Vous êtes sur la page 1sur 37

Finance internationale et Trusts

Author(s): Bertrand Gille


Source: Revue Historique, T. 227, Fasc. 2 (1962), pp. 291-326
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40950493
Accessed: 09-02-2024 15:50 +00:00

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend
access to Revue Historique

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale
et Trusts

Parmi les problèmes les plus difficiles à résoudre que l'historien sera
appelé à rencontrer, celui des grandes affaires internationales est sans
doute l'un des plus ardus. On se trouve, en effet, en présence d'une
double difficulté. C'est, d'une part, le manque de documentation, en-
tendons de documentation sûre et précise, capable de nous faire com-
prendre tout à la fois les faits et les intentions. D'autre part, les
légendes et les vues partisanes ont singulièrement obscurci une histoire
déjà complexe par elle-même. Toute une série de recherches récentes
ont cependant montré que la matière était riche et que des travaux
d'un extrême intérêt étaient possibles.
Ces travaux, nombreux comme on le verra, permettent dès mainte-
nant de mesurer les divers éléments de cette documentation, d'en esti-
mer l'importance aussi bien que d'en juger la valeur. Ils nous montrent
aussi les directions actuelles de la recherche et, par là même, ses
lacunes. La recension que nous en tentons ici voudrait être tout à la
fois une mise au point, qui paraît utile aujourd'hui, et un essai de pro-
blématique destiné à accroître un effort déjà considérable.

* ♦

La documentation, nous en percev


vers toutes les études déjà publiées
ait essayé d'en définir très exactem
insuffisances de l'archivistique et de
les recherches de l'historien. Intéress
senté au dernier congrès internatio
291
RtV. HISTÜR. CCX.WII. 2. 20

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

est trop exclusivement technique1. Essayons donc de dégager ici


quelques idées directrices dans la perspective qui nous intéresse.
Le problème des relations économiques internationales, sous Tangle
des groupes financiers et des trusts, fait apparaître deux séries d'ac-
teurs principaux, l'un actif, entreprenant, l'autre plus ou moins passif.
Il y a d'un côté les grandes entreprises internationales, de l'autre des
gouvernements. Il existe donc parallèlement deux catégories de
sources, les archives publiques et les archives privées.
Les premières, les archives publiques, sont incontestablement les
mieux connues, les plus accessibles et par conséquent les plus utilisées.
Nous n'insisterons donc guère sur elles. Ici encore, il est possible d'in-
troduire une distinction essentielle 8.
Les archives diplomatiques constituent une source extrêmement
riche, dont on a souvent fait usage. Source descriptive dans la mesure
où elle rend compte des faits, la diplomatie, à mesure qu'on avance
dans le xixe siècle, est de plus en plus attentive à ces problèmes.
Source active aussi pourrait-on dire, dans la mesure où la politique
extérieure soutient des intérêts économiques ou, parfois, dirige leur
action. C'est là seulement que dans la plupart des cas on trouvera les
lignes de clivage entre l'économique et le politique, qui constituent,
comme on le verra plus loin, l'une des plus grandes difficultés du sujet.
Les archives diplomatiques ne posent pas de problèmes insolubles :
leur classement est en général très simple. Le seul inconvénient est la
date limite de communication, date qui varie selon les pays.
Les archives administratives sont une autre source qui n'est peut-
être pas assez utilisée. L'installation, ou plus généralement l'activité
des groupes financiers et industriels internationaux dans un pays
donné, soulève toujours des problèmes administratifs qui débouchent
d'ailleurs souvent sur le politique. Problème d'implantation d'abord,
sous une forme matérielle. Il y a un double aspect. Aspect géogra-
phique pourrait-on dire, qui est le lieu même de l'entreprise (conces-
sion minière, autorisation d'usine, voie ferrée). On en trouvera des
traces dans les archives des ministères responsables (Travaux publics
ou Industrie selon les structures administratives). Ces documents sont

1. R. Marquant, Les archives et les recherches modernes économiques et sociales. Stockholm,


1960. On ne saurait trop souhaiter que ces congrès internationaux facilitent le contact entre
historiens et archivistes.
2. h* Annuaire international des Archives, publié par la revue Archivum, V (1955). Paris,
1956, fournit à l'historien un répertoire commode, encore qu'incomplet, des dépôts publics du
monde entier.

292

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

d'un intérêt moindre, certes, mais ne sont pas pour autant négligeables.
C'est par là qu'on discerne certaines tentatives avortées dont l'impor-
tance pour la politique d'une firme ne saurait échapper à personne.
Les espoirs du Crédit mobilier des Pereire, sous le Second Empire, ne
peuvent souvent être autrement connus. Aspect juridique aussi qui
se traduit par une réglementation des sociétés dont les dossiers consti-
tuent un élément important de notre documentation pour ses inci-
dences financières et sociales '
II y a, enfin, les aspects financiers, purement financiers, de ces
affaires internationales. Ils se traduisent souvent, sur le plan national,
par des émissions de valeurs mobilières. Presque tous les pays ont
édicté des législations en la matière, législations qui se concrétisent par
des dossiers administratifs souvent importants : la richesse des archives
du Mouvement des fonds en France en est un indice remarquable 2. Il
est probable qu'on en trouverait des exemples analogues dans d'autres
pays.
Du fait même de l'aspect international de toute cette activité, des
questions politiques ont pu intervenir, sur le plan intérieur. C'est dans
cette perspective que les archives parlementaires et les autre« fonds
politiques peuvent apporter également leur lot d'information. Com-
missions d'enquête, débats en commissions particulières ou en assem-
blées peuvent fournir des indications qui ne sont pas sans intérêt. C'est
sans doute dans ce domaine que la critique doit être la plus serrée.
Ces quelques notations rapides n'ont assurément pas la prétention
d'être complètes. Elles peuvent varier selon les pays, selon les struc-
tures administratives ou politiques. Elles constituent néanmoins un
cadre de recherches qui paraît logique. Si certains pays sont remar-
quablement équipés en inventaires et en instruments de recherche,
d'autres, par contre, sont très pauvres. On connaît maintenant à peu
près le genre de documents qui sont utiles à cette recherche. Une
enquête à travers les divers pays est donc possible : nous pensons
qu'elle orienterait très facilement des travaux de recherche.
Les archives privées constituent l'autre face du problème de la docu-

1. En France, les dossiers figurent dans les archives des ministères intéressés (Travaux
publics et Industrie). Des inventaires détaillés doivent être publiés prochainement. En Bel-
gique, les dossiers figurent, par suite d'une anomalie administrative, aux archives des Affaires
étrangères.
2. L'inventaire sommaire vient d'en être publié : État sommaire des versements faits aux
Archives nationales, t. III, fascicule 2. Paris, 1957. Il faut noter que les inventaires d'archives
des ministères des Finances, au moins pour la période contemporaine, sont rarement impri-
més.

2 o 293

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

mentation. Il faut reconnaître que depuis quelques années un effort


énorme a été fait un peu partout dans ce domaine. Il a presque tou-
jours été limité à des entreprises d'importance nationale, si bien que
l'historien est, là encore, fort mal pourvu. Distinguons trois secteurs
nettement délimités : un secteur bancaire, un secteur ferroviaire et un
secteur industriel.
Le secteur bancaire est certainement le plus mal loti. Les éléments
traditionnels en sont peut-être les mieux connus. Les banques privées
ont, en effet, souvent confié leurs archives à des dépôts publics, peut-
être parce que leur importance a singulièrement diminué *. Les grands
établissements de crédit sont plus jaloux de leur secret. Leurs archives
sont souvent gérées d'une façon déplorable et des pertes énormes seront
à déplorer. A notre connaissance, une seule a déposé ses archives dans
un dépôt public, la Société générale de Belgique2. Aucune information
ne nous est venue des pays de l'Est où ces fonds privés ont dû, dans la
mesure où ils avaient échappé aux destructions, être versés dans des
dépôts publics3. Un certain nombre de ces établissements vont pro-
chainement fêter leur centenaire, sans doute serait-ce le moment d'in-
tervenir auprès d'eux pour qu'ils ouvrent leurs portes. On ne saurait
assez souhaiter que des inventaires fussent publiés. Nous verrons d'ail-
leurs que quelques-uns d'entre eux sont entrés dans cette voie et que
la recherche y a été possible.
Le secteur ferroviaire est certainement le plus accessible, du fait
même des nationalisations. Son importance, sur le plan international,
dans la seconde moitié du xixe siècle, rend cette situation favorable
particulièrement précieuse. L'enquête, ici encore, devrait être facile :
elle n'a jamais été tentée. Nous savons cependant, par des inventaires,
que les archives des compagnies de chemins de fer ont été centralisées
en Angleterre 4, en Espagne 6 et en France e.

1. Cf. B. Gille, État sommaire des Archives d'entreprises conservées aux Archives nationales.
Paris, 1957, où figurent plusieurs fonds bancaires. Les archives Baring ont été déposées aux
Archives publiques d'Ottawa (sans inventaire publié).
2. Le classement et l'inventaire ont été faits par M. Sabbe, actuellement archiviste général
du royaume. On souhaiterait vivement la publication de cet inventaire qui rendrait de mul-
tiples services.
3. Nous savons que les archives de la succursale du Crédit lyonnais à Leningrad ont été
sauvées : elles devaient faire l'objet d'une publication.
4. The preservation of Relics and Records, Report to the British Transport Commission.
Londres, 1951.
5. Archivos de Madrid. Madrid, 1952, p. 307-308.
6. Les archives des compagnies de chemins de fer, dans Histoire des Entreprises, 1 (1958),
p. 46 a 58.

294

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

Sur le plan industriel, la question est infiniment plus délicate. Nous


touchons là, en effet, au problème des trusts internationaux. Il ne
s'agit donc en fait, pour nous, ici, que d'entreprises relativement
récentes, qui existent encore. Signalons toutefois un cas ancien, encore
peu étudié, mais qu'il serait fort intéressant d'approfondir, même sur
le plan théorique : les entreprises Cockerill. Des éléments des archives
ont été retrouvés et viennent de faire l'objet d'un petit répertoire
qu'on eût souhaité plus détaillé ' Dans les autres cas, les mêmes pro-
blèmes se posent encore : conservation, répertoriage et publicité des
fonds au moins jusqu'à une certaine date.
De très grandes firmes, il s'agit précisément des « trusts » dont nous
aurons à nous occuper un peu plus loin, ont organisé scientifiquement
leurs archives, les confiant à un personnel spécialisé. La conservation
est alors à peu près assurée, au moins depuis une certaine date. Mais
si des règles ont été édictées 2, si même certains centres privés publient
des bulletins réguliers 3, aucun inventaire n'est venu faciliter la tâche
des historiens. On sait que la Standard OU, que la Royal Dutch ont des
services d'archives parfois développés, on sait aussi que la Shell a perdu
lors de la dernière guerre quantité de documents, mais notre connais-
sance de ces fonds est encore très imprécise. Seule, la firme Unilever a
laissé publier, dans un ouvrage récent, sur lequel nous reviendrons, un
schéma de ses archives4. Il est probable que ce mouvement, qui a déjà
donné lieu à une abondante littérature, ne fera que se poursuivre.
Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la critique de ces diverses
sources de documentation. Ce n'est point le lieu ici d'en faire même
l'esqyisse. Ces archives sont indispensables pour toutes les questions
de technique économique (concentration, intégration, profit, étude des
dimensions de l'entreprise, des marchés, etc.). Elles sont beaucoup
plus discrètes en ce qui concerne les politiques d'entreprise et les rap-
ports des firmes avec les autres puissances, civiles ou économiques.
Nous verrons tout à l'heure, par des exemples précis, que des archives
personnelles, surtout par le biais des correspondances, peuvent être
plus riches que les archives même de l'entreprise. On sait même très

1. M. Lolle-Michel, Les archives de la S. A. Cockenll-Ougree des origines à nos jours.


Louvain-Paris, 1959.
2. Rules governing use of Ford Motor Company Archives. Dearborn, 1953, entre beaucoup
d'autres publications de ce genre.
3. Voir de même le bulletin des Ford Motor Company Archives, dont la publication a com-
mencé en 1952.

4. Wilson, The History of Unilever. Londres, 1954, t. II, p. 443-450.

295

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

généralement que des procès-verbaux de conseil d'administration sont


loin de tout dire, qu'il y eut des entrepreneurs extrêmement secrets,
qui ne consentaient guère à livrer, même à leur entourage immédiat,
leurs espoirs ou leurs échecs : les Pereire étaient déjà dans ce cas vers
le milieu du xixe siècle, Rockefeller ou Deterding agissaient tout pareil-
lement.
Il reste, enfin, à citer une dernière source, fort utile, mais d'un
maniement extrêmement délicat. Il s'agit de la presse économique et
financière. La presse politique, qui n'est pas non plus à négliger, pour-
rait donner aussi matière à des recherches intéressantes : elle est mieux
connue, encore qu'il existe bien des lacunes dans son étude. La presse
économique et financière, mêlée plus directement aux événements,
souvent imbriquée dans les intérêts économiques, commence à être
utilisée, mais doit l'être avec une infinie prudence. Il s'agirait sans
doute avant tout de la mieux répertorier et de la répertorier de façon
très critique. La recherche a été commencée en France et a donné lieu
à un travail très sommaire et tout provisoire : repris et complété, il
aboutira, dans un délai que nous n'espérons pas trop long, à un instru-
ment de travail valable et utile *.
On perçoit le déséquilibre de cette documentation. La source la
moins riche est accessible facilement, mais n'apporte qu'une vue par-
ticulière du ou des problèmes. Une autre est sans doute fort abondante,
mais suspecte. Rien ne saurait en fin de compte remplacer les archives
des firmes elles-mêmes, mais ici la conservation est souvent aléatoire
et l'accès y est toujours assez difficile. Il semble néanmoins qu'un effort
persévérant permettrait d'aboutir rapidement à des résultats encoura-
geants.

L'exposé même des recherches récentes doit nous conduire à une


connaissance plus parfaite des problèmes que soulèvent les grands
groupes économiques internationaux. Les études qui nous sont offertes
montrent une séparation très nette, en partie chronologique. Au
xixe siècle, ce sont surtout des groupes financiers que l'on voit agir.
Ensuite apparaissent ces énormes entreprises industrielles que l'on

1 . État de la presse économique et financière en France, dans Histoire des entreprises, 4


(novembre 1959), p. 58-76.

296

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

appelle aujourd'hui, d'une expression plus partisane que technique,


des « trusts internationaux ».
Le xixe siècle a été par excellence l'ère des financiers, ou pour mieux
dire l'ère des banques.
Le rôle des banquiers dans le financement international, aussi bien
par le biais des emprunts d'État que par les participations industrielles,
est déjà ancien1. Les techniques employées au début étaient encore
rudimentaires et l'ampleur des capitaux mis en jeu n'était pas consi-
dérable. Notons, enfin, qu'au début il s'agissait surtout de titres
d'État.
Sous le Second Empire apparaissent, de façon plus nette et plus déci-
sive, les éléments prédominants du grand capitalisme international,
les grands établissements de crédit. L'idée, dont la genèse a sans doute
été fort longue, a été mise en pratique, incontestablement, par les
frères Pereire avec la fondation, en 1852, du Crédit mobilier. Dans
l'esprit de ses fondateurs, le Crédit mobilier devait devenir le centre
d'impulsion des capitaux européens. L'idée d'un monopole, quoique
non formulée, parfois même repoussée avec énergie, n'était sans doute
pas absente de l'esprit des Pereire : monopole qui ne pouvait être
odieux, puisqu'il s'agissait d'une société anonyme, non d'une affaire
privée, appartenant donc à une multitude de personnes. Dès 1854,
l'expansion du Crédit mobilier à l'étranger commence avec la fondation
de la Banque de Darmstadt 2. Nos connaissances sur le Crédit mobilier
et sur son action sur le plan européen sont encore bien imparfaites.
Si les archives de la firme ont disparu, un patient travail de reconsti-
tution serait possible et conduirait à des découvertes importantes,
comme le montrent les travaux de M. Cameron 3. Une recherche sys-
tématique devrait être entreprise.
Les Pereire se sont heurtés à un autre groupe international, celui
de la Haute Banque parisienne, dont les liaisons internationales étaient
importantes. Lutte de principe, sans doute, pour une part, mais aussi,

1. Qu'on nous permette de renvoyer à notre thèse, B. Gille, La Banque et le Crédit en


France de 1815 à 1848. Paris, 1959 (le marché international de l'argent, p. 225-242), et à
notre communication à la Société d'histoire moderne, Investissements extérieurs et politique
internationale (1815-1848), dans Bull. Soc. Hist, mod., 12e série, n° 13, p. 4-6.
2. R. E. Cameron, The Crédit mobilier and the economic development of Europe, dans
Journ. of pol. Economy, LXI (1953), p. 461-488, et Founding the Bank of Darmstadt, dans
Explorations in Entrepreneurial History, VIII.
3. Le travail définitif de M. Cameron, France and the economic development of Europe
(1800-1914). Princeton, 1961, vient de para tre. Nous n'en avons pas encore eu connais-
sance.

2 9* 297

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gffle

dans une très large mesure, luttes personnelles pour la conquête ou la


garde d'une sorte de monopole des opérations financières internatio-
nales1.
Ce heurt entre deux grandes puissances rivales, le Crédit mobilier
et le syndicat de la Haute Banque, a provoqué une large expansion du
capital français à l'extérieur et donné naissance aux premières formes
de la puissance bancaire internationale. Des recherches ont été entre-
prises pour la période 1852-1859, période de formation, qui apporte-
ront, pensons-nous, des éléments intéressants 2. Établissements de cré-
dit et chemins de fer furent les bénéficiaires les plus marquants de cette
fièvre d'investissement. Déjà s'esquissent des politiques que l'on devine
plutôt qu'on ne les connaît réellement. Les espoirs portaient toujours
sur les chemins de fer, qui conservèrent encore quelque temps la faveur
de l'épargne et tinrent par là même le premier rang dans les préoccu-
pations bancaires. Au delà de la mosaïque des nationalités, des réseaux
européens se dessinent3. Les Pereire essayèrent de former un grand
réseau axé selon une direction est-ouest et de conserver toute la bor-
dure atlantique : la Russie, l'Autriche, la Suisse et le réseau français
de l'Est, de l'Ouest et du Midi formaient avec les chemins espagnols
du Nord, ou auraient pu former, un réseau cohérent. Les Pereire ont
même eu des vues en Roumanie, soulevant par là même le problème
des relations balkaniques, source de tant de difficultés futures4. La
Haute Banque oriente son réseau du Nord au Sud et occupe tout le
pourtour de la Méditerranée. D'un côté, on vise vers l'Amérique et les
Pereire l'emporteront en fondant la Compagnie générale maritime, puis
transatlantique5. De l'autre, on rêve à l'Asie grâce au canal de Suez.
Ici et là on songeait à d'énormes marchés qui pouvaient s'ouvrir à l'in-
dustrie européenne. La crise de 1857 mettra fin aux espoirs de Pereire
et leur réseau tronçonné ne pourra prendre vie.
La période de 1860 à 1870 a été beaucoup moins étudiée. Elle paraît

1. Cf. les pertinentes remarques de D. Landes, Vieille banque, banque nouvelle, la révo-
lution française du xixe siècle, dans Rev. d'hist. mod. et coni., Ill (1956), p. 204-222, avec
d'abondantes et utiles indications bibliographiques.
2. Voir pour un essai préliminaire : Les capitaux français au Piémont (1849 1859), dans
Histoire des entreprises, 3 (mai 1959).
3. B. Gille, Capitaux français et chemins de fer européens (1852-1857), dans XIe Congrès
international des Sciences historiques, résumé de communications. Stockholm, 1960, p. 196-198.
4. intervention ae jm. ropo vici a ia communicauon precederne.
O. al. iJARBANCE, nisioire ae ta compagnie generale irunsuuuniíqu.c. rein», i jou, lAJiiyuc «u

début non comme une simple compagnie de navigation, mais comme la têt
complexe économique.

298

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

cependant tout aussi essentielle. Le groupe du Crédit mobilier s'efface,


mais d'autres puissances bancaires internationales interviennent. C'est
alors qu'en Allemagne, qu'en France, qu'en Italie, naissent vraiment
les grands établissements de crédit. La puissance de l'épargne est telle
que son drainage laisse apparaître des excédents qui ne peuvent être
utilisés que dans les pays insuffisamment développés, donc à l'exté-
rieur. L'optique de l'investissement a tendance également à se modi-
fier. Si le chemin de fer a conservé encore le premier rang, la phase du
véritable début de la croissance, la phase de l'industrialisation, a com-
mencé dans les zones les plus retardataires de l'Europe, On n'exporte
plus seulement des capitaux et des rails, mais des usines. C'est le mo-
ment où les entreprises métallurgiques françaises créent la grande
industrie métallurgique de l'Europe centrale et orientale. Le capital
anglais, largement exporté au début du siècle, puis revenu chez lui pour
développer une industrie à laquelle s'ouvrait d'immenses marchés,
comprend alors que, faute de prendre position, il va perdre ses marchés
extérieurs. Après la guerre de Crimée et le Congrès de Paris, après les
débuts de Suez, il s'agit de s'implanter dans des régions qui com-
mencent à s'ouvrir aux formes modernes d'économie et que guettent
d'autres nations. En Turquie avec la fondation de la Banque ottomane,
et avec bien d'autres essais en voie d'étude aujourd'hui, en Egypte
aussi où, grâce au riche travail de M. Landes, nous avons une vue très
nette de cette lutte *. Le problème de la Turquie reste un de ceux sur
lesquels l'effort devrait porter : il ne semble pas que la documentation
en soit inaccessible. Les dépouillements préliminaires ont déjà été exé-
cutés, mais les recherches poussées ne sont pas encore entamées. Le
problème du Mexique, où apparaissent aussi certaines rivalités finan-
cières, est mieux connu, mais n'offre pas le même intérêt de perma-
nence ou de durée que le Proche-Orient.
Après 1870 et jusque vers 1880-1890, la situation change très rapi-
dement et totalement. Les positions ont été profondément modifiées
et les groupements d'intérêts ne sont plus les mêmes. Il y a une coupure
très nette. Les raisons principales de ce changement seraient intéres-
santes à analyser. Il est probable que la défaite française de 1870 joue
un rôle important. Le paiement de l'indemnité due à l'Allemagne a
entraîné une mobilisation et un transfert de nos avoirs à l'étranger qui
n'ont jamais été étudiés de façon approfondie. C'est sans doute à cette

1. D. Landes, Bankers and Pashas. Harvard, 1958.

299

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

époque que le capital allemand prend pied en Italie et y occupera bien-


tôt une place majeure.
Travaux et recherches en cette matière sont nombreux, mais de
valeur inégale. De grands secteurs n'ont pas encore été abordés, ce
qui rend difficile une étude d'ensemble. Certains problèmes, en outre,
ont été sensiblement obscurcis par les soucis de propagande qui se
sont fait jour tant avant qu'après la première guerre mondiale. Le
thème en est connu : c'est la pénétration allemande dans l'Europe
orientale et le Proche-Orient. Le fameux chemin de fer de Bagdad en
fut le leitmotiv le plus célèbre. On disposait au départ d'un travail qui,
pour être presque contemporain, n'en était pas moins parfaitement
documenté et valable, encore qu'une certaine propagande n'en ait pas
été complètement exclue : il s'agit de la thèse de droit de Diouritch1.
Puis sont venus, au moment et immédiatement après la première
guerre mondiale, deux ouvrages de tendance et d'aspect tout diffé-
rents, le premier, celui d'Hauser, presque de polémique2, le second
beaucoup plus documenté, celui d' Hallgarten3. L'ouvrage d'Hauser
avait été fait à l'aide des seules sources imprimées et ne peut plus guère
être consulté utilement aujourd'hui. Le travail d' Hallgarten était sur-
tout fondé sur un dépouillement des archives publiques allemandes et
il a été complété récemment grâce à l'ouverture des archives de la
Wilhelmstrasse après la seconde guerre 4.
La date de 1882-1885 marque sans doute bien une nouvelle coupure
dans la période qui s'étend entre 1870 et 1914. Cette coupure se mani-
feste, autant qu'on en puisse juger, et très schématiquement, par un
abandon de l'Europe centrale et méridionale par le capital français,
et par sa reprise au contraire en Russie et dans le Proche-Orient. Les
travaux de M. Bouvier sont, à cet égard, de très grande importance.
Jusqu'en 1880, le capital français paraît lutter pour son maintien dans
certaines régions : en Europe autrichienne et serbe avec V Union géné-
rale, dont l'histoire vient d'être écrite5, dans le Proche-Orient aussi
où les efforts du Crédit Lyonnais et du Comptoir d'Escompte ne sont pas
négligeables6. La question d'Egypte demeure également d'actua-

1. G. Diouritch, L'expansion des banques allemandes à l'étranger. Paris, 1909.


2. H. Hauser, Les méthodes allemandes d'expansion économique. Pans, 1915.
3. G. W. F. Hallgarten, VorkriegsimpenaUsmus. Pans, 1935.
4. G. W. F. Hallgarten, Imperialismus vor 1914. Munich, 1951, 2 vol.
5. J. Bouvier, Le krach de l'Union générale (1878 1885). Paris, 1960.
6. J. Bouvier, L'installation des groupes français au Moyen-Orient (1862-1882), dans
Bull. Soc. Hist, mod., 12« série, n° 10, p. 10-13.

300

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

lité 1. Mais il y a là, sauf en Europe centrale, lutte moins contre les
groupes bancaires allemands que contre un nouvel essor du capital
anglais.
L'Allemagne de son côté n'est pas inactive. Elle a pris pied en Italie
où elle développe très rapidement ses positions2. Dans la mesure où
elle veut chercher des marchés pour son industrie en plein développe-
ment, marchés qu'elle espère conquérir en Asie, l'Allemagne veut un
passage, vers une Italie financièrement colonisée, qui ne soit pas en
Autriche. De là les luttes financières en Suisse et pour le percement
du Gothard 3.
Le tournant se place sans doute dans la période 1882-1892, entre
les deux crises qui ont passablement secoué l'Europe. Mais ce tour-
nant comme la période suivante ont été relativement peu étudiés. On
connaît la fermeture du marché de Berlin aux valeurs russes qui
émigrent alors sur le marché français, on connaît, après 1900, les
efforts allemands vers la Turquie, d'une manière très générale. Nous
ne possédons plus pour cette époque que des travaux déjà anciens, sur
le problème général 4, sur les capitaux étrangers en Russie 5 : le défri-
chement de cette terre vierge est à peine commencé et laisse encore aux
historiens un champ d'exploration particulièrement riche et intéres-
sant 6.

Ce tableau extrêmement succinct et sommaire permet cependant


quelques constatations. La première est indiscutablement celle des
lacunes. Nous en avons signalé quelques-unes, dans une optique chro-
nologique. La période de 1850 à 1860 va donner lieu, dans un délai
relativement court, à des travaux que nous pensons intéressants. La
période 1860-1870 commence à être étudiée, mais l'achèvement de la
recherche est encore sinon lointain, du moins assez éloigné. Sur la
période de 1870 à 1882, les travaux de M. Bouvier, les recherches dans
les archives allemandes ont apporté des connaissances précises et per-
mettraient sans doute un exposé d'ensemble. Après 1890, on ne con-
naît guère que l'activité allemande.

1. J. Bouvier, Les intérêts financiers et la question d'Egypte (1875-1876), dans Revue


historique, CGXXIV (1960), p. 75-104.
2. Les dossiers du mouvement des fonds sont assez riches à cet égard.
3. J. Bouvier, La « grande crise » des compagnies ferroviaires suisses, dans Annales, XI
(1956), p. 458-480.
4. H. Feis, Europe, the World's Banker (1870 1914). Yale, 1930.
5. A. Crihan, Le capital étranger en Russie. Paris, 1934.
6. Des recherches avaient été commencées par des Anglais. Nous ne savons si elles ont
donné lieu à des publications.

301

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

Les lacunes territoriales sont plus graves sans doute. L'Allemagne


et la France, en tant qu'exportateurs de capitaux, ont livré des études
extrêmement riches. Après un livre d'ensemble, qui s'arrête d'ailleurs
à 1870, l'Angleterre ne nous a presque rien donné. Il est possible aussi
que l'Angleterre ait pratiqué une expansion plus commerciale que
financière, au moins pendant un certain temps, mais les archives an-
glaises seraient indispensables après 1870 pour comprendre certains
faits1. Souhaitons que ce voile soit un jour levé.
Plus dramatique encore est la situation dans les pays récepteurs.
Investissements et action des groupes posent, en effet, des problèmes
qui ne peuvent guère être résolus que sur les lieux mêmes où se sont pro-
duits les événements. Et la recherche doit être beaucoup plus facile dans
les pays où de nouvelles structures économiques ont pu mettre à la dis-
position des chercheurs des sources toutes nouvelles de documentation.
Nous n'avons pas connaissance, mais peut-être nous trompons-nous
(et nous le souhaitons), de travaux de recherches dans ce sens en Italie,
dans les pays balkaniques, en Russie, en Autriche.
Il est encore des domaines plus vastes où la recherche n'est qu'à
peine esquissée. Ainsi en est-il par exemple pour toute l'Asie où nous
attendons cependant une étude née de la documentation allemande 2.
Rien non plus pour l'Amérique du Sud où les capitaux anglais et fran-
çais furent importants surtout après 1880. L'esquisse en a commencé :
elle doit donner naissance dans quelque temps à un travail intéres-
sant 3.
Il n'est pas inutile, pensons-nous, d'essayer de déceler les tendances
d'une recherche qui va s'amplifiant. Ses lignes directrices principales
conduisent tout naturellement à une problématique générale et à de
délicates questions d'interprétation.
Le moteur ou, pour mieux dire, les moteurs de l'action, car ils appa-
raissent non pas nombreux peut-être, mais en tout cas très divers,
diviseront les historiens. Deux d'entre eux sont manifestes, dont la dis-
tinction, pour factice qu'elle puisse paraître, n'en est pas moins essen-
tielle. S'agit-il d'un impérialisme national, s'agit-il plus largement d'un
impérialisme capitaliste, pour reprendre des termes dont l'usage excuse,
sinon justifie, l'emploi?

1. L. H. Jenks, The Migrations of British Capital to 1875. New- York, 1938.


2. Hallgarten, L expansion allemande en Chine dans la dernière décade du xixe siècle,
dans Bull. Soc. Hist, mod., 12e série, n° 10, p. 2-3.
3. Travaux de M. Barnouin.

302

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

Assurément, c'est l'impérialisme national qui, le premier, est venu


à l'esprit. La première guerre mondiale est arrivée au moment où tous
ces événements étaient encore récents et a contribué à donner une
force singulière à cette prise de position dont l'ouvrage d'Hauser, mal
documenté en définitive, et assez mal composé, fut la première et la
plus spectaculaire tentative. Il succédait d'ailleurs à des pamphlets
qui, nés comme nous le verrons dans une autre perspective, avaient,
après 1914, rapidement pris cette allure nationaliste et polémique1.
Bien des faits, certes, pouvaient venir confirmer cette opinion. Et
cela depuis si longtemps que les contemporains des événements ne se
faisaient pas faute d'en souligner l'évidence. Dès le Second Empire,
le Crédit mobilier de Pereire passait pour l'un des moyens d'action
de la politique française, bien à tort sans doute. Le cas de l'Allemagne
après 1870 apparut en tout cas symptomatique à cet égard. Des his-
toriens de l'est ont encore tout récemment repris ce thème dans des
termes très nets. L'expansion allemande, sous quelque forme qu'elle
se soit présentée, a pour but essentiel la domination politique, même
à deux époques où les idéologies étaient cependant assez dissemblables.
L' « expansivité » en Europe figurait aussi bien dans le programme de
Guillaume II que chez Hitler. « Ces monopolistes allemands en sont
arrivés à la conclusion que l'activité économique du capital allemand
à l'étranger peut être bien mieux appuyée et renforcée dans les régions
de pays politiquement indépendants il est vrai, mais qui sont indus-
triellement peu développés et pauvres en capital, dans les pays où le
niveau des salaires est bas et les matières premières à bon marché, et
cela dans les pays situés dans un rayon géographique et politique effi-
cace. » De Guillaume II à la Mittel Europa de Naumann, « cet homme
très proche du groupe financier Deutsche Bank », et à l'espace vital
d'Hitler, il ne s'agit en quelque sorte, dans cette domination des
groupes financiers et bancaires allemands, que d'un moyen politique 2.
On a présenté également, et cette opinion a des justifications évi-
dentes, les investissements français en Russie comme le résultat d'une
pression du gouvernement sur les groupes bancaires, pression dont le
but aurait été exclusivement politique. « Dans la vie de l'alliance

t. Par exemple, J.-E. Favre, Le capital français au service de l'étranger : un c«.-?, la Banque
de Paris et des Pays-Bas. Paris, 1917.
2. Zd. Jindra, Le plan d'hégémonie allemande en Europe centrale, dans Contributions à
l'histoire contemporaine des peuples de V Europe centrale. Prague, 1960, distribué au Congrus <ie
Stockholm.

303

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

franco-russe, écrivait M. Renouvin, l'importance des liens financiers


a été considérable. » « Aucun historien n'a encore étudié les hésitations
des milieux officiels français qui, à trois reprises, entre 1895 et 1905,
ont eu conscience des risques que pouvait courir l'épargne française
et qui néanmoins, pour des raisons de politique générale, n'ont pas
voulu abandonner la ligne de conduite suivie depuis 1888 *. » Nous
sommes donc là à la position extrême : le pouvoir politique peut con-
duire les groupes à une action qui semblerait antiéconomique 2.
On a dressé des cartes de ces investissements. On sait qu'il y eut plu-
sieurs enquêtes françaises (en 1902 notamment, dans un document
d'origine parlementaire) ; on vient de signaler, sans préciser du reste,
une enquête allemande de 1916 3. Ces cartes coïncident, si l'on n'entre
pas trop dans les détails, avec celle des alliances politiques. Il y avait à
cela des raisons toutes naturelles et sans doute en premier lieu les réac-
tions d'un public qui en définitive assurait le financement de ces inves-
tissements, et pour lequel les problèmes de politique étrangère étaient
plus directement intelligibles que les rivalités des groupes finan-
ciers.
Le financement de type colonial, si totalement négligé par les his-
toriens, et qui constituerait une recherche de très grande envergure, est
sans doute encore un indice frappant de cette explication. On l'a vu
pour la Tunisie 4. Pour une période plus ancienne, une recherche est en
train actuellement pour le Mexique de Napoléon III, qui doit paraître
bientôt. Les conquêtes françaises apparaissent comme des opérations
de prestige et les capitaux suivent. La mainmise sur certains pays indé-
pendants, et demeurés en principe tels, pour sauvegarder les intérêts
financiers (Turquie, Egypte, Roumanie) est tout autre chose.
Vue séduisante assurément, et qui ne manque pas d'incontestables
justifications. Elle paraît cependant bien partielle. Sa genèse, toutefois,
est compréhensible : toute cette histoire n'a été écrite, jusqu'alors,
qu'à l'aide d'un type de sources, essentiellement les archives diploma-
tiques dont l'optique allait précisément dans ce sens. Ayant à fournir
des éléments d'appréciation politique, les diplomates étaient enclins
à ne supposer que des intentions politiques ou à voir dans ces der-

1. P. Renouvin, Les relations franco-russes à la fin du XIX* siècle, résumé ronéotypé du


rapport présenté à la rencontre d'historiens français et soviétiques (Paris, 1958).
2. Cf. le récent article de K. Uirault, bur quelques aspects nnanciers ae rainance iranco-
russe, dans Revue d'histoire moderne et contemporaine, VIII (1961), p. 67-76.
3. Jindra, op. cit., p. 54-58.
4. J. Gani age, Les origines du protectorat français en Tunisie. Paris, 1959.

304

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

nières la part la plus importante, la part prédominante des décisions.


Il existait cependant d'autres considérations. Tous ces financiers
dont on dénonce ou suscite l'action ont vu s'établir entre eux des liai-
sons qui dépassent le cadre étroit des frontières politiques. Il existe
des groupes financiers internationaux, plus ou moins homogènes, plus
ou moins consistants, dont l'action ne se calque pas exactement, ne
peut pas se calquer exactement sur des politiques nationales. Au delà
des différends ou des espoirs politiques, il y a des intérêts économiques
dont l'imbrication est souvent profonde. Les cartes, ici, ne coïncident
plus. Lorsque ces groupes font des émissions, ils respectent sans doute
dans la plupart des cas les affinités politiques, ce qui explique la concor-
dance de la carte des investissements étrangers et celle des alliances,
mais les liaisons financières qui se situent sur un plan plus dynamique
constituent un canevas différent.
Ce n'est point chose nouvellement connue au reste. Partout on s'est
inquiété de la politique de certains établissements liés ainsi à des
firmes étrangères, inquiétude qui s'insère généralement dans la grande
opposition à l'exportation du capital national. L'ouvrage que nous
avons cité sur la Banque de Paris et des Pays Bas en est un exemple
frappant.
Mais la formation de ces groupes, leur cohérence, leur politique nous
échappent dans la majorité des cas. C'est qu'ici, sauf quelques docu-
ments fragmentaires et parfois discutables, la documentation est
presque exclusivement d'origine privée. La fluidité des alliances ban-
caires, leur incessante évolution rendent aussi leur étude particulière-
ment difficile et délicate. Les renseignements les plus précis se trouvent
dans des correspondances particulières qui n'ont pas toutes été conser-
vées (il y en a cependant de fort complètes et de fort intéressantes) ou
qui existent en dehors même des archives des firmes. On possède, dès
le Second Empire, par exemple, les procès-verbaux de la Réunion
financière, ce syndicat de la haute banque qui lutta contre les Pereire :
nous en espérons une publication prochaine. Mais, plus on avance dans
le xixe siècle, plus les sources sont d'accès difficile. On ne peut que
plaider, pour l'histoire future, la conservation de dossiers qui doivent
être d'un intérêt de tout premier ordre. Les recherches de M. Bouvier
sur le Crédit Lyonnais, dont la parution est récente, nous apportent
beaucoup à cet égard. Le Crédit industriel et commercial nous
promet un ouvrage. Les archives du premier Comptoir d'escompte
paraissent avoir disparu. Souhaitons qu'un jour la Banque de Paris et
des Pays Bas entre aussi dans la voie du libéralisme à cet égard. Qui
305

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

nous donnera aussi l'étude révélatrice et considérable qui pourrait être


faite sur la Deutsche Bank 1 ?
L'ouvrage cité de Diouritch nous procure quelques éléments, qui
sont probablement les plus connus, les plus perceptibles. On y voit que
le groupe de la haute banque, tel qu'il fonctionnait sous le Second
Empire, existe encore, que sa composition s'est un peu modifiée après
1870 : on y a fait entrer des banques allemandes, Bleichröder en parti-
culier2. La maison Rothschild y apparaît toujours comme le pivot
des diverses combinaisons. Après 1880, le renforcement des établisse-
ments de crédit introduit des liaisons différentes.
Cette analyse des groupes bancaires et de leur politique serait parti-
culièrement souhaitable. Les quelques instruments de travail néces-
saires pourraient être rapidement mis au point et le travail de labora-
toire, car un véritable travail de laboratoire est indispensable, pourrait
commencer. Les chercheurs qualifiés ne manquent pas.
Une fois achevé, ce travail, qui n'a pas besoin d'être exhaustif,
qui peut n'être au début qu'un simple schéma, aiderait sans doute à
mieux comprendre les positions internationales. Les plans de clivage
ne sont plus les mêmes qu'en matière politique. Si le poids des intérêts
économiques privés n'est pas à coup sûr un élément déterminant de la
grande politique internationale, du moins peut-il faire comprendre le
gauchissement de certaines positions, certaines hésitations aussi. Les
traces de pression sont difficiles à déceler tant les pressions ont besoin
d'être discrètes. Nous savons pertinemment cependant qu'elles
existent, même dans les dépôts officiels comme l'ont montré tous les
récents travaux que nous citons. Il ne faudrait pas non plus tomber
dans l'excès contraire et croire que les fils directeurs de la grande poli-
tique passent obligatoirement par les bureaux des grands financiers
ou des grands industriels. Les guerres balkaniques n'ont pas pour cause
unique, comme le disait un peu Hallgarten, la rivalité Krupp-Schnei-
der.
Reste, enfin, le dernier aspect du problème, l'aspect plus purement
économique. Les questions, ici, sont multiples. Les économistes ne

1. Nous tombons fort heureusement sur une période de centenaires qui provoquent mise
en ordre d'archives et études que Ton espère sérieuses. Notons que les Russes devaient
publier des documents sur la Banque de l'Union parisienne : nous ne savons si cette étude a
vu le jour. On a commencé l'étude d'un important groupe belge : G. Jacquemyns, Langrand-
Dumonceau, promoteur d'une puissance financière catholique. Bruxelles, 1961.
2. M. Landes travaille aujourd'hui sur les archives Bleichröder dont une partie a pu être
sauvée (elles se trouvent aujourd'hui aux États-Unis).

306

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance^ internationale et Trusts

paraissent pas encore avoir fait une place importante, tout occupés
qu'ils sont par les économies nationales, au problème de ces groupes
internationaux de financiers. Les transferts de capitaux, sans doute,
sont moins commandés par des politiques de groupes que par les évé-
nements extérieurs, d'ordre économique ou d'ordre politique. Pour ne
prendre qu'un exemple, le transfert, surtout après 1882, au profit de
l'Allemagne des capitaux investis par des Français en Italie tient essen-
tiellement à la signature de la Triple-Alliance. Mais il est possible, nous
manquons d'études précises à cet égard, qu'il n'y ait pas eu transfert
d'un groupe à un autre : en définitive, les décisions concernant les
investissements viendraient toujours des mêmes personnes. Ce pro-
blème de la structure des groupes internationaux apporterait, s'il était
résolu, d'appréciables éléments pour l'histoire économique1.
La morphologie de l'investissement international a fait l'objet de
recherches théoriques qui peuvent être d'un grand secours à l'histo-
rien2. On y oppose la théorie classique, représentée par Smith et Stuart
Mill, à une optique moderne, la pratique classique et la pratique mo-
derne. Il est probable que les différenciations sont moins nettement
chronologiques qu'on a bien voulu le dire. Les mobiles de ces transferts
de capitaux, même à une époque ancienne, dépassent la simple ratio-
nalité économique : de l'emprunt grec de 1833 aux emprunts russes de
la fin du siècle, les transferts privilégiés ont aussi existé. Le caractère
privé de ces investissements, leur caractère onéreux ne sont pas dou-
teux et les différencient assurément des mouvements contemporains,
ou de certains mouvements contemporains des capitaux.
On a fort judicieusement distingué placement international (action
du prêteur) et investissement international (action de l'emprunteur).
La forme des placements internationaux privés est importante, car
d'elle dépend, pour une part, la stabilité du placement. Les placements
directs (commerciaux, industriels ou financiers) passent pour avoir été
longtemps les plus importants par leur masse. Le fait serait sans doute
à vérifier. Nous ne connaissons assez bien que les placements en porte-
feuille où la part des emprunts publics a longtemps été prédominante.
Une étude quantitative serait extrêmement suggestive : elle a été
commencée, mais elle exige des méthodes de recherches qui ne sont

1. Cf. le récent et remarquable manuel de A. March al, Systèmes et structures économiques.


Paris, 1959, très utile pour des historiens.
2. Cahiers de l'Institut de Science Économique Appliquée, série A, n° 5, V investissement
international, sa morphologie. Paris, 1951.

307
REV. HI9TOR CCXXVII 2 21

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

mises que très progressivement au point (sondages dans des porte-


feuilles types, sondages d'après les offres faites au public par les grands
établissements de crédit). Ce que nous ignorons presque totalement,
c'est l'évolution du portefeuille, surtout à une époque où la circulation
des titres est parfaitement libre d'un pays à un autre. Il nous faudrait
alors connaître les sommes payées pour les coupons, ce qui n'est pas
impossible. Mais encore faudra-t-il faire intervenir les mouvements de
coupons, surtout pour des titres payables sur plusieurs places à un
taux de change fixe.
Les raisons, les causes ou les « motivations », selon le terme des éco-
nomistes, du placement en valeurs immobilières payées sont beaucoup
plus difficiles à saisir. Désir d'investissement, c'est-à-dire recherche
d'une certaine rentabilité de l'argent? Spéculation, qui est un autre
mode de recherche d'un bénéfice? Il sera toujours difficile de le savoir.
Si la simple différence des taux d'intérêt, compte tenu naturellement
des risques, qui sont parfaitement connus, et donc calculés, joue pour
tous les titres publics, il n'en est pas de même pour les placements pri-
vés. Mais dans ce dernier cas, sauf pour les titres de chemins de fer,
souvent assimilés à la rente à cause de la garantie d'intérêt, la recherche
des motivations est beaucoup plus difficile. Nous allons reprendre ce
problème dans un instant.
Il apparaît cependant que les décisions privées ne sont pas souve-
raines en cette matière de placement. Le point de vue global de la
nation peut intervenir, et est intervenu, même à une époque éloignée de
la nôtre. L'investissement peut faire intervenir, sur le plan internatio-
nal, soit des relations de dépendance économique, ce qui sera le propre
de l'investissement colonial, soit une solidarité de domination politico-
économique. L'impérialisme financier est une vieille notion : ses appli-
cations sont anciennes. Il semble que cette forme ait été particulière-
ment appréciée comme moyen politique vers la fin du xixe siècle et le
début du xxe siècle. Cette domination politique ira, nous l'avons dit,
jusqu'à l'intervention interne. C'est, en effet, dans la mesure où l'in-
vestissement sert une politique internationale que l'on doit protéger
l'investisseur privé, le seul à cette époque. De là vient le contrôle des
émissions étrangères, tout à la fois pour n'avoir pas à intervenir dans
des directions aberrantes et pour réserver une partie du marché natio-
nal aux investissements politiquement souhaitables, de là aussi les
interventions étrangères pour protéger l'épargne nationale. Il y avait
là un savant dosage à opérer, dont les formules furent assez délicates
à mettre au point.
308

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

II y a d'autres distinctions encore. L'une des plus importantes est


sans contredit l'emploi des fonds importés, la finalité de l'investisse-
ment. Et, ici, les deux parties sont en jeu : au désir de l'emprunteur
peut s'opposer la volonté du prêteur. L'Angleterre prêtant à l'Amé-
rique du Sud, en 1822 et 1825, se servit en fait de ces emprunts pour
ouvrir à son industrie des marchés nouveaux. L'argent emprunté ne
servit guère qu'à l'achat de marchandises anglaises, compensant l'im-
portation en Angleterre de certaines matières premières. Cette opéra-
tion avait abouti à un échec presque complet. Il fut alors montré que,
même dans le cas où l'on voulait créer un marché, il était absolument
indispensable de former les structures nécessaires, structures admi-
nistratives, structures de transport et, aussi, structures de consomma-
tion, c'est-à-dire en fait niveau de vie.
De là découle le rôle important des emprunts publics dont la finalité
économique, en dernière analyse, est capitale. Emprunts destinés aussi
bien à établir fermement des administrations qu'à pourvoir aux pre-
miers investissements publics. Les investissements en chemins de fer
viendront ensuite et tiendront longtemps la vedette. Dans un dernier
stade, on s'aperçut même qu'avec cette insufflation de capitaux étran-
gers, la croissance des pays en retard ne « démarrait » pas. L'élévation
du niveau de vie de la population, facteur essentiel de l'apparition
d'un marché développé, n'était possible qu'avec une certaine indus-
trialisation. A la recherche de profits élevés, le marché financier fran-
çais estima donc qu'il était préférable d'exporter des usines, à une
époque où l'Angleterre tenait encore de grands marchés ouverts à son
industrie, et où l'Allemagne, dont l'industrialisation était plus récente,
commençait elle-même à chercher ses propres marchés.
Le rôle de ces transferts internationaux de capitaux dans l'explica-
tion de la croissance européenne parait important. La France n'aurait
pas construit ses chemins de fer sans le capital anglais, l'Italie ou l'Au-
triche sans le capital français x.
Les aspects techniques du problème ne sont pas négligeables. Les
économistes, ici encore, ont élaboré des schémas qui sont intéressants
pour l'historien 2. Ces recherches montrent en tout cas tout ce que des
travaux plus poussés, plus étendus, plus complets, pourraient apporter

1. La question ne paraît pas avoir été abordée dans la récente conférence internationale
d'histoire économique dont Tune des questions était l'industrialisation.
2. Cahiers de l'Institut de Science Economique Appliquée, série A, nOB 6 et 7, V investisse-
ment international en économie de marché. Paris, 1952.

21 300

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gffle

aux économistes dont les connaissances ne sont pas encore parfaites à


cet égard.
La technique du marché est importante, et c'est d'elle dont on s'est
surtout occupé. L'analyse qui en a été donnée dans le travail que nous
venons de citer constitue certainement une excellente base de départ
pour les historiens. A eux maintenant de rectifier et de compléter
quelques éléments de la démonstration.
On ne saurait en dire autant des techniques de transfert. Le place-
ment international des capitaux ne donne pas naissance, on le sait
depuis fort longtemps, à des situations figées : le mouvement est per-
pétuel et des bilans annuels, constitués par sondages, nous seraient
fort utiles. On a surtout insisté sur les transferts « politiques », ces ces-
sions plus ou moins globales que l'on note à certaines époques et que
nous avons signalées. Il y a aussi d'autres techniques. En période de
liberté des échanges, la masse des titres internationaux joue un rôle
important dans les balances de paiement. Les transferts peuvent alors
solder des déficits et cela avec autant plus de facilité que l'on peut
jouer à la fois sur des différences de cours entre les bourses et sur des
différences de change. Certaines places, celle de Vienne en particulier,
s'adonnaient volontiers à ce genre de spéculation. Il était fréquent
qu'on y échangeât des titres contre du change.
On ne saurait donc trop insister sur l'intérêt tout à fait historique et
théorique des recherches à poursuivre sur les groupes financiers interna-
tionaux. Il s'agit, il ne peut s'agir que d'un travail d'équipe et il serait
souhaitable qu'il dépassât le cadre étroit des frontières. La coopération
internationale serait, en la circonstance, extrêmement utile. Mais c'est
aussi un travail de laboratoire qui est indispensable : seul ce travail de
laboratoire pourra nous donner la critique des sources, après avoir
défini les sources elles-mêmes, les renseignements statistiques indis-
pensables et les modèles ou les schémas qui pourront orienter le travail.
Le règne des groupes financiers s'achève avec la première guerre
mondiale. Il y a à cela toute une série de raisons fort valables. La guerre
a entraîné une liquidation à peu près totale des avoirs à l'étranger. Le
paiement des réparations ou des dettes de guerre fera le reste. Le capi-
tal européen a laissé la place, dans une certaine mesure, au capital
américain. En Europe, la guerre et ses suites ont entraîné une sorte de
libération financière des divers États. Restaurations économiques et
financières, stabilisations monétaires se feront désormais sous les aus-
pices d'organismes internationaux. Il y a beaucoup moins de place pour
la finance privée. La dégradation monétaire, les réglementations de
310

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

change, le blocage des capitaux nationaux limitent désormais les trans-


ferts de capitaux et leur donnent une tout autre finalité.
Les structures économiques ont aussi évolué. L'ère des chemins de
fer, l'ère des investissements de « démarrage » est terminée dans un
certain cadre géographique. Les sources de matières premières, les
grands ensembles industriels et de nouvelles zones de sous-développe-
ment vont nécessiter d'autres investissements de forme tout à fait
nouvelle. Mais l'histoire de ces sources de matières premières, de ces
grands ensembles industriels, avait déjà commencé. Les banques, si
elles avaient un rôle d'initiateur, au moins dans certains cas, se trou-
veront rapidement dépassées par l'ampleur des affaires qu'elles ont
parfois aidé à créer.

• ••

Certes, le mot « trust », qui au départ avait un sens technique bien


défini, a pris dans le langage courant un sens de polémique, voire même
de combat. Ce dont nous voudrions parler ici, ce sont les grandes
entreprises internationales, généralement industrielles, qui paraissent
soulever des problèmes que les économistes ont incomplètement abor-
dés dans leur recherche. La concentration industrielle et ce qu'on a
appelé « le pouvoir de monopole » ont été étudiés. Les travaux que nous
possédons aujourd'hui1 sont extrêmement utiles aux historiens de
l'économie, mais ils ne débordent pas en général le cadre de la nation.
La grande entreprise, la très grande entreprise qui se trouve à l'échelle
du monde, a fait naître des problèmes qui n'ont encore été vus que
d'une, manière très superficielle, au moins sur le plan théorique. Il
semble même qu'en ce domaine l'historien ait pris une certaine avance.
« Le pouvoir des sociétés dans les relations internationales devient
un sujet de préoccupation majeure dans le monde du xxe siècle... Il
faudrait une bibliothèque entière pour traiter des relations internatio-
nales des sociétés anonymes américaines ; son contenu surprendrait.
Il est évident que les entreprises américaines qui ont des succursales
à l'extérieur des États-Unis entretiennent forcément des relations avec
leurs collègues étrangères et avec les gouvernements dont le rôle éco-
nomique est considérable. Aucun dirigeant de société ne peut l'éviter ;
aucune direction avisée ne peut se dispenser d'avoir l'équivalent d'un
corps diplomatique 2. »

1. Cf. en particulier J. Houssiaux, Le pouvoir de monopole. Paris, 1958.


2. A. -A. Berle, Le capital américain et la conscience du roi. Paris, 1957, p. 89.
311

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gffle

Le phénomène, au stade où nous le connaissons aujourd'hui, n'est


sans doute pas très ancien. On ne saurait guère citer, dans la première
moitié du xixe siècle, que Saint- Gobain qui, dès avant 1848, avait com-
mencé son expansion internationale, encore modeste d'ailleurs *, et le
Belge Cockerill : ce dernier attend toujours l'historien qui lui consa-
crera l'étude que mérite une activité débordante 2. Dès l'apparition de
ce type d'entreprise, les oppositions se firent violentes, alors même que
leur activité ne débordait pas encore, ou très peu, les frontières natio-
nales. Elles s'étaient déjà manifestées dans les vieux pays, sous des
formes qui n'ont jamais été étudiées, et qui mériteraient des recherches.
L'opposition à ce qu'on appelait « les grandes compagnies financières »
existe en France dès la Monarchie de Juillet, à la Chambre aussi bien
que dans la presse 8. On sait qu'aux États-Unis cette lutte contre des
pouvoirs économiques jugés excessifs prit des proportions beaucoup
plus grandes, un aspect beaucoup plus systématique. A cette occasion
parurent les premiers ouvrages consacrés aux « trusts », ouvrages rédigés
dans un esprit beaucoup plus polémique qu'historique : le livre de
Miss Tarbell sur la Standard OU était, dans un certain sens, un ouvrage
de précurseur et il constitue aujourd'hui, en outre, un véritable témoi-
gnage sur cette lutte 4.
Une bibliographie des trusts emplirait aisément des volumes. Il est
non moins certain que les titres en seraient de valeur très inégale.
Depuis quelque temps, néanmoins, les historiens paraissent avoir fait
un gros effort pour tirer hors de la légende tout ce qui concerne les
entreprises internationales. Nous avons vu que les archives s'ouvraient
peu à peu, que des documents étaient même publiés, facilitant beau-
coup le travail. Ce mouvement parait devoir s'accroître dans les années
qui suivront. On passe insensiblement ainsi du livre de propagande,
souvent rédigé par des journalistes ou des vulgarisateurs, généralement
inspiré par la firme elle-même, au travail historique proprement dit.
Quelques firmes ont d'ailleurs songé à solliciter des historiens pour étu-
dier leur histoire : la recherche désintéressée en cette matière est
presque devenue une forme de publicité.

1. J. Chopfel, Saint- Gobain. Paris, 1960, fait partie d'une collection qui ne semble guère
devoir être utile aux historiens.
2. La meilleure étude est celle réalisée pour le centenaire ae ia nrme.
3. G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne. Pans, 1951, excellent ouvrage que
tous les historiens devraient pratiquer.
4. I. M. Tarbell, The History of the Standard OU Company. Londres, 1905, 2 vol. L'ou-
vrage a été récemment réédité à Londres.

312

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

L'historien ne devrait pas, ici encore, ignorer les problèmes théo-


riques, définis par l'économiste. Son analyse gagnerait en profondeur,
permettrait d'éclairer d'un jour nouveau certains faits. La question de
la dimension des firmes a été soulevée par les économistes qui ont mani-
festé leurs exigences dans le domaine de ces monographies qui sont
l'œuvre des historiens1. Sans doute aussi leur point de vue théorique,
et passablement abstrait, apparaitra-t-il aux historiens comme insuffi-
sant pour rendre compte de certains phénomènes. L'analyse écono-
mique s'est encore peu penchée sur le problème des firmes internatio-
nales ou, pour mieux dire, multinationales, auxquelles commencent à
s'intéresser les historiens.
La matière est riche ; elle est aussi difficile à traiter, pour les raisons
de documentation que nous avons dites en tête de cet essai. Peu à peu,
cependant, des sources voient le jour et les travaux s'ébauchent. Nos
connaissances sont encore bien imparfaites : le bilan que nous en ten-
tons ici, de manière très schématique, voudrait tout à la fois rendre
compte du travail effectué en ce domaine, signaler les lacunes, encore
importantes, et relever quelques faits de méthode qui paraissent par-
ticulièrement intéressants.
Certes, il n'y a pas eu apparition soudaine de structures nouvelles.
Il y a eu des étapes intermédiaires sur lesquelles il faut avouer notre
ignorance. Parallèlement aux relations financières internationales, il
y eut des relations industrielles ou commerciales internationales. Si
beaucoup d'entre elles sont connues, du moins n'ont-elles pas fait l'ob-
jet d'études précises et sérieuses telles qu'on en pourrait souhaiter.
L'expansion industrielle sur le plan international peut prendre plu-
sieurs formes. D'un côté, il s'agit de la conquête de marchés nouveaux.
Et l'histoire du commerce international, si l'on fait abstraction des
études douanières et des recherches quantitatives pures, c'est-à-dire
l'histoire des structures du grand commerce international, est encore
dans l'enfance. On aimerait connaître l'activité de certaines firmes
anglaises qui ont des points d'appui partout dans le monde, qui ont
établi des circuits multiples, qui tiennent des ports, parfois même des
provinces. Ce passage des grandes compagnies privilégiées aux firmes
commerciales ordinaires serait sans doute intéressant à préciser. Nous
en avons rencontré des traces dès l'époque du Second Empire, quand
les Pereire s'intéressent, à partir de 1863, à des compagnies améri-

1. Cf., par exemple, S. Wickham, Note sur l'étude et la politique du développement des
firmes, dans Économie appliquée, VII (1954), p. 545-561.

2 1 * 313

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gtlle

caines ou asiatiques. La fondation de la Compagnie transatlantique


répondait sans doute dans une certaine mesure à ces préoccupations *.
La formation de filiales, ou la prise d'intérêt, dans les industries
similaires étrangères, est un phénomène qu'il est souvent difficile d'ex-
pliquer. Ainsi en est-il, pour ne prendre qu'un exemple, pour la métal-
lurgie française lorsqu'elle commence à investir en Europe centrale ou
orientale. La recherche devrait être entreprise lorsque la documenta-
tion existe encore dans sa majeure partie.
Il s'agit là d'un investissement extérieur, d'une exportation de capi-
tal dont les exemples sont aujourd'hui relativement fréquents : l'ex-
pansion de Ford à l'étranger en est une manifestation connue, il y en a
d'autres (on en voyait récemment dans l'industrie du papier). L'ex-
portation « d'usines » pourrait constituer un sujet de recherches utiles.
On connaît, au moins dans leur principe, les déformations du marché
concurrentiel. Les études n'ont porté, jusqu'alors, que dans le domaine
national 2. Cartels internationaux ou ententes internationales ont donné
lieu à des travaux importants, mais qui avaient surtout un aspect
juridique, qui n'est d'ailleurs pas négligeable. Il est évident qu'une
recherche sérieuse en ce domaine est intimement liée à celle des grands
marchés mondiaux, qui, du point de vue historique, est une de nos
grandes énigmes 3. C'est dans la mesure où la structure de ces marchés
autorise ou non des manœuvres monopolistiques que cartels et ententes
peuvent se manifester. Certains n'ont pas oublié la grande espérance
que quelques financiers avaient mise sur le marché du cuivre à la fin
du xixe siècle, et qui conduisit à tant de catastrophes. L'histoire de
ces grands marchés, l'étude de leurs mécanismes, les interférences
financières et industrielles qu'ils supposent ne sont encore qu'à l'état
de projet. Il est curieux que l'histoire économique ait été avant tout
une histoire de la production, que l'histoire du commerce ait été si
artificielle : la consommation et les marchés sont demeurés en dehors
des préoccupations des historiens, bien à tort sans doute.
Il existe un dernier problème, dont nous avons aujourd'hui une
conscience aiguë, parce qu'il frappe l'imagination, celui des ressources
en matières premières. La question n'est apparue, bien évidemment,
qu'à l'époque de la production de masse, qu'à l'époque où certains

1. M. Barbance, Histoire de la Compagnie générale transatlantique, Paris.


2. Histoire des entreprises, 5 (mai 1960) : le marché imparfait.
3. Le groupe de recherches que je dirige à la VIe section de l'Ecole des Hautes-Etudes
envisage un colloque sur cette question.

314

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

produits ont été demandés avec une particulière importance. La con-


ception des « produits stratégiques » a encore aiguisé les curiosités. Le
problème, à vrai dire, ne date pas d'aujourd'hui. On peut se rappeler
l'énorme spéculation sur les cotons, que tenta Biddle, le président de
la Banque des États-Unis, vers 1836-1837. Moins connue, la soif de
minerais de fer purs qui s'empara de la sidérurgie européenne au len-
demain de l'invention de Bessemer a été récemment signalée ' On se
rappelle les difficultés de la délimitation de la frontière franco-alle-
mande après la guerre de 1870. Dans les premières années du xxe siècle,
la question des matières premières avait pris, au moins pour quelques
produits, une importance capitale à laquelle n'était pas insensible une
certaine politique.
C'est donc un complexe assez étendu de problèmes qui doit attirer
l'attention des historiens. Ce sont ces problèmes qui doivent ordonner
l'histoire des grandes entreprises internationales.
L'histoire même de cette histoire des grandes entreprises interna-
tionales serait fort instructive. Ce n'est pas le lieu ici de la traiter.
Elle est faite, dès l'origine, de deux aspects essentiels, celui de la pro-
pagande, favorable ou hostile, comme nous le remarquions il y a un
instant, celui aussi de la recherche scientifique. Ehrenberg, naguère,
avait esquissé les débuts de quelques-unes de ces grandes entreprises
modernes, essayant de les comparer à des exemples anciens 2, puis s'at-
taquant à des entreprises précises, comme Siemens*, au moment même
où Miss Tarbell écrivait son « pamphlet » contre la Standard Oil Entre
ces deux genres, entre les deux guerres, s'est ajoutée à ce premier lot
toute une série de recherches faites par des économistes et des juristes.
Il serait trop long de recenser ici toutes les thèses de droit, plus ou
moins pertinentes, plus ou moins documentées, qui ont traité des
trusts, des cartels, des grandes firmes 4.
Le lecteur curieux ne manque donc pas de choix aujourd'hui. Il lui
est loisible de se contenter du livre d'images ou de collections de vulga-
risation qui n'apportent plus guère d'éléments6. Certains ouvrages,

1. B. Gille, Minerais algériens et sidérurgie métropolitaine, dans Revue d'histoire de la


sidérurgie, I (1960), p. 37-56.
2. R. Ehren berg, Grosse Vermögen. léna, 1925.
3. R. Ehrenberg, Die Unternehmungen der Bruder Siemens. léna, 1906.
4. Cf., par exemple, G. Damougeot-Perron, La Standard OU Company. Paris, 1925 ; ou
R. Lewinsohn, Trusts et cartels dans Véconomie mondiale. Paris, 1950 (dernière édition).
5. Du Pont, the Autobiographie of American entreprise. New- York, 1952, livre d'images, et
le tout récent M. Dorian, Dupont de Nemours. Paris, 1961.

315

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gillc

cependant de meilleur aspect, se révèlent en définitive très proches de


l'ouvrage de propagande pure1. Certaines monographies sont, enfin,
incluses dans des études dont le propos est plus vaste : on est bien
obligé de s'en contenter lorsqu'il n'existe rien d'autre 2.
La méthode des biographies, et leur liste n'est pas moins longue que
celle des monographies 8, ne saurait rendre compte de tous les aspects
du phénomène. L'étude de l'entrepreneur, devenue une véritable
science grâce aux efforts de l'école d'Harvard4, est extrêmement utile
et féconde : elle est nécessairement partielle.
L'historien commence donc à disposer aujourd'hui de travaux dont
le caractère scientifique a certainement tendance à s'accentuer. La
recherche gagne du terrain dans la mesure où les firmes ouvrent peu à
peu leurs portes. Si la moisson n'est pas encore très abondante, elle
promet néanmoins des récoltes de plus en plus riches. C'est sur ces der-
niers ouvrages que nous voudrions insister un peu.
Lacunes et déséquilibres ne sont pas moins importants que pour
l'étude des relations financières internationales. Notons cependant
que ces formes d'entreprises de type international se trouvent concen-
trées dans un nombre assez restreint de pays. Pour quelques-uns
d'entre eux, les travaux laissent encore à désirer : les historiens japo-
nais, par exemple, ne paraissent pas s'être encore attachés à l'étude de
leurs grands trusts et de leur expansion internationale 6. Il y aurait
pourtant là matière à une étude importante des conditions écono-
miques d'une bonne partie de l'Asie entre les deux guerres.
En Europe, le trust international est plus fréquent, sans être très
répandu. Les grandes sociétés industrielles allemandes ont connu une
expansion internationale importante, dès avant la première guerre
mondiale. Ce fut en particulier le cas des firmes de construction élec-
trique qui avaient largement débordé le cadre des frontières politiques.
Il est probable que cet essor touchait de très près à certaines formes
d'expansion bancaire. Une petite étude sur VA. E. G., basée semble-t-il
surtout sur des sources imprimées, faite aussi dans un esprit doctrinal

1. H. A. Chilvers, The Story of de Beers. Londres, 1939.


2. F. Barret, L'évolution du capitalisme japonais, 2 vol. Paris, 1947, seul ouvrage pratique
à l'heure actuelle pour l'étude des grands trusts japonais.
3. W. Bedrow, Krupp. Paris, 1928, en est le type. Winkler a donné des études sur
Rockfeller, 1933, sur les Dupont de Nemours, 1935, etc.
4. Cf. la revue Explorations in Entrepreneurial History, excellente et indispensable aux
historiens.
5. Cf. Le Japon au XII* Congres international des Sciences historiques. Tokyo, I960.

316

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
finance internationale et Trusts

marqué, fournit quelques éléments de valeur1. Il serait bon que le


travail fût repris sur une documentation plus large. Les Siemens se
sont, par contre, attachés à donner une histoire aussi complète que
possible de leur firme a. Si l'ouvrage n'échappe pas, et le nom de l'au-
teur montre qu'il était difficile qu'il en fût autrement, à certaines ten-
dances hagiographiques, du moins nous donne-t-il quantité de ren-
seignements utilisables. La naissance de la firme, sa politique de déve-
loppement sont évidemment fort bien présentées. Les moyens de cette
politique, certaines liaisons avec d'autres phénomènes, principalement
avec la politique tout court, apparaissent beaucoup moins claires. Le
jour où nous posséderons, pour l'entre-deux-guerres, l'ouvrage
correspondant à celui de Diouritch, sur l'expansion bancaire alle-
mande, nous comprendrons sans doute beaucoup mieux certains mé-
canismes.
« La situation mondiale actuelle nous révèle les difficultés auxquelles
on se heurte en voulant réaliser une collaboration à l'échelon interna-
tional. Aussi vaut-il la peine, à tous égards, lorsqu'on est en présence
d'un exemple de collaboration parfaitement réussie entre personnes
de nationalités différentes, de s'y arrêter un moment. Nous croyons en
toute modestie qu* Unilever est un bon exemple. Notre entreprise est
vaste et le personnel qui en fait partie est originaire de cinquante pays
différents... Unilever est encore à l'heure actuelle une entreprise prin-
cipalement anglo-hollandaise... A mesure que le temps passe, Unilever
deviendra de plus en plus international tant en ce qui concerne la direc-
tion des affaires que la possession du capital... Je crois pouvoir dire
qu'aucune autre entreprise dans le monde n'a un champ d'activité
s'étendant sur une plus grande diversité de pays se trouvant à des stades
d'évolution aussi divers et ayant des niveaux de vie aussi différents. »
Ainsi s'exprimait, il y a peu, le président du trust Unilever 3, posant
à la fois le problème de la formation de cette énorme entreprise, et sa
destinée dans un monde qui ne cesse d'évoluer.
Nous possédons aujourd'hui une histoire d' Unilever, due à l'histo-
rien anglais Charles Wilson 4. Plus de 800 pages nous donnent quantité
de faits fort bien présentés. L'auteur s'attache au développement et

1. KoEBEL-TusKet Hess, A. E. G., Profit, Energie, Verbrechen. Berlin, 1958.


2. G. Siemens, Geschichte des Hauses Siemens, 3 vol. Munich, 1947-1951.
3. r.-J. Iempel, Le caractere international de Unilever. Rotterdam, 1959 (impression
privée).
4. Cù. Wilson, The History of Unilever. A Study m economic Growth and Social Change.
Londres, 1954, 2 vol., 335 et 480 p.
317

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gllle

aux fusions successives de cette firme qui, née pour fabriquer du savon,
a étendu ensuite son pouvoir sur la plus grande partie des corps gras,
en particulier sur la margarine. Cette histoire est incontestablement
dominée par la figure du fondateur, William Lever, devenu par la suite
Lord Leverhulme. On sait que c'est la recherche des matières premières
qui a provoqué le grand essor dans le monde de cette entreprise qui,
en 1929, s'est unie à un groupe de firmes hollandaises, les Jürgens et les
Van den Bergh.
Il s'agissait d'une industrie où les possibilités de substitution, soit
naturelle, soit par des procédés techniques, provoquèrent des concur-
rences parfois difficiles à analyser. Il est curieux de constater, au reste,
que l'industrie du savon avait donné lieu en France, dans la première
moitié du xixe siècle, à des tentatives monopolistiques. A la lutte pour
la possession des matières premières s'ajoutait une lutte de marchés
qui provoqua les associations définitives. Peut-être regrettera-t-on de
ne pas saisir suffisamment cette suite de décisions techniques, impor-
tantes pour l'accroissement des firmes, qui a permis la lente domina-
tion du marché. Il y avait là un problème qu'il convient de ne pas
esquiver, car il permet de mieux comprendre l'intérêt de certaines
alliances, la recherche de certains produits.
La partie d'autobiographie a certainement beaucoup séduit M. Wil-
son. Au point que le chef de l'entreprise en vient presque à être pré-
senté comme un épiphénomène. Il est cependant bien évident que l'or-
ganisation et la gestion de pareilles entreprises exigeaient des cadres
nombreux et importants sur lesquels on souhaiterait savoir davan-
tage.
Certains phénomènes sont très exactement décrits et fournissent
ainsi des exemples frappants à l'analyse des méthodes employées pour
la croissance des entreprises. Cette partie est fort utile et contribue
beaucoup à notre connaissance de ce capitalisme gigantesque. Certaines
techniques d'administration paraissent d'ailleurs très tardives, en par-
ticulier pour les techniques comptables, mais il semble que ce soit là un
phénomène assez courant en Europe. L'existence de marchés locaux
ou régionaux, créés par la firme, est également intéressante. On cons-
tatera que Lever prit un soin extrême à ne pas troubler ces marchés
quand il acheta des entreprises concurrentes. Ce que l'on perdait par
manque de rationalisation était gagné grâce à la stabilité de la consom-
mation. Le procédé est encore couramment utilisé aujourd'hui soit
par le maintien de marques disparues, soit par le lancement de pro-
duits peu différents, sauf par le nom et par l'emballage. Ces techniques
318

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

de vente, de domination du marché, qui ont, jusqu'ici, fait l'objet de


peu d'études historiques, semblent fort bien analysées.
Curieuse aussi apparaît la politique d'expansion à l'extérieur et
surtout dans le domaine des plantations. Il y aurait toute une histoire
fort intéressante et instructive à faire des plantations coloniales mo-
dernes, qui ont pris la suite des plantations d'ancien régime, celles
d'arachides aussi bien que celles de coton, de caoutchouc, de café ou de
fruits : elles semblent aujourd'hui l'une des manifestations les plus
symptomatiques du capitalisme colonial. Nous en venons à mieux
connaître les plantations de sucre d'ancien régime de cette impor-
tante étape de l'exploitation des pays tropicaux. On verra, dans l'ou-
vrage de M. Wilson, l'illogique indépendance de certaines sociétés
filiales, qui trouvaient avantage à acheter les récoltes d'autrui plutôt
que de planter elles-mêmes, mais ceci supposait une monnaie d'échange,
des importations et tout un trafic de remplacement. Le problème des
filiales étrangères a toujours été très délicat pour les entreprises inter-
nationales. C'est qu'à une impulsion venue d'un centre plus ou moins
lointain se surajoutent des impératifs locaux.
Dans le compte rendu qu'il a fait de cet ouvrage de M. Wilson, l'his-
torien américain Hidy, qui appartient au Centre de l'Université d'Har-
vard dont nous avons parlé, insiste sur les pages qui concernent le chef
d'entreprise. Lever apparaît comme une personnalité vigoureuse, ima-
ginative, parfois téméraire. Mais M. Wilson multiplie les exemples
d'erreurs d'appréciation, d'occasions manquees (comme l'intervention
sur le marché américain). Il arriverait ainsi à l'idée de Schumpeter que
l'entrepreneur innovateur et individualiste ne réussit bien qu'une fois.
C'est pourquoi les familles dirigeantes seraient remplacées, avec plus
ou moins de rapidité, avec plus ou moins de plénitude, par les cadres
professionnels. Après avoir évité de justesse les désastres dans les
années vingt, Lord Leverhulme voit la direction de son entreprise lui
échapper peu à peu.
Peut-être en définitive, et c'est sans doute là un défaut très généra-
lement répandu dans les monographies d'entreprises, le trust Unilever
est-il trop systématiquement vu de l'intérieur. Il aurait été intéressant
de le voir par les yeux des autres, des gouvernements intéressés, des
concurrents, des consommateurs. Cela eût pu corriger certains juge-
ments, modifier certaines analyses. En tout état de cause, la valeur de
l'ouvrage est absolument incontestable.
Aucune autre étude sérieuse d'une grande entreprise européenne de
ce type ne nous a été donnée. Nous ne disposons à cet égard que
319

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

d'œuvres de journalistes l ou de travaux qui n'ont ni l'ampleur ni sans


doute la valeur de l'histoire d' Unilever a.
L'histoire du pétrole devait fatalement attirer les historiens. Il fut
longtemps difficile d'y pénétrer, les sources essentielles demeurant
jalousement fermées. Elles se sont peu à peu ouvertes, mais la lutte
a été longue, et le sera sans doute encore longtemps, contre de tenaces
légendes et d'hasardeuses interprétations. Depuis quelques années,
des ouvrages de très grande importance ont paru. Une histoire totale,
complète, de l'industrie mondiale du pétrole n'est sans doute pas encore
faite : peut-être maintenant est-il possible de supposer qu'elle verra le
jour dans des délais raisonnables. La présentation des travaux récents
mérite quelques explications préliminaires.
On sait que l'industrie du pétrole est née aux États-Unis, en 1859,
date à laquelle fut foré le premier puits. Le pétrole américain demeura
longtemps le principal fournisseur d'un marché dont le débouché le
plus important était l'éclairage. Avant même qu'une concurrence exté-
rieure ne se soit fait jour, des concentrations successives avaient per-
mis de créer des sociétés énormes de production, de transport et de
raffinage. Puis d'autres sources de pétrole apparurent, surtout en
Russie et en Indonésie, en même temps que l'usage du pétrole s'éten-
dait à d'autres activités. De puissantes sociétés s'étaient, là aussi,
formées. Après 1892, la lutte entre les divers producteurs se fit sans
cesse plus acharnée. En face du producteur américain, les pétroles
russes, ou tout au moins une partie d'entre eux, s'allièrent aux produc-
teurs indonésiens et à un transporteur britannique : le groupe Royal
Dutch-Shell prend sa physionomie définitive vers 1911. Avant même
la guerre de 1914, d'autres régions apparurent sur la carte de la pro-
duction du pétrole, qui gagnèrent très rapidement en importance, en
particulier l'Amérique du Sud et le Proche-Orient. La première guerre
mondiale provoqua la disparition à peu près complète du pétrole russe
des marchés mondiaux. A ce moment, la situation pouvait être la sui-
vante : il existait, tant en Amérique qu'en Europe (Roumanie et
Pologne), des producteurs indépendants ou semi-indépendants, mais
le marché était incontestablement dominé par deux géants, la Standard
américaine et le groupe anglo-hollandais Royal Dutch-Shell.
La Standard OU américaine, la plus ancienne de ces grandes sociétés,
a fait l'objet de deux volumes qui en présentent l'histoire de 1882 à

1. K. Pritzkoleit, Le Saint-Empire industriel germanique. Paris, 1954.


2. V. Valentin-Smith, Bafa. Paris, 1937.

320

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

1927 x. Un troisième et dernier volume doit paraître prochainement.


La société hollandaise, la Royal Dutch, a donné matière à quatre très
gros volumes qui retracent son histoire complète 2, accompagnés d'un
autre ouvrage sur le développement technique de l'entreprise 3. Il est
évident que nous connaissons mal l'histoire des pétroles russes4. La
plupart des capitaux ont été fournis à la Russie par les pays d'Europe
occidentale : il serait donc possible d'écrire un jour cette histoire des
pétroles russes, même si Ton n'a pas accès aux sources soviétiques. Le
travail paraît assez facile à organiser.
D'autres ouvrages ont récemment paru, qui complètent de façon
heureuse certains détails de cette histoire passablement complexe et
souvent difficile à saisir. Du côté européen, on a cherché à écrire l'his-
toire des affaires de la Shell aux États-Unis et en Amérique, histoire
édifiante d'une entreprise allant chercher, au moins aux débuts, la
concurrence sur le terrain même de son adversaire, à la grande frayeur
de ses protagonistes européens6. On a également retracé l'histoire
d'une filiale du groupe anglo-hollandais qui a conquis une certaine im-
portance, la fameuse B. P., British Petroleum*. Aux États-Unis, les
historiens ont aussi été tentés par des compagnies indépendantes, de
moindre envergure, mais qu'il ne faut effectivement pas négliger7.
Les pétroles russes ne demeurent assurément pas notre seule incon-
nue majeure. L'histoire des pétroles du Proche-Orient, qui a si forte-
ment agité le monde diplomatique pendant et depuis la première guerre
mondiale, n'a fait l'objet d'aucune recherche sérieuse. Il en est de
même pour certains gisements auropéens, roumains ou polonais, sur
lesquels nous pourrions cependant avoir des documents intéressants,
et assez facilement accessibles. Quant aux pétroles d'Amérique du Sud,
leur histoire reste encore à faire. De timides essais ont été tentés, mais
nous ne possédons encore aucun grand travail8. On mesure donc les

1. R. W. Hidy et M. E. Hid y, Pioneering in Big Business. New- York, 1955 ; G. S. Gibb et


E. H. Knowlton, The Resurgent Years. New- York, 1956.
2. F. G. Gerretson, History of Royal Dutch, 4 vol. Levde. 1953-1957.
3. Forbes et O'Beirne, The technical development of the Royal Dutch-Shell. Leyde, 1 357.
4. P. Apóstol et A. Michelson, La lutte pour le pétrole en Russie. Paris, 1922, est tout à
fait insuffisant.
5. K. Beaton, Enterprise in OU : the History of Shell in America. New- York, 1957.
6. Henry Longhurst, Adventure in Oil : the History of British Petroleum. Londres, 1959.
7. H. M. Larson et K. W. Porter, History of Humble Oil and Refining Company. New-
York, 1959.
8. E. Libuwbn, Petroleum in Venezuela, A History. Berkeley, 1954. Nous n'avons rien sur
le Mexique.

321

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

lacunes qui obscurcissent une histoire où presque tout est lié. Si la


bibliographie de l'histoire du pétrole est énorme, la valeur des ouvrages
est extrêmement inégale. On doit se réjouir cependant de l'effort fait
depuis une dizaine d'années dans ce domaine.
On pourrait sans doute envisager aussi cette difficile histoire par
les hommes qui l'ont conduite. Un grand nombre d'ouvrages ont été
consacrés à Rockefeller, qui commence à être mieux connu, au moins
dans son action économique ' Nous avons également la chance de pos-
séder la correspondance d'un des collaborateurs directs, et l'un des
plus importants, du fondateur de la Standard OU, John Archbold. Ces
correspondances prouvent combien ce type de documents présente de
richesse et de variété et apparaît en définitive comme l'une des sources
essentielles de l'histoire de ces grandes entreprises. On pourrait proba-
blement découvrir des correspondances analogues, aussi importantes,
aussi intéressantes2. Un dernier ouvrage vient de paraître, il y a
quelques mois seulement. Il s'agit de la biographie de Sir Marcus
Samuel, le premier vicomte Bearsted, fondateur de la Shell3. Œuvre
d'un membre de la famille, cet ouvrage apparaît très solidement docu-
menté, principalement dans le domaine des pétroles russes, où Marcus
Samuel fit ses premières armes de transporteur de pétrole. L'auteur,
touchant de près à son héros, a pu avoir accès à des fonds d'archives
plus ou moins accessibles aux historiens ordinaires. Deterding a connu
des biographes qui ne semblent pas avoir encore donné de lui des por-
traits très utilisables. Mais toute cette histoire laisse apparaître une
multitude d'autres personnages extrêmement intéressants et impor-
tants. Les cadres de cette industrie du pétrole, les dirigeants de ces très
grandes entreprises, forment un milieu assez curieux et qui ne devrait
pas laisser indifférents les historiens.
Tout compte fait, notre connaissance de l'histoire du pétrole et de
ses grandes entreprises s'est singulièrement enrichie depuis une dizaine
d'années et nous possédons aujourd'hui des œuvres d'une valeur indis-
cutable. On souhaiterait seulement que le rythme ne se ralentit point
et que ce secteur de nos bibliographies pût un jour se trouver à peu
près complet.
Complet? Peut-être le mot est-il un peu excessif? Il y a beaucoup

1. Allan Nevis, John D. Rock feller. New- York, 1941, 2 vol.


2. A. L. Mo orb, John D. Archbold and the early development of Standard OU Company.
New- York, s. d.
3. R. Hbnriques, Marcus Samuel, first viscount Bearsted and founder of the Shell Trans-
pon and trading Company [1863 1927). Londres, 1960.

322

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

de choses dans l'histoire des grandes compagnies pétrolières, et nous


n'en savons encore qu'une bien faible part. L'ouvrage sur la Standard
commence en 1882 seulement et le bref rappel historique placé en tête
de ce travail apparaît insuffisant pour retracer les origines et le pre-
mier développement de la firme. C'est précisément avant cette date
que se forme le trust. L'auteur expose d'ailleurs que la dissolution de
1911 a provoqué d'importantes pertes de documents. Après 1882 au
contraire, le récit est mené avec une très large documentation. Les
auteurs suivent un plan chronologique, coupé d'aperçus sur certaines
questions d'ordre général : l'administration de la firme, les marchés
extérieurs, les progrès techniques, le développement des filiales étran-
gères. On mesure au reste toute la différence avec une firme comme
Unilever. Ici, c'est peut-être moins un homme qu'une équipe admira-
blement composée et bien dirigée qui mène l'affaire. On voit sans doute
assez mal se détacher les différentes personnalités qui ont construit ce
gigantesque organisme et certaines décisions en paraissent un peu
cahotiques. L'étude du marché, les recherches sur les concurrences qui
se manifestent, surtout à partir de 1884-1886, tout ce qui conditionne
en dernière analyse, précisément sur le plan international, la politique
de la firme, auraient pu gagner en profondeur. C'est que la coordina-
tion entre les divers travaux entrepris dans le monde entier aurait été
utile. On voit bien la firme, on voit mal son emprise sur le monde et
les résistances qu'elle rencontra.
L'histoire de la Royal Dutch est un monde où le lecteur se meut assez
malaisément. Il y a beaucoup de faits et fort peu d'ordre. Il en existe
des résumés schématiques, mais qui sont devenus insuffisants à force
d'imprécision et de simplification1. L'ouvrage principal est présenté
sans références, si bien que l'on hésite parfois sur la nature des
sources. A la Royal, les cadres professionnels ont rapidement pris le
pouvoir, puisque Deterding avait franchi tous les échelons avant de
succéder à Kessler. Il n'en fut pas moins un chef à forte tendance dic-
tatoriale. L'alliance au début du siècle entre la Royal et la Shell, l'in-
tervention de certains financiers européens, producteurs de pétroles en
Russie, donnèrent cependant à cette entreprise une physionomie par-
ticulière. En absorbant, en 1911, les exploitations russes, la Royal a
probablement reçu une partie des archives de ces sociétés. Cette partie
de l'ouvrage a donc pour nous une grande importance. Écrit avant la

1. Royal Dutch Company (1890 1950). La Haye, 1950 (il y a une édition française).

323
REY HISTOR CCXXVI!. 2.

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille

parution des travaux sur la Standard OU, ce livre ignore donc certains
aspects du marché international du pétrole.
De la Shell, nous ne connaissons bien que le fondateur, figure au
reste assez étonnante. Sir Marcus Samuel fut certainement, pour ses
partenaires en affaires, difficile à vivre. Son biographe a, en tout cas,
profité de toutes les études antérieures. Il a pu, en outre, avoir con-
naissance de la partie des archives Rothschild qui concerne les pétroles.
Certaines discussions, certains faits, qui pouvaient paraître difficiles a
comprendre, aussi bien dans l'histoire de la Standard que dans celle de
la Royal, s'éclairent donc singulièrement. Quelques éléments font
encore défaut sur cette grande lutte pétrolière : ce sont les rapports
entre producteurs européens et producteurs américains, avant même
l'intervention du groupe anglo-hollandais. Nous en connaissons l'aspect
américain, nous ignorons le côté européen.
Est-ce à dire que la recherche sera close lorsque nous posséderons
la série intégrale de toutes les monographies? Nous ne le pensons pas.
Nous butons tout d'abord sur l'une de ces grandes questions histo-
riques toujours négligées jusqu'ici, l'histoire des marchés. Pour un
produit comme le pétrole, qui n'était pas, au moins à ses débuts, un
produit de première nécessité, la volonté du producteur dans le do-
maine des prix devait avoir pour limite le désir du consommateur.
Les jeux sur les prix, baisse d'un côté et compensation de l'autre, ont
dû être très étroitement limités. Cette politique des prix, la conquête
de certains marchés, et ce sont là deux problèmes très liés, apparaissent
comme assez floues : la décision de Samuel de faire transiter son navire,
le Murex, à travers le canal de Suez est capitale. Cette conquête du
marché asiatique, pour le pétrole d'ailleurs comme pour beaucoup
d'autres produits, demeure la grande inconnue et nous en sentons
néanmoins la particulière importance. Le même phénomène se pro-
duira, dans d'autres secteurs, lorsque les trusts japonais envahiront
cette partie du monde. L'évolution des grands marchés est certaine-
ment, et cela depuis le début du xixe siècle, l'un des phénomènes ma-
jeurs de l'histoire économique contemporaine. On ignore l'expansion
anglaise sur les marchés sud-américains au xixe siècle, on ignore l'ou-
verture des marchés asiatiques après Suez, comme aujourd'hui celle
des marchés africains. Il y aurait là matière, non pas à une étude,
mais à d'abondants travaux qui nous seraient fort utiles. Quelques
recherches ont bien commencé : elles ne sont encore qu'étude des
sources et que mise au point des méthodes. Le « monde fini » de Valéry
n'a pas encore attiré les historiens.
324

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Finance internationale et Trusts

Notre connaissance des très grandes entreprises semble donc encore


partielle. Tout autant l'est sans doute notre connaissance des politiques
suivies sur le plan international. Historiens et économistes seraient
très certainement vivement intéressés par l'histoire des grands cartels
qui ont vu le jour dès avant la première guerre mondiale. On a beau-
coup écrit sur eux, mais on passe trop souvent des problèmes institu-
tionnels ou juridiques aux questions purement politiques, sans en abor-
der toujours suffisamment les aspects proprement économiques. Avant
1939, ces cartels avaient donc déjà fait l'objet de travaux utiles, mais
souvent incomplets. Ils portaient d'ailleurs plus souvent sur la période
de l'entre-deux-guerres. Depuis 1945, quelques études ont paru, dont
il a déjà été rendu compte ailleurs1. La documentation, ici encore, fait
singulièrement défaut. Il nous souvient d'avoir vu, lors d'une visite
dans les archives d'une grande firme métallurgique, des comptes rendus
fort intéressants des réunions du cartel de l'acier, entre 1927 et 1931.
La recherche est possible et apporterait des éléments de grande valeur.
Ce sont les trois aspects essentiels de l'histoire de ces « trusts » dont
aucun ne doit être négligé. L'histoire même de la firme, en tant qu'en-
tité, est passionnante, avec son indispensable corollaire, l'étude des
entrepreneurs. Mais on ne comprendra vraiment cette histoire que si
la recherche a été faite sur les marchés, sur l'ensemble des marchés, car
il n'y a pas seulement lutte entre des firmes, mais aussi lutte entre des
produits. Le rôle des ententes internationales, cette économie mon-
diale contractuelle, doit donner lieu également à des recherches im-
portantes.
En face d'efforts intéressants, le travail qui reste à faire est immense.
Il n'était pas dans notre intention de traiter ici, de façon exhaustive,
des problèmes dont on mesure, par les quelques trop brèves indications
que nous avons données, l'ampleur et la complexité. Nous avons cher-
ché à lier, et nous pensons qu'il ne peut en être autrement, les deux
questions du financement international et des grandes entreprises. S'il
apparaît dans notre exposé une certaine succession chronologique entre
les deux formes d'activité, c'est sans doute que le financement inter-
national nous est très mal connu après 1880. Il est incontestable que
les grandes banques d'affaires sont intimement liées, au moins, dans

1. Roubinstein, La diplomatie secrète des monopoles internationaux. Paris, 1946 ; E. Hex-


ner, International cartels et International Steel cartels. University of North Carolina, 1946 ;
GoRViN Edwards, Economic and political aspects cf international cartels. Washington, 1944,
livres recensés par G. Currien, dans Annales, II (1947), p. 191-193.

22 325

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Bertrand Gille - Finance internationale et Trusts

certains secteurs, au développement des trusts. Les intérêts des


Rothschild dans les pétroles russes, la position de la Deutsche Bank
dans les pétroles roumains ou dans ceux du Proche-Orient en sont des
preuves manifestes. On en trouverait sans doute assez facilement
d'autres exemples.
L'importance de ces grandes affaires, financières ou industrielles,
dans le domaine de la politique internationale n'est pas niable. On en a
des traces de loin en loin. Une histoire continue de ces influences est
sans doute encore difficile. Il parait cependant indispensable de ne
point la négliger, même si les sources diplomatiques n'en reflètent
qu'une partie.
La recherche est donc ouverte. Elle sera sans doute difficile. Les tra-
vaux que nous possédons, ceux qui se préparent montrent qu'elle est
possible. C'est sans doute sur le plan international qu'elle devrait s'or-
ganiser. C'est seulement de cette façon que les diverses composantes
nationales prendraient leur véritable valeur. Souhaitons que la colla-
boration puisse s'instaurer et qu'un plan de travail puisse s'élaborer.

Bertrand Gille,
Professeur ä l'Université
de Clermont-Ferrand.

326

This content downloaded from 196.200.131.44 on Fri, 09 Feb 2024 15:50:51 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi