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Antoine Hatzenberger
Dans Raisons politiques 2013/1 (n° 49), pages 141 à 151
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633177
DOI 10.3917/rai.049.0141
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U n double procédé de chiasme et de dépaysement faisait toute la
singularité du scénario du film de Sacha Baron Cohen intitulé Leçons
culturelles sur l’Amérique au projet glorieuse nation Kazakhstan (Cultural
learnings of Amerika for make benefit Glorious Nation of Kazakhstan,
2006) 2. Son héros, Borat, avatar burlesque à la fois du Persan de
Montesquieu et de Tocqueville en Amérique, se grimait en Oriental ingénu
pour visiter les États-Unis de part en part. Le fait de venir du lointain
Kazakhstan lui permettait toutes les naïvetés, parce que ce pays était perçu
par ses hôtes comme un pays du bout du monde, tout à fait inconnu, un
lieu de nulle part. Le Kazakhstan leur était en effet présenté comme un
stéréotype scandaleux de l’altérité absolue : un pays où règne la plus grande
misère économique et intellectuelle ainsi que des mœurs encourageant
notamment l’antisémitisme et l’inceste. Une telle image, caricaturale à
l’excès, constituait pourtant une représentation assez facilement acceptée
y compris par les Américains les mieux pensants et faisait du Kazakhstan
une véritable dystopie.
Or, c’est au philosophe américain John Rawls, l’auteur de la Théorie
de la justice, que l’on doit la formation sur le même modèle lexical d’un
autre nom de pays, plus imaginaire encore, décrit dans Le Droit des peuples
(The Law of Peoples, 1999) : le Kazanistan. Dans le vocabulaire de John
Rawls, le Kazanistan est « l’exemple d’un peuple musulman non libéral »
(DP, p. 17), ou « l’exemple d’un peuple hiérarchique décent musulman
imaginaire » (DP, p. 81). Ce « peuple musulman idéalisé nommé
1 - John Rawls, Paix et démocratie : le droit des peuples et la raison publique, Paris, La Décou-
verte, 2006, p. 95 et p. 34.
2 - Ce film aurait été censuré dans la plupart des pays musulmans à part le Liban (voir Ali
Jaafar, « “Borat” gross-outs fall flat in Mideast », Variety, 30 novembre 2006).
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pourtant toute notre attention, d’autant plus que notre époque semble parti-
culièrement propice à la relecture de cette description, dans un contexte his-
torique de redéfinition des façons dont les pays musulmans sont gouvernés et
perçus. C’est à la lumière des ces enjeux contemporains qu’une réflexion poli-
tique sur les modèles de gouvernement semble prendre une nouvelle signifi-
cation. Du moins nous paraît-il pertinent de la réactiver et de la réinterroger
à partir du texte de John Rawls, en examinant, dans un premier temps, le
contexte et le statut de la construction théorique d’une « Société des peuples »,
puis, dans un deuxième temps, le détail de la description qui est faite du Kaza-
nistan et des références qu’elle mobilise, pour se demander finalement en quoi,
et jusqu’à quel point, le « peuple musulman idéalisé » imaginé par John Rawls
est vraiment une utopie.
3 - À l’exception notable du compte rendu de The Law of Peoples par John Tasioulas, « From
Utopia to Kazanistan : John Rawls and the Law of Peoples », Oxford Journal of Legal Studies,
vol. 22, no 2, 2002, p. 367-396. Sur le Kazanistan, voir p. 383-384, p. 387-388 et p. 396.
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justice d’une société intérieure allaient alors devenir comme le modèle et la
première étape du développement d’un droit des peuples.
Dans Le Droit des peuples, l’« utopie réaliste » désigne d’abord, sur le plan
intérieur, l’« esquisse d’une société démocratique constitutionnelle » raisonna-
blement juste (DP, 26). L’utopie réaliste renvoie ensuite au modèle idéal dérivé
de celui-là, c’est-à-dire au modèle d’« une Société des peuples raisonnablement
juste », dont les membres seraient eux-mêmes des démocraties constitution-
nellement raisonnablement justes, suivant les idéaux et les principes du droit
des peuples (DP, p. 24).
Du point de vue de la méthode, la philosophie politique est utopiste de
manière réaliste, selon John Rawls, lorsqu’elle « fait reculer ce que la réflexion
ordinaire conçoit comme les limites des possibilités politiques pratiques » et,
ce faisant, « nous réconcilie avec notre condition politique et sociale » (DP,
p. 24). Parce que « les limites du possible ne sont pas données par le réel », il
faut faire une place à la « conjecture » et à la « spéculation » dans la théorie
politique (DP, p. 25).
Du point de vue du contenu de la représentation, John Rawls nomme
« utopie réaliste » « le monde dans lequel [les fléaux] auraient disparu et où
des institutions de base justes (ou au moins décentes) auraient été établies par
les peuples libéraux et décents honorant le droit des peuples » (DP, p. 153). Il
s’agit de l’utopie d’une Société des peuples, régie par les idéaux d’un droit des
peuples dérivé de la théorie de la justice. Cette utopie réaliste de la paix et de
la justice doit exclure à la fois la guerre et l’immigration.
Les principes fondamentaux du droit des peuples sont établis par la position
originelle avec voile d’ignorance : les représentants de peuples libres et égaux
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peuples tel qu’il pourrait être (dimension utopique) et les peuples tels qu’ils
sont (dimension réaliste). Aussi l’extension de l’idée générale du contrat social,
qui doit s’appliquer à des peuples démocratiques, peut-elle également inclure
des peuples gouvernés non démocratiquement, en vertu du principe de « plu-
ralisme raisonnable » (DP, p. 24).
Et c’est justement en vertu de cette conception pragmatique du droit des
peuples que John Rawls a recours à la production de l’exemple du Kazanistan,
puisqu’après avoir étendu le modèle de société libérale à la Société des peuples
libéraux, il l’étend, jusqu’à un certain point, à des sociétés non libérales. Le
droit des peuples de John Rawls se veut « universel en portée » (DP, p. 107) et
l’utopie réaliste comprend donc l’idée d’un horizon dans lequel la politique
étrangère des sociétés libérales permettrait de « rendre graduellement plus libé-
rales » les sociétés qui ne le sont pas encore (DP, p. 77). Mais, dans l’attente,
et afin de faciliter cette évolution, une morale politique par provision comprend
le principe de tolérance qui fait reconnaître certaines sociétés non libérales
comme membres de la Société des peuples.
Pour John Rawls, il y a en effet une typologie des peuples qui comprend,
premièrement, les « peuples bien ordonnés », c’est-à-dire les peuples démocra-
tiques libéraux, mais aussi les « peuples hiérarchiques décents » ; deuxième-
ment les États hors-la-loi ; troisièmement les « sociétés entravées par des
conditions défavorables » ; et enfin les « absolutismes bienveillants » (DP,
p. 16). Du cinquième type, il n’est pratiquement pas question dans Le Droit
des peuples. Le cas des sociétés entravées est analysé dans le cadre de la théorie
non idéale, pour explorer les possibilités d’aides internationales et la question
de la justice distributive entre les peuples. Quant aux États hors la loi, ils sont
l’occasion d’une réflexion sur le droit de la guerre, d’où il ressort notamment
que les peuples décents, comme les peuples libéraux raisonnables, ont le droit
d’entrer en guerre pour assurer leur autodéfense, et que, donc, « les dirigeants
du Kazanistan pourraient défendre à juste titre leur société musulmane
Le Kazanistan : l’utopie orientale de John Rawls - 145
hiérarchique décente » (DP, p. 114). C’est ainsi dans le cadre de la théorie idéale
portant sur la deuxième catégorie de société bien ordonnée, celle des « peuples
hiérarchiques décents », qu’est décrite par John Rawls l’utopie orientale du
Kazanistan.
Le Kazanistan
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déjà été présentées dans Le Droit des gens. Or, dans son commentaire du texte
de John Rawls de 1993, le philosophe des relations internationales Stanley
Hoffmann faisait la remarque suivante :
De même que les “sociétés libérales bien ordonnées”, [les sociétés non libérales
que Rawls nomme “hiérarchiques”] constituent un idéal type. À l’image des autres,
cependant, il n’y a rien d’empirique, ou presque rien, qui leur corresponde au sein
du monde réel ; certes, on peut songer à la Jordanie, à Singapour ou à la Tunisie,
il n’empêche : la catégorie de Rawls est une idéalisation (au sens d’embellissement)
à un ensemble minuscule d’États réels. Une fois de plus, il apparaît que ce qui est
simple “abstraction” dans le cadre d’une réflexion sur le gouvernement intérieur se
transforme en utopie dans la philosophie des relations internationales. (DG,
p. 140) 5.
5 - Stanley Hoffmann, « Mondes idéaux », in John Rawls, Le Droit des gens (1993), Paris, Esprit,
coll. « 10/18 », 1996, p. 140.
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la théorie idéale, d’une innovation par rapport au Droit des gens. Mais il s’agit
également d’une démarche originale au sein même du Droit des peuples, puisque
seul le type de société « hiérarchique décent » y est illustré par un exemple ;
qui est, précisément, le Kazanistan. Celui-ci apparaît ainsi comme un modèle
permettant de donner corps à la théorie idéale et à l’utopie réaliste.
John Rawls spécifie à la fois la forme du régime politique du Kazanistan et
son identité culturelle. Le Kazanistan est d’abord qualifié de peuple décent dans
la mesure où il « honore et respecte les droits de l’homme, et sa structure de
base contient une hiérarchie consultative décente, qui donne un rôle politique
substantiel à ses membres dans la décision politique » (DP, p. 82). Il est pré-
senté ensuite comme un peuple musulman et comme une société traditionnelle
dans laquelle il n’y a pas de séparation entre l’Église et l’État. La description
du Kazanistan tourne autour de ces deux caractéristiques politico-culturelles
qui correspondent respectivement à une dimension traditionnelle et à une
dimension potentiellement libérale, laquelle se profile surtout dans un principe
externe de pacifisme et un principe interne de tolérance.
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Vis-à-vis de l’extérieur, John Rawls juge qu’« à la différence de la plupart
des dirigeants musulmans, les dirigeants du Kazanistan n’ont pas mené de
conquête impériale et territoriale 6 » et, s’inspirant des travaux de Bernard
Lewis, il ajoute que « ceci est en partie le résultat d’une interprétation spirituelle
et morale, et non militaire, du jihad par ses théologiens » (DP, p. 96) 7. Sur le
plan intérieur, l’auteur souligne que « parmi [les] priorités spéciales [du Kaza-
nistan], on trouve la formation d’un peuple musulman décent et rationnel qui
respecte ses minorités religieuses » (DP, p. 97), et que le Kazanistan, « tel [qu’il]
se l’imagine », a fait preuve d’un « traitement éclairé des religions non-islami-
ques et des autres minorités ayant vécu sur son territoire depuis des généra-
tions, qu’elles soient originaires des conquêtes anciennes ou de l’immigration
[que ce peuple] a autorisée » (DP, p. 95-96). Par ailleurs, John Rawls donne
un autre gage du modernisme potentiel de cette société traditionnelle en pré-
cisant que la prise en compte par le gouvernement hiérarchique des objections
formulées lors des assemblées consultatives « a conduit à d’importantes
réformes en matière de rôle et de droits des femmes » (DP, p. 98).
Reste cependant que les deux caractéristiques les plus saillantes de la descrip-
tion du Kazanistan par lesquelles John Rawls oriente son interprétation, sont,
d’une part, le nom du pays et, d’autre part, sa religion. Toponyme d’Asie centrale
ou du Moyen-Orient et islam : ces deux indices de vérisimilitude concourent à
faire de l’utopie islamique du Kazanistan une utopie orientale. Malgré l’abstraction
du type de la société hiérarchique décente, le modèle s’ancre dans l’Orient. En
effet, John Rawls oriente ce peuple musulman par la généalogie dans laquelle il
l’inscrit, comme dans cette note incluant le Kazanistan dans la tradition ottomane :
6 - Nous soulignons.
7 - En note, John Rawls se réfère à The Middle East (1995) de Bernard Lewis pour dire que
« l’interprétation spirituelle du jihad fut commune dans les pays islamiques », et que « d’après
cette interprétation, le jihad était compris comme une obligation de tout musulman ».
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nyme exclusif de démocratie occidentale. Dès cet ouvrage, John Rawls voulait
se démarquer d’une telle lecture afin de dissiper les soupçons d’ethnocen-
trisme 8, en refusant d’opposer une « tradition occidentale » des droits de
l’homme aux sociétés non libérales, et en affirmant le principe que « les sociétés
libérales et hiérarchiques peuvent s’accorder sur un même droit des gens, et
donc [que] ce droit ne dépend pas d’aspects propres à la tradition occidentale »
(DG, p. 55). D’où cette difficulté : le Kazanistan étant présenté comme une
utopie particulière dans l’utopie d’ensemble de la Société des peuples, l’utopie
réaliste réfère-t-elle à l’idée d’une Société des peuples, ou désigne-t-elle aussi
la société décente qui permet d’envisager une universalisation possible du droit
des gens – et qui éloignerait ainsi la critique d’ethnocentrisme ? En bref, l’utopie
orientale du Kazanistan est-elle vraiment une utopie ?
Utopia a minima ?
8 - Voir John Tasioulas, « From Utopia to Kazanistan... », art. cité, p. 390-395 (« The Avoidance
of Ethnocentrism »).
9 - Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978), Paris, Seuil, 2005, p. 204.
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Certes, tel qu’il est décrit, le modèle prévoit une certaine tolérance envers
les minorités religieuses, la prise en compte des objections de l’opposition par
le gouvernement, ainsi que, de ce fait, la possibilité d’une réflexion sur la place
des femmes dans la société – autant de gages de modernité et de libéralisme.
Mais, premièrement, même si les autres religions sont tolérées au Kazanistan,
il n’en reste pas moins que « l’islam est la religion privilégiée, et [que] seuls
les musulmans peuvent occuper les postes d’autorité politique et influencer les
principales décisions et politiques du gouvernement » (DP, p. 95). Et même si,
« du fait de l’inégalité possible en matière de liberté religieuse » inhérente au
modèle rawlsien, « il est important qu’une société hiérarchique reconnaisse le
droit à l’émigration et qu’elle fournisse une aide en ce sens » (DP, p. 93), il
reste que le « droit d’émigrer des minorités religieuses » reconnu par le Kaza-
nistan est tout autre chose que la liberté de conscience. Deuxièmement, la
« hiérarchie consultative décente » désigne finalement ce qui reste malgré tout
un « régime paternaliste », comme l’indique la comparaison historique faite
par John Rawls :
La procédure de consultation est souvent mentionnée dans les analyses des ins-
titutions politiques islamiques. Il est néanmoins clair que l’objectif de la consultation
est souvent que le calife puisse obtenir un engagement de loyauté de la part de ses
sujets, ou parfois qu’il puisse évaluer la force de l’opposition. » (DP, p. 91, note 12).
10 - Peter Weibel et Bruno Latour, Making Things Public : Atmospheres of Democracy, Karl-
sruhe, Zentrum für Kunst und Medientechnologie, 2005.
11 - Voir John Tasioulas, « From Utopia to Kazanistan... », art. cité, p. 384 et p. 387.
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Rawls, chez les peuples hiérarchiques décents en général 12. Pour ne pas faire
dépendre le droit des peuples de l’« individualisme occidental » (DG, p. 90),
John Rawls défend la légitimité du modèle de l’« associationnisme » pour les
sociétés hiérarchiques décentes. Or, de manière constitutive, la nature associa-
tionniste du système hiérarchique signifie que les individus ne sont pas des
citoyens libres et égaux, mais des membres de groupes à l’intérieur de la société
(DP, p. 82).
Pour résumer, la définition de la citoyenneté est limitative et la liberté de
conscience n’est pas égale chez tous les membres de la société (DP, p. 83,
note 2). Si ces points ont concentré les critiques, et ont amené John Tasioulas
à parler du « minimalisme inacceptable de la doctrine des droits de l’homme
de Rawls 13 », notons que ce dernier s’était déjà montré sur certains d’entre eux
quelque peu dépréciatif de son propre modèle. Ainsi, reconnaît-il, « l’idée du
bien commun décent des peuples hiérarchiques est une idée minimale » (DP,
p. 86) ; chez les peuples hiérarchiques décents, il n’y pas de bien commun en
tant que tel, mais seulement des « priorités spéciales » ; la décence des peuples
décents est une « idée plus faible » que celle du raisonnable des peuples libéraux
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raisonnables (DP, p. 85). Reste que pour John Rawls, si les doctrines « qui
refusent une liberté de conscience pleine et égale à tous » ne sont certes pas
raisonnables, elles ne sont pas non plus « pleinement déraisonnables » (DP,
p. 94).
Tout se passe donc comme si l’utopisme réaliste était un utopisme minimal
et auto-limitatif. Il suffirait en effet de comparer l’utopie orientale de John
Rawls à l’archétype de l’utopie, pour faire apparaître le Kazanistan comme une
utopie très modérée. À ne prendre que la question de la religion, dans l’Utopia
de Thomas More (1516), seuls les athées, ceux qui ne croient pas en l’immor-
talité de l’âme, étaient privés d’honneurs et bannis des magistratures ; mais,
par ailleurs, la liberté de culte y était parfaitement admise. Et puisque John
Rawls fait référence à plusieurs reprises à la philosophie du 18e siècle (à Mon-
tesquieu et à Rousseau), on pourrait aussi comparer le Kazanistan à certaines
utopies radicales de l’âge classique qui faisaient de la tolérance religieuse le
centre de leur système pour remettre en cause l’absolutisme politique et l’una-
nimisme socio-culturel 14.
12 - Voir par exemple les commentaires de Bertrand Guillarme et Stanley Hoffmann dans Le
Droit des gens. Cette question de l’individu mène à une critique de la solution rawlsienne, en
particulier sur le cas des apatrides et des immigrés, et engage toute la conception du droit
international, selon que le sujet politique du droit des gens soit l’individu ou un peuple. Voir aussi
Kok-Chor Tan, « The Problem of Decent Peoples », in Rex Martin et David A. Reidy (dir.), Rawls’s
Law of Peoples : A Realistic Utopia, Oxford, Blackwell, 2006, p. 76-94.
13 - John Tasioulas, « From Utopia to Kazanistan... », art. cité, p. 382 (« The Unacceptable Mini-
malism of Rawls’ Human Rights Doctrine »).
14 - Voir Antoine Hatzenberger, « “Passer les monts” : Rousseau et l’apostasie », in Ghislain
Waterlot (dir.), La Théologie politique de Rousseau, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
coll. « Philosophica », 2010, p. 109-133.
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question, beaucoup se la posent aujourd’hui encore. Une telle conclusion pour-
rait-elle en fin de compte être autre chose qu’une « incitation au désespoir »,
selon l’expression de John Tasioulas 15 ? Et, plus précisément, « l’islam est-il
condamné à devenir seulement ce Kazanistan convenable ? », comme le demande
Hamadi Redissi en conclusion de son histoire du wahhabisme 16. L’utopie orien-
tale ne peut-elle être qu’une utopie théologico-politique ? Le modèle ottoman
est-il le seul exemple de « précédent dans le monde réel » d’un peuple musulman
décent ? N’y a-t-il vraiment rien de plus utopique que l’ancien modèle califal
d’un système mêlant pouvoir religieux et pouvoir politique ?
Comme l’introduction le laissait entendre, la relecture du Droit des peuples
de John Rawls revêt une signification particulière dans le contexte géopolitique
actuel. En effet, dans les soulèvements arabo-africains, des peuples majoritaire-
ment musulmans ont fait advenir de nouveaux choix entre différents modèles
possibles d’identité et de gouvernement – parmi lesquels le modèle théologico-
politique. D’où la pertinence accrue des questions posées par l’utopie rawlsienne.
Ce qui semble désormais plus évident, c’est que l’imagination de John Rawls
aurait sans doute pu être un peu plus radicale, son utopie un peu moins conci-
liante avec les recoupements du religieux et du politique, c’est-à-dire à la fois
plus libérale et plus orientaliste en un autre sens, en s’inspirant d’autres exemples
passés de sociétés pluriconfessionnelles harmonieuses 17, et en établissant la tolé-
rance – et non l’unanimité – comme un principe de tous les peuples bien ordon-
nées, fussent-ils tout à fait raisonnables ou seulement décents.
15 - John Tasioulas, « From Utopia to Kazanistan... », art. cité, p. 396 (« A Counsel of Despair »).
16 - Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd, ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Paris,
Seuil, 2007, p. 327.
17 - Comme le mythe andalou de la convivance, ou les conceptions antiques et médiévales de
la séparation entre pouvoir du souverain et croyances (voir Makram Abbès, Islam et politique à
l’âge classique, Paris, PUF, « Philosophies », 2009, p. 89-90).
Le Kazanistan : l’utopie orientale de John Rawls - 151
Dans son commentaire du Droit des gens, Stanley Hoffmann estimait que
« le droit des gens [de Rawls] a été échafaudé dans le but de séduire un groupe
de “peuples” purement hypothétique » (DG, p. 141) – la Jordanie, Singapour
ou la Tunisie, avançait-il. L’histoire récente des révolutions arabes modifiera
peut-être la classification rawlsienne des types de sociétés, et peut-être per-
mettra-t-elle d’envisager d’autres exemples d’utopies orientales – outre le
Kazakhstan indécent de Borat et le Kazanistan décent de Rawls –, d’autres
définitions plus exigeantes de l’utopie réaliste. Parions sur la fin des stéréotypes.
L’utopie peut-elle être réaliste ou réalisée ? L’histoire le dira, ou a commencé
à le dire.
AUTEUR
Antoine Hatzenberger enseigne à l’ENS de Tunis. Il a publié La Liberté (Paris, GF-
Flammarion, 1999), Rousseau et l’utopie : de l’État insulaire aux cosmotopies (Paris,
Honoré Champion, 2012), édité Utopies des Lumières (Lyon, ENS-Éditions, 2010) et co-
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édité L’Afrique indéfinie (Louvain-la-Neuve, Academia, 2012).
RÉSUMÉ
Le Kazanistan : l’utopie orientale de John Rawls
Dans le cadre d’une réflexion sur le concept d’utopie réaliste dans la pensée des
relations internationales, John Rawls proposait avec Le Droit des peuples (1999)
« l’exemple d’un peuple hiérarchique décent musulman imaginaire ». Comment ce peuple
« hypothétique » est-il décrit ? Quel est son statut théorique ? Ce « peuple musulman idéa-
lisé » est-il toujours une utopie ?
ABSTRACT
Kazanistan: John Rawls’s Oriental Utopia
In The Law of Peoples (1999), John Rawls developed the concept of realistic utopia
within the framework of a philosophy of international relations, and he imagined an “idea-
lized Islamic people named Kazanistan”. What is the status of this “example of an imaginary
decent hierarchical Muslim people”? How is the people of Kazanistan described? Is this
“idealized Islamic people” still a utopia?