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Elsa Schmid‑Kitsikis
1. S. Freud (1923 b), « Le moi et le ça », Essai de psychanalyse, tr. fr. J. Laplanche, Paris, Payot,
1981.
2. W.R. Bion (1967), Réflexion faite, Paris, puf, 1983, p. 132.
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« après que le séjour dans le sein l’aura rendu plus tolérable ». Si la projection
n’est pas acceptée par la mère, il réintrojectera alors, « non pas une peur de
mourir devenue tolérable, mais une terreur sans nom ». Si la mère n’assume
pas les tâches qui lui reviennent, c’est la conscience rudimentaire de l’enfant
qui s’en chargera et lui donnera l’impression qu’il lui faut porter sous une
contrainte psychique un poids insupportable.
La mouvance régressive vers un état de désinvestissement mortifère du
moi, évoquée par Freud et Bion, suggère la nécessité d’une temporalité, celle
qui rend possible un travail de réminiscence durant la cure, en tant que voie
d’accès au souvenir, alors que Freud insiste par ailleurs sur la présence chez le
mélancolique d’une « dépression profondément douloureuse », la suspension
de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, qui com‑
promettent la qualité du lien transférentiel.
« Le complexe mélancolique, écrit‑il, se comporte comme une blessure ouverte attirant de
toutes parts vers lui des énergies d’investissement (celles que nous avons nommées dans les
névroses de transfert “contre‑investissements”) et vidant le moi jusqu’à l’appauvrir com‑
plètement ; ce complexe peut facilement se montrer résistant au désir de dormir du moi. Un
facteur vraisemblablement somatique se manifeste dans la sédation régulière de l’état de la
soirée, phénomène qui ne s’explique pas de façon psychogénétique. »1
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cancer du colon, ainsi qu’inexistants après avoir perdu son lien avec « le japo‑
nais » et « s’être consciemment forcée à penser en français ». Une période de
grave dépression sera qualifiée par son analyste de « quasi mélancolique ».
Avec l’évolution du travail analytique, Makiko établira un lien entre le
fait d’être peintre et de ne pas vouloir être une femme japonaise, période
où elle semble « accorder un intérêt toujours accru au visuel », aux images
de l’enfance, aux images oniriques, ainsi qu’au langage avec ses sonorités
familières et étrangères, en référence à des lectures japonaises. La mention,
comme en passant, de la ville d’Hiroshima, « la ville de son père », où elle
a vécu comme enfant, provoquera un déferlement psychique scandé « par un
retour massif d’affects violents liés à des images terribles de l’enfance jusque‑
là tues, non refoulées, mais vidées de leur contenu émotionnel, gelées ».
M. Aisenstein rapporte que Claude Smadja, écoutant son évocation des des‑
criptions de Makiko à propos de sa ville d’enfance dévastée, avait attiré son
attention sur « la qualité perceptive d’images sensorielles » tout en lui rap‑
pelant « une lettre à Jung où Freud expliquait que, détachée de son affect, la
représentation redevient perceptive et s’accompagne dès lors chez le paranoïa‑
que d’une conviction de réalité ».
La question que je me suis posée, à la lumière de ce qui vient d’être rap‑
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1. S. Freud (1891 b), Contribution à la conception des aphasies : une étude critique, trad. C. Van
Reeth, Paris, puf, 1983, p. 31‑32.
2. Ibid., p. 127.
3. S. Freud (1900 a), L’interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson révisée par D. Berger, Paris,
Gallimard, 1967.
4. Ibid., p. 461‑462.
5. P. Denis (1997), Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, puf, p. 179‑201
(chapitre IX).
6. F. Duparc (1995), L’Image sur le divan. Comment l’image vient au psychanalyste, Paris,
L’Harmattan, p. 262‑266.
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(les mots, la langue japonaise auraient‑ils été « avalés » par Makiko ?, son
analyste notant que n’ayant « pas oublié ni refoulé, mais coupé des affects,
non investis, les souvenirs n’émergeaient pas, comme figés »).
Selon Freud, cependant, la mélancolie n’est pas qu’incorporation, elle
emprunte « une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie au processus de
la régression à partir du choix d’objet narcissique jusqu’au narcissisme »1, qui
aboutit à un état d’insomnie lequel « nous montre bien que cet état est figé, qu’il
est impossible d’accomplir le retrait général des investissements nécessaire au
sommeil »2. M. Torok et N. Abraham se demandent ce qu’il adviendra si « un
sujet endocryptique ne peut d’aucune manière produire le fantasme mélanco‑
lique ? Quand il ne saurait d’aucune manière évoquer le contenu de la crypte ?
Il ne restera qu’à utiliser le corps propre […] en évitant […] l’identification
endocryptique » et on sera « à tel point dans la peau d’un autre que l’on en aura
un ulcère par exemple »3. Ils citent l’exemple de l’asthme qui correspond au
travail d’un fantôme dans l’inconscient, comme dans le cas d’un secret, « irres‑
pirable » pour un père qui « fait retour sous forme d’asthme chez le fils »4.
Il y aurait ainsi une mémoire qui serait du domaine de « l’encryp‑
tage », de « l’inscription complètement cryptée […] à usage interne », écrit
Maurice Corcos5 à propos de l’écrivain Georges Perec, qui a perdu sa mère
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elle parle d’elle‑même. D’une voix détachée et monotone, elle évoque sa mère
tombée malade dès sa naissance, puis alitée jusqu’à sa mort à cause d’une
lésion cérébrale. Elle avait huit ans. Elle évoque les migraines de sa mère
allongée dans le noir, ses crises de tachycardie, qu’elle associe à celles qui
l’handicapent régulièrement. La présence de sa mère est concrète, figée en
une image, celle de l’âge de son enfance. Elle apparaît dans des associations‑
images, dans les troubles respiratoires, dans les crises de tachycardie et surtout
les maux de tête, qu’elle éprouve une fois allongée sur le divan. Elle est persua‑
dée qu’elle ne la reconnaîtrait pas, si elle devait la rencontrer, ce qu’elle croit,
par ailleurs, toujours possible, lorsqu’elle a l’impression de l’apercevoir dans
une foule. Les photos la mettent face à quelqu’un qu’elle ne peut pas associer
à ses souvenirs. Ce trauma mélancolique, où la perception l’emporte, oblitère
la voie menant à l’oubli qui nourrit la mémoire. Les fantasmes de dévoration
qui la submergent sont pour elle le moyen imaginaire dont elle se sert dans
l’espoir de nier l’existence de l’objet primaire en tant que séparé d’elle ; de
méconnaître une différence et de maintenir une identité basée sur la croyance
qu’il ne faut surtout pas l’abandonner, quitte à ne faire qu’un avec lui.
M. C., brillant chercheur de sa spécialité, est le fils d’un déporté qui a sur‑
vécu à sa déportation. Il est né neuf mois après le retour de son père à la maison,
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moment, elle est issue, comme Freud le laisse déjà entendre dans Moïse et le
monothéisme, des impressions « reçues à une époque de l’enfance où, à ce
que nous croyons, l’appareil psychique de l’enfant n’est pas encore prêt à les
accueillir »1. Conjointement, l’identification primaire mélancolique à l’objet
incorporé participe, avec le recours à l’image perceptive, à la mise en place
d’un rempart défensif contre la douleur psychique, donnant l’illusion d’une
certaine efficacité à court terme, à partir du moment où l’absence d’un temps
diachronique permet d’éviter le travail de la représentation.
Interrogations
Claude Smadja, dans son texte « La dépression inachevée »2, définit trois
modèles de dépression. Les deux premiers, considérés par Freud, sont ceux de
la neurasthénie et de la mélancolie, le troisième, proposé par Marty, est celui
de la dépression essentielle. Ils se définissent successivement par une « insuf‑
fisance énergétique » avec perte de libido, un « conflit pulsionnel » dû à une
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1. S. Freud (1939 a), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, tr. fr. C. Heim, Paris, Gallimard,
1948, p. 169.
2. C. Smadja (2004), « La dépression inachevée », rfp, t. LXVIII, no 4.
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Il est vrai qu’un cancer n’est pas une migraine, une tachycardie ou un malaise
cardiaque1. Ainsi, il semble, mais peut‑on en être sûr, que l’on n’a pas affaire
avec un type de lien engageant l’objet primaire, paternel ou maternel, illimité
et indifférencié, comme c’est le cas chez Mme A. et M. C. ? Chez ces deux
derniers, où l’image, le gel des affects, la mémoire sans oubli ni refoulement
prédominent également, la somatisation, certes plus épisodique, sensorielle
et diffuse, mais diagnostiquée malgré tout comme réelle, questionne. Il s’agit
de comprendre, dans un contexte où la poussée de la pulsion rencontre l’objet
primaire incorporé de la mélancolie, l’émergence et la signification d’atteintes
somatiques s’exprimant à travers une mouvance identificatoire primaire en
lien avec cet objet.
Elsa Schmid‑Kitsikis
30, chemin de Conches
1231 Conches/Genève
Suisse
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1. Geneviève Haag, en reprenant la discussion avec Claude Smadja, se demande où passe l’énergie
lorsqu’il y a chute, donc rétraction pulsionnelle qui gélifie, pétrifie. Elle suggère de choisir la voie de ce
que Freud nomme les altérations internes : « les décharges vers l’accélération cardiaque et respiratoire »
(rfp, t. LXVIII, no 4, p. 1143).