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Introduction du Dossier spécial n°1

Crise(s) et finances publiques


Marc Leroy
Dans Gestion & Finances Publiques 2021/4 (N° 4), pages 81 à 89
Éditions Lavoisier
ISSN 1969-1009
DOI 10.3166/gfp.2021.4.012
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Finances locales

Marc LEROY
Professeur, Université de Reims
Vice-Président de la Société Française de Finances Publiques

Introduction du Dossier spécial n°1


Crise (s) et finances publiques

Mots-clés : crise - définition - critères - finances publiques - choix politique - changement


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C
1
Remerciements qui vont
e premier dossier spécial réunit des La crise se révèle souvent par une rupture qui aussi aux autres partenaires
de l’Université d’été de la
contributions internationales au Colloque éclate de manière événementielle dans des cir- SFFP : la Région Grand Est,
Crise(s) et Finances Publiques qui s’est la Casden, le Centre Maurice
constances variées : une défaite militaire, une Hauriou (Université de Paris
tenu à Reims du 1er au 3 juillet 2021 dans le cadre 5), le Centre d’études en
dégradation économique brutale, une pénu- gouvernance (Université
de l’Université d’été de la Société Française de d’Ottawa), la Revue Française
rie grave, une pandémie, un mouvement social
Finances Publiques (SFFP). Il s’inscrit dans un par- de Finances Publiques, sans
massif, une vague migratoire imprévue, une série oublier l’Université de Reims,
tenariat de la SFFP avec l’Association de soutien le Centre de recherche droit et
à la revue Gestion et Finances Publiques (GFP) et d’attentats terroristes, une catastrophe écolo- territoire et la Faculté de droit
et de science politique qui ont
la revue GFP, que je remercie chaleureusement1. gique… accueilli l’évènement.

doi:10.3166/gfp.2021.4.012
GFP N° 4-2021 / Juillet-Août 2021 81
Finances locales

Elle frappe une aire géographique et sectorielle endogènes fragilisent, à certaines périodes,
plus ou moins importante, mais devient globale dans certaines conditions ou pour les pays peu
quand les interdépendances sont fortes, comme développés, la soutenabilité structurelle du sys-
dans le cas de la mondialisation de la crise de tème des finances publiques : capacité fiscale,
2008 ou de la diffusion du virus Covid en 2020. En conditions de l’emprunt, hausse des dépenses…
ce sens, on peut parler de crises au pluriel. La crise des finances publiques est un ainsi un
thème d’études récurrent qui se ramifie dans
Qu’elle soit économique, monétaire, boursière,
les diverses branches de la matière : crises des
politique, sociale, institutionnelle, culturelle,
finances de l’État, des finances sociales, de la
écologique, etc., ou qu’elle concerne plusieurs
dette, fiscale, des finances locales.
domaines, elle constitue un processus de chan-
gement multiforme qui suit des temporalités di- La crise est souvent considérée comme un fac-
verses et laisse des choix politiques. teur clé du changement de politique fiscale et
Ainsi, la crise n’est pas une donnée univoque, budgétaire : elle a des effets sur les finances
déterministe, mais une notion à conceptualiser publiques de type statique (baisse des recettes,
et une variable synthétique à construire : il s’agit hausse des dépenses sociales…) et dynamique
d’analyser le positionnement du problème et les (plans de soutien, austérité…) ; elle sert aussi de
choix possibles par rapport au système concret prétexte idéologique à des réformes. L’effet ci-
des décisions de crise (acteurs, experts, déci- seaux et l’interventionnisme budgétaire, fiscal,
deurs, institutions), à leurs conceptions, référen- et/ou monétaire relèvent alors de modèles des
tiels, idéologies, mais aussi à travers les réponses, finances publiques de crises. Les effets des crises
les politiques et les instruments mis en œuvre. sur les institutions, la démocratie, la société et
l’économie modifient aussi le contexte, les jeux
La crise devient budgétaire quand les difficultés des acteurs et les instruments d’intervention du
de financement entraînent un déficit structurel système des finances publiques.
et une dette non soutenables sur le long terme :
les recettes ne couvrent plus les dépenses et/ Sans chercher à être exhaustif, ce premier dossier
ou ne permettent plus de rembourser la dette. ouvre la réflexion sur les crises (1) et leurs rela-
Outre les causes externes citées, des facteurs tions avec les finances publiques (2).

1 Quelle analyse des crises ?

Selon le Dictionnaire médical de l’Académie de la crise de la sidérurgie européenne des années


médecine, la crise est un « changement subit et 1970 ; les dysfonctionnements sont parfois endé-
généralisé dans l’évolution d’une maladie qui se miques, comme en matière de retards de déve-
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manifeste par divers symptômes », une phase loppement de certains pays ou secteurs : en l’ab-
décisive, favorable ou non, qui par extension sence d’un évènement révélateur, qui à l’extrême
touche aussi les personnes en bonne santé « ap- prend la forme d’une catastrophe, comme une
parente ». Cette approche ouvre la voie vers les agression militaire, un accident nucléaire, un in-
critères d’une définition : le caractère brusque (a) cendie, etc., des signes de dégradation ou d’ina-
et grave (b) qui met en question des valeurs (c) daptation, parfois latents, existent : une tension
dans un moment décisif de changement (d). internationale, une perte de biodiversité, une ag-
gravation du taux de pauvreté, etc. En ce sens, la
crise marque une rupture décisive d’un équilibre,
A. Une rupture brutale fût-il harmonieux, inégalitaire, oppressif.
La crise a d’abord un caractère brusque, brutal, Le sentiment de fulgurance est accentué dans les
comme l’illustrent les exemples en introduction. cas où l’accident, la rupture ou le déséquilibre
Parfois l’évènement sert de prétexte à cette rup- paraissent imprévisibles. Il est toujours difficile
ture, comme dans le cas de la dépêche d’Ems de savoir quand et où la folie d’un homme ou
du 13 juillet 1870 à l’origine de la guerre entre la d’un groupe peut frapper, quand et où une ca-
France et la Prusse. Certaines crises ne marquent tastrophe naturelle ou technologique peut se
cependant pas un tournant soudain, mais re- produire… L’imprévisibilité, dans certains cas,
lèvent d’un lent déclin, comme dans le cas de est un facteur aggravant.

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Finances locales

B. Un désordre grave les cyber-attaques et l’essor d’une culture de la


défiance nourrie de rumeurs complotistes.
Deuxième caractère de la crise, la gravité du
bouleversement qui apparaît critique. Il faut dis- La globalisation est économique, financière,
tinguer entre les phénomènes conjoncturels et culturelle, numérique et désormais écologique et
structurels : une mauvaise récolte est toujours re- sanitaire. La pandémie de la Covid a cruellement
doutable, au premier chef pour les producteurs, rappelé que la fragilité n’était pas l’apanage
mais ses effets sont plus dramatiques dans des des sociétés les moins développées. N’oublions
sociétés agraires traditionnelles, où la disette pas non plus que le risque d’un conflit armé gé-
menace, ce qui était fréquent sous l’Ancien Ré- néral n’est pas improbable. Ainsi, l’exposition
gime. Plus généralement un choc exogène à un aux risques majeurs, théorisée par Ulrich Beck3,
système est d’autant plus grave que le système concerne aussi les pays riches, même si leurs ins-
est fragile. La crise naît aussi de dysfonctionne- truments de traitement des situations d’urgence
ments systémiques, endogènes, qu’un évène- sont plus puissants.
ment particulier exacerbe. En dernier ressort, la globalisation des crises est
politique. Elle pose la question du rôle, mais aussi
Avec l’essor du capitalisme, elle est souvent pen-
de la marge de manœuvre de l’État. L’échelle de
sée comme économique : surproduction indus-
l’État-nation reste valide, par exemple pour l’ar-
trielle au regard des débouchés commerciaux,
ticulation des territoires locaux avec l’économie
instabilité financière due aux fragilités bancaires
mondiale ; mais elle apparaît insuffisante pour
et aux spéculations boursières. La récurrence des
répondre aux problèmes planétaires, de type
dépressions est alors modélisée par la théorie
pandémie, réchauffement climatique, immigra-
des cycles, dont la nature (cas des cycles finan-
tion, terrorisme, etc. L’échelle est aussi celle des
ciers de Fisher), la durée (cycles longs de Kondra-
grands espaces géopolitiques : l’hégémonie des
tieff ou courts de Juglar) et l’ampleur nourrissent
États-Unis s’associe ou se heurte à l’Europe, au
de riches débats. Les bulles éclatent, comme lors
Japon, à la Chine, à la Russie, etc., tandis que
du jeudi noir boursier de 1929 ou de l’effondre-
l’Afrique et l’Amérique centrale notamment de-
ment de l’indice américain Nasdaq (valeurs des
meurent à la périphérie de la décision. Les luttes
TIC) en 2000. Toutefois, la fin, même brutale,
de pouvoir déséquilibrent l’ordre international,
d’un cycle d’expansion économique n’est qu’une
l’hostilité dégénérant parfois en combats régio-
fluctuation passagère s’il conduit, après ajuste-
naux où interviennent les grandes puissances, au
ment, à un retour à l’équilibre. La loi des débou-
risque d’une mondialisation de la guerre.
chés de la production de Jean-Baptiste Say va
dans ce sens. Dans ces circonstances, la crise exprime le pa-
roxysme d’une tension qui dramatise en conflit
Mais ce rééquilibrage n’est pas forcément du-
ouvert une rivalité internationale, une opposition
rable ou soutenable. Si l’on suit l’école marxiste,
politique ou un malaise social. En matière poli-
la survie du système capitaliste est en cause, les
tique, l’histoire française des révolutions de 1789,
crises successives de production, malgré les tem-
1830, 1848 et de la Commune de 1871 en consti-
péraments trouvés, exprimant des contradictions
tuent des exemples extrêmes. Toutefois, les dif-
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structurelles fatales à terme. Selon l’école de la
férends au sein des pouvoirs publics épousent en
régulation économique (Aglietta, Boyer), la crise
général des formes plus douces, comme celles
traduit une déstabilisation, un épuisement d’un
d’une démission gouvernementale, d’un change-
régime économique, d’une forme institutionnelle
ment de groupe parlementaire, etc. ; elles sortent
capitaliste ou d’un mode de production. Dans les
alors de notre champ quand elles relèvent, sans
crises monétaires, la confiance n’est plus au ren-
le menacer, du jeu institutionnel habituel, comme
dez-vous.
dans le cas de la valse des ministères des IIIe et
On retiendra que la crise pose la question des IVe Républiques après la Première Guerre mon-
mutations des modèles économiques, et plus lar- diale. En matière sociale, les conflits débouchent
gement du changement de société. sur une crise par l’ampleur de leur mobilisation
Par ailleurs, la sévérité de la perturbation pro- (cas de mai 1968) et/ou par l’efficacité de leurs
vient de sa propagation à un ensemble de sec- moyens de pression (cas des transports).
teurs et de territoires interdépendants, comme Dans le cas des crises conflictuelles, la gravité de 2
M. Leroy, « Le gouvernement
européen par la rigueur
l’illustre la crise de 2008 où la crise immobilière l’explosion est d’autant plus forte que la violence budgétaire », GFP, juillet-août
américaine s’est propagée aux banques, aux est présente. Or, à l’opposé de la pacification 2018, p. 22-31.

bourses, à l’économie et aux finances publiques2. des mœurs liée à la formation de l’État étudiée
3
U. Beck, La société du risque.
Aubier, 2001.
La mondialisation accentue le risque systémique, par Elias4, la violence devient un moyen collec- 4
N. Élias, La civilisation des
qui affecte aussi nos économies numérisées, avec tif de contestation sociale, comme dans le cas mœurs, Calmann-Lévy, 2002.

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Finances locales

des Gilets Jaunes (2018-2019), ou des attentats tiques de certains Princes, introduit une nouvelle
rejetant les valeurs occidentales. Non pas que la liturgie au nom des valeurs bibliques.
violence fût absente auparavant : il suffit de son-
Les crises des valeurs apparaissent régulière-
ger aux mouvements radicaux des années 70 en
ment dans l’histoire. Les conflits internationaux
Allemagne, Italie ou France ; mais, elle n’est plus
ou internes ont aussi une dimension culturelle.
extérieure à la société, circonscrite à des groupes
En raison du pluralisme des valeurs (Weber),
marginalisés ; elle est banalisée, internalisée,
des comportements s’éloignent des normes so-
concurrençant le monopole wébérien de l’État.
ciales qui expriment à une époque donnée des
valeurs communes. Ces déviances par rapport
C. Une remise en cause des valeurs aux normes dominantes créent ou non un chan-
gement, selon leur accueil par l’opinion et par les
La crise implique une axiologie, même quand décideurs.
elle s’exprime matériellement. En politique, les
crises de régimes mettent en cause les valeurs Selon Durkheim8, l’anomie économique est inter-
et les normes qui définissent l’ordre constitution- mittente quand un désastre économique ou un
nel, par exemple la crise antiparlementaire du boom dérègle la stratification sociale et perturbe
6 février 1934, le putsch algérien du 13 mai 1958 les valeurs des individus et des classes, leur sen-
qui signe l’avènement de la Ve République... En timent de justice. Elle devient chronique quand
matière sociale, les mouvements sociaux, selon elle est inhérente au fonctionnement de l’éco-
la conception de Touraine5, s’opposent comme nomie en raison de la déréglementation et de
contre-culture aux valeurs dominantes d’une so- l’extension des marchés, mais aussi de l’absence
ciété : c’était le cas du mouvement ouvrier euro- de pouvoir régulateur de l’État : elle entraîne une
péen avant qu’il ne se dilue dans la société de absence de limitation des désirs et passions indi-
consommation6 ; c’est l’exemple de la mobilisa- viduelles et se répand comme une norme sociale,
tion en 2011 (Occupy Wall Street) contre le capi- à des degrés variables selon les CSP, avec son lot
talisme financier. de frustrations et de suicides…
La question est de séparer les choix privés des
Depuis la fin du XXe siècle, en suivant Axel Hon-
principes publics, et de les articuler. Les socié-
neth (et Nancy Frazer), une demande de recon-
tés démocratiques libérales actuelles étendent
naissance des groupes sociaux dépasse le cor-
la sphère des valeurs privées (sexualité, famille,
poratisme des revendications matérielles : c’est
religion par exemple) au nom de la liberté. La dif-
l’exemple du mouvement des infirmières en 1988
ficulté se situe dans la délimitation de la répres-
en quête d’une valorisation de leur métier ou de
sion des comportements déviants qui heurtent
la révolte fiscale des Gilets Jaunes contestant les
ou simplement érodent le socle commun de va-
choix des élites.
leurs constitutives d’un régime politique, et de
L’accélération et la diversification des crises l’ordre social qui lui est attaché. L’interprétation
décrédibilisent les valeurs qui sous-tendent les des principes au cœur de la démocratie, ou en
normes de fonctionnement de la société. Les France, de la République, fait débat : liberté,
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innovations créent des nouvelles dynamiques égalité, fraternité, mais aussi laïcité, etc. La dé-
socio-économiques porteuses de valeurs qui viance fiscale par évasion n’est devenue un pro-
contredisent les normes en cours. Les contradic- blème public que depuis la crise de 2008…
tions sont aussi au cœur du système. Selon Da-
niel Bell7, le capitalisme attise des contradictions D. Un moment décisif d’un processus
culturelles, sources de crises, entre la logique de changement
de l’efficacité pour l’économie, l’égalité pour la
politique et la satisfaction personnelle pour la La crise est un moment décisif, une épreuve de
culture. Ces tensions sont aussi parfois circons- vérité dans un processus de changement de
5
A. Touraine, La voix et le
regard, Seuil, 1978. crites à une organisation fermée, à un champ au- l’ordre social et des idées du bien, du vrai et du
6
J. H. Goldthorpe et al., tonome, au sens de Bourdieu. juste. Il s’agit de penser ensemble les causes, les
L’ouvrier de l’abondance, caractéristiques, l’impact, les réponses possibles
Seuil, 1972.
Ainsi, la crise met en cause des relations de et les choix socio-politiques réalisés. De cette in-
7
D. Bell, Les contradictions
culturelles du capitalisme, pouvoir et de légitimité. En matière religieuse, terdépendance résultent la nature et le sens du
PUF, 1979. le schisme entre les églises de Rome et de changement, les mutations s’avérant, selon les
8
M. Leroy, « Anomie, déviance Constantinople de 1504 dépasse la rivalité entre cas, normales (cas des crises cycliques), ou patho-
fiscale et régulation biaisée de
la globalisation économique », leurs chefs respectifs en opposant les valeurs des logiques (cas de la crise écologique planétaire),
Socio-logos, 2011, n° 6, cultures latine et grecque. La Réforme protes- radicales ou non, avec des effets positifs, négatifs
p. 1-40. Je laisse de côté ici
l’anomie pathologique. tante du XVIe siècle, au-delà des ambitions poli- ou mixtes.

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Finances locales

La pensée systémique, chère aux juristes, est dont la diffusion massive par les réseaux sociaux
familière de cette logique. Dès 1976, Edgar d’Internet forme un cocktail explosif de violence
Morin appelait à une « crisologie9 » basée sur latente.
la complexité systémique, en considérant les
rétroactions aux antagonismes de crise par l’in- Les solutions politiques doivent tenir compte de
formation cybernétique et par la réorganisation l’opinion publique, que ce soit pour la satisfaire,
revitalisante. Encore que la place donnée aux ac- la tromper ou la réprimer (un test révélateur de
teurs concrets reste négligée dans les approches la nature du régime institutionnel). Sur le fond,
formelles du système et des institutions, comme deux types généraux de réponses existent. D’une
l’a montré Michel Crozier pour la sociologie des part, les régulations systémiques, tournées vers
organisations. En outre, certains agents exclus ou la prévention, comme dans le cas des mesures
marginaux au système, en particulier les publics européennes encadrant la finance privée depuis
contributeurs au financement, peuvent s’imposer la crise de 2008, ou dans le cas de l’activation
comme acteurs par la rébellion (cas des révoltes du principe de précaution anticipant l’urgence.
fiscales). L’approche du pouvoir financier comme D’autre part, les compromis organisationnels
un attribut d’une autorité, à la base de la concep- où l’on peut citer l’exemple de la réponse amé-
tion positiviste du droit, néglige l’autre versant ricaine à la crise des missiles russes de Cuba11
du concept, basé sur une relation asymétrique en 1963 marquant une lutte entre les faucons
entre des acteurs incarnés dans une organisation (bombardement) et les colombes (embargo qui
ou un contexte socio-historique. l’emporta dans la décision) ; un exemple récent
Dans un sens plus technique, il est utile de dis- de réponse organisationnelle est donné par les
poser d’indicateurs de crise. Toutefois, toute difficultés logistiques des unités de production
mesure est aussi une hiérarchisation de valeurs et des échelons administratifs dans la diffusion
sociales qui n’est pas neutre. Sans être nouvelle, du vaccin contre la Covid.
la tendance à mesurer est devenue hégémo-
nique aujourd’hui sous l’impact du New public Les décisions relèvent de choix politiques plus ou
management qui a une certaine filiation avec le moins autonomes (cf. 2b). Ici, la mondialisation
néolibéralisme. peut aussi améliorer les réponses en favorisant
l’aide, la coopération, la complémentarité et la
L’inscription temporelle sur l’agenda d’une au- régulation internationales. L’innovation, si elle
torité publique des problèmes perçus comme dérègle l’ordre ancien, constitue aussi parfois la
cruciaux est une étape nécessaire à l’élaboration solution (cas du vaccin à ADN messager contre
de solutions politiques. Certains déséquilibres la Covid). L’urgence justifie parfois d’écarter cer-
restent ignorés ou négligés. La publicisation du tains principes, normes ou acteurs, avec la ques-
problème10 est accélérée dans les cas des dé- tion de l’ampleur et de la légitimité de ce régime
sordres sectoriels particulièrement graves, ou de d’exception. Les conflits ont aussi des fonctions
type global, qui (re)politisent la vie sociale par positives12. En matière scientifique, les connais-
des demandes de réformes, de protections, de sances nouvelles apparaissent, si l’on suit Kuhn,
reconnaissance. par révolutions qui sont des formes de crises des
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En ce sens, la mise en crise combine la réalité paradigmes de la science normale. Les tensions
aux représentations du problème : des ratio- se dénouent parfois positivement car la catharsis
nalités d’intérêt (utilitarisme), de valeur (axio- reçoit une écoute publique, une reconnaissance
logie) et de traitement de l’information (co- sociale. La capacité à établir un récit national, eu-
gnition) façonnent les réactions sociales et les ropéen, démocratique, etc. portant sur les prin-
réponses publiques. Les anticipations jouent, cipes, les valeurs et les normes fondamentales, à 9
E. Morin, « Pour une
par exemple, comme l’a montré Merton pour la la base du lien social, conditionne aussi la sortie crisologie », Communications,
de crise. L’idéologie joue le même rôle, mais elle 1976, p. 149-163.
crise de 1929, quand la prédiction créatrice de
tronque ou exagère des faits, en vue de légitimer
10
J. Dewey, Le public et ses
la faillite bancaire précipite la crise, chacun reti- problèmes, Folio, 2010.
rant son argent. Des mythes fleurissent aussi avec par la vérité le pouvoir des institutions et leurs E. Neveu, Sociologie politique
des problèmes publics,
leurs démons (exemple l’immigré), leurs héros décisions de crise. Elle est source de crise quand, Armand Colin, 2015.
(l’homme providentiel), leurs victimes expiatoires face à ces vérités supposées, la réalité dévoile les 11
G.T. Allison, Essence of
(le bouc-émissaire), etc. Loin d’être irrationnels, effets de cette erreur. Decision: Explaining the
Cuban Missile Crisis, Little
ces récits, comme toute croyance, font sens pour Brown, 1971.
les groupes qui les partagent, les soudent et ren- Finalement, les réponses à la crise se concré- 12
L. A. Coser, Les fonctions du
seignent sur leurs valeurs… L’émotion est un fac- tisent dans des instruments de politiques pu- conflit social, PUF, 1982.

teur important, en particulier dans les situations bliques13, en particulier par des dispositifs juri-
13
Ch. C. Hood, The Tools of
Government in the Digital
d’urgence, et s’entretient pas des biais cognitifs, diques et financiers. Age, Palgrave, 2007.

GFP N° 4-2021 / Juillet-Août 2021 85


Finances locales

2 Quelles relations entre crise(s) et finances publiques ?

Par rapport aux relations, essentielles mais com- sés régulièrement et sont suspendus en raison
plexes, entre les finances publiques et les crises, de la crise sanitaire actuelle. Les économistes
je n’aborderai que quelques prolégomènes por- Reinhart et Rogoff en étudiant sur une longue
tant sur le rôle des facteurs financiers (a), l’ab- période les crises de la dette avaient cru trou-
sence de déterminisme (b), les décisions finan- ver le Graal (contesté) dans le taux de 90%. En
cières de crise (c) avant de présenter les articles matière fiscale, la détermination objective d’un
réunis dans ce premier dossier spécial (d). taux global confiscatoire, qui dépend du niveau
subjectif socialement acceptable, demeure éco-
A. Les finances comme causes et nomiquement incertaine, ce qui explique sans
signes de crise doute la prudence du juge constitutionnel à cet
égard. Il ne faut pas oublier non plus que, depuis
Premièrement, les finances publiques sont sus- les années 1990, la banalisation de la déviance
ceptibles d’engendrer une crise économique ou par l’évasion fiscale des multinationales a am-
sociale. Historiquement, plusieurs Révolutions puté les recettes publiques : à défaut d’une règle
ont pour toile de fond des crises budgétaires d’airain de l’équilibre des contributions fiscales,
et/ou des révoltes fiscales : cas de la Révolution ce laxisme néolibéral explique aussi structurel-
anglaise de 1648, de l’indépendance du Portu- lement les difficultés à faire face à la crise de
gal en 1668, des Révolutions américaine et fran- 2008. En tout cas, les règles de rigueur budgé-
çaise de 1783 et 1789…. Selon Ardant, l’impôt taire peuvent être écartées dans les situations de
est un « éveilleur de révoltes », par exemple au crises, comme on l’a vu dans le cas de crise de la
XVIIe siècle, lorsque le tarissement des métaux Covid. Et c’est heureux économiquement et po-
précieux ralentit les échanges marchands et la litiquement, dès lors que la soutenabilité à long
disponibilité de la monnaie, entraînant de nom- terme est assurée.
breuses révoltes fiscales. L’époque contempo-
raine connaît de tels enchaînements à partir de La notion de soutenabilité devient un enjeu pré-
décisions financières ou fiscales : diminution des pondérant avec le risque de crise des dettes pu-
droits sociaux (cas des régimes de retraite), pou- bliques. Ainsi le Conseil d’analyse stratégique
jadisme, Cid-Unati de Nicoud, Gilets Jaunes… (2010) propose un indicateur synthétique du
Deuxièmement, une crise des finances publiques risque sur la dette souveraine basé sur la situation
se produit quand les recettes ne suffisent plus à des finances publiques, le vieillissement démo-
couvrir les besoins en dépenses, selon deux types graphique, et, une des leçons de la crise de 2008,
de situations : une crise exogène aux finances pu- l’endettement des agents privés. Des contrats
bliques entraîne des perturbations budgétaires de maîtrise des finances locales ont été passés
graves ; le système des finances publiques pour entre l’État et les collectivités territoriales sur la
des raisons intrinsèques ne fonctionne plus. Dans base d’indicateurs des dépenses et du besoin de
les deux cas, les recettes fiscales ne sont plus financement (LPFP pour 2018-2022).
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suffisantes, le pays ne trouve plus à emprunter
Mais ce type de sémaphore, même bien posi-
à des taux raisonnables, les dépenses explosent
tionné, ne peut servir de boussole absolue. La
par rapport aux recettes disponibles. Les effets
confiance qui est à la base des relations finan-
se manifestent à terme par le déclin des services
cières est volatile. Chaque situation, chaque
publics et la dégradation des équipements… Le
région ou chaque pays conservent des particu-
système public financier n’est plus soutenable,
larités, en dépit de la mondialisation. La variété
qu’il s’effondre brutalement ou qu’il décède à
des capitalismes14, distinguant les économies
petit feu.
capitalistes à marché coordonné ou non (libéral),
Pour prévenir ce risque, des indicateurs sont éla- se double d’une variété des États-providence15
borés et sont parfois inscrits dans des normes selon les arrangements financiers retenus. La
14
M. Albert, Capitalisme contre juridiques supérieures comme dans le cas de la définition des critères techniques est rarement
capitalisme, Le Seuil, 1991. limitation du déficit public et de la dette posée univoque, ce qui ouvre des marges d’interpréta-
P. Hall, D. Soskice (ed.),
Varieties of Capitalism: The par le Traité de Maastricht ou de la règle d’or tion et de négociation, comme l’illustrent divers
Institutional Foundations of de l’équilibre structurel introduite par le TSCG. exemples : nature de la soulte versée à l’État par
Comparative Advantage,
Oxford University Press, 2001. Il n’est cependant pas facile d’établir scienti- France Télécom (1996) lors de sa privatisation
15
G. Esping-Andersen, The fiquement des ratios de risque au regard de la pour la prise en charge de ses retraités (recette
Three Worlds of Welfare soutenabilité des finances publiques. Les taux de diminuant le déficit au sens de Maastricht) ; lob-
Capitalism, Princeton
University Press, 1990. 3% de déficit et de 60% de dette ont été dépas- bying des banques pour assouplir les règles de

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Finances locales

Bâle sur la qualité des actifs entrant dans leurs sur le compromis social avec les classes labo-
capitaux ; statut des PPP au regard des critères rieuses (Habermas) ou sur le recours excessif à
de Maastricht, etc. l’emprunt (Streeck). Si la question de la légitima-
tion de l’État fiscal est pertinente, l’argument de
Les ruptures de crise et les réponses publiques
la fragilité structurelle de l’État fiscal des pays
composent une danse dialectique où il convient
développés apparaît douteux16.
de respecter les tempos économiques : à défaut,
l’austérité budgétaire intervient à contretemps Dans la Crise de l’État fiscal (1918), Schumpeter
comme dans le cas de la réponse à la crise de prévient contre tout déterminisme et énonce le
2008-2016 ; ou la relance, à supposer qu’elle ne théorème de la soutenabilité du système finan-
soit pas trop chiche, risque d’être trop tardive cier des pays développés : « Le système de l’État
comme dans le cas de l’Europe face aux dégâts fiscal a pu jusqu’ici faire face à (…) tous les pro-
de la Covid. Surveiller par des indicateurs est blèmes qui ont surgi ; lorsqu’il a échoué, dans
utile pour anticiper les dérapages, à condition de certains cas bien particuliers, on peut toujours
ne pas crier au loup inutilement et de déclencher expliquer son échec par des causes précises,
les mesures appropriées. La punition, même juri- étrangères à sa logique propre ». La crise fiscale
diquement encadrée, apparaît délicate à mettre suppose un dysfonctionnement structurel du
en œuvre, même quand elle est prévue par un système financier par rapport à des mutations de
texte, notamment en cas de crise où les normes son cadre socio-économique, comme dans le cas
de sanction sont souvent rapportées : que l’on de la crise du domaine à la fin du Moyen Âge
pense au dérapage budgétaire de l’Allemagne où le roi ne pouvant plus vivre du domaine avait
et de la France en 2003, non sanctionné malgré besoin de l’impôt. Étudiant la crise des finances
Maastricht. publiques liée à la Première Guerre mondiale,
La crise des finances publiques laisse des choix notre libéral, fasciné par Marx, conclut qu’il n’y a
politiques, elle les contraint parfois mais, parado- pas de crise fiscale en Europe dès lors que divers
xalement, les facilite aussi. choix sont possibles : hausse des impôts, infla-
tion, emprunt, réduction de la masse monétaire,
B. Contre le déterminisme financier impôt sur le capital. Par rapport au redressement
des choix politiques de crises de l’économie, Schumpeter exclut la sortie de
l’économie libérale, mais insiste sur l’action com-
Le déterminisme menace la science financière plémentaire de l’État fiscal.
par un excès de certitude et de généralisation : À notre époque, la résistance de l’État fiscal
notamment, une lecture rigide des cycles écono- des pays riches aux crises diverses est attestée,
miques ou des crises structurelles du capitalisme, même si, face à la situation sanitaire actuelle, la
une interprétation trop mécanique de l’approche soutenabilité financière à long terme des plans
systémique oublient la part de contingence his- massifs de soutien à l’économie reste une ques-
torique des choix politiques. tion délicate. On reviendra dans un autre dossier
Ainsi, Goldscheid, fondateur autrichien (1917) sur les enjeux de la dette publique.
de la sociologie financière, explique que l’État
La crise de l’État-providence, pointée dans un
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capitaliste dispose d’un système financier histo-
rapport de l’OCDE de 1980 (et par Rosanvallon
riquement appauvri, à l’opposé des sociétés an-
en 1981), n’apparaît pas non plus inéluctable :
ciennes où le prince tirait des revenus de ses pro-
elle renvoie à des mutations des modèles de
priétés. L’État est tombé dans la dépendance des
protection sociale, à des arrangements variés
créanciers privés pour faire face à ses besoins, la
entre les modalités de financement et l’étendue
démocratie moderne consistant pour le peuple
des droits et prestations. L’idéologie néolibérale
à acquérir « des caisses vides ». Faute de reve-
a mobilisé, en exagérant sa portée, la théorie de
nus de ses propriétés publiques, l’État moderne
l’efficience du marché pour justifier le retrait de
recourt à la taxation ; mais il ne peut pas taxer
l’État keynésien social à la base du modèle euro-
les classes dominantes qui luttent pour préserver
péen. L’argument est le suivant : la mondialisa-
leurs privilèges comme contribuables et comme
tion du marché nécessite l’amaigrissement finan-
créanciers du secteur public. L’État est donc en
cier de l’État ; pour maintenir la compétitivité du
crise structurelle, tributaire de l’emprunt pour fi-
pays face à la concurrence, il n’existe pas d’autre
nancer la guerre et les programmes sociaux.
choix que de diminuer la taxation des entre-
Cette thèse d’inspiration marxiste est régulière- prises, surtout multinationales, et des plus riches,
ment reprise, certains insistant sur l’impossibilité et de couper dans les dépenses sociales non
de légitimer l’impôt pour financer les interven- productives. Sans s’attarder sur les justifications,
16
M. Leroy, L’impôt, l’État et
la société, Paris, Économica,
tions croissantes de l’État (O’Connor), d’autres – délocalisations, trappe à la pauvreté, coût du 2010.

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Finances locales

travail, etc. –, il faut rappeler que les études sta- L’analyse des décisions publiques demande
tistiques internationales valident en général une de penser les crises et de décrire les jeux des
autre théorie, celle de la compensation ou de la acteurs. Souvent, on se réfère au paradigme
résilience de l’État : l’État a plutôt compensé par en cours et aux leçons des crises précédentes.
les dépenses sociales les effets sociaux négatifs Face à la pandémie actuelle, les décideurs pu-
de la globalisation en prenant en charge les nou- blics n’ont pas reproduit les méfaits brutaux de
veaux risques, tout en modifiant les modèles de l’austérité budgétaire imposée en Europe lors
financement de la protection sociale. de la crise de 2008-2016. Parfois, le paradigme
est changé comme dans le cas du New Deal de
La dramatisation déterministe de la crise struc- Roosevelt en réponse à la crise de 1929, qui sera
turelle des finances publiques est congruente théorisé par Keynes. Même s’il se réfère à des
avec nos sociétés de défiance, dont les gouver- pionniers comme Hayek, le néolibéralisme est
nements technocratiques écoutent peu les in- initié par rapport à la crise des années 1970. Les
tellectuels, tandis que les gouvernés prisent les gouvernements cherchent dans leurs réponses à
rumeurs ; il s’agit pourtant de comprendre les éviter le blâme populaire, à nourrir leur crédit po-
mutations en jeu dans les ruptures de l’équilibre litique, à affirmer des préférences idéologiques
socio-financier. tout en recherchant la caution des experts…

C. Les changements financiers de La place étant réduite, il est temps de présenter


crise le contenu de ce premier dossier.

Comme on l’a vu, la crise est souvent invoquée D. Présentation du dossier spécial
pour expliquer les changements dans le système
et la législation des finances publiques. Selon Le dossier a une visée internationale, au sens où il
Peacock et Wiseman17, les deux guerres mon- comprend des articles portant sur la Belgique, le
diales ont accru la tolérance à la taxation, sachant Brésil, le Canada, la Chine, l’Italie et le Royaume-
que l’effet de cliquet explique ensuite la hausse Uni, selon trois axes.
continue des dépenses publiques et des impôts
qui les financent. La crise sert d’argument pour Le premier, théorique, porte sur la philosophie
justifier des changements, parfois au prix d’une politique asiatique traditionnelle. Yuan-Chun Lan
exagération de la situation ou de la valeur de la et Norio Sasaki proposent ainsi un commentaire
solution : cette rationalité cognitive explique que du Yantie lun, écrit en 81 avant Jésus-Christ, sous
des décisions impopulaires (rigueur, hausse fis- l’angle de la sociologie contemporaine de la
cale, etc.) soient acceptées, parfois contre l’inté- crise des finances publiques. Ce texte classique
rêt de la majorité. relate la controverse entre les ministres de la
Chine impériale et un groupe de lettrés à propos
Si la crise bouleverse, et parfois menace, l’ordre du maintien du monopole du fer et du sel comme
financier en place, elle ouvre aussi une fenêtre moyen de financement de la guerre. Pour le lec-
d’opportunité pour les réformes et suscite des teur moderne, les leçons traduisent l’universalité
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novations budgétaires, fiscales et comptables. des enjeux.
Ainsi, la crise internationale de 2008, en élevant le
risque systémique au rang de référentiel de l’ac- Le deuxième axe questionne les instruments à
tion publique, a conduit à renforcer la discipline partir des dispositifs juridiques et institutionnels
budgétaire des États européens et la surveillance britanniques et de l’outil socio-économique des
de la finance privée. investissements. Alexandre Guigue s’appuie
sur l’histoire anglaise pour montrer comment la
En guise de jalons à une typologie des réponses souplesse du cadre constitutionnel et des insti-
de crise, des critères généraux sont d’abord à tutions autorise une adaptation aux situations
poser : temporalité (urgence et autres), ampleur, de crises : surtout quand le fait majoritaire joue,
radicalité (réponse structurelle), spécificité, lien des mesures structurelles radicales sont rendues
avec le contexte économique, social, démocra- possibles. S’agissant du rôle des investissements,
tique, écologique. Ensuite, il convient de s’ap- Éric Champagne et Aracelly Denise Granja exa-
puyer sur les critères spécifiques aux finances minent d’abord la réponse canadienne à la crise
publiques : finances locales, sociales, étatiques, de 2008 consistant à accélérer des programmes
européennes, internationales ; dépenses, re- déjà négociés entre l’échelon fédéral et les pro-
17
A. T. Peacock, J. Wiseman,
The Growth of Public cettes ; aspects budgétaires, fiscaux, comptables, vinces et municipalités. Les secteurs, comme les
Expenditure in the United emprunt, tarification ; allègement des obligations routes, restent classiques, sans novation straté-
Kingdom, Allen and Unwin,
1967. (procédure), aides, nationalisations, etc. gique ni priorité environnementale. En revanche,

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Finances locales

dans le cas de la pandémie, la réponse est plus ridiques de responsabilité budgétaire, inspirées
ambitieuse. par le FMI, ont été suspendues. Malgré la crise
récurrente des finances publiques, un consensus
Le troisième axe propose une étude comparative politique a permis de mettre en place divers ins-
des décisions financières liées à la crise sanitaire truments budgétaires et fiscaux pour répondre
de la Covid à partir des cas belge, brésilien et aux dégâts dramatiques de la crise sanitaire.
italien (la Covid est aussi évoquée par Alexandre Contrairement à l’échelon fédéral, les États fédé-
Guigue et Éric Champagne). Christian de rés et les municipalités ont été budgétairement
Visscher et Damien Piron décrivent la turbulence préservés. La crise a renforcé le pacte financier
institutionnelle du fédéralisme belge qui résulte fédéral, les divergences portant sur le contenu de
des divergences politiques et économiques la politique sanitaire où chaque échelon dispose
des communautés et des régions. Ils montrent d’une compétence.
comment ce que j’appelle le gouvernement eu-
ropéen par la rigueur budgétaire face à la crise
de 2008 a conduit à une recentralisation. La crise
sanitaire a suspendu les conflits financiers, l’ur- Enfin Claudio Sacchetto se centre sur l’usage de
gence favorisant le consensus provisoire, sachant la fiscalité en réponse à la crise de la Covid en
que les acteurs locaux bénéficient d’une certaine distinguant notamment les mesures d’urgence, le
garantie de ressources. cas de la fiscalité locale et les perspectives à plus
long terme. Son article en propose une analyse
Dans le cas du fédéralisme brésilien, Maurin critique et appelle à des réformes structurelles du
Almeida Falcão indique que les contraintes ju- système fiscal italien. ■
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