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Yann Richard
Dans Politique étrangère 2005/1 (Printemps), pages 61 à 72
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 2200920547
DOI 10.3917/pe.051.0061
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La longue opposition entre intellectuels libéraux et clercs chiites qu’a
connue l’Iran se conclut en 1979 par la victoire de ces derniers. Le
régime acquiert pendant la guerre contre l’Irak une légitimité nationale,
et montre ses capacités d’adaptation politique. Mais la population
s’éloigne progressivement de ses dirigeants, et l’environnement
régional contraint le régime à normaliser sa politique étrangère. La
question même du lien entre religieux et pouvoir politique semble
ouverte.
politique étrangère
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réduire le personnel politique à des rôles de flagorneurs ou syco-
phantes grassement rémunérés sur les immenses retombées du boom
pétrolier. Le parti unique Rastakhiz (« Renouveau ») créé en 1975 mettait
un terme à un bipartisme fictif : tout devait désormais être aux mains
du shah et tendre avec lui vers ce qu’il appela la « Grande civilisation ».
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dans une sorte de contre-État, à Qom, ville de pèlerinage au sud de
Téhéran. Tous les désirs de revanche sur l’Occident et sur l’impiété libé-
rale s’y renforcent en vase clos pendant 50 ans, subissant les vexations
des mesures anti-islamiques de Reza shah (dévoilement des femmes,
laïcisation avancée de l’enseignement et de la justice, rétrécissement
symbolique de la place de l’islam dans la vie publique), mais aussi les
humiliations de la Seconde Guerre mondiale (occupation soviéto-
britannique) et la montée d’un fort mouvement communiste chez les
intellectuels et dans les couches populaires urbaines.
gères, c’est peut-être parce qu’ils avaient, au fond, les mêmes références
politiques et idéologiques que les Européens qu’ils combattaient : droits
de l’homme, démocratie, souveraineté nationale, etc.
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islamique, Ali Shari’ati, formé en France à la fin de la guerre d’Algérie,
et mort en 1977, a réussi à mobiliser les grandes figures mythiques du
chiisme dans une pensée de type progressiste, l’islam permettant de
donner corps à la fin de l’hégémonie idéologique occidentale. Il repre-
nait certains thèmes du tiers-mondisme, la conquête de l’indépendance,
la lutte contre l’impérialisme, le conflit des travailleurs contre le capita-
lisme, en y mettant une inspiration nouvelle qui mobilisait les jeunes
intellectuels des années 1970. Shari’ati, lui-même issu d’un milieu
clérical, s’opposait au clergé chiite qu’il accusait de trahison, de corrup-
tion et de sclérose mentale. Il aurait certainement souffert, s’il avait vécu,
de voir le champ politique envahi par les turbans. Sur un point cepen-
dant sa pensée rejoignait celle de Khomeyni : la nécessité d’une avant-
garde politico-religieuse pour conduire le peuple à sa victoire. Chez
Khomeyni, cette avant-garde, c’est le clergé instruit de la tradition reli-
gieuse. Chez Shari’ati, ce sont les intellectuels conscientisés et croyants.
La grande force des clercs iraniens, c’est leur autonomie par rapport à
l’État. Ils refusent l’adhésion légitimante au pouvoir, puisque pour eux
le seul pouvoir absolu ne pourrait être que celui du Douzième Imam,
occulté depuis 874 et dont le retour à la fin des temps inaugurera enfin
le règne de la Justice2. L’absence de pouvoir reconnu religieusement
conduit à ne pas verser les taxes islamiques rituelles aux fonctionnaires
de l’État mais, à la manière d’un « denier du culte », directement au
clergé. À cette source aléatoire mais abondante de richesse, le clergé
peut ajouter les revenus des fondations de biens de mainmorte
opulentes qui se sont constituées depuis le Moyen-Âge et dont il est
désigné gérant au profit des institutions qui leur servent de base corpo-
ratiste pour se reproduire (écoles théologiques) ou diffuser leur ensei-
gnement et leur action (mosquées, hosseyniehs3, hôpitaux, etc.).
2. L’islam chiite duodécimain repose sur la croyance au Douzième Imam, successeur d’Ali, disparu
en 874 mais encore vivant pour guider la communauté – il est considéré comme le seul souverain
légitime. À cause de cela, les chiites ont longtemps adopté des attitudes politiques passives ou
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d'opposition envers le pouvoir temporel (NDLR).
3.Les hosseyniehs sont des institutions où l’on commémore chaque année le martyre du Troisième
Imam chiite (Hosseyn) et qui servent de lieu d’enseignement et de prédication en plus des mosquées.
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sont chacune rattachées à l’influence de tel ou tel ayatollah désigné
comme « guide à imiter ». Un tel « guide » est intouchable. Même
Mohammad-Reza shah, en 1962, ne put rien faire contre Khomeyni
lorsque les ayatollahs, pour le sauver, le reconnurent comme l’un
d’entre eux. Bénéficiant d’une organisation souple et indépendante, de
revenus confortables et d’un soutien populaire indéfectible, le clerc
chiite avait, on le voit, un grand avantage sur son rival, l’intellectuel
occidentalisé, qui prêchait la liberté et l’égalité au nom de notions
abstraites, déguisé en Européen et étroitement dépendant de l’État dont
il était la plupart du temps le fonctionnaire.
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rité morale de défenseurs de la patrie. Khomeyni lui-même employa
l’expression « la patrie plus chère que la vie ». Ceux qui ne vinrent pas
s’enrôler dans les troupes de la République et cherchèrent l’exil par
tous les moyens cédaient en réalité devant la victoire du parti clérical :
des masses de jeunes, de moins jeunes, d’hommes et de femmes se
portaient volontaires, prêts au « martyre ». Le fiasco militaire que
prédisaient les mauvais conseillers de Saddam Hussein tournait pour
les Iraniens à une lourde épreuve de huit années de combats : pertes
relativement faibles en hommes4, mais effort de guerre démesuré, au
détriment des investissements d’infrastructure, sans aucune aide exté-
rieure. L’erreur iranienne de ne pas négocier en position de force au
printemps 1982, alors que les troupes de la République islamique
avaient repoussé l’ennemi et occupaient une partie stratégique de
l’Irak, fit payer cher une guerre qui aurait pu finir plus rapidement par
une victoire. Mais l’état de guerre permettait toutes les mesures politi-
ques, les répressions, et surtout donnait au régime encore incertain la
figure de défenseur des frontières et de l’intégrité nationale face à
l’ennemi, aux Arabes, aux Occidentaux. À plusieurs autres reprises le
régime islamique allait jouer de la corde patriotique, pour la défense
de l’appellation « persique » du Golfe, pour le maintien sous la souve-
raineté iranienne des trois îlots de Tomb et Abu Musa (dont le rôle
stratégique n’est plus d’actualité avec les missiles à longue portée),
pour la défense de la langue persane, etc.
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4. Environ 350 000 victimes iraniennes selon les estimations, pour une population estimée alors à
environ 60 millions d’habitants, à comparer aux pertes françaises de la Grande Guerre (1,4 millions),
qui ne dura que quatre ans, pour une population inférieure de moitié.
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juriste-théologien). Les principes fondateurs furent à nouveau reniés
lorsqu’on dut, après la mort de l’imam en 1989, replâtrer la constitution
pour qu’elle permette l’élection comme guide suprême de Ali
Khamene’i, que Khomeyni lui-même n’avait jamais appelé « ayatollah ».
Le principe central du régime était rabaissé par pragmatisme.
Ce régime, outre sa survie qui contredit tous les pronostics des oppo-
sants, a surpris par sa capacité – certes limitée – de renouvellement et
d’alternance. L’élection, en juin 1997, d’un clerc moderne, de la généra-
tion de ceux qui ont appris à parler anglais et à lire ce qui se passe dans
le monde en cherchant à s’y faire entendre
également, Mohammad Khatami, a Le régime, outre sa survie qui
étonné les observateurs. Khatami était contredit tous les pronostics des
encore un mollah certes, mais le premier opposants, a surpris par sa
qui osait sourire en public, parler en capacité – certes limitée – de
direct à CNN, voyager dans le monde,
annoncer des réformes libérales. Huit ans renouvellement et d’alternance
plus tard, le bilan est mitigé. La fameuse loi sur la presse a été bloquée
par les « gardiens de la constitution » fidèles à la ligne khomeyniste
rigide du guide Khamene’i. Les relations avec les États-Unis n’ont pas
été rétablies, malgré l’intérêt évident des deux parties, et des élections
législatives manipulées par les conservateurs ont ramené au Parlement
une majorité hostile au président (février 2004). Mais un profond chan-
gement a eu lieu dans la société et dans les mœurs des Iraniens. Et de
grandes transformations ont complètement changé le paysage interna-
tional de la région.
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l’indifférence des élèves. Les jeunes se tournent massivement vers tout
ce qui n’est pas l’islam, y compris vers les autres religions, alors que
l’apostasie est théoriquement punissable de la peine capitale. De multi-
ples reportages ont montré ces groupes de garçons et filles qui, une fois
réunis chez eux ou dans les montagnes, à l’abri des miliciens et de la
police des mœurs, rêvent de reproduire les mêmes formes « libérées »
de loisir que celles qu’ils voient sur les télévisions occidentales ou sur
l’internet. Ce n’est pas la mobilisation politique sans intérêt qui arrête-
rait leur fuite. Ni parti communiste, ni mouvement nationaliste laïc :
l’inefficacité de la présidence de Khatami a emporté les derniers espoirs
de changement. Les plus chanceux, les plus fortunés, partiront vers
l’étranger rêvant de revenir un jour, riches, distribuer à leurs parents les
cadeaux de la société de consommation occidentale. Les autres se lance-
ront dans les affaires. Tant que le prix du pétrole est élevé, les retom-
bées permettent en effet de spéculer, de négocier, d’importer. Les
émirats du Golfe persique servent de plateforme d’approvisionnement
pour tout ce que l’embargo américain empêche encore de se procurer
directement à Téhéran.
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succédé au Kurdistan jusque dans les années 1980, la guerre Iran-Irak
est elle-même le résultat d’un conflit frontalier datant du XIXe siècle et
de la revendication par l’Irak de la province arabophone du Khuzistan,
dans la plaine mésopotamienne, une région dont les richesses pétro-
lières pouvaient bien justifier la falsification des cartes baasistes.
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Téhéran souhaite, sans pouvoir le dire à haute voix, la réussite de la
pacification américaine pour que la victoire politique des chiites se fasse
sans partition de l’Irak, sans déstabiliser le Kurdistan. Le soutien
iranien ne peut ici être crédible que si Téhéran maintient son hostilité
de façade à la politique américaine. On ne verra donc pas la reprise des
relations politiques entre les deux pays avant une normalisation en
Irak. L’instabilité et la violence, entretenues principalement par les
Arabes sunnites, font douter de la réussite prochaine de ce projet.
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cortèges révolutionnaires et les grèves de l’hiver 1978-1979, les nationa-
listes libéraux pensaient les reléguer dans les mosquées, une fois la
victoire obtenue. Mais les réseaux cléricaux chiites mieux implantés que
les partis libéraux, eurent vite le dessus, et organisèrent la République
islamique dans certaines provinces avant même que l’ancien régime
n’ait encore basculé. Ce modèle de prise du pouvoir est inexportable : il
fallait l’opulence des grands négociants du bazar, qui donnèrent à
Khomeyni d’immenses moyens matériels ; il fallait l’intégration, parti-
culière à l’Iran, de la culture chiite à la culture persane ; il fallait enfin
l’usure d’un pouvoir monarchique qui ne reposait plus que sur la santé
fragile d’une personne, sans solution immédiate en cas de vacance du
pouvoir. Toutes ces circonstances favorables, l’Iran ne pouvait évidem-
ment les exporter dans les pays sunnites, et encore moins dans les
régions chiites du monde musulman. Restait donc le projet, insensé à la
fin du XXe siècle, de réislamiser une société déjà très marquée par la
modernité, par l’urbanisation et le désir de participation politique.
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théologiens patentés et des penseurs non enturbannés, comme Mohsen
Kadivar, Hasan Yusefi-Eshkevari, Mohammad Mojtahed Shabestari ou
Abdolkarim Sorush, s’interrogent au grand jour, s’exposant parfois à
des tabassages et arrestations, sur l’opportunité de lier l’institution reli-
gieuse au pouvoir politique. Ils posent la question – que les catholiques
n’ont osé aborder qu’au Concile Vatican II – du pluralisme religieux. Ils
préparent la voie à une définition de l’islam comme cadre extérieur
d’une politique laïcisée. Suivis par des intellectuels qui ne remettent pas
en question l’ordre public, ces bousculeurs de certitudes établies nous
font comprendre pourquoi, pour les prochaines présidentielles, la
République islamique cherche un candidat qui, pour la première fois
depuis 1981 ne serait pas habillé du turban et du manteau des mollahs.
MOTS-CLÉS
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Chiisme
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