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L'islam politique en Iran

Yann Richard
Dans Politique étrangère 2005/1 (Printemps), pages 61 à 72
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 2200920547
DOI 10.3917/pe.051.0061
© Institut français des relations internationales | Téléchargé le 09/11/2023 sur www.cairn.info par René Ndayisenga (IP: 91.177.37.49)

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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


L’islam politique en Iran
Par Yann Richard
Yann Richard a vécu en Iran dans les années 1970, et notamment pendant la révolution
islamique. Chercheur au laboratoire « Monde iranien » du Centre national de la
recherche scientifique (CNRS) et professeur à la Sorbonne nouvelle où il dirige l’Institut
d’études iraniennes, il se consacre à la sociologie religieuse du chiisme contemporain
et à l’histoire de l’Iran au XXe siècle.
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La longue opposition entre intellectuels libéraux et clercs chiites qu’a
connue l’Iran se conclut en 1979 par la victoire de ces derniers. Le
régime acquiert pendant la guerre contre l’Irak une légitimité nationale,
et montre ses capacités d’adaptation politique. Mais la population
s’éloigne progressivement de ses dirigeants, et l’environnement
régional contraint le régime à normaliser sa politique étrangère. La
question même du lien entre religieux et pouvoir politique semble
ouverte.

politique étrangère

Beaucoup d’observateurs de l’Iran des années 1960 et 1970 décrivent


une société sécularisée, tranquille, volontiers libre-penseuse. Aucun
spécialiste, sauf deux islamologues, l’un français, l’autre américain, ne
prêtait alors attention au discours insurrectionnel d’un prédicateur
exilé à Nadjaf, Khomeyni, qui avait conduit une révolte contre les
réformes du shah, contre la réforme agraire et contre les droits civiques
conférés aux femmes iraniennes notamment.

Inutile de spéculer sur les causes de la révolution iranienne de 1979 :


qu’il y ait eu, inconsciemment, de la part des États-Unis, le désir de
prévoir et d’aider à constituer, contre toute menace communiste (cf.
l’Afghanistan), une alternative islamique modérée à Téhéran, qui aurait
soulagé après l’arrogance du shah… ou qu’il y ait eu tout simplement
un aveuglement devant la tranquille assurance de ce monarque opulent
et allié de l’Occident, il est certain que la venue des démocrates améri-
cains au pouvoir en 1977 ouvrait la voie à des formes nouvelles
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d’expression politique partout où s’exerçait l’influence américaine,
notamment en Iran.
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Libérer l’expression politique dans ce royaume où les espoirs nationa-


listes du mouvement mosaddeqiste, renversé par un coup d’État pro-
américain en août 1953, avaient laissé beaucoup d’amertume, c’était
apparemment appeler à l’expression idéologique des mouvements libé-
raux, laïcs, socialisants voire marxistes, mais tous nationalistes et volon-
tiers xénophobes, que le régime Pahlavi avait étouffés depuis plus de
20 ans. La répression s’était accrue depuis le début des années 1970,
pour juguler les premiers mouvements de type insurrectionnel et
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réduire le personnel politique à des rôles de flagorneurs ou syco-
phantes grassement rémunérés sur les immenses retombées du boom
pétrolier. Le parti unique Rastakhiz (« Renouveau ») créé en 1975 mettait
un terme à un bipartisme fictif : tout devait désormais être aux mains
du shah et tendre avec lui vers ce qu’il appela la « Grande civilisation ».

Ainsi, la liberté d’expression aurait dû permettre aux revendications


polies des nationalistes et des démocrates de se faire entendre, inau-
gurer au Parlement un espace de débat plus sain et plus critique,
donner espoir aux partisans d’une participation politique élargie, sur le
modèle des sociétés occidentales. D’où vient que cette ouverture,
depuis le printemps 1977, n’ait pas plus profité aux laïcs iraniens ? D’où
sont sortis les religieux qui menèrent bientôt les cortèges révolution-
naires et prirent le pouvoir en février 1979 ? Un regard historique éclai-
rera la fausse surprise de la Révolution islamique.

Les racines islamiques du mouvement national

L’islam a joué un rôle majeur dans la prise de conscience politique des


Iraniens depuis la fin du XIXe siècle. Face aux ingérences européennes,
notamment russe et britannique, islam et nationalisme se sont
confondus. Or les oulémas iraniens, impliqués dans le processus poli-
tique, y jouent un rôle plus visible et plus critique qu’ailleurs, à égalité
avec les intellectuels et les libéraux, parce que,
L’islam a joué un rôle majeur dans le chiisme, ils constituent un corps social
dans la prise de conscience très autonome, largement indépendant écono-
politique des Iraniens miquement de l’appareil étatique. Dans la
Révolution constitutionnaliste de 1906-1909, ce
depuis la fin du XIXe siècle sont les clercs qui ont d’abord pris la tête du
mouvement par des manifestations spectaculaires. Les premières diver-
gences sont venues lorsqu’il a fallu définir des droits démocratiques :
certains théologiens du début du XXe siècle n’étaient pas prêts à accepter
le suffrage universel et l’égalité des citoyens devant la loi votée par un
Parlement. Le divorce a été prononcé en 1909 lorsque les révolution-
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naires constitutionnalistes, définitivement revenus au pouvoir, font
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


exécuter Fazlollah Nuri sur la place publique – un grand théologien (on
dirait aujourd’hui ayatollah) qui s’était retourné contre la légitimité
démocratique et avait fait alliance avec le despote Mohammad-Ali shah.

La distance entre modernisateurs libéraux et clercs chiites n’a depuis


cessé de se creuser. Lorsque, dans les années 1920, se met en place le
régime modernisateur et résolument laïc de Reza Pahlavi (père du
dernier shah), le clergé chiite se recompose à l’écart de la société civile
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dans une sorte de contre-État, à Qom, ville de pèlerinage au sud de
Téhéran. Tous les désirs de revanche sur l’Occident et sur l’impiété libé-
rale s’y renforcent en vase clos pendant 50 ans, subissant les vexations
des mesures anti-islamiques de Reza shah (dévoilement des femmes,
laïcisation avancée de l’enseignement et de la justice, rétrécissement
symbolique de la place de l’islam dans la vie publique), mais aussi les
humiliations de la Seconde Guerre mondiale (occupation soviéto-
britannique) et la montée d’un fort mouvement communiste chez les
intellectuels et dans les couches populaires urbaines.

Une réconciliation historique a failli ressouder les deux forces de chan-


gement qu’avaient été depuis 1906 les libéraux nationalistes et les reli-
gieux ouverts à la modernité : le Front national du docteur Mosaddeq a
répondu entre 1949 et 1953 aux aspirations profondes des Iraniens de
recouvrer la souveraineté sur leur richesse nationale, le pétrole. Le
mouvement était clairement anti-colonial (ou anti-impérialiste), avec
une teinte d’internationalisme non-aligné, une réplique iranienne du
gandhisme. Certains oulémas, derrière l’ayatollah Kashani, défendirent
ardemment Mosaddeq quand il fut nommé Premier ministre en
mars 1951. D’autres, moins nombreux mais virulents (parmi lesquels,
semble-t-il, le jeune Khomeyni) se retrouvaient autour des « Dévoués
de l’islam » (Feda’iyan-e eslam), réplique iranienne chiite des Frères
musulmans. Mais le « haut clergé », derrière l’ayatollah Borujerdi, se
retira de l’arène politique, attitude qualifiée par l’historienne Nikki
Keddie de « quiétiste »1. Finalement la première tendance éclata
lorsque Kashani fit défection, reprochant à Mosaddeq de n’en faire qu’à
sa tête. De l’été 1952 au coup d’État du 19 août 1953, les Américains
n’ont eu cesse d’attiser le ressentiment des religieux contre les « natio-
nalistes » et celui des « nationalistes » contre les religieux.

On devrait parler plutôt ici non de « nationalisme » mais de « popu-


lisme » ou d’action populaire : les nationalistes voulaient d’abord rendre
au peuple iranien ce qui lui appartenait. Leur échec les a pour longtemps
discrédités : s’ils ne pouvaient efficacement contrer les ingérences étran-
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1. N.R. Keddie (dir.), Religion and Politics in Iran : Shi’ism from Quietism to Revolution, New Haven/
Londres, Yale University Press, 1983, p. 9.
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gères, c’est peut-être parce qu’ils avaient, au fond, les mêmes références
politiques et idéologiques que les Européens qu’ils combattaient : droits
de l’homme, démocratie, souveraineté nationale, etc.

Prenant la relève de ce populisme, l’islamisme iranien n’était certes pas


uni en 1979 : des Moudjahidines du Peuple, fortement influencés par le
marxisme et séduits par un autoritarisme révolutionnaire de type stali-
nien, aux intégristes nourris de théologie médiévale et attirés par les
théories de Khomeyni, le chemin était immense. Un jeune idéologue
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islamique, Ali Shari’ati, formé en France à la fin de la guerre d’Algérie,
et mort en 1977, a réussi à mobiliser les grandes figures mythiques du
chiisme dans une pensée de type progressiste, l’islam permettant de
donner corps à la fin de l’hégémonie idéologique occidentale. Il repre-
nait certains thèmes du tiers-mondisme, la conquête de l’indépendance,
la lutte contre l’impérialisme, le conflit des travailleurs contre le capita-
lisme, en y mettant une inspiration nouvelle qui mobilisait les jeunes
intellectuels des années 1970. Shari’ati, lui-même issu d’un milieu
clérical, s’opposait au clergé chiite qu’il accusait de trahison, de corrup-
tion et de sclérose mentale. Il aurait certainement souffert, s’il avait vécu,
de voir le champ politique envahi par les turbans. Sur un point cepen-
dant sa pensée rejoignait celle de Khomeyni : la nécessité d’une avant-
garde politico-religieuse pour conduire le peuple à sa victoire. Chez
Khomeyni, cette avant-garde, c’est le clergé instruit de la tradition reli-
gieuse. Chez Shari’ati, ce sont les intellectuels conscientisés et croyants.

La grande force des clercs iraniens, c’est leur autonomie par rapport à
l’État. Ils refusent l’adhésion légitimante au pouvoir, puisque pour eux
le seul pouvoir absolu ne pourrait être que celui du Douzième Imam,
occulté depuis 874 et dont le retour à la fin des temps inaugurera enfin
le règne de la Justice2. L’absence de pouvoir reconnu religieusement
conduit à ne pas verser les taxes islamiques rituelles aux fonctionnaires
de l’État mais, à la manière d’un « denier du culte », directement au
clergé. À cette source aléatoire mais abondante de richesse, le clergé
peut ajouter les revenus des fondations de biens de mainmorte
opulentes qui se sont constituées depuis le Moyen-Âge et dont il est
désigné gérant au profit des institutions qui leur servent de base corpo-
ratiste pour se reproduire (écoles théologiques) ou diffuser leur ensei-
gnement et leur action (mosquées, hosseyniehs3, hôpitaux, etc.).

2. L’islam chiite duodécimain repose sur la croyance au Douzième Imam, successeur d’Ali, disparu
en 874 mais encore vivant pour guider la communauté – il est considéré comme le seul souverain
légitime. À cause de cela, les chiites ont longtemps adopté des attitudes politiques passives ou
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d'opposition envers le pouvoir temporel (NDLR).
3.Les hosseyniehs sont des institutions où l’on commémore chaque année le martyre du Troisième
Imam chiite (Hosseyn) et qui servent de lieu d’enseignement et de prédication en plus des mosquées.
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L’institution chiite, dont la direction fut longtemps basée à Nadjaf, s’est
réorganisée en 1922 dans la ville religieuse de Qom : un monde séparé
où le pouvoir Pahlavi ne put jamais faire ouvrir un débit de boisson, où
le seul cinéma fut dynamité, où les femmes – bien avant la révolution –
n’osaient pas se montrer sans voile. Pour assurer la collecte des dons,
les grands dignitaires religieux y concentrent une véritable administra-
tion parallèle, avec ses réseaux et ses émissaires et envoient, pour les
grandes fêtes, des prédicateurs vers les villages les plus reculés. Le
territoire et les quartiers des villes sont quadrillés par des mosquées qui
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sont chacune rattachées à l’influence de tel ou tel ayatollah désigné
comme « guide à imiter ». Un tel « guide » est intouchable. Même
Mohammad-Reza shah, en 1962, ne put rien faire contre Khomeyni
lorsque les ayatollahs, pour le sauver, le reconnurent comme l’un
d’entre eux. Bénéficiant d’une organisation souple et indépendante, de
revenus confortables et d’un soutien populaire indéfectible, le clerc
chiite avait, on le voit, un grand avantage sur son rival, l’intellectuel
occidentalisé, qui prêchait la liberté et l’égalité au nom de notions
abstraites, déguisé en Européen et étroitement dépendant de l’État dont
il était la plupart du temps le fonctionnaire.

La victoire du clerc sur l’intellectuel peut être datée. Dernier défenseur


de l’héritage « nationaliste » et libéral de Mosaddeq, après la débâcle du
gouvernement Bazargan lors de la crise des otages américains
(4 novembre 1979), Abolhassan Bani Sadr semblait prendre la tête de la
résistance contre ce qu’il appela la « mollarchie ». Élu président de la
République en janvier 1980, cet humaniste non violent, devenu
khomeyniste par aveuglement en croyant pouvoir manipuler le vieil
ayatollah, se trouva confronté au puissant parti clérical fondé par
l’ayatollah Beheshti, le Parti de la République islamique. Éditorialiste
d’un journal d’opinion qu’il fonda lui-même, A. Bani Sadr commit la
même faute que Mosaddeq : il refusa de fonder un parti, croyant que sa
popularité valait mieux qu’un appareil composé d’intermédiaires et de
relais politiques. Ses premiers meetings attiraient de grandes foules. Il
avait soin de se présenter à la fois comme le favori de l’imam Khomeyni
et comme un intellectuel libéral, formé en France et résolument mosad-
deqiste. Après le début de la guerre avec l’Irak, Bani Sadr devint
fanfaron, envoyant à son journal des éditoriaux rédigés depuis le front,
désertant les tâches politiques pour un spectacle où il ne voyait plus de
rôle que pour lui. La procédure de destitution dont il fut l’objet au prin-
temps 1981 marqua le recul d’influence définitif des « nationalistes ».
Le jour même où, pour défendre le président, Bazargan et ses amis
annonçaient une grande manifestation populaire à Téhéran, Khomeyni
condamna clairement le nationalisme comme une impiété. Il n’y eut de
manifestation que celle qui conspua Bani Sadr, obligé désormais de se 65
terrer jusqu’à son piteux exil en France (juillet 1981).
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Au même moment, les cléricaux, attaqués de toute part à l’intérieur


par les intellectuels, dénigrés à l’étranger par ceux qui avaient d’abord
été fascinés par leur révolution (Michel Foucault), confrontés à une
guerre civile larvée à l’intérieur (terrorisme des Moudjahidines du
Peuple) et à la révolte sporadique des provinces allophones
(Kurdistan, Turkménistan, Gilan) trouvèrent une légitimité inespérée.
Grâce à l’attaque irakienne du 20 septembre 1980, la conduite de la
première guerre de l’histoire iranienne depuis 1828 leur donna l’auto-
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rité morale de défenseurs de la patrie. Khomeyni lui-même employa
l’expression « la patrie plus chère que la vie ». Ceux qui ne vinrent pas
s’enrôler dans les troupes de la République et cherchèrent l’exil par
tous les moyens cédaient en réalité devant la victoire du parti clérical :
des masses de jeunes, de moins jeunes, d’hommes et de femmes se
portaient volontaires, prêts au « martyre ». Le fiasco militaire que
prédisaient les mauvais conseillers de Saddam Hussein tournait pour
les Iraniens à une lourde épreuve de huit années de combats : pertes
relativement faibles en hommes4, mais effort de guerre démesuré, au
détriment des investissements d’infrastructure, sans aucune aide exté-
rieure. L’erreur iranienne de ne pas négocier en position de force au
printemps 1982, alors que les troupes de la République islamique
avaient repoussé l’ennemi et occupaient une partie stratégique de
l’Irak, fit payer cher une guerre qui aurait pu finir plus rapidement par
une victoire. Mais l’état de guerre permettait toutes les mesures politi-
ques, les répressions, et surtout donnait au régime encore incertain la
figure de défenseur des frontières et de l’intégrité nationale face à
l’ennemi, aux Arabes, aux Occidentaux. À plusieurs autres reprises le
régime islamique allait jouer de la corde patriotique, pour la défense
de l’appellation « persique » du Golfe, pour le maintien sous la souve-
raineté iranienne des trois îlots de Tomb et Abu Musa (dont le rôle
stratégique n’est plus d’actualité avec les missiles à longue portée),
pour la défense de la langue persane, etc.

L’effritement de l’autorité islamique

La conquête de légitimité nationale fut moins difficile avec des ennemis


intérieurs réduits au silence : journaux interdits, partis dissous, leaders
tabassés. Mais les libertés d’expression ne furent pas autant réprimées
par le régime islamique qu’elles l’avaient été sous l’ancien régime. C’est
un des paradoxes de la République islamique d’avoir fait, très souvent,
le contraire de ce qu’elle avait annoncé. La constitution élaborée et
plébiscitée dans la foulée de la Révolution contient de nombreux

66
4. Environ 350 000 victimes iraniennes selon les estimations, pour une population estimée alors à
environ 60 millions d’habitants, à comparer aux pertes françaises de la Grande Guerre (1,4 millions),
qui ne dura que quatre ans, pour une population inférieure de moitié.
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éléments de recours et de représentation démocratiques où le suffrage
universel inclut non seulement hommes et femmes à égalité, mais aussi
les non musulmans. (Les seules discriminations significatives concer-
nent les législatives qui mettent les « minorités religieuses » à part pour
leur rappeler leur statut de « protégées ».) C’est le contraire de ce que
Khomeyni avait annoncé dans ses écrits théologiques et idéologiques de
Nadjaf entre 1965 et 1971, où il définissait un pouvoir dont la seule légi-
timité était religieuse, couronnée par le velâyat-e faqih (gouvernorat du
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juriste-théologien). Les principes fondateurs furent à nouveau reniés
lorsqu’on dut, après la mort de l’imam en 1989, replâtrer la constitution
pour qu’elle permette l’élection comme guide suprême de Ali
Khamene’i, que Khomeyni lui-même n’avait jamais appelé « ayatollah ».
Le principe central du régime était rabaissé par pragmatisme.

Ce régime, outre sa survie qui contredit tous les pronostics des oppo-
sants, a surpris par sa capacité – certes limitée – de renouvellement et
d’alternance. L’élection, en juin 1997, d’un clerc moderne, de la généra-
tion de ceux qui ont appris à parler anglais et à lire ce qui se passe dans
le monde en cherchant à s’y faire entendre
également, Mohammad Khatami, a Le régime, outre sa survie qui
étonné les observateurs. Khatami était contredit tous les pronostics des
encore un mollah certes, mais le premier opposants, a surpris par sa
qui osait sourire en public, parler en capacité – certes limitée – de
direct à CNN, voyager dans le monde,
annoncer des réformes libérales. Huit ans renouvellement et d’alternance
plus tard, le bilan est mitigé. La fameuse loi sur la presse a été bloquée
par les « gardiens de la constitution » fidèles à la ligne khomeyniste
rigide du guide Khamene’i. Les relations avec les États-Unis n’ont pas
été rétablies, malgré l’intérêt évident des deux parties, et des élections
législatives manipulées par les conservateurs ont ramené au Parlement
une majorité hostile au président (février 2004). Mais un profond chan-
gement a eu lieu dans la société et dans les mœurs des Iraniens. Et de
grandes transformations ont complètement changé le paysage interna-
tional de la région.

La société iranienne s’est éloignée de ses dirigeants auxquels elle


semble tourner le dos. Les plus âgés, partagés entre la nostalgie des
paillettes impériales et le souci d’assurer le lendemain, se sont remis de
la fièvre révolutionnaire et de l’agitation politique. Satisfaits d’une rela-
tive paix sociale, ils ne supportent plus les sermons religieux de leurs
dirigeants et cherchent sans peine les occasions d’échapper au carcan
moral : de la cassette vidéo à l’antenne satellitaire, de l’Internet à la
lecture de livres souvent traduits ou importés de l’étranger, l’Iranien 67
mécontent boit aujourd’hui plus d’alcool qu’on en a jamais bu en Iran,
fume de l’opium, écoute des musiques maudites et vaque par ailleurs
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de manière parfaitement schizophrénique à ses occupations. Les


mesures apaisantes prises après l’élection de Khatami sur la tenue
vestimentaire des femmes et le respect de la vie privée ont permis de
supporter plus facilement le blocage des institutions.

L’enseignement a été « islamisé », à tous les niveaux. Pratiquement,


cela ne veut pas dire grand-chose, et les professeurs de théologie isla-
mique, en dehors des écoles strictement religieuses, se heurtent à
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l’indifférence des élèves. Les jeunes se tournent massivement vers tout
ce qui n’est pas l’islam, y compris vers les autres religions, alors que
l’apostasie est théoriquement punissable de la peine capitale. De multi-
ples reportages ont montré ces groupes de garçons et filles qui, une fois
réunis chez eux ou dans les montagnes, à l’abri des miliciens et de la
police des mœurs, rêvent de reproduire les mêmes formes « libérées »
de loisir que celles qu’ils voient sur les télévisions occidentales ou sur
l’internet. Ce n’est pas la mobilisation politique sans intérêt qui arrête-
rait leur fuite. Ni parti communiste, ni mouvement nationaliste laïc :
l’inefficacité de la présidence de Khatami a emporté les derniers espoirs
de changement. Les plus chanceux, les plus fortunés, partiront vers
l’étranger rêvant de revenir un jour, riches, distribuer à leurs parents les
cadeaux de la société de consommation occidentale. Les autres se lance-
ront dans les affaires. Tant que le prix du pétrole est élevé, les retom-
bées permettent en effet de spéculer, de négocier, d’importer. Les
émirats du Golfe persique servent de plateforme d’approvisionnement
pour tout ce que l’embargo américain empêche encore de se procurer
directement à Téhéran.

Il est loin, le temps où les ayatollahs voulaient exporter leur révolution.


Le dernier défi lancé par Khomeyni peu avant sa mort, la condamna-
tion à mort de l’écrivain britannique Salman Rushdie, s’est lourdement
retourné contre la République islamique et aujourd’hui personne n’en
parle plus. Aucun responsable actuel de la République islamique
n’aime qu’on lui rappelle ces heures d’hostilité généralisée avec les
pays occidentaux. L’heure est au sourire et à la diplomatie. Depuis le
11 septembre 2001, les Iraniens sont cernés de tous côtés par la puis-
sance qu’ils avaient le plus narguée : les États-Unis. Il est significatif que
le renversement des Talibans à Kaboul et celui de Saddam Hussein à
Bagdad aient mis fin à deux régimes honnis des ayatollahs…

Déjà, en 1991, lors de la guerre du Koweït, l’Iran aurait pu se réconcilier


avec Washington, et des négociations auraient pu s’ouvrir pour recom-
poser les frontières de cette région. Mais c’est justement un redécou-
68
page de la région que redoute l’Iran avant tout, comme la Turquie
voisine. Plusieurs traumatismes territoriaux ont instruit les Iraniens
dans un passé récent : en 1946 les Soviétiques, avant de retirer formel-
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lement leurs troupes du nord de l’Iran, avaient installé à Tabriz et à
Mahabad deux gouvernements autonomistes azerbaïdjanais (province
iranienne d’Azerbaïdjan) et kurde, dans lesquels Téhéran avait vu des
entreprises de démantèlement de son territoire national. Une forte réac-
tion iranienne et l’habile négociation de Ghavam Saltaneh – grand
homme politique – auprès de Staline, ainsi qu’une crise ouverte par les
États-Unis à l’ONU nouvellement créée, avaient eu raison de l’expan-
sionnisme soviétique. Sans parler des nombreuses révoltes qui se sont
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succédé au Kurdistan jusque dans les années 1980, la guerre Iran-Irak
est elle-même le résultat d’un conflit frontalier datant du XIXe siècle et
de la revendication par l’Irak de la province arabophone du Khuzistan,
dans la plaine mésopotamienne, une région dont les richesses pétro-
lières pouvaient bien justifier la falsification des cartes baasistes.

Une entente irano-américaine en 1991 aurait pu éviter de laisser


Saddam Hussein réprimer sauvagement la révolte chiite du sud
irakien. Les Iraniens savaient qu’en la soutenant pour forcer l’établis-
sement d’une république chiite d’Irak détachée de Bagdad, ils détrui-
saient un équilibre fragile sans avoir les moyens d’imposer un
nouveau découpage. Il aurait fallu tout redéfinir, la question kurde
aurait suivi, et les nouvelles républiques indépendantes du Caucase et
d’Asie centrale, fraîchement émancipées, auraient également généré
un nombre infini de disputes frontalières (voir le cas toujours non
résolu de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan). Aucune stabilité ne mérite
qu’on la détruise pour une solution précaire et conflictuelle : sortant de
huit ans de guerre, l’Iran aurait été incapable d’assumer un nouvel
engagement militaire et de défendre ses intérêts. On vit donc l’Iran
abandonner ses voisins chiites d’Irak…

L’approbation par l’Iran de l’établissement en Afghanistan d’un


gouvernement pro-américain dirigé par Hamid Karzaï ressemble égale-
ment à une trahison : Téhéran n’avait-il pas soutenu des moudjahidines
pro-chiites, puis les tadjikophones du Panjshir ? L’absence d’engage-
ment réel de l’Iran en Afghanistan a une histoire. Pendant l’occupation
soviétique, la République islamique avait un ennemi majeur, les Améri-
cains, et un ennemi concret et proche, l’Irak. On fit donc silence dans les
médias et dans les prônes du vendredi sur l’occupation soviétique. Seul
le journal Mizân (de Bazargan), tant qu’il fut toléré, y consacra édito-
riaux et reportages. Le régime des Talibans qui s’installa à partir de
1994, intolérant vis-à-vis des chiites, responsable de l’assassinat d’une
quinzaine de diplomates iraniens à Mazar-i Sharif, représentait pour les
ayatollahs iraniens la caricature de l’islam politique modéré dont ils se
faisaient désormais les défenseurs. Ils ne purent donc que se réjouir de 69
sa chute, et le président M. Khatami rendit visite à H. Karzaï à Kaboul
sous la protection des soldats américains…
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politique étrangère 1:2005

La guerre américano-britannique contre l’Irak en 2003 apportait un


nouvel espoir. L’internationalisme chiite traditionnel pouvait désor-
mais mobiliser ses troupes de théologiens souvent issus des mêmes
écoles de Nadjaf ou de Qom, et préparer l’accès au pouvoir des chiites
d’Irak, majoritaires mais toujours écartés (sous les Ottomans, sous la
monarchie, puis sous la république baasiste). C’est pourquoi la révolte
de Moqtada al-Sadr, à Nadjaf, fut abandonnée sous la pression de
l’ayatollah Sistani. Elle n’avait chez les chiites qu’un soutien limité.
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Téhéran souhaite, sans pouvoir le dire à haute voix, la réussite de la
pacification américaine pour que la victoire politique des chiites se fasse
sans partition de l’Irak, sans déstabiliser le Kurdistan. Le soutien
iranien ne peut ici être crédible que si Téhéran maintient son hostilité
de façade à la politique américaine. On ne verra donc pas la reprise des
relations politiques entre les deux pays avant une normalisation en
Irak. L’instabilité et la violence, entretenues principalement par les
Arabes sunnites, font douter de la réussite prochaine de ce projet.

Les trahisons virtuelles du régime iranien sont la conséquence de ses


efforts de normalisation. Affaibli par la guerre avec l’Irak, l’Iran a
manqué certaines opportunités. Fragilisé par l’effritement de sa base
politique intérieure, l’État islamique maintient la pression extérieure en
se présentant comme le seul bloc de résistance à la pénétration améri-
caine. Le paradoxe est que les États-Unis et leur culture n’ont jamais été
si populaires en Iran – sentiment qui s’inverserait immédiatement en
cas d’attaque américaine contre le
La seule question qu’on ne pose pas est territoire iranien. Dans l’après-
de savoir si un pays immensément riche 11 septembre, face à la dégradation
en hydrocarbures, en énergie solaire des relations de l’Arabie Saoudite
inexploitée et en énergie hydraulique, a avec l’Occident et à la méfiance
américaine pour l’islam wahhabite
vraiment besoin de centrales nucléaires dont est issu Oussama Ben Laden,
l’Iran offre un gage de stabilité. Ses immenses réserves de pétrole et de
gaz naturel en font un interlocuteur d’avenir pour l’économie des pays
industrialisés.

La question de l’énergie nucléaire et de ses prolongements militaires n’est


ici qu’un élément du marchandage : les experts disent volontiers qu’on
serait moins inquiet si une arme nucléaire ne risquait, dans la République
islamique d’Iran, de tomber un jour aux mains de fanatiques, de va-t-en-
guerre forcenés qui pourraient en menacer Israël. L’exemple du Pakistan
ne suffit-il pas ? La seule question qu’on ne pose pas est de savoir si un
pays immensément riche en hydrocarbures, en énergie solaire inex-
70
ploitée et en énergie hydraulique, a vraiment besoin de centrales
nucléaires. Les Français, qui vendirent une partie de la technologie
nucléaire au régime du shah, ne voulaient pas répondre à cette question.
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Le biologique, arme du XXIe siècle

DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs


Vers le désenchantement du régime ?

L’islam iranien fascina le monde lorsqu’en 1978 tout un peuple uni


descendit dans la rue pour rejeter l’ancien régime au nom de slogans
fortement marqués par l’islam. Le régime impérial avait pourtant
semblé bien ancré dans la modernité et la prospérité, même si de
nombreux dysfonctionnements et la permanence de la violence poli-
tique venaient ternir son bilan. Alliés des religieux dans les grands
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cortèges révolutionnaires et les grèves de l’hiver 1978-1979, les nationa-
listes libéraux pensaient les reléguer dans les mosquées, une fois la
victoire obtenue. Mais les réseaux cléricaux chiites mieux implantés que
les partis libéraux, eurent vite le dessus, et organisèrent la République
islamique dans certaines provinces avant même que l’ancien régime
n’ait encore basculé. Ce modèle de prise du pouvoir est inexportable : il
fallait l’opulence des grands négociants du bazar, qui donnèrent à
Khomeyni d’immenses moyens matériels ; il fallait l’intégration, parti-
culière à l’Iran, de la culture chiite à la culture persane ; il fallait enfin
l’usure d’un pouvoir monarchique qui ne reposait plus que sur la santé
fragile d’une personne, sans solution immédiate en cas de vacance du
pouvoir. Toutes ces circonstances favorables, l’Iran ne pouvait évidem-
ment les exporter dans les pays sunnites, et encore moins dans les
régions chiites du monde musulman. Restait donc le projet, insensé à la
fin du XXe siècle, de réislamiser une société déjà très marquée par la
modernité, par l’urbanisation et le désir de participation politique.

Contrairement aux apparences, l’échec de la révolution n’est pas un


échec de l’islam. D’une part la montée de l’islam vers le politique n’est
pas liée exclusivement à la crise révolutionnaire. Conséquence de
l’exode rural et d’une crise des valeurs démocratiques et humanistes,
cette montée de l’islam a été observée dans la plupart des pays musul-
mans où sont réapparus, en même temps qu’en Iran, en formes et
couleurs variées, les voiles que les réformateurs laïcs avaient voulu
interdire. Si la croyance en la pérennité de la République islamique s’est
effritée, si son personnel politique échoue à se renouveler, c’est que son
idéologie n’est plus porteuse. Ni la répression ni le miroitement d’un
paradis de justice islamique où tout méchant serait puni ne font plus
recette : cela ne marche plus que par inertie et par la rente pétrolière,
non par l’enthousiasme populaire. Mais si les jeunes refusent de suivre,
nul ne peut dire aujourd’hui vers quel type de régime s’oriente l’Iran.

L’islam gardera certainement un rôle majeur. La culture iranienne,


qu’elle le veuille ou non, en est profondément pénétrée, et s’en inspire
même quand elle le récuse, comme dans la littérature libertine qui sert 71
aux mystiques de langage paradoxal. Jamais soumise à une colonisation
ou à la domination prolongée d’une puissance occidentale, la société
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politique étrangère 1:2005

iranienne a gardé son attachement pour les pèlerinages chiites, pour la


dévotion aux imams, qui peut servir à récuser la légitimité du pouvoir
clérical lui-même. Le clergé a beaucoup évolué : il sait l’anglais, a pris
des cours de sociologie et d’économie pour mieux répondre aux tâches
politiques où il s’est investi. Les écoles théologiques sont plus prospères
que jamais, elles ouvrent à des carrières variées, non seulement dans les
mosquées et l’enseignement, mais également dans l’administration et la
politique. Désormais très impopulaire, le cléricalisme est en recul. Des
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théologiens patentés et des penseurs non enturbannés, comme Mohsen
Kadivar, Hasan Yusefi-Eshkevari, Mohammad Mojtahed Shabestari ou
Abdolkarim Sorush, s’interrogent au grand jour, s’exposant parfois à
des tabassages et arrestations, sur l’opportunité de lier l’institution reli-
gieuse au pouvoir politique. Ils posent la question – que les catholiques
n’ont osé aborder qu’au Concile Vatican II – du pluralisme religieux. Ils
préparent la voie à une définition de l’islam comme cadre extérieur
d’une politique laïcisée. Suivis par des intellectuels qui ne remettent pas
en question l’ordre public, ces bousculeurs de certitudes établies nous
font comprendre pourquoi, pour les prochaines présidentielles, la
République islamique cherche un candidat qui, pour la première fois
depuis 1981 ne serait pas habillé du turban et du manteau des mollahs.

Cette victoire tardive de l’esprit moderne n’effacera jamais la grande


expérience que fut la révolution : une sorte de psychodrame vécu en
dimension de crise internationale, où le peuple iranien, ancré dans sa
tradition religieuse, a rejoué victorieusement le drame de l’imam
Hosseyn, injustement massacré par les troupes du calife omeyyade en
680 à Karbala. Le retour triomphal de l’imam Khomeyni à Téhéran le
1er février 1979 n’était pas seulement la revanche sur 1 299 ans de dolo-
risme ; c’était aussi, symboliquement, l’anticipation du retour eschato-
logique du Douzième imam à la fin des temps. Tous les pieds de nez
aux États-Unis et au reste du monde ne sont que la conséquence de cette
immense mystification, jouée par tout un peuple. À l’issue de ce drame
onirique, l’Iran aura au moins compris qu’on ne vit pas dans ses rêves.
Dans cette douloureuse conquête de la modernité, les Iraniens auront
appris à participer à leur propre histoire, avec l’ouverture d’une société
que les orientalistes nous avaient toujours décrite jusqu’alors comme
hermétiquement fermée.

MOTS-CLÉS
72 Islam
Chiisme
Iran
Irak

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