Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Malika Zeghal
Dans Politique étrangère 2005/1 (Printemps), pages 49 à 59
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 2200920547
DOI 10.3917/pe.051.0049
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
La communauté musulmane issue de l’immigration aux États-Unis
s’intègre désormais pleinement dans le processus de déprivatisation
du religieux. Le 11 septembre la fait sortir des « enclaves » consti-
tuées dans les années 1960 pour sauvegarder une identité, afin de
devenir un acteur du débat public. La contradiction demeure pourtant
entre l’islam inséré dans le jeu multireligieux américain, et l’islam
dénoncé et combattu par la politique étrangère américaine.
politique étrangère
1. W. Herberg, Protestant, Catholic, Jew, An Essay in American Religious Sociology, New York,
Doubleday, 1955.
49
2. D. Eck, A New Religious America, New York, Harper, 2001 ; B. Lawrence, New Faiths Old Fears,
Muslims and other Asian Immigrants in the American Religious Life, New York, Columbia University
Press, 2002.
Livre PE 1-2005.book Page 50 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
La grande masse des immigrants musulmans arrive aux États-Unis
après l’annulation des quotas à l’immigration au milieu des années
19603. De jeunes musulmans, venus se former au métier d’ingénieur ou
de médecin, en général aux professions techniques, étudient dans les
grandes universités américaines, en quête d’un avenir meilleur et/ou
pour échapper à des situations politiques difficiles dans leur pays. À
leur arrivée, ils décident d’organiser sur les campus leurs pratiques reli-
gieuses collectives, et la représentation qu’ils peuvent donner de l’islam
à la société américaine.
3. Avec l’Immigration Act de 1965, les quotas à l’immigration disparaissent. Les nouveaux critères
mis en place par la loi permettent l’immigration d’élites intellectuelles et professionnelles. Selon
Haddad et Lummis, la loi de 1965 marque le début de la 5e vague de migration musulmane, la plus
massive, essentiellement issue du Moyen-Orient et du continent indien. Voir le travail pionnier de
Y. Haddad et A. Lummis, Islamic Values in the United States : A Comparative Study, New York,
Oxford University Press, 1983.
4. Fondateur du parti fondamentaliste Jamaat-I-islami qui prône l'islamisation de l'État (NDLR).
5. S.A. Johnson, « The Muslims of Indianapolis », in Y. Haddad et J. Smith, Muslim Communities in
50
North America, New York, State University of New York, 1994.
6. Entretiens effectués entre 2001 et 2003 avec certains des fondateurs et membres de la MSA et de
l’ISNA.
Livre PE 1-2005.book Page 51 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
Il s’agit donc bien alors d’insister sur la pratique quotidienne de l’islam,
qui définit un véritable way of life. Il n’est pas question d’islamiser
l’Amérique, ou l’État américain. Le rapide renouvellement de ses
membres, qui entrent sur le marché du travail, fait bientôt évoluer l’asso-
ciation étudiante au-delà de sa posture originelle. Insérés dans
l’Amérique professionnelle, ses membres fondent des familles, et stabi-
lisent de ce fait même l’existence d’une population musulmane aux
États-Unis. En 1983, la MSA, consciente de s’être développée au-delà
même de ses premiers objectifs, crée la Société islamique d’Amérique du
Nord (Islamic Society of North America ou ISNA) pour répondre à de
nouveaux besoins de représentation et d’organisation de la commu-
nauté musulmane7. Il s’agit d’« encourager l’unité et la fraternité parmi
les musulmans, d’élever leur conscience islamique, de commander le
bien et pourchasser le mal »8, dans le cadre d’une idéologie conservatrice
fondée sur l’islam qui doit beaucoup aux idées des Frères musulmans.
7. Sur les développements de la MSA et de l’ISNA, voir S. Nyang, « Islam in America : a Historical
Perspective », American Muslim Quarterly, vol. 2, n° 1, p. 7-38 ; J. Smith, Islam in America, New York,
Columbia University Press, 1999, p. 167-171 ; A. Saeed, « The American Muslim paradox, » in Y.
Haddad and J.I. Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, Walnut Creek (CA), Alta-
mira Press, 2002.
51
8. « Al amr bi-l ma`rûf wan-nahy `an al-munkar » (« la commanderie du bien et le pourchas du mal »)
était devenu la devise des activistes islamistes au Moyen-Orient à partir des années 1970.
9. L. Poston, Islamic Da`wah in the West, New York, Oxford University Press, 1992.
Livre PE 1-2005.book Page 52 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
communautés musulmanes s’attache surtout aux groupes de pression
politique qui, depuis le 11 septembre, se chargent de la défense de leurs
droits civils. Les mosquées de l’espace urbain se répartissent ainsi entre
mosquées plus pauvres, proches des centres villes dépourvus de
grandes mosquées « cathédrales » visibles10, et mosquées plus riches
dans les banlieues excentrées, qui constituent le centre d’enclaves défi-
nies religieusement et ethniquement par des classes moyennes musul-
manes à la recherche de la reconnaissance de l’Amérique.
52
10. À l’exception notable de la grande mosquée de Washington, qui accueille une grande partie de
la communauté musulmane officiant dans les diverses professions diplomatiques.
Livre PE 1-2005.book Page 53 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
nécessaire de participer politiquement et de faire entendre sa voix. C’est
d’ailleurs dans les mosquées que les représentants des partis présentent
leur programme aux électeurs potentiels. Espace de mobilisation et de
reconnaissance mutuelle, la coalition interreligieuse, notamment avec les
Églises, permet aussi de faire le lien avec la sphère publique américaine.
11. Ihsan Abdul-Wajid, The Mosque in America, New York, CAIR, 2001.
Livre PE 1-2005.book Page 54 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
particulièrement importante musulmans aux États-Unis, ou se concen-
trent sur des questions de politique étran-
gère. Très souvent, l’accent sur l’un de ces niveaux est déterminé par
l’environnement politique. Depuis le 11 septembre 2001, la défense des
droits civils est, par exemple, particulièrement importante. Ce début
d’organisation politique coïncide avec un moment où les politiques
commencent à courtiser les électeurs musulmans. La communauté
musulmane reste, dans les années 1990, divisée entre les deux partis
démocrate et républicain. Attirée par l’attention portée aux minorités
par les démocrates, elle converge aussi avec le conservatisme moral des
républicains. En 2000, l’American Muslim Political Coordination
Council, qui couvre plusieurs comités d’action, soutient la candidature
de George W. Bush14. L’opération masque de nombreuses fractures
politiques internes, mais il est clair que le but n’est plus de survivre en
tant que musulmans dans un environnement perçu comme a-religieux
et en tout cas non musulman, comme ce fut le cas dans les années 1960
et 1970 ; il s’agit d’entrer de plain-pied dans la compétition politique
pour faire pression localement et nationalement (aux niveaux des États
et du gouvernement fédéral) sur les choix de politique intérieure ou
extérieure. Un processus qui a sa réplique au niveau local.
12. L’AMC (American Muslim Council, fondé en 1990) et le CAIR (Council on American Islamic Rela-
tions, fondé en 1994) ont leur siège à Washington. L’American Muslim Alliance (AMA) fondée en 1989
a son siège à Fremont, en Californie. Le Muslim Public Affairs Council (MPAC) est fondé 1988, à Los
Angeles en Californie, et l’American Muslim Political Coordinating Council (AMPCC) fondé en 1999
comme réunion de AMA, AMC et MPAC, a son siège à Youngston, Ohio.
13. À l’exception notable du MPAC.
14. A. Saeed, art. cit. [7], p. 50. L’American Muslim Political Coordination Council chapeaute
plusieurs organisations : l’American Muslim Alliance, l’American Muslim Council, le Council on
American Islamic Relations, et le Muslim Public Affairs Council. W. D. Mohammed, leader de la
54
communauté noire américaine sunnite, a choisi de ne pas participer aux activités de l’AMPC. Sur le
soutien du AMPC à George W. Bush et le vote musulman en 2000, voir « The Muslim Bloc Vote »,
Washington Report on Middle East Affairs, 20, n° 1, janvier-février 2001.
Livre PE 1-2005.book Page 55 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
culte plutôt qu’une reconnaissance politique : la prise en charge spirituelle
des musulmans dans les prisons et dans l’armée. Le département de la
Défense nomme en 1993 son premier aumônier musulman, un Africain
américain, Abdul Rashid. Chaque branche de l’armée américaine a
aujourd’hui son aumônier musulman, avec un insigne où le croissant
côtoie les symboles des autres religions15. En novembre 2000, la poste
américaine a produit pour les fêtes de fin d’année un timbre calligraphié
en arabe « joyeux Aïd », qui vient compléter une série d’icônes multicul-
turelles : timbres célébrant Hannukah, la vierge Marie et l’enfant Jésus,
Kwanzaa – qui fête l’héritage africain-américain – ou le plus prosaïque
bonhomme de neige. L’islam est ainsi symboliquement installé à la table
commune. Les autorités locales et municipales réalisent le même travail
de reconnaissance symbolique. À Chicago, jusqu’en 2001, sur Federal
Plaza, la grande place du centre administratif de la ville, les passants
pouvaient avant Noël admirer l’immense sapin de Noël, la crèche et la
Menora. En 2001, un monument représentant l’islam s’est ajouté au
paysage urbain pour les fêtes de fin d’année : cinq panneaux représentant
les piliers de l’islam, surmontés du croissant, intègrent symboliquement
l’espace public dans une mise en scène multiculturelle à la fois annuelle et
éphémère.
55
15. A. Saeed, art. cit. [7], p. 46.
16. F. Gerges, America and Political Islam. Clash of Cultures or Clash of Interests?, Cambridge,
Cambridge University press, 1999, chapitre V.
Livre PE 1-2005.book Page 56 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
claire entre l’espace de la mosquée renforcement des groupes spécifiques
et celui de la critique de la construits sur base religieuse mais entiè-
politique étrangère américaine rement voués à l’action politique. Le
débat politique se déconnecte donc du
centre de l’enclave musulmane que représente la mosquée, pour inté-
grer l’espace associatif, plus proche des groupes de pression (et de
Washington, espère-t-on), même s’il garde une base religieuse évidente.
17. Voir M. Zeghal, « Les organisations musulmanes aux États-Unis et la guerre annoncée contre
56
l’Irak », in H. Bozarslan et H. Dawod (dir.), La Société irakienne, Communautés, pouvoirs et violence,
Paris, Karthala, 2003.
18. D. Eck, op. cit. [2].
Livre PE 1-2005.book Page 57 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
débat faussé par les caricatures d’un islam « violent » dans un cas, ou
nécessairement « modéré » dans l’autre –, n’a guère atténué la mauvaise
image de l’islam aux États-Unis, mais a contribué à construire une dicho-
tomie qui oppose good Muslim et bad Muslim.
19. M. Zeghal, « Les usages du savoir et de la violence. Quelques réflexions autour du 11 septembre
2001 », Politique étrangère, n° 1-2002, p. 21-38.
57
20. Le vote en 1995 par le Congrès de l’Anti Terrorism and Effective Death Penalty Act, signé en 1996
par Bill Clinton, permet de juger des non-citoyens américains sans que les pièces à conviction soient
mises à disposition de l’accusé ou de ses représentants.
Livre PE 1-2005.book Page 58 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
islam. Ils se mobilisent aussi d’eux-mêmes pour mettre en avant leurs
propres versions. On peut distinguer deux moments dans ce processus.
21. Voir L. Cainkar, « No Longer Invisible: Arab and Muslim Exclusion after September 11 », Arabs,
58
Muslims and Race in America, MERIP Reports, automne 2002, n° 224.
22. J.E. Woods, « Imaging and Stereotyping Islam, » in A. Hussein & J.E. Woods (dir.), Muslims in
America : Opportunities and Challenges, International Strategy and Policy Institute, Chicago, 1996.
Livre PE 1-2005.book Page 59 Mardi, 22. février 2005 4:24 16
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)
accueillis à bras ouverts. Expliquer, montrer, s’ouvrir, tels sont les
maîtres mots des imams de mosquée : « il faut aller vers les autres
aujourd’hui, et puis c’est de la bonne publicité (it is good advertising) ! ».
Mais si l’image que les enclaves projettent à l’extérieur est celle d’un
islam américanisé, modéré, tolérant, la communauté, en son for inté-
rieur, est tendue.
MOTS-CLÉS
Islam, États-Unis, 11 septembre
59
23. A. Saeed, art. cit. [7]. Diana Eck décrit elle aussi l’ambivalence des réactions après le
11 septembre 2001. Voir D. Eck, op. cit. [2].
24. Notes de terrain, automne 2001.