Cette
dernière, produit des migrations humaines et de la circulation des idées
et des pratiques, est devenue d’autant plus visible que, depuis les
années 1980, on assiste à un processus de déprivatisation du religieux :
la religion, dans sa diversité, est donnée à voir, jusque dans sa présence
politique. L’intégration de la nouvelle droite chrétienne jusqu’aux
sommets de l’État américain, l’opposition de certaines églises aux
guerres, les prises de position de figures ou d’organisations religieuses
sur l’avortement – ou sur les problèmes du genre, de la parenté ou de
la reproduction en général – constituent des exemples de cette dépriva-
tisation et du développement de religions « publiques ». L’islam, qui

1. W. Herberg, Protestant, Catholic, Jew, An Essay in American Religious Sociology, New York,
Doubleday, 1955.
49
2. D. Eck, A New Religious America, New York, Harper, 2001 ; B. Lawrence, New Faiths Old Fears,
Muslims and other Asian Immigrants in the American Religious Life, New York, Columbia University
Press, 2002.
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compte aujourd’hui selon les estimations entre 2 et 6 millions de


croyants, commence lui aussi à devenir, aux États-Unis, une religion
« publique » : ce début de transformation s’explique largement par des
déterminants de politique extérieure, et prend de ce fait des formes
particulières.

L’institutionnalisation de l’islam aux États-Unis


depuis les années 1960
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La grande masse des immigrants musulmans arrive aux États-Unis
après l’annulation des quotas à l’immigration au milieu des années
19603. De jeunes musulmans, venus se former au métier d’ingénieur ou
de médecin, en général aux professions techniques, étudient dans les
grandes universités américaines, en quête d’un avenir meilleur et/ou
pour échapper à des situations politiques difficiles dans leur pays. À
leur arrivée, ils décident d’organiser sur les campus leurs pratiques reli-
gieuses collectives, et la représentation qu’ils peuvent donner de l’islam
à la société américaine.

L’Association des étudiants musulmans (Muslim Students Association


ou MSA) naît en 1963. Une grande partie de ses membres a vécu en
Inde, au Pakistan et au Moyen-Orient. Ils ont milité dans les rangs du
Jamaat-i-islami et ont été influencés par les écrits de Maududi4, ou se
sont frottés aux Frères musulmans dans le monde arabe5. Leur but est
d’œuvrer à une « renaissance » islamique, et
L’islam représenté par la MSA de travailler à l’édification d’un État islamique
est conservateur dans dans leur pays d’origine. Dans les deux
ses valeurs morales, et premières décennies de la MSA, l’horizon
d’attente n’est pas l’Amérique, qui intéresse
révolutionnaire en politique peu ces jeunes étudiants tournés essentielle-
ment vers le monde musulman et ses problèmes politiques. Mais il leur
faut pourtant organiser localement leurs pratiques religieuses, et
diffuser leurs idées. Les associations locales de la MSA sont lancées
dans les années 1960 sur les grands campus6, et l’association grandit
rapidement, organisant les prières du vendredi, la célébration des fêtes
religieuses et la publication d’opuscules sur l’islam. L’islam qu’elle

3. Avec l’Immigration Act de 1965, les quotas à l’immigration disparaissent. Les nouveaux critères
mis en place par la loi permettent l’immigration d’élites intellectuelles et professionnelles. Selon
Haddad et Lummis, la loi de 1965 marque le début de la 5e vague de migration musulmane, la plus
massive, essentiellement issue du Moyen-Orient et du continent indien. Voir le travail pionnier de
Y. Haddad et A. Lummis, Islamic Values in the United States : A Comparative Study, New York,
Oxford University Press, 1983.
4. Fondateur du parti fondamentaliste Jamaat-I-islami qui prône l'islamisation de l'État (NDLR).
5. S.A. Johnson, « The Muslims of Indianapolis », in Y. Haddad et J. Smith, Muslim Communities in
50
North America, New York, State University of New York, 1994.
6. Entretiens effectués entre 2001 et 2003 avec certains des fondateurs et membres de la MSA et de
l’ISNA.
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


représente est conservateur dans ses valeurs morales, et révolution-
naire en politique. Si les valeurs morales sont mises en œuvre directe-
ment sur le terreau américain, les idées politiques concernent, elles, la
terre d’origine. Les grandes devises de l’islam politique font le lien
entre ces deux points d’ancrage. L’islam est un deen, c’est-à-dire une
religion totalisante : religion universelle, fondement parfait d’un mode
d’organisation sociale, économique et politique.
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Il s’agit donc bien alors d’insister sur la pratique quotidienne de l’islam,
qui définit un véritable way of life. Il n’est pas question d’islamiser
l’Amérique, ou l’État américain. Le rapide renouvellement de ses
membres, qui entrent sur le marché du travail, fait bientôt évoluer l’asso-
ciation étudiante au-delà de sa posture originelle. Insérés dans
l’Amérique professionnelle, ses membres fondent des familles, et stabi-
lisent de ce fait même l’existence d’une population musulmane aux
États-Unis. En 1983, la MSA, consciente de s’être développée au-delà
même de ses premiers objectifs, crée la Société islamique d’Amérique du
Nord (Islamic Society of North America ou ISNA) pour répondre à de
nouveaux besoins de représentation et d’organisation de la commu-
nauté musulmane7. Il s’agit d’« encourager l’unité et la fraternité parmi
les musulmans, d’élever leur conscience islamique, de commander le
bien et pourchasser le mal »8, dans le cadre d’une idéologie conservatrice
fondée sur l’islam qui doit beaucoup aux idées des Frères musulmans.

L’ISNA est établie d’emblée comme organisation religieuse activiste,


qui transforme progressivement l’indifférence (souvent mêlée d’un
regard craintif et très critique) de la première génération de la MSA
pour le terreau américain en un engagement dans l’entreprise de da’wa
ou de prosélytisme à l’égard de musulmans jugés assimilés et oublieux
de leur religion, ainsi que des non musulmans9. Il faut donc faire masse
autour d’une communauté homogène définie par son appartenance à
l’islam et une pratique intense, qui stabilisera et reproduira le groupe en
transmettant les valeurs religieuses à la jeune génération. Les mosquées
américaines, construites notamment à partir des années 1970, commen-
cent à s’affilier à l’ISNA, qui gagne en prépondérance et en centralité.

7. Sur les développements de la MSA et de l’ISNA, voir S. Nyang, « Islam in America : a Historical
Perspective », American Muslim Quarterly, vol. 2, n° 1, p. 7-38 ; J. Smith, Islam in America, New York,
Columbia University Press, 1999, p. 167-171 ; A. Saeed, « The American Muslim paradox, » in Y.
Haddad and J.I. Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, Walnut Creek (CA), Alta-
mira Press, 2002.
51
8. « Al amr bi-l ma`rûf wan-nahy `an al-munkar » (« la commanderie du bien et le pourchas du mal »)
était devenu la devise des activistes islamistes au Moyen-Orient à partir des années 1970.
9. L. Poston, Islamic Da`wah in the West, New York, Oxford University Press, 1992.
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La culture des enclaves

Contrairement aux mosquées noires américaines, les mosquées subur-


baines des migrants se focalisent sur la défense de la communauté, sa
stabilisation, et évitent les questions qui pourraient la perturber, alors
qu’elle connaît une mobilité sociale ascendante, et se trouve déstabi-
lisée, depuis les années 1990, par la perception de l’islam comme « une
religion à problème » ou une « religion de violence ». L’attention des
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communautés musulmanes s’attache surtout aux groupes de pression
politique qui, depuis le 11 septembre, se chargent de la défense de leurs
droits civils. Les mosquées de l’espace urbain se répartissent ainsi entre
mosquées plus pauvres, proches des centres villes dépourvus de
grandes mosquées « cathédrales » visibles10, et mosquées plus riches
dans les banlieues excentrées, qui constituent le centre d’enclaves défi-
nies religieusement et ethniquement par des classes moyennes musul-
manes à la recherche de la reconnaissance de l’Amérique.

Ces enclaves permettent de vivre la « religion entre soi », notamment


pour ceux qui y vivent et y travaillent – par exemple dans l’école isla-
mique ou à la mosquée –, et peuvent expérimenter la religion en
continu, 24 heures sur 24. L’enclave constitue un espace de sociabilité,
et de pratiques collectives assez homogènes religieusement et ethnique-
ment. Elle revivifie l’héritage, et réaffirme les liens avec les origines. On
peut comparer la culture de ces enclaves musulmanes à celle que déve-
loppèrent les catholiques américains, jouant en ce sens le rôle de précur-
seurs. Ces derniers, dans une nation liée au protestantisme qui
reconnaissait parfois difficilement les catholiques comme chrétiens,
avaient ainsi créé, autour d’églises définies par l’ethnie et la langue, une
sous-culture catholique prégnante du berceau à la tombe, qui tentait de
répondre à la peur obsédante de l’Église de perdre ses migrants. Les
enclaves musulmanes font donc émerger une « culture paroissiale »,
sans lien avec une quelconque autorité institutionnelle supérieure et
commune à toutes, et où, comme dans le cas européen, l’imam et le
directeur de la mosquée deviennent des figures essentielles, notam-
ment si on compare leur rôle à celui que tient traditionnellement l’imam
de mosquée dans les pays d’Islam. L’imam, mais aussi le comité de
mosquée, qui l’a souvent élu, impriment leur marque sur la culture reli-
gieuse et politique de l’enclave. Ils définissent ce qui la sépare du reste
de la société comme ce qui la relie à elle.

52
10. À l’exception notable de la grande mosquée de Washington, qui accueille une grande partie de
la communauté musulmane officiant dans les diverses professions diplomatiques.
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


Dans le même temps, la prétention globalisante et universelle fait aussi
partie du message. Cette vocation universelle s’exprime d’abord par les
liens noués avec les pays ou régions d’origine, et une sorte de
nationalisme à distance. Elle se manifeste aussi, et de plus en plus, dans
des tentatives de branchement sur la société américaine : la mosquée
fonctionne bien comme un espace d’intégration à la vie politique et
religieuse américaine. Si l’on continue de refuser ce que l’on perçoit
comme la morale « a-religieuse » d’une partie de l’Amérique, il devient
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nécessaire de participer politiquement et de faire entendre sa voix. C’est
d’ailleurs dans les mosquées que les représentants des partis présentent
leur programme aux électeurs potentiels. Espace de mobilisation et de
reconnaissance mutuelle, la coalition interreligieuse, notamment avec les
Églises, permet aussi de faire le lien avec la sphère publique américaine.

Participations politiques et interreligieuses :


un désenclavement partiel ?

Le mode de vie « islamique » inscrit dans les enclaves, il a donc fallu, à


partir des années 1980 et pour une grande partie des musulmans acti-
vistes, créer un lien avec la société américaine, en particulier à travers la
participation à la vie politique. Si la société américaine demeure
« immorale »11, si les enfants doivent en être protégés par les enclaves et
les écoles islamiques – ou, le cas échéant, catholiques ou juives –, la poli-
tique n’en est pas moins un espace privilégié, où se crée un lien avec la
société et la culture environnantes.

Comme les musulmans noirs américains avant eux, les migrants


musulmans passent donc d’une idéologie séparatiste à une perspective
participative. Dans les années 1980, l’établissement de l’ISNA (1983), et
la construction de nouvelles mosquées et écoles islamiques accélèrent
ce double processus d’enclavement et de création de nouveaux canaux
de communication avec la société américaine. Si l’on peut dater le revi-
rement de la grande Convention de l’ISNA en 1986, il est le fruit
d’années de débats. Le travail d’enracinement de l’islam prend un sens
plus participatif à partir des années 1990, au moment où, paradoxale-
ment, il commence à revêtir une charge de plus en plus négative due
aux questions de politique étrangère.

Les organisations politiques représentant les musulmans américains


sont créées et établies en dehors des mosquées à partir des années 1990.
Séparées de la vie rituelle des mosquées, selon les normes constitution-
nelles, elles entendent se constituer en groupes de pression sur le
53

11. Ihsan Abdul-Wajid, The Mosque in America, New York, CAIR, 2001.
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modèle des grandes organisations juives, et en organisations de défense


des droits civils sur le modèle noir-américain. Mais leur base financière
reste très faible, et seules deux d’entre elles ont aujourd’hui leur siège à
Washington12. Elles naissent d’abord de manière locale, sont souvent
reliées à un groupe ethnique particulier13, et s’organisent à des niveaux
très différents, qui vont de la mobilisation
Depuis le 11 septembre, des électeurs et des candidats politiques, à la
la défense des droits civils est défense des droits civils et religieux des
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particulièrement importante musulmans aux États-Unis, ou se concen-
trent sur des questions de politique étran-
gère. Très souvent, l’accent sur l’un de ces niveaux est déterminé par
l’environnement politique. Depuis le 11 septembre 2001, la défense des
droits civils est, par exemple, particulièrement importante. Ce début
d’organisation politique coïncide avec un moment où les politiques
commencent à courtiser les électeurs musulmans. La communauté
musulmane reste, dans les années 1990, divisée entre les deux partis
démocrate et républicain. Attirée par l’attention portée aux minorités
par les démocrates, elle converge aussi avec le conservatisme moral des
républicains. En 2000, l’American Muslim Political Coordination
Council, qui couvre plusieurs comités d’action, soutient la candidature
de George W. Bush14. L’opération masque de nombreuses fractures
politiques internes, mais il est clair que le but n’est plus de survivre en
tant que musulmans dans un environnement perçu comme a-religieux
et en tout cas non musulman, comme ce fut le cas dans les années 1960
et 1970 ; il s’agit d’entrer de plain-pied dans la compétition politique
pour faire pression localement et nationalement (aux niveaux des États
et du gouvernement fédéral) sur les choix de politique intérieure ou
extérieure. Un processus qui a sa réplique au niveau local.

En réponse à l’effort de participation politique, l’État américain a répondu,


dès les années 1990, par des signaux importants symboliquement mais
superficiels dans leurs effets politiques en direction de la communauté
musulmane américaine. Les élites signalent ainsi a minima qu’elles per-
çoivent la présence de l’islam dans le paysage religieux américain.

12. L’AMC (American Muslim Council, fondé en 1990) et le CAIR (Council on American Islamic Rela-
tions, fondé en 1994) ont leur siège à Washington. L’American Muslim Alliance (AMA) fondée en 1989
a son siège à Fremont, en Californie. Le Muslim Public Affairs Council (MPAC) est fondé 1988, à Los
Angeles en Californie, et l’American Muslim Political Coordinating Council (AMPCC) fondé en 1999
comme réunion de AMA, AMC et MPAC, a son siège à Youngston, Ohio.
13. À l’exception notable du MPAC.
14. A. Saeed, art. cit. [7], p. 50. L’American Muslim Political Coordination Council chapeaute
plusieurs organisations : l’American Muslim Alliance, l’American Muslim Council, le Council on
American Islamic Relations, et le Muslim Public Affairs Council. W. D. Mohammed, leader de la
54
communauté noire américaine sunnite, a choisi de ne pas participer aux activités de l’AMPC. Sur le
soutien du AMPC à George W. Bush et le vote musulman en 2000, voir « The Muslim Bloc Vote »,
Washington Report on Middle East Affairs, 20, n° 1, janvier-février 2001.
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


Les « rituels de réception » des représentants de l’islam par l’État améri-
cain sont les signes les plus courants de cette reconnaissance minimale. En
1992, un dîner de rupture du jeûne de Ramadan est organisé à la Maison-
Blanche en présence de membres du Congrès. Dans les années 1990, les
fêtes de l’Aïd sont aussi célébrées à la Maison-Blanche. À partir de
février 1999, le département d’État organise des « tables rondes musul-
manes » (Muslim roundtable) avec des représentants de la communauté
musulmane. Autre signe de reconnaissance publique, qui concerne le
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culte plutôt qu’une reconnaissance politique : la prise en charge spirituelle
des musulmans dans les prisons et dans l’armée. Le département de la
Défense nomme en 1993 son premier aumônier musulman, un Africain
américain, Abdul Rashid. Chaque branche de l’armée américaine a
aujourd’hui son aumônier musulman, avec un insigne où le croissant
côtoie les symboles des autres religions15. En novembre 2000, la poste
américaine a produit pour les fêtes de fin d’année un timbre calligraphié
en arabe « joyeux Aïd », qui vient compléter une série d’icônes multicul-
turelles : timbres célébrant Hannukah, la vierge Marie et l’enfant Jésus,
Kwanzaa – qui fête l’héritage africain-américain – ou le plus prosaïque
bonhomme de neige. L’islam est ainsi symboliquement installé à la table
commune. Les autorités locales et municipales réalisent le même travail
de reconnaissance symbolique. À Chicago, jusqu’en 2001, sur Federal
Plaza, la grande place du centre administratif de la ville, les passants
pouvaient avant Noël admirer l’immense sapin de Noël, la crèche et la
Menora. En 2001, un monument représentant l’islam s’est ajouté au
paysage urbain pour les fêtes de fin d’année : cinq panneaux représentant
les piliers de l’islam, surmontés du croissant, intègrent symboliquement
l’espace public dans une mise en scène multiculturelle à la fois annuelle et
éphémère.

En écho à ces marques spatiales et physiques de l’appartenance à une


Amérique plurireligieuse, les discours politiques des responsables
américains (depuis G. Bush père) expriment aussi le mythe d’un
commun dénominateur aux grandes religions, et sa reconnaissance par
l’Amérique. Après le 11 septembre 2001, G. W. Bush a maintes fois cité
l’islam dans ses discours, insistant sur le fait que « la guerre contre le
terrorisme n’était pas une guerre contre l’islam »16, et les cérémonies de
deuil publiques qui ont fait suite aux attentats incluaient des représen-
tants de l’islam. Ses « bourdes » sur la croisade antiterroriste ont quelque
peu malmené sa rhétorique religieuse, mais les réactions de son entou-
rage pour en minimiser la portée montrent aussi que le statut de l’islam
aux États-Unis est en pleine redéfinition. Une redéfinition déterminée à

55
15. A. Saeed, art. cit. [7], p. 46.
16. F. Gerges, America and Political Islam. Clash of Cultures or Clash of Interests?, Cambridge,
Cambridge University press, 1999, chapitre V.
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la fois par des dynamiques internes et externes, avec des dissonances


entre les discours « positifs » sur l’islam et la mise en place d’une poli-
tique étrangère très agressive à l’égard du monde arabe et musulman.

Cette dissonance a ses effets sur la structure institutionnelle religieuse


musulmane : une dissociation de plus en plus claire entre l’espace de la
mosquée et celui de la critique de la
La dissociation est de plus en plus politique étrangère américaine ; un
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claire entre l’espace de la mosquée renforcement des groupes spécifiques
et celui de la critique de la construits sur base religieuse mais entiè-
politique étrangère américaine rement voués à l’action politique. Le
débat politique se déconnecte donc du
centre de l’enclave musulmane que représente la mosquée, pour inté-
grer l’espace associatif, plus proche des groupes de pression (et de
Washington, espère-t-on), même s’il garde une base religieuse évidente.

L’intégration dans le dialogue interreligieux est un autre moyen


d’entrer en tant qu’organisation religieuse dans le débat public. Ainsi
que le montre le mouvement anti-guerre depuis le 11 septembre, c’est
par le détour du dialogue avec les églises – qui offrent aux mosquées
une sorte d’alliance protectrice en les disculpant de tout « anti-plura-
lisme » – que les mosquées entrent dans le débat sur la légitimité de la
guerre en Irak, ou le soutien américain à Israël17.

L’islam ici et là-bas :


les musulmans américains et la politique étrangère

L’extraordinaire diversification du paysage religieux américain, marque


de la « nouvelle Amérique religieuse »18, rend difficile la visibilité et la
reconnaissance de nouvelles religions. En ce sens, l’évolution de l’islam
aux États-Unis depuis les années 1960 n’est pas différente de celle
d’autres minorités religieuses. L’existence de précurseurs (catholicisme
et judaïsme, mais aussi combats de l’histoire de la ségrégation raciale) et
d’une mosaïque religieuse célébrée à la fois officiellement et superficiel-
lement, rend chaque minorité religieuse, théoriquement du moins,
acceptable. L’islam extérieur, en revanche, depuis la révolution iranienne
de 1979, est tenu en suspicion. Depuis le retrait de l’Union soviétique de
l’Afghanistan (1989), les États-Unis se sont officiellement tournés contre
l’islamisme radical. Le procès du cheik Omar Abd al-Rahman, un lettré
religieux formé à al-Azhar et impliqué avec un groupe d’islamistes radi-

17. Voir M. Zeghal, « Les organisations musulmanes aux États-Unis et la guerre annoncée contre
56
l’Irak », in H. Bozarslan et H. Dawod (dir.), La Société irakienne, Communautés, pouvoirs et violence,
Paris, Karthala, 2003.
18. D. Eck, op. cit. [2].
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L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?

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caux dans le premier attentat contre le World Trade Center en 1993, offre
à l’administration américaine l’occasion de dénoncer publiquement ceux
qu’elle décrivait jusqu’alors comme « des combattants de la liberté »19.
Les attentats du 11 septembre n’introduisent pas sur ce plan de rupture
radicale. Ils ne font que rendre moins admissibles encore les discours
radicaux et séparatistes. Le débat médiatique et universitaire entre
tenants d’une confrontation entre Islam et Occident (S. Huntington,
B. Lewis, J. Miller), et « pluralistes » (D. Eck, J. Esposito, Y. Haddad) – un
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débat faussé par les caricatures d’un islam « violent » dans un cas, ou
nécessairement « modéré » dans l’autre –, n’a guère atténué la mauvaise
image de l’islam aux États-Unis, mais a contribué à construire une dicho-
tomie qui oppose good Muslim et bad Muslim.

Aujourd’hui, la globalisation d’un islam perçu comme « religion à


problème », rend le processus d’institutionnalisation de l’islam plus
complexe. Il est aussi désormais plus ardu, et plus urgent, pour les
musulmans américains, mais peut-être plus encore pour les élites politi-
ques au pouvoir, prises en tenaille entre un islam américain avec lequel
elles n’ont établi que des liens superficiels, et un islam extérieur dont
elles désignent les manifestations violentes comme celles d’un ennemi
difficile à localiser, mais clairement doté d’une identité « musulmane ».
Les maladresses de G. W. Bush à l’automne 2001 révèlent sans doute
plus l’incapacité des élites politiques à résoudre la contradiction, qu’une
position de principe foncièrement anti-musulmane. C’est d’ailleurs
avant la présidence de G. W. Bush et la domination des néo-conserva-
teurs que de nouvelles lois, qui ont notamment affaibli les droits civils
de nombre de migrants musulmans aux États-Unis, ont vu le jour20.

Il n’est donc pas question aujourd’hui, pour les activistes musulmans,


de mettre leur communauté dans une situation inconfortable dans la
société américaine. La stratégie majoritaire n’est pas une stratégie de
réclusion et de refus de la société américaine dans son ensemble ; elle
cherche au contraire la mise en relation avec cette société, l’affirmation
d’une identité communautaire compatible avec les valeurs américaines.
L’intégration dans la compétition politique américaine n’est plus en
contradiction avec l’appartenance religieuse. C’est donc surtout la
perception de l’islam comme « ennemi », depuis les années 1990, qui a
incité les communautés musulmanes et leurs représentants à plus de
prudence dans leurs relations avec la société américaine.

19. M. Zeghal, « Les usages du savoir et de la violence. Quelques réflexions autour du 11 septembre
2001 », Politique étrangère, n° 1-2002, p. 21-38.
57
20. Le vote en 1995 par le Congrès de l’Anti Terrorism and Effective Death Penalty Act, signé en 1996
par Bill Clinton, permet de juger des non-citoyens américains sans que les pièces à conviction soient
mises à disposition de l’accusé ou de ses représentants.
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politique étrangère 1:2005

C’est le paradoxe de l’après-11 septembre. Dans les faits, les problèmes


discriminatoires vécus par les communautés musulmanes sont très impor-
tants21. Mais les attentats de l’automne 2001 ont eu aussi pour conséquence
de faire entrer largement l’islam dans la sphère publique américaine.

Après le 11 septembre 2001, l’islam devient aux États-Unis un véritable


objet de questionnement. Universitaires et spécialistes, mais aussi
représentants de l’islam sont convoqués, mobilisés, questionnés sur cet
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islam. Ils se mobilisent aussi d’eux-mêmes pour mettre en avant leurs
propres versions. On peut distinguer deux moments dans ce processus.

Dans un premier temps, ces représentations se scindent entre deux cari-


catures qui fixent la religion dans une définition homogène et fixe : celle
qui – au sein des communautés musulmanes, dans un mécanisme
d’autodéfense – dissocie l’islam des attentats (l’islam aurait été
« détourné » par les pirates de l’air, dira Hamza Yusuf lors de sa
rencontre avec le président Bush), et définit l’islam comme « religion de
la modération » ; et celle qui, à l’extérieur de la communauté, associe
islam et violence. La tension qui naît de l’opposition entre ces deux
représentations perturbe les commu-
Les attentats de l’automne 2001 nautés musulmanes et force l’espace
ont eu pour conséquence de faire des enclaves, qui éclatent ainsi de l’inté-
entrer largement l’islam dans la rieur, puisque les musulmans, conduits
sphère publique américaine par leurs imams, participent à un
mouvement centrifuge pour atteindre
la sphère publique, et s’en faire reconnaître. L’État américain participe
lui aussi des forces qui poussent à cet éclatement, par la présence du
Federal Bureau of Investigation (FBI) dans des mosquées qui,
surveillées, pratiquent dès lors une certaine autocensure des discours.
La convergence de ces deux mouvements crée une sorte d’islam « offi-
ciel » et public, représenté comme modéré, tolérant et ouvert, en oppo-
sition avec « l’islam des terroristes », qui aurait été « pris en otage ».

L’islam est sollicité constamment pour parler de lui-même, en particu-


lier dans les événements interreligieux. Il se doit d’être conforme à un
ethos démocratique et pluraliste, fixant sa définition : l’islam est reli-
gion de tolérance et de paix, l’islam s’oppose à la discrimination,
comme le répètent à l’envi nombre d’imams de mosquées conserva-
trices, et les pamphlets que l’on peut trouver à l’entrée de ces mosquées.
Par ailleurs, la production de définitions caricaturales22 et l’émergence

21. Voir L. Cainkar, « No Longer Invisible: Arab and Muslim Exclusion after September 11 », Arabs,
58
Muslims and Race in America, MERIP Reports, automne 2002, n° 224.
22. J.E. Woods, « Imaging and Stereotyping Islam, » in A. Hussein & J.E. Woods (dir.), Muslims in
America : Opportunities and Challenges, International Strategy and Policy Institute, Chicago, 1996.
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L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?

DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


de l’islam comme religion mal-aimée, démultiplient les effets de recon-
naissance. Nombre d’imams rapportent des réactions locales caractéris-
tiques, après les attentats23 : autour des mosquées, les voisins rendent
visite aux représentants de la communauté musulmane, et le mouve-
ment de solidarité prend pour cette dernière plus d’importance que les
pierres jetées sur les fenêtres des mosquées24. Plus largement, les événe-
ments interreligieux se multiplient. Les mosquées deviennent des
vitrines : les portes s’ouvrent, les non musulmans sont invités et
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accueillis à bras ouverts. Expliquer, montrer, s’ouvrir, tels sont les
maîtres mots des imams de mosquée : « il faut aller vers les autres
aujourd’hui, et puis c’est de la bonne publicité (it is good advertising) ! ».
Mais si l’image que les enclaves projettent à l’extérieur est celle d’un
islam américanisé, modéré, tolérant, la communauté, en son for inté-
rieur, est tendue.

Dans un deuxième temps, les débats internes à la communauté, très


intenses dès le lendemain des attentats, deviennent donc publics
entre 2002 et 2003. La culture des enclaves commence alors à être
sérieusement remise en question de l’intérieur : la vision de la MSA,
continuée par l’ISNA, a produit un islam conservateur, qui se perçoit
comme contre-culture dans la société américaine. L’islam américain, en
écho à des débats lancés ailleurs, s’efforce de réévaluer les deux
grandes caricatures de l’islam « positif » et « négatif ». Après avoir
développé un processus d’institutionnalisation en ce qui concerne le
culte et la représentation politique, les musulmans américains s’enga-
gent dans des remises en questions internes, qui empruntent parfois
des formes symboliquement violentes.

Dans ce débat émergent de nouvelles générations de jeunes musul-


mans, nés aux États-Unis, passés par l’université, en rupture avec la
culture des enclaves établies par leurs parents et l’univers de la
mosquée. L’islam institutionnel s’ouvre aujourd’hui timidement sur ses
minorités internes : libéraux, musulmans afro-américains, homo-
sexuels… Il les avait longtemps ignorées, mais il se donne désormais –
superficiellement toutefois comme le lui reprochent les jeunes généra-
tions –, encouragé par les élites politiques américaines, une image
davantage pluraliste dans la veine du multiculturalisme américain.

MOTS-CLÉS
Islam, États-Unis, 11 septembre

59
23. A. Saeed, art. cit. [7]. Diana Eck décrit elle aussi l’ambivalence des réactions après le
11 septembre 2001. Voir D. Eck, op. cit. [2].
24. Notes de terrain, automne 2001.

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