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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

Author(s): Marcel Amphoux


Source: Revue d'économie politique , 1933, Vol. 47, No. 1 (1933), pp. 110-138
Published by: Editions Dalloz

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24685774

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

Sommaire. — Introduction, Genèse de la crise au Maroc. — I. La crise phospa


tière et minière : 1° la crise, phosphatière, son importance, ses manifesta
tions, ses effets; 2° la crise minière. — II. Le problème agricole et la crise
de la colonisation : cultures et récoltes, l'endettement des colons, le contin
gentement .des blés, le Protectorat et la colonisation, nouvelle orientation,
de l'agriculture. — III. Le marché intérieur marocain et la crise : l'activité
des importations, les difficultés du commerce et de l'industrie, la question
de la protection douanière. — IY. Les finances marocaines et la crise :
la diminution des recettes et l'équilibre budgétaire, les emprunts extérieurs,
l'emprunt 1932. — Conclusion : la balance des comptes, l'endettement du
Maroc, les conditions d'un redressement.

Le Maroc jouit en France d'un grand prestige. L'entrée


récente de ce pays dans notre empire colonial (le Protectorat
vient juste de célébrer sa vingtième année), sa pacification
plus récente encore, puisqu'elle s'achève aujourd'hui, la
rapidité de son développement et de son peuplement euro
péen, sa proximité de la Métropole, contribuent à expliquer
et à justifier l'admiration que portent au Maroc tant de
Français. De là à considérer l'Empire chérifien comme une
terre bienheureuse, à l'abri des secousses qui parcourent
l'économie mondiale, il n'y a qu'un pas; la propagande faite
pendant l'hiver 4932 autour du nouvel emprunt marocain a
d'ailleurs accrédité en France cette idée, qui ne correspond
pourtant point à l'exacte réalité.
Le Maroc a connu depuis la guerre quelques années
d'exceptionnelle prospérité, surtout depuis 1925, après la
campagne du Rif. La dépréciation du franc français, à la
parité duquel se maintint le franc marocain, stimula vive
ment l'équipement et la mise en valeur du Protectorat. Les
capitaux français affluaient, désireux d'échapper au fisc, si
bien qu'on a pu appeler le Maroc une création des impôts
français sur les bénéfices de guerre et sur le revenu. Une
fièvre de spéculation s'emparait du pays comme du reste du
monde. Mais il convient de remarquer (jue cette évolution a
été celle de tous les pays neufs; comparé à l'essor de nos
autres possessions depuis une dizaine d'années, le dévelop

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 1 I 1

pement du Maroc apparaît très moyen. En effet, tandis que


la valeur du commerce extérieur marocain passait, entre
1920 et 1929, de l'indice de base 100 à l'indice 300, elle
s'élevait en Indochine de 100 en 1919 à 380 en 1929, en Afri
que occidentale française de 100 (1922) à 43b, au Cameroun
de 100 (1920) à 700 et en Afrique éqùatoriale française de 100
(1920) à 2.000.
L'année 1929 marque pour le Maroc l'apogée de cette
période d'activité intense et de développement accéléré. Dès
l'été 1930, en effet, alors que la France n'était pas encore
très touchée par la crise, l'Empire chérilîen entra dans l'ère
des difficultés. La récolte des céréales fut en grande partie
détruite par la sécheresse et par des invasions d'acridiens.
La masse indigène de la population se trouva très appauvrie
et l'amenuisement de son pouvoir d'achat se traduisit rapi
dement par la diminution des deux principaux articles d'im
portation marocains : le sucre et les cotonnades. La coloni
sation européenne, lourdement endettée vis-à-vis de l'Etat et
du commerce privé, dut, pour sauver ses efforts de plusieurs
années, faire appel aux pouvoirs publics. Le gouvernement
décida en décembre 1930 de se substituer, par l'intermédiaire
d'une Caisse fédérale de la mutualité agricole, aux colons
défaillants dans le remboursement de leurs dettes com
merciales.
Cette crise préalable de 1930, conséquence d'une mauvaise
récolte, était purement locale et agricole; ses effets fussent
restés limités si elle n'avait fait du Maroc un terrain mal
préparé à recevoir, dès la fin de 1930, les premières vagues
de la crise mondiale, qui atteignirent d'abord la production
minière, puis l'agriculture, le commerce, l'industrie et enfin
les finances publiques.

■ *
* *

I. — La crise phosphatière et minière.

La crise se présente au Maroc sous un aspect beaucoup


plus simple que dans lés pays à économie évoluée. Reprenant
— sous une forme un peu différente — l'expression qu'appli

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quait Michelet à la Grande-Bretagne, nous pourrions dire,


sans trop nous écarter de la vérité, que le Maroc est un bloc
de phosphates. La découverte des gisements de Kourigha a
joué dans l'économie marocaine le rôle d'une manne céleste;
leur exploitation fut confiée à une entreprise d'Etat, l'Office
chérifien des phosphates, dont les bénéfices considérables ont
rapporté en dix ans au Protectorat près d'un milliard et ont
assuré jusqu'en 1930 l'équilibre budgétaire. L'activité du port
de Casablanca et des chemins de fer du Maroc, entre autres
organismes, a été fonction du développement de la pro
duction phosphatière. Celle-ci, grâce aux facilités et aux
méthodes d'exploitation et surtout à la forte teneur des phos
phates marocains (75 a 80 p. 100), échappait à la concurrence
de la Tunisie ou de l'Algérie.et faisait prime sur tous les
marchés, jusqu'aux Etats-Unis, qui possèdent pourtant en
Floride d'excellents gisements, et jusqu'aux Antipodes, mal
gré la production locale et la distance à parcourir. Contre
8.000 tonnes de phosphates en 1921, le Maroc en produisait
en 1930 1.779.000 tonnes, exportées pour un tiers vers
l'Europe méridionale (Espagne, Italie), un tiers vers l'Europe
du Nord et du Nord-Ouest (France, Pays-Bas, Danemark,
Allemagne, Grande-Bretagne); le reste était dirigé vers les
pays danubiens, l'Australasie, lWfrique du Sud, l'Extrême
Orient et l'Amérique du Nord. Les phosphates avaient placé
le Maroc sur le marché mondial; aussi est-ce dans ce domaine
que le Protectorat eut à subir les premières atteintes de la
crise; le point vital de l'économie marocaine fut donc touché
le premier; bien des difficultés, ainsi que nous le verrons par
la suite, sont la conséquence de la mévente des phosphates
plus que l'effet direct du marasme mondial des affaires, au
point que.l'on peut considérer la crise marocaine actuelle
comme une crise avant tout phosphatière.
Le resserrement du commerce des engrais dans le monde
est la conséquence immédiate de la baisse des prix agricoles
et de la surabondance relative des récoltes; il s'est fait sentir
au Maroc dès le mois de septembre 1930. L'exercice 1930
marquait encore pour l'Office chérifien des phosphates un
progrès sur le précédent, les ventes s'élevant à 1.779.000 ton

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 113

nés, contre 1.608.000 en 1929; mais tandis que le premier


semestre continuait l'essor de 1929 et que le tonnage écoulé
pendant cette période s'élevait à 1.040.000 tonnes, valant
143 millions de francs, le second semestre accusait une
brusque diminution (739.000 tonnes, valant 104 millions de
francs); pour les trois derniers mois, la baisse atteignit
40 p. 100. Les grands producteurs de blé de l'hémisphère
sud ayant été les premiers à ressentir la crise agricole furent
aussi les premiers à demander à l'Office chérifien des reports
ou des résiliations de commandes; par rapport à 1929, les
ventes de l'Office hors d'Europe marquent, en 1930, un
fléchissement de l'ordre de 50.000 tonnes (30 p. 100). Les
expéditions vers l'Europe ne diminuent que de 2 p. 100, mais
cette diminution fut acquise sur les quatre derniers mois de
l'année.

La situation s'aggrava sérieusement en 1931, par suite de


la désorganisation du marché européen. La consommation
de ce continent en phosphates a évolué de 6.410.000 tonnes
en 1929 à 6.330.000 en 1930 et 4 millions seulement en 1931.
En septembre-octobre, la dévalorisation de la livre sterling,
qui était adoptée comme monnaie dans la plupart des con
trats de vente, acheva de démoraliser le marché. Un essai
de stabilisation des cours des superphosphates échoua, et
une lutte de prix s'ensuivit. Le phosphate marocain s^est
trouvé particulièrement atteint, parce que sa teneur est éle
vée et que la faveiir des agriculteurs s'est tournée vers les
engrais bon marché; l'Europe centrale et orientale, grande
consommatrice de superphosphates riches, a adopté des pro
duits plus pauvres ou cessé de fertiliser ses terres.
Le fléchissement progressif des expéditions de phosphates
marocains de 1930 à 1931 atteint 49,4 p. 100 en poids et
45,3 p. 100 en valeur, ainsi que l'indiquent les chiffres
suivants) :

Poids Valeurs
(en tonnes). (en francs).

1er semestre 1930 î.oio.ono 113. HO.000


2e semestre 1930.. 739.000 104.340.000
1er semestre 1931 Sil.000 78.900 000
2° semestre 1931. 379.700 06.ooo.ono
Revue d'Econ. polit. — Tome XLVI1. 8

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114 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE
La plus forte diminution est acquise vers la France, avec
112.6*79 tonnes en 1931, contre 314.078 en 1930, soit un
déclin de 64 p. 100. Vers l'Europe centrale, l'Italie, les Pays
Bas et le Japon, le déficit ressort à 53-54 p. 100; il reste par
contre en dessous de la moyenne pour la Grande-Bretagne
(48 p. 100), l'Allemagne et le Danemark (41 et 40 p. 100),
l'Espagne (35 p. 100). Notons enfin que le Canada et surtout
l'Afrique du Sud se distinguent par une reprise de leurs
achats dans les derniers mois de l'année.
En 1932, la situation ne paraît pas présenter d'améliora
tion sensible; les expéditions des six premiers mois portent
sur 547.800 tonnes (chiffre provisoire). Le rapport annuel de
•l'Office chérifien des phosphates, publié au mois de juin,
reste dans une note pessimiste : « Il nous est impossible, y
lit-on, de prévoir de façon un peu précise à l'heure actuelle
ce que nous pourrons exporter en 1932... Il semble probable
que le marché phosphatier européen dans sqn ensemble
n'évoluera qu'avec la crise, lorsqu'aura cessé la détresse
intense du monde agricole de l'Europe centrale. » La reprise
des affaires de phosphates ne suivrait sans doute qu'avec •
un décalage d'une ou deux campagnes pour le moins la
reprise générale de l'activité agricole mondiale.
Les conséquences pour le Maroc de la mévente des phos
phates sont innombrables, car l'exploitation de ce produit
était réellement la clef de voûte de l'économie marocaine.
En 1930, les exportations de phosphates représentaient en
poids 84 p. 100 du total des exportations marocaines
(1.779.000 t., sur 2.113.251 t.) et en valeur 34 p. 100
(247.450.000 fr., sur 719.252.000 fr.); elles entraient pour
une proportion équivalente dans le tonnage de sortie du port
de Casablanca, qui s'est trouvé ainsi privé de la moitié de
son trafic-marchandises. Le chargement moyen des navires
phosphatiers tombait en outre en 1931 à 2.733 tonnes, con
tre 3.067 en 1930. Cette»diminution de moitié d'un précieux
fret de retour vers l'Europe a naturellement eu ses répercus
sions sur les prix du fret à Casablanca.
Les finances du Protectorat se sont ressenties encore plus
vivement de la crise; ainsi que nous l'avons vu, l'Office ché
rifien des phosphates versait au Trésor la totalité de ses

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 115

bénéfices, alimentant dans la proportion du cinquième le


budget de l'Etat. Il s'acquitte au surplus de taxes et d'im
pôts, comme toute société privée (patente, taxe urbaine, ter
tib sur les animaux utilisés dans les mines, droits de douane
sur le matériel importé, etc.). Le total des versements, en
1930, s'était élevé à 176.281.000 francs, idont 17.721.b00
de taxes et impôts; il n'a pas dépassé pour 1931
74.180.000 francs, dont seulement 10.179.600 de taxes et
impôts. Il avait été prévu au budget ordinaire, poul
ies neuf mois de l'exercice 1932, une contribution de
82.b00.000 francs, mais il était impossible à l'Office d'y
faire face dans les circonstances actuelles; un nouvel amé
nagement des recettes budgétaires a réduit les versements
des phosphates à 27.390.000 francs. L'Office chérifien a été
autorisé à émettre un emprunt de 200 millions, qui en prin
cipe sera, dans la mesure du possible, placé au Maroc afin
d'échapper aux impôts mobiliers français (il n'y a pas en
fait de capitaux d'épargne dans ce pays). La société fera
supporter jusqu'en 193b aux fonds d'emprunts ses dépenses
de premier établissement, au lieu de les imputer sur les
bénéfices bruts annuels, et ses versements au budget ordi
naire s'en trouveront accrus d'autant. Le Protectorat, pour
dégager d'une somme importante son propre emprunt 1932,
a confié à l'Office la construction et la mise en exploitation
du port phosphatier de Safi, destiné à desservir le gisement
non encore exploité de Gentil; ce sera la principale affecta
tion de l'emprunt des phosphates, qui a pour but surtout
de décharger l'emprunt du gouvernement et de permettre à
l'Etat de tirer encore des ressources de l'Office chérifien,
malgré son déficit.
Les répercussions de la crise phosphatière se sont éten
dues également aux entreprises privées. L'Office chérifien,
premier, usager des chemins de fer du Maroc, avait versé à
cette compagnie en 1930, pour les transports de phosphates
et de matériel, 36.811.800 francs (soit 43 p. 100 des recettes
brutes totales des chemins de fer); en 1931, le nombre des
trains phosphatiers ayant été réduit de moitié et, le tonnage
transporté étant tombé de 1.76b.b40 tonnes a 939.120, les

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1 I 6 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

chemins de fer n'ont pu encaisser sur la ligne de Kourigha


que 20.460.300 francs.
L'Office chérifien des phosphates figure enfin parmi l'un
des plus gros consommateurs du Maroc. Ses dépenses pour
fournitures diverses à l'intérieur du Protectorat ont décliné
de 45 millions en 1930 à 20 millions en 1931. La consom
mation d'énergie électrique dans les mines et dans les instal
lations du port de Casablanca a diminué de plus d'un quart.
En face de la gravité de la crise, l'Office chérifien des phos
phates a été obligé d'ajourner la mise en exploitation des
nouveaux gisements de Delpit et de Gentil, dont les études
et les travaux préparatoires sont poursuivis à un rythme
très ralenti; les commandes de matériel ont été partielle
ment résiliées. Pour réduire l'extraction à Kourigha, le tra
vail de nuit a été supprimé, et l'on chôme plusieurs jours
par semaine. Des licenciements de personnel ont été opérés,
non seulement parmi les indigènes, dont les effectifs sont
passés de 5.475 au 31 décembre 1930 à 2.724 au 31 décem
bre 1931, mais aussi parmi le personnel technique européen,
qui n'était, à la même date, que de 857 unités, contre 1.009.
Ce n'est pas seulement la vie de l'Office que trouble le
marasme phosphatier, mais celle aussi des branches prin
cipales de l'activité marocaine et la gestion des deniers
publics; la prédominance de cet élément sur les autres fac
teurs de la crise dans le Protectorat justifie l'ampleur des
développements que nous venons de lui consacrer. Nous ne
retrouverons pas, parmi les difficultés dont souffrent la
colonisation et l'industrie privée, le caractère national que
revêt pour le Maroc entier le problème phosphatier.
i

*
* #

La baisse des métaux a frappé durement les entreprises


minières marocaines, sans affecter pour cela l'économie du
pays, dont les richesses métalliques sont restées jusqu'à pré
sent un très faible appoint.
La variété minéralogique du sous-sol marocain est très
grande (fer, plomb, manganèse, zinc, étain, molybdène,
cobalt, etc.), et, depuis quelques années, à. la faveur des

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 117

cours élevés des métaux, les entreprises minières s'étaient


multipliées; tous les espoirs semblaient permis. La crise
mondiale est venue rompre cet élan; sur une vingtaine de
sociétés, il n'y en a que deux ou trois qui n'aient pas aban
donné toute exploitation. Les exportations de minerais, qui
avaient atteint en 1930 10.700 tonnes (dont 7.000 de plomb
et 3.000 de fer), valant 7 millions de francs, sont tombées
en 1931 à 2.000 tonnes, valant 1 million, se bornant à l'ex
pédition de quelques stocks extraits l'année précédente.
Les teneurs des minerais marocains sont partout assez
basses, à l'exception de quelques rares gisements (le man
ganèse de Bou-Arfa, par exemple, actuellement réduit à
l'impuissance par le dumping russe). Les mines, toutes éloi
gnées de la côte, situées souvent en montagne, sont diffici
lement accessibles, et le coût des transports surcharge à
l'excès le prix de revient, déjà alourdi par les difficultés
d'extraction.
Les cours élevés des années 1927, 1928, 1929, ont suscité
Péclosion au Maroc de nombreuses exploitations minières;
mais ils participent de circonstances exceptionnelles surf
le retour desquelles il serait imprudent de compter. La crise
aura révélé la témérité des espoirs fondés sur le sous-sol ché
rifien; remarquons que le Congrès des intérêts miniers nord
africains, réuni à Alger en octobre 1931, n'a mentionné le
Maroc qu'à propos des phosphates.

*
* *

II. Le PROBLÈME AGRICOLE" et la crise de la colonisati

Il n'y a pas au Maroc à proprement parler une crise a


cole. Les produits de la terre trouvent en effet un déb
ché partiel sur le marché local qui groupe près de 8 millio
d'habitants; l'agriculture, d'autre part, jouit de la pro
tion du gouvernement chérifien et même de la métrop
qui ne veulent pas voir annihilés les efforts fournis de
dix ans par les colons français. Si les phosphates sont
grande richesse du Maroc, la structure profonde de ee pa
où l'élément européen ne représente que 3,8 p. 100, n

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118 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

reste pas moins agricole..Le pouvoir d'achat de la population


indigène marocaine dépend avant tout de la facilité d'écou
lement des récoltes (nous avons constaté déjà le fait pour
l'année 1930). Dans ces conditions, il est normal que le
gouvernement ait un souci constant de trouver pour cette
production agricole des débouchés rémunérateurs; mais le
Maroc produit cher, tandis que les prix mondiaux sont bas;
tel est le problème, dont le malaise de la colonisation n'est
qu'un des aspects. La crise mondiale, si elle n'a pas posé
cette question, en a pourtant sensiblement aggravé la portée.
' Le trait le plus frappant de l'agriculture marocaine est
la monoculture céréalière; suivant les années, 90 à 9b p. 100
des surfaces cultivées sont consacrés aux céréales; il en
résulte deux menaces permanentes : appauvrissement géné
ral dans le cas d'une mauvaise récolte, engorgement dans
le cas inverse. Les conditions de la culture laissent encore
beaucoup à désirer, non seulement chez les indigènes, dont
la technique n'a pas évolué depuis des millénaires, mais
aussi chez les colons, dont l'outillage est quelquefois insuffi
sant, dont la desserte par les voies de communication est
mal assurée, ou même dont le domaine est parfois trop
aride. A ces conditions, il faut joindre l'incertitude du cli
mat (insuffisance trop fréquente des précipitations) et les
fléaux occasionnels (invasions d'acridiens ou d'autres insec
tes). Quelques régions sont relativement favorisées, mais la
culture reste dans l'ensemble soumise à de nombreux aléas;
même les meilleures années — 1931 par exemple — les
rendements ne dépassent pas une moyenne très médiocre.
Le coût de la production est par suite assez élevé.
Les dernières récoltes ont accusé les chiffres suivants (en
quintaux) :
RÉCOLTES RENDEMENTS

1931 1930 1931 1930

Blé tendre 1.690.600 1.084.000 9 l 4,3


Blé dur S.595.700 4.713.500 7,3 5
Orge 12.852.300 8.162.630 9,8 6,3

1. En Francq, le rendement moyen depuis la guerre


par hectare.

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 1 19

La récolte de 1930 était, nous l'avons vu, nettement défi


citaire; elle ne donna à l'exportation que 69 millions de
francs, soit 9,6 p. 100 des exportations marocaines, tandis
que celle de 1931 a rapporté 323 millions, soit 42,4 p. 100.
Le commerce extérieur du Protectorat en a donc été très
favorablement influencé; malgré le déclin des expéditions
de phosphates, les exportations totales de 1931 marquent
en valeur un progrès de 6,5 p. 100 sur celles de 1930; le
déficit commercial diminue de plus de 10 p. 100. Cette situa
tion paraît satisfaisante, mais elle en est loin, parce que
le gain de 1931 n'a pas compensé les pertes de l'année pré
cédente.
Nous avons vu qu'à la fin de 1930 l'Etat, pour venir au
secours des colons en détresse, avait créé la Caisse fédéraîe
de la mutualité agricole. La Banque d'Etat du Maroc ouvrit
à la Caisse une fiche de crédit de 100 millions, sous la garan
tie du gouvernement chérifien. Il fut convenu qu'avant le
1er octobre 1931 40 millions seraient remboursés à la Banque.
La Caisse fédérale invita les commerçants créanciers des
colons à présenter leurs titres; une commission fut chargée
de rejeter les créances sans rapport avec l'exploitation du
domaine agricole; 13.000 furent' présentés, dont la commis
sion, débordée, ne rejeta qu'Un millier. Le remboursement
des commerçants fut entrepris, accompagné d'abus de tou
tes sortes (règlement de dettes non agricoles, désintéresse
ment de commerçants-colons qui présentaient des créances
sur eux-mêmes, remboursement pour des colons disparus ou
faillis, etc.). Lorsque la Caisse fédérale se retourna vers les
caisses de crédit régionales, qui représentaient les colons
et devaient réclamer à ceux-ci le montant de leurs dettes,
elle se heurta à une opposition générale; les colons n'avaient
rien promis; la plupart n'avaient pas réalisé un bénéfice
suffisant sur leur récolte de 1931 pour pouvoir payer les
dettes des années antérieures, et ceux qui avaient des dispo
nibilités préféraient les conserver pour leurs frais de cam
pagne... ou pour toute autre chose. Au 1er octobre, au lieu
de 40 millions, quelques centaines de milliers de francs
avaient seuls été rétrocédés à la Banque. L'Etat dut, provi
soirement, payer les frais de cette expérience. Un arrêté

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120 LE MAROC ET LA .CRISE ÉCONOMIQUE
viziriel de novembre 1931 institua un régime d'étatisation
agricole : surveillance technique du colon par des inspecteurs
de l'agriculture, fixation du montant des crédits d'après un
barème Tigide qui ne tient compte que de la superficie du
domaine et obligation pour le colon de vendre sa récolte
par l'intermédiaire de l'Etat; hors de ces conditions, le colon
ne peut plus obtenir de crédits.
La situation de la colonisation est donc restée foncière
ment malsaine, malgré la récolte excédentaire de 1931; ses
dettes commerciales s'élèvent à près de ISO millions et
ses dettes envers l'Etat atteignent un montant équivalent.
Les prix de revient agricoles, d'autre part, sont au Maroc
très élevés, et dépassent de beaucoup les prix mondiaux,
surtout en période de dépression comme aujourd'hui. Le
producteur marocain va-t-il être obligé d'écouler à perte
l'excédent de sa récolte et par suite de vendre à perte aussi
sur le marché intérieur ?
C'est ici qu'intervient le système des contingents d'en
trée en franchise en France 2 — faveur que consent la métro
pole pour sauver d'un effondrement certain l'agriculture
marocaine. Le grain français est maintenu à des prix très
élevés par le droit protecteur de 80 francs par quintal sur
les blés exotiques; le fellah et surtout le colon marocain ne
survivent par conséquent que grâce aux barrières qui pro
tègent déjà le paysan français. La prohibition d'importa
tion des blés étrangers au Maroc y assure des cours égaux
à ceux de la métropole. Le contingentement des blés avait
été fixé depuis 1928 à 1.700.000 quintaux; il ne fut pas
atteint les premières années. Par contre, en 1931, il fallut
admettre un contingent supplémentaire. Pour 1932 et les
cinq années ultérieures, la conférence des contingents a
prévu l'entrée en franchise de 1.800.000 quintaux au moins
de blé marocain (davantage si les capacités d'absorption
de la France le justifient); le Protectorat peut en outre intro

2. Le contingentement existe pour les céréales (blé, orge, avoine, maïs),


les primeurs, les fruits, le bétail, les tapis, etc. C'est le contingentement
des blés qui présente le plus d'intérêt, les autres céréales trouvant dans
le pays même d'amples débouchés et les autres denrées ou articles contin
gentés n'atteignant pas un chiffre de production très important.

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 121

duire dans la métropole 60.000 quintaux de semoules de


blé dur. L'entrée en franchise est naturellement soumise à
un conditionnement préalable, où sont écartés les grains
qui ne présentent pas un certain poids à l'hectolitre ou
qui renferment plus de 3 p. 100 d'impuretés.
A ce dernier point de vue, le contingentement a suscité
un effort de la part des producteurs marocains : la qualité
du blé, dans la seule année 1931, s'est nettement améliorée.
Mais, économiquement, quelle peut être la valeur d'une
production tirée de la terre à grands frais et qui ne subsiste
que grâce à l'artifice temporaire du contingentement ? On
comprend que la France protège les hévéaculteurs d'Indo
chine ou les planteurs d'arachides du Sénégal, parce qu'il
s'agit de produits faisant complètement défaut sur son terri
toire, et que les colonies intéressées se sont montrées en
temps normal tout à fait aptes à produire. Il en va un peu
différemment du blé, pour lequel la France n'a qu'un défi
cit négligeable, surtout si la culture doit en être sou
tenue et protégée dans un pays où elle revient beaucoup
plus cher qu'ailleurs, c'est-à-dire sur un sol qui n'est pas
approprié à cette céréale. La culture au Maroc du blé pour
l'exportation apparaît en définitive comme une hérésie éco
nomique, si ce n'est dans certaines régions (Chaouia, Gharb)
où les rendements dépassent parfois 20 quintaux à l'hec
tare et où les prix de revient sont comparables à ceux des
grands producteurs céréaliers du monde; il ne s'agit là,
malheureusement, que de rares exceptions.
On en arrive à se demander si au Maroc, dans ce pays
traditionnellement rural, l'agriculture moderne, outillée
pour l'exportation vers les pays plus industrialisés et plus
peuplés, est viable. Il ne semble pas qu'elle puisse l'être
sans de profondes et sérieuses réformes administratives et
une orientation entièrement nouvelle de la production.
La colonisation marocaine présente des vices de consti
tution fondamentaux. Les colons privés sont traités par
l'Administration comme des enfants illégitimes; ils sont
pourtant l'avant-garde de la colonisation, grâce à leur expé
rience et à leurs capacités, très supérieures à celles des colons
officiels. Ces derniers, bénéficiaires de lots distribués par

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12*2 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

l'Etat, ne présentent en général ni capacité agricole, ni sur


face financière; l'absence de moyens pécuniaires les a poussés
au crédit avec plus d'excès encore que les colons privés.
Le Protectorat reste le plus gros responsable : lorsqu'il vou
lut mettre en valeur et peupler le bled marocain, il conçut
aussitôt une agriculture familiale et individuelle, à l'image
de celle de la France; mais si, dans la métropole, l'effort
du paysan tend à la constitution d'une famille qui vive
sur le sol, d'une propriété et d'un héritage, plutôt qu'à la
production pour le marché, s'il vise à créer des hommes
plus qu'à créer de l'argent, l'agriculture marocaine, au con
traire, revêt, comme dans tous les pays neufs, une forme
spéculative : investissement de capitaux en vue de les faire
fructifier, production pour le marché; elle ne fait pas des
hommes, mais exige des hommes déjà faits; elle doit pra
tiquer la culture en grand, avec une main-d'œuvre nom
breuse et un outillage important; c'est une exploitation de
caractère industriel. La structure profonde de la colonisa
tion marocaine a donc été mal conçue; l'Administration y
a commis une erreur psychologique et sociale qui semble
difficilement réparable; comment en effet déposséder au
profit de sociétés anonymes à puissants moyens d'action les
malheureux colons qui ont peiné sans succès depuis dix ans
sur leurs lots ? Une réforme complète de l'armature juridi
que et administrative de la colonisation »s'impose néan
moins, malgré les difficultés innombrables qu'elle soulève.
Cette question nous écarterait du cadre de notre exposé;
signalons seulement qu'une action a été entreprise par le
Protectorat pour rajuster les lots de colonisation et les
rendre aussi viables que possible; l'arrêté viziriel de novem
bre 1931 marque le désir de mettre un frein aux recours
excessifs au crédit dont ont usé les colons; la colonisation
officielle a, en outre, provisoirement cessé tout recrute
ment. C'est un début.

Le Protectorat a un rôle plus efficace encore à jouer dans


l'amélioration des conditions agricoles : vente de graines
sélectionnées, aménagement des voies de communication et
des moyens de transport, et surtout pratique d'une large

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 123

politique hydraulique par la construction de barrages et de


canaux d'irrigation.
La meilleure solution au problème agricole marocain
paraît être l'adoption progressive de cultures nouvelles qui
répondent mieux que les céréales aux conditions climaté
riques, aux capacités et aux moyens des colons, et surtout
aux exigences du marché. Le Maroc semble tout indiqué pour
la culture des primeurs et des fruits : les conditions y sont
sensiblement les mêmes qu'en Californie ou en Afrique du
Sud, dont les produits jouissent jusqu'en Europe d'une vogue
assez considérable; le climat marocain y est particulièrement
favorable : fruits et primeurs ont de quatre à six semaines
d'avance sur ceux d'Espagne, d'Italie ou d'Algérie; la super
ficie réduite des parcelles les rend plus facilement irriga
bles et les met à l'abri des sécheresses éventuelles; ces cultu
res conviennent à des exploitants, individuels tels que les
colons français et répondent mieux que le travail en grand
à leurs capacités; le voisinage des villes assure aux exploi
tations des moyens de transport fréquents et rapides; nous
avons là des cultures riches et intensives, susceptibles de
donner plusieurs récoltes par an et de faire vivre le colon
plus aiséipent sur quelques dizaines d'hectares qu'ailleurs
sur plusieurs centaines; enfin et surtout la conquête des
marchés extérieurs est beaucoup plus facile ici qu'en-ce qui
concerne le blé; grâce à leur seule qualité et à leur précocité,
les fruits et les primeurs marocains peuvent faire prime sur
tous les marchés d'Europe occidentale et centrale; une sim
ple organisation commerciale, appuyée par une propagande
adroite, y suffit 3.
La culture des primeurs se développe plus vite que l'arbo
riculture, qui suppose un amortissement de capital à plus
long terme. La zone littorale aux environs de Mazagan, de
Casablanca et de Rabat, ainsi que la vallée de l'oued Beth

3. Un « Bureau d'études fruitières et maraîchères » a été fondé dans ce


but auprès de la Direction du Commerce. Pour le contrôle de la qualité,
un « Office chérifien d'exportation » a été . prévu au budget de 1932; depuis
quelques mois fonctionne un comité consultatif de cet Office. Une marque
■d'origine chérificnne, destinée à être apposée sur tous les colis exportés,
vient d'être créée.

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124 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

sont les plus développées à cet égard, ce qui s'explique par


l'humidité du climat océanique et la proximité du grand
port d'exportation. En trois ans, la production a triplé,
passant de 20.000 quintaux en 1928, valant 12 millions de
francs, à 60.000 quintaux en 1931, valant 30 millions. Les
expéditions sont dirigées par navires spéciaux sur Bordeaux
et Marseille d'où des trains frigorifiques conduisent les pri
meurs vers Paris, l'Angleterre, la Belgique, l'Allemagne et
la Suisse.
Ce lent passage d'une culture extensive à une culture inten
sive marque peut-être un changement profond dans la vie
agricole marocaine. Nul doute que la crise mondiale, avec la
chute des prix du blé, n'ait hâté cette évolution; elle a laissé
voir, en effet, ce qu'avait d'artificiel et de malsain une éc.o
nomie agricole reposant uniquement sur la culture des céréa
les et sur un privilège temporaire accordé par la métropole.

*
* *

III. — Le marché intérieur marocain et la crise.

Les chiffres du commerce extérieur marocain étant influen


cés par un très petit nombre d'articles ont toujours été d'un
maniement très délicat. A l'exportation, par exemple, phos
phates et céréales représentent à eux seuls plus de 60 p. 100
de la valeur totale; pour une période de crise, les chiffres
de 1931 paraissent magnifiques; il suffit de se rappeler que
les céréales, qui figurent pour 43 p. 100 dans les exporta
tions, ont été récoltées en abondance et vendues en France
à des prix exceptionnellement élevés.
A l'importation, nous remarquons une faible diminution
en valeur, imputable à la baisse générale des prix, et une
augmentation en quantité de presque 10 p. 100 sur 1930.
Cela s'explique par le fait que 1930, année de mauvaise
récolte, avait restreint le pouvoir d'achat de la population
indigène et provoqué le déclin des grands articles de sa
consommation; au contraire la bonne récolte, bien vendue,
de 1931 fait rentrer de l'argent et ranime ces importations :
c'est ainsi que les entrées de sucre augmentent en quantités

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 125

de 7 p. 100, les cotonnades de 37 p. 100, le thé de 14,5 p. 100.


La puissance du marché de consommation du Maroc tire
l'un de ses éléments (les bonnes années du moins) du pou
voir d'achat des indigènes. Elle en a de plus sûrs et de plus
solides encore dans l'Administration et la population.
L'Etat est un importateur de tout premier ordre; l'activité
des travaux publics et les besoins de l'Administration n'ont
connu, en 1931, grâce au reliquat de l'emprunt 1928 (désor
mais grâce à l'emprunt 1932), aucun ralentissement. Les
importations de chaux et ciments se maintiennent malgré
l'accroissement de la production locale, les fers à T et les
rails augmentent de 13,5 p. 100 (construction de la voie
ferrée de Fez à Oudjda), les.carburants de 40 p. 100.
La population européenne a gardé une capacité d'achat
relativement élevée. Elle comporte, en effet, 15.000 fonction
naires qui, avec leurs familles, représentent plus du tiers
de la population européenne du Maroc; ils sont à l'abri de
toute crise; le Protectorat, d'autre part, a toujours eu pour
politique de bien payer ses agents, afin d'en faire de bons
consommateurs. C'est avec la même intention qu'il a pro
digué exagérément dans le bled les crédits à la colonisation,
dans les villes les prêts immobiliers et avances à la construc
tion. Aussi constate-t-on le maintien des importations de
voitures automobiles, de matériaux de construction, de car
burants, de produits alimentaires européens, etc.
Il faut tenir compte enfin des besoins du corps d'occupa
tion (75.000 hommes), importateur surtout de produits ali
mentaires.

Un.certain nombre d'industries, travaillant pour le mar


ché intérieur, conservent grâce à cela une activité éton
nante. L'Energie Electrique du Maroc, par exemple, voit
s'accroître ses ventes de courant (il est vrai que son réseau
est en extension constante); seuls parmi ses gros clients,
l'Office chérifien des phosphates et les chemins de fer du
Maroc réduisent en 1931 leur consommation d'électricité.
Les Brasseries du Maroc, les minoteries, jouissent d'une situa
tion aisée. La construction enfin (grâce au crédit immobilier
et aux constructions administratives) est en progression de
20 p. 100 sur 1930.

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12» LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE .
Les chiffres du commerce extérieur et le maintien d'une
certaine activité intérieure ont conduit certains analystes,
trop enclins à la généralisation ou simplement chargés de
propagande, à conclure qu'il n'y avait pas de crise au Maroc.
On constate, en étudiant les choses de plus près, que cette
prétendue prospérité est, en majeure partie, l'effet de la
politique du Protectorat dont les dépenses accrues (travaux
publics, fonctionnaires, crédit) sont supportées par les fonds
d'emprunt. D'autre part, devant les chiffres de production
des phosphates ou d'endettement de la colonisation, on est
bien obligé de se rendre à l'évidence. En poussant l'analyse
de l'activité industrielle et commerciale plus à fond, nous
remarquons que le nombre des sodétés anonymes augmente
dans une moindre proportion qu'en 1930. Les investisse
ments de capitaux frais accusent un ralentissement de
40 p. 100 (277 contre 460 millions); les réductions de capi
tal et les dissolutions s'élèvent à 42 millions.
De nombreux exportateurs casablancais ont été entraînes
à des difficultés de trésorerie, soit que leurs créances fussent
exprimées en une monnaie dépréciée (ce fut à la fin de 1931'
le cas de tous les négociants en relations avec l'Angleterre),
soit par la défaillance de leurs débiteurs étrangers. Faute
de crédits en banque, beaucoup d'entreprises ont été obligées
de contracter des emprunts à six ou douze mois, qui, sou
vent prorogés à l'échéance, les alourdissent plus ou moins.
Les traites de complaisance se sont multipliées.
Un des signes les plus manifestes de la crise, dans une
ville commerçante comme Casablanca, a été la disparition
de l'atmosphère d'euphorie où l'on" vivait encore il .y a
deux ans; la spéculation a complètement cessé et cet arrêt
a entraîné avec lui la baisse du prix des terrains. On compte
sur l'emprunt 1932 pour faire renaître la confiance, la spé
culation et la hausse-des prix.
L'activité industrielle souffre dans une certaine mesure
de la concurrence des pays où les prix-or ont le plus baissé
du fait de la crise ou de perturbations monétaires. Les usines
de conserves, par exemple, supportent très difficilement la
lutte avec les produits espagnols et portugais; la sucrerie
doit combattre les efforts des exportateurs tchécoslovaques.

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 127

L'industrie du crin végétal, devant le bon marché de la


laine dans le monde, perd une partie de ses débouchés, et
ferme la moitié de ses ateliers. La branche la plus atteinte
est celle des chaux et ciments; malgré l'activité de la construc
tion au Maroc, cette industrie traverse une phase très diffi
cile : ses fabrications se# heurtent aux importations belges,
italiennes, et, depuis la dépréciation de la livre sterling,
anglaises. Les cours des chaux et ciments sont descendus de
250 à 170 francs la tonne, obligeant les fabricants maro
cains, arrivés à la limite de compression de leur prix de
revient, de demander à l'Administration des mesures de
protection.
La concurrence des articles de l'étranger ne nuit pas seu
lement à l'industrie marocaine, mais aussi aux importations
françaises qui diminuent en un an de 60 à 56 p. 100. « Les
produits étrangers, refoulés de la plupart des marchés, comme
d'ailleurs-du marché métropolitain, par la politique de pro
tectionnisme accru qui se généralise, ont eu naturellement
tendance à refluer sur les pays tels que le Maroc qui, soumis
au principe de l'égalité commerciale, pratiquent encore le
libre-échange presque intégral. Les fabricants étrangers n'ont
pu que profiter de la situation; pressés de liquider leurs
stocks, ils ont offert des conditions très favorables et, de ce
fait, ont encouru le reproche de pratiquer le dumping » 4.
Ainsi s'est trouvée posée au Maroc la question de la protec
tion douanière et de l'Acte d'Algésiras qui a établi en 1906
le principe de la plus stricte égalité économique dans les
importations marocaines 5.
Quelle que soit leur origine, les marchandises entrant au
Maroc acquittent un droit ad valorem de 10 p. 100 et une
taxe supplémentaire de 2,5 p. 100 au profit de la Caisse spé
ciale des travaux publics. Toute élévation des droits de
douane frapperait donc les produits métropolitains au même
titre que les articles de provenance étrangère, mais léserait

4. Rapport sur la navigation et le mouvement commercial du Protectorat


de la République française au Maroc, année 1931.
5. Voir à ce sujet R. Hofiherr, La protection économique du Maroc et
l'Acte d'Algésiras, Revue politique et parlementaire, 10 juin 1932; ibid.,
L'économie marocaine, Paris, Sirey, 1932, p. 242-262.

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128 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

gravement les intérêts de la France qui tient une place de


plus en plus importante parmi les fournisseurs et surtout
les clients du Maroc en concentrant actuellement près des
deux tiers des échanges du Protectorat. Devant la difficulté
d'élever les barrières douanières chérifiennes, on a recouru
à plusieurs procédés de protection indirecte : le contingen
tement d'entrée en franchise des 'produits marocains en
France et certaines prohibitions d'importation équivalent
à une protection agricole. L'industrie n'est pas moins sou
tenue par les Pouvoirs Publics : les discriminations ferro
viaires (pour les chaux et ciments), l'affranchissement des
droits de consommation (pour les sucres employés dans la
fabrication de la bière), l'exemption des droits de porte
(pour les chaux et ciments), le drawback (pour les emballa
ges ou les huiles de traitement destinées aux usines de con
serves), les crédits à long terme (aux docks-silos, aux distil
leries, à la raffinerie de sucre), sont autant de moyens de
protection; l'Etat assure, en outre, le service des emprunts
de certaines entreprises (chemins de fer, Energie Electrique)
et s'associe à elles comme obligataire ou actionnaire. « Ce
n'est donc pas la moindre curiosité de l'Acte d'Algésiras et
de ses conséquences douanières, remarque M. Hoffherr,
d'avoir déterminé l'Etat chérifien à multiplier ses interven
tions dans l'économie privée. L'Acte d'Algésiras portait en
germe les manifestations les plus significatives de l'activité
étatique du Maroc. »
La protection actuelle du marché marocain nous paraît
amplement suffisante; si le Protectorat s'entourait de bar
rières douanières trop élevées, il risquerait de s'endormir
dans la facilité et la médiocrité; la qualité actuelle du pro
duit nécessite une amélioration sensible, à laquelle la con
currence sur les marchés extérieurs peut seule inciter le
producteur et l'exportateur marocains.

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 129

*
* *

IY. — Les finances marocaines et la crise.

Les finances' publiques du Maroc sont un reflet fidèle de


l'évolution économique du pays; elles accusent un essor
très rapide depuis la guerre, marqué seulement par le temps
d'arrêt de la crise de 1921-1922 :

Recettes. Dépenses. Kicédeiits.

1918 121.579 853 93.289.945 28.289.908


1920 300.653 114 247.677.498 52.975.616
1922 330.325.,36 327 325.990 2 999.746
1924 444.635 502 379.684.358 64.951.144
1926 614 039.454 510.662 997 103.376.45V
192 8 808 7!!6.4'i6 680.452.869 128.303.577
1929 917 823 866 747.748.739 170 075.127
1930-1931 (15 mois)... 802.571.620 802.288.294 283.326
1931-193 2 921 845.410 921.431.722 413.688
1932 (9 mois) 733.477.100 732.599.368 877.732

Compte tenu de la dépréciation du franc, le budget


recettes s'élève de 1918 à 1929 de plus de SO p. 100.
excédents s'accroissent simultanément. L'année 1929 mar
que l'apogée de ce développement.
Les quatre sources normales de recettes pour le Trésor
sont : les revenus domaniaux (biens makhzen et forêts), les
produits des monopoles et participations industrielles, les
impôts directs et les impôts indirects.
La crise des phosphates a, comme nous l'avons vu, gra
vement compromis les recettes budgétaires. Au début de
1931, l'Office chérifien des phosphates, prévoyant pour l'an
née une production dépassant 2 millions de tonnes, s'était
engagé à verser au Trésor pendant l'exercice 1931-1932
160 millions, dont 110 millions au budget ordinaire; répar
tie sur neuf mois au lieu de douze, cette participation se fût
élevée à 82.S00.000 francs. Devant la carence de l'Office ché
rifien, l'Etat réduisit sa demande à 27.390.000 francs, l'au
torisant par ailleurs à émettrè l'emprunt de 200 millions
dont nous avons parlé; l'opération consiste donc à faire béné
Revue d'Econ. polit. — Tome XLVII. ' 9

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1 30 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

licier indirectement le budget ordinaire de 1932 de 27 mil


lions tirés de fonds d'emprunt.
Les produits des monopoles et exploitations industrielles
provenant d'une autre source que les phosphates ont été éga
lement atteints par la crise. Les participations minières et
la participation aux bénéfices des chemins de fer du Maroc
ne rapportent presque rien; les recettes postales sont toute
fois en augmentation et la Régie des tabacs, dont la conces
sion a été prorogée de quatorze ans, versera au Trésor un
supplément de 12 millions environ, auquel s'ajouteront
10 millions résultant de l'incorporation totale au budget de
1932 des bénéfices de la Régie pour 1931.
Le rendement des impôts est directement influencé par
la chute des prix, car le système fiscal marocain est fondé
pour les deux tiers sur des recettes ad valorem; pendant les
années d'inflation et de hausse des prix, il avait bénéficié
d'une grande élasticité, puisqu'il proportionnait ses per
ceptions au prix des marchandises. Nous assistons actuel
lement à une diminution des recettes douanières (fléchisse
ment des importations en valeur, arrêt des sorties de mine
rais); les droits de plus-value immobilière, les droits de tim
bre et d'enregistrement, la taxe urbaine (basée sur la valeur
locative), accusent une réduction plus ou moins accentuée.
Le tertib, impôt agricole sur les récoltes, le cheptel et les
arbres fruitiers, se ressent d'une manière toute particulière
de l'état de l'agriculture; ainsi, en 1930, il n'atteignait
que les deux tiers de l'année précédente, malgré l'éléva
tion des tarifs. Le rendement de 1932 sera sans doute infé
rieur à celui de 1931, qui correspondait à une récolte excep
tionnelle.'
Nous constatons donc une baisse marquée des trois gran
des sources de recettes budgétaires (50 p. 100 du budget en
1930) : les phosphates, les douanes, le tertib. Devant la diffi
culté d'instaurer des impôts personnels (absence de richesses
acquises, fluidité de la matière imposable), l'Etat a été con
duit à renforcer les taxes de consommation; procédé qui
n'est pas sans danger dans un pays où les prix et le coût
de production des entreprises se maintiennent très au-dessus

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LE MAROC ET LA CRISE ECONOMIQUE *31

du niveau mondial; des exemptions ont déjà été accordées,


ainsi que nous l'avons signalé, à certaines industries.
Au total, le budget de 1932 laisse un excédent de
877.732 francs, bien que les dépenses dépassent de 42 mil
lions celles de la période correspondante de 1931. Le Trésor
met à contribution la Régie des tabacs, au titre de laquelle
22 millions seront inscrits au budget, et la Caisse spéciale
des travaux publics qui supportera désormais toutes les
annuités d'emprunts pour les travaux publics dans les ports
ou sur les voies de communication desservant les ports; au
surplus, la taxe de 2,S p. 100 à l'importation (environ 13 mil
lions) dont bénéficiait la Caisse sera désormais versée au
Trésor; enfin, une modification dans la perception des droits
à la frontière algérienne rapportera 8 millions. Les moyens
de fortune employés pour équilibrer le budget sont donc
d'une grande ingéniosité, mais laissent entrevoir un cer
tain essoufflement. On peut espérer que dans les années à
venir la reprise de l'exploitation des phosphates sera, comme
par le passé, une source de profits importants pour le Trésor;
mais il ne faut pas compter sur eux seuls pour faire face à
l'augmentation progressive des dépenses, en particulier des
dépenses incompressibles telles que le service des pensions
des fonctionnaires retraités ou le service de la dette.
L'endettement du Protectorat pose un grave problème,
dont l'émission d'un nouvel emprunt est loin d'apporter
la solution. Compte tenu des amortissements déjà opérés,
la dette s'élève en 1932 à 1.691.013.000 francs, auxquels il
faut ajouter les emprunts dont les annuités incombent à
l'Etat, contractés par les ports (200 millions), les chemins
de fer (600 millions), l'Energie Electrique (110 millions). Le
service de la dette, en croissance continuelle, absorbe envi
ron le tiers du budget'. Poür l'exercice 1931-1932, il accuse
les chiffres suivants :

Emprunts de l'Etat F. 106.500.000


Emprunts des chemins de fer 57 200.000
Emprunts des ports 21.800 000
Emprunts de l'Energie Electrique 1.000 000
Intérêts de la dette flottante....... 2.000.000

20.000 000
214 500 000

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132 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

Le service de la dette représente 43 francs par tête d'habi


tant, chiffre considérable si l'on tient compte de la pauvreté
où vit la majeure partie de la population marocaine.
A l'époque de la baisse du franc, le poids des annuités des
emprunts pesait de moins en moins sur les budgets. Aujour
d'hui, au contraire, il est de plus en plus lourd pour le
Protectorat dont la capacité de protection n'a pas augmenté
—- comme on l'avait espéré — en proportion avec l'endette
ment. La crise accentue ce malaise; le rapport du mouve
ment commercial au poids de la dette tombe entre 1929 et
1931 de 200 p. 100 à 140 p. 100.
On a jugé que le seul moyen de sauver le Maroc était de
contracter plusieurs grands emprunts destinés à donner au
Protectorat une capacité de production plus complète, en
l'outillant d'une façon définitive. Ces emprunts sont : celui
du gouvernement, de 1.535.676.000 francs; celui des che
mins de fer du Maroc, de 950 millions; celui-de l'Office ché
rifien des phosphates de 200 millions, et celui de l'Energie
Electrique du Maroc, de 70 millions; au total plus de
2.750.000.000 de francs. L'emprunt des phosphates a pour
but, nous l'avons montré, d'assurer les versements de l'Office
au budget du Protectorat et de permettre la construction du
port phosphatier de Safi, dont la nécessité ne se fait pas
sentir actuellement : les gisements qu'il desservirait ne sont,
en effet, pas entrés en exploitation, et les mines de Kou
righa suffiront encore longtemps à répondre aux demandes
de phosphates marocains. L'emprunt des chemins de fer
du Maroc est destiné à l'achèvement de la voie ferrée de
Fez à Oudjda, tronçon de notre grande rocade nord-afri
caine Casablanca-Tunis, dont l'intérêt est exclusivement poli
tique. Ni l'un ni l'autre de ces emprunts ne verront donc
prochainement rémunérés les capitaux qu'ils auront immo
bilisés.

L'emprunt de 1 milliard 1/2 du gouvernement chérifien


est consacré dans la proportion de 70 p. 100 à des travaux
publics qui augmenteront rapidement, dit-on, le rendement
économique du pays. L'emprunt sera réparti sur six ans, en
deux périodes de trois ans. La première tranche à réaliser
atteint 974.846.000 francs, et se trouve déjà partiellement

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

absorbée pour les régularisations d'avances 6; la seconde tran


che s'élève à S60.830.000 francs. Le gouvernement français,
qui a donné sa garantie à l'émission de l'emprunt, se réserve
en principe d'apprécier, à l'expiration des trois premières
années, s'il est opportun de réaliser la seconde tranche de
travaux prévue.
Les travaux publics seront dotés à eux seuls de plus d'un
milliard de francs, soit :
Hydraulique... F. 354.400.000
Ports 373.000.000
Chemins de fer 230.003.000
Routes et ports 102.700.000.
Divers 4.000 000

F. 1.084.100.000

On remarquera que les crédits à l'hydraulique ne repré


sentent pas le tiers du total, bien que seuls ils aient pour
but la création directe de richesses; les moyens de trans
porter ou d'exporter ces richesses non encore créées se
voient allouer le double; il est pourtant évident que, s'il
n'y a pas suffisamment d'eau pour étendre ou intensifier
beaucoup les cultures, il n'y aura pas assez de produits pour
utiliser les nouvelles facilités de transports. Le Protectorat,
si l'on nous permet l'expression, semble « mettre la char
rue avant les bœufs ». Plusieurs barrages sont en projet,
sur la Moulouya, l'Oum-er-Rbia, le Nfis; encore faut-il espé
rer qu'ils seront mieux conçus que celui d'El Kansera, en
construction sur l'oued Beth, qui, pour insuffisance de pros
pection préalable des terrains sous-jacents, aura coûté plus
de 100 millions au lieu d'une vingtaine, comme il était prévu.
La question se pose aussi de savoir ce que l'on fera pousser
grâce à l'eau ainsi récupérée ? A quel prix reviendra la
vente du précieux liquide aux colons ? Si les avantages
qu'ils retireront de l'irrigation leur permettront de produire
à meilleur prix ? Enfin et surtout sur quels marchés pourra
être écoulé le surcroît de la production agricole maro
caine ? (C'est, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, d'une
6. L'émission de cette première tranche a commencé en octo
L'emprunt, se présentant à un moment où la méfiance pour l
revenus fixes est générale, a les plus grandes difficultés à être

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134 LE MAROC ET LA CBISE ÉCONOMIQUE

culture intensive maraîchère et fruitière que le Protectorat


semble pouvoir retirer le plus d'avantages.)
Les crédits alloués aux ports ont le grand défaut de pous
ser les travaux de Port Lyautey (Kénitra), sans permettre
l'achèvement de ceux de Casablanca. Le Maroc n'a évidem
ment pas besoin sur le littoral atlantique de deux éta
blissements maritimes qui ne sont pas à ISO kilomètres
l'un de l'autre; Port Lyautey fait concurrence à Casablanca
et, port fluvial facilement ensablé, coûte d'entretien 4 à
5 millions par an.
Les chemins de fer recevront sur l'emprunt du gouverne
ment 250 millions destinés à la ligne de Bou-Arfa dans
le Maroc oriental et à la ligne de Ben Guérir à Saû. La pre
mière dessert des gisements de manganèse actuellement inex
ploitables; même en des jours meilleurs le transport jus
qu'à Oran, port méditerranéen le plus rapproché, grèvera
sérieusement le prix du minerai, et le rendement de cette
voie ferrée reste problématique; elle serait l'amorce du Trans
saharien quand celui-ci sera décidé, si toutefois le tracé que
souhaite le Maroc est adopté. La seconde ligne desservira les
gisements phosphatiers de Gentil dont il a été question plus
haut; pour les raisons que nous avons exposées à propos
du port de Safi, sa construction aurait pu être avantageu
sement ajournée.
Les chapitres de l'emprunt autres que les travaux publics
n'ont qu'une importance secondaire. Signalons que l'instruc
tion publique bénéficiera de 163 millions; l'agriculture et
la colonisation, de 80; les P. T. T., de 55; l'hygiène publi
que, de 42, etc.
L'emprunt 1932 va donc faire entrer au Maroc 27 millions
par mois pendant une première période triennale, 15 mil
lions par mois ensuite; il faudrait plus que doubler ces
sommes pour avoir le total des entrées probables de capi
taux frais; ce flot de capitaux va animer des chantiers, réveil
ler l'optimisme et l'esprit de spéculation, accroître le volume
des importations dont l'Etat attend une forte plus-value de
ses revenus douaniers. Il est à prévoir que, pendant six ans,
le Protectorat connaîtra une grande aisance, peut-être la
prospérité. Mais après ?

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 135

Le service de la dette, actuellement de 200 rallions par


an, s'élèvera à 350 millions. Les entreprises lancées à la
faveur de l'emprunt seront-elles dans six ans en pleine et
saine activité ? Les moissons nouvelles trouveront-elles .des
débouchés rémunérateurs P Bien que l'on ait affirmé à la
tribune du Sénat, lors de la discussion de l'emprunt maro
cain devant le Parlement français, que, d'ici une dizaine
d'années, la production du Protectorat fournirait, sans
impôts nouveaux, un afflux de 300 à 400 millions, suscepti
ble de faire face aisément à l'accroissement des annuités
de la dette de 200 à 350 millions, il est permis d'observer
sur ce point la plus stricte réserve : l'avenir seul dira com
ment le Maroc sortira de la crise, comment il saura faire
fructifier les capitaux considérables qui lui sont confiés et
mettre son territoire en valeur.
La France n'a pas hésité à soutenir une fois de plus ce
pays dont elle a la charge, et pourtant l'emprunt marocain
profite beaucoup moins que les autres emprunts coloniaux
âux industries métropolitaines, car l'Empire chérifien, qui
n'achète en France que la moitié de ses importations, se four
nit, en ce qui concerne son outillage, principalement à
l'étranger (automobiles, machines agricoles, machines
outils, matériel ferroviaire, ciments, etc.). Dans les adjudi
cations de travaux publics, les étrangers sont obligatoire
ment mis sur le même pied que. les entrepreneurs français.
La métropole a donc, en assumant le risque de cet emprunt,
auquel elle a donné sa garantie, témoigné à son Protectorat
la confiance qu'elle a en lui. Le Maroc, en retour, doit faire
l'effort nécessaire pour valoriser son territoire, et pour se
donner l'armature, l'ossature économique qui lui manque
encore, ainsi qu'en témoignent certains tâtonnements (la
recherche d'une culture riche) ou certains artifices (le con
tingentement).

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136 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

*
* *

Conclusion.

Valoriser son territoire est une tâche pressante qui


pose à l'Empire chérifien. Il n'est pas sorti jusqu'à pré
de la période d'équipement qui explique le déséquilibr
la balance commerciale et l'endettement croissant. Il serait
temps néanmoins que le Maroc, gagnant un stade supérieur
d'évolution, puisse retirer un bénéfice de son commerce
extérieur, en attendant qu'une organisation plus diversifiée
de sa balance de paiements lui assure d'autres sources de
revenus.

Le déficit de la balance commerciale varie de 1.300


à 1.500 millions; il n'a été que de 1.317 millions en 1931,
malgré la mévente des phosphates, grâce à la bonne récolte
de céréales et au contingentement. Les annuités de la dette
publique dépassent 200 millions et doubleront presque d'ici
quelques années; le service des capitaux investis dans les
entreprises marocaines approcherait de 300 millions; ces
500 millions constituent la rémunération normale des 10 mil
liards investis depuis vingt ans par l'épargne française au
Maroc 7. Pour équilibrer sa balance des comptes qui pré
sente un passif de 1.700 à 1.900 millions, le Maroc a jus
qu'ici fait un appel constant au crédit de la métropole, à
l'aide d'une propagande toujours adroitement menée; par
une circulation active de capitaux, par d'abondantes dépen
ses, il a donné l'illusion que le pays s'enrichissait, tandis
que son endettement n'a jamais cessé de croître. Que serait
devenu le Maroc si une mauvaise récolte de céréales avait
coïncidé avec la mévente des phosphates, ou seulement si,
pour une raison ou pour une autre, il" n'avait pas obtenu
en France le contingentement de ses blés ? Que serait-il

7. Quant à la balance touristique, elle est toujours déficitaire. Elle pré


sente pour 1931 un passif (le 300 millions : apports des touristes, 40 millions;
dépenses des estivants marocains en France, 340 millions; il est vrai que,
par suite de l'Exposition coloniale, ce fut pour la balance touristique maro
caine une année particulièrement désastreuse.

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LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE 137

devenu si le crédit de la métropole ne lui avait permis de


contracter facilement un emprunt, dont les fonds étaient
en partie déjà engagés avant le vote du Parlement français ?
Autant de questions qui sont pour l'instant résolues, mais
qui se poseront à nouveau avec la même gravité dans six ans
si, d'ici là, le Maroc n'est pas apte à produire plus et à
produire mieux.
La principale ressource du pays, les phosphates, connaî
tront sans doute des jours meilleurs après la crise; mais
l'Empire ne peut pas compter sur cette richesse unique. Si
les gisements métallifères ne répondent pas à ce qu'on avait
espéré d'eux, que l'agriculture du moins sache s'adapter
aux conditions des marchés mondiaux, qu'elle évolue, qu'elle
améliore ses rendements. Si le Maroc se laissait soulever
sans effort par le flot de capitaux que lui apporte l'emprunt,
il mettrait en jeu peut-être son existence; l'exemple de pays
comme l'Australie ou les républiques sud-américaines est
là pour lui montrer où mènent la vie sur un niveau trop
élevé et l'endettement continu, dont le vocable pompeux
d' « économie d'emprunt » tente de déguiser le vice et les
dangers.
Une politique de rigoureuses économies 8 et un effort sou
tenu et prolongé de toutes les forces_ du pays sont indispen
sables pour tirer celui-ci de la situation médiocre où l'ont
réduit la crise et sans doute aussi certaines erreurs. Les par
ticuliers devront comprendre que la spéculation èt l'emprunt
ne sont pas des créations de richesses; l'Etat devra se résou
dre à diminuer le luxe de son train de vie, à éviter surtout
les excès du fonctionnarisme. La crise mettant le Protectorat'
en face de ces réalités comporte pour lui un enseignement
dont il est à souhaiter qu'il sache tirer parti.
Le Maroc possède des palais administratifs somptueux,
des gares, des postes, des cours de justice comme en con

8. Le Résident général, M. Lucien Saint, a élaboré en décembre 1932 un plan


d'économies et projeté la création de nouvelles ressources budgétaires. Fonc
tionnaires, colons, commerçants se sont dressés contre ces projets et la Com
mission du budget a refusé à l'unanimité d'étudier les propositions du
Résident.

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138 LE MAROC ET LA CRISE ÉCONOMIQUE

naissent en France peu de villes de province; ses ports sont


neufs et bien équipés pour leur taille réduite, ses routes
sont admirables, ses viaducs audacieux, ses barrages gigan
tesques... Il a tout ce qui constitue le visage d'un Etat
moderne et puissant, mais il mérite mieux qu'une façade,
si brillante soit-elle.

Juillet-août 1932.
Marcel Amphoux.

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