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Imagerie, réminiscence et somatisation

À propos des identifications primaires mélancoliques


Elsa Schmid-Kitsikis
Dans Revue française de psychanalyse 2010/5 (Vol. 74), pages 1655 à 1663
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130576327
DOI 10.3917/rfp.745.1655
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Imagerie, réminiscence et somatisation


À propos des identifications primaires mélancoliques

Elsa Schmid‑Kitsikis

« Quelle que soit la forme que puisse pren‑


dre plus tard la capacité de résistance du
caractère aux influences des investissements
d’objets abandonnés, les effets des premières
identifications, qui ont lieu au tout premier âge,
garderont un caractère général et durable. »
Sigmund Freud, Le moi et le ça1.

Freud note avec Breuer en 1895 que le traumatisme psychique, ou le sou‑


venir de celui‑ci, agit selon le schéma d’un corps étranger qu’il faut longtemps,
après son irruption, compter comme un agent actif et actuel. Freud soulignera
par la suite, bien après les études sur l’hystérie, l’importance des mécanismes
intrapsychiques, la dynamique conflictuelle des objets internes, et plus par‑
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ticulièrement l’impact du traumatisme sur le fonctionnement psychique qui
ouvrent la voie, peu exploitée jusque‑là, de l’étude du statut narcissique et
objectal de l’activité mnémonique. Sa théorie du traumatisme se complexifiera
avec la prise en compte des névroses de guerre dont le trauma, en tant qu’évé‑
nement vécu « en l’espace de peu de temps », entraîne dans la vie psychique
un tel surcroît d’excitation « que sa suppression ou son assimilation par les
voies normales » devient « une tâche impossible […] ». Il souligne ainsi le
caractère à la fois somatique (ébranlement) et psychique (effroi) de la névrose
traumatique dont il rapproche le tableau symptomatique de celui de l’hystérie
en raison de « sa richesse en symptômes moteurs », tout en insistant sur le
fait qu’il « le dépasse » par ses signes très prononcés de souffrance subjec‑
tive, évoquant par là « l’hypocondrie » ou la « mélancolie ». Mais c’est dans
Le moi et le ça qu’il évoque la « détresse » et l’impuissance du sujet face à
un moi en grand danger, qui « se laisse mourir ». W.R. Bion prolongera cette
dernière réflexion en soulignant2 que le tout jeune enfant devant un tel vécu
psychique doit compter sur sa mère, sur sa capacité de rêverie, de faire ce qui
doit être fait, pour qu’il puisse réintrojecter ce sentiment de se laisser mourir,

1. S. Freud (1923 b), « Le moi et le ça », Essai de psychanalyse, tr. fr. J. Laplanche, Paris, Payot,
1981.
2. W.R. Bion (1967), Réflexion faite, Paris, puf, 1983, p. 132.
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« après que le séjour dans le sein l’aura rendu plus tolérable ». Si la projection
n’est pas acceptée par la mère, il réintrojectera alors, « non pas une peur de
mourir devenue tolérable, mais une terreur sans nom ». Si la mère n’assume
pas les tâches qui lui reviennent, c’est la conscience rudimentaire de l’enfant
qui s’en chargera et lui donnera l’impression qu’il lui faut porter sous une
contrainte psychique un poids insupportable.
La mouvance régressive vers un état de désinvestissement mortifère du
moi, évoquée par Freud et Bion, suggère la nécessité d’une temporalité, celle
qui rend possible un travail de réminiscence durant la cure, en tant que voie
d’accès au souvenir, alors que Freud insiste par ailleurs sur la présence chez le
mélancolique d’une « dépression profondément douloureuse », la suspension
de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, qui com‑
promettent la qualité du lien transférentiel.
« Le complexe mélancolique, écrit‑il, se comporte comme une blessure ouverte attirant de
toutes parts vers lui des énergies d’investissement (celles que nous avons nommées dans les
névroses de transfert “contre‑investissements”) et vidant le moi jusqu’à l’appauvrir com‑
plètement ; ce complexe peut facilement se montrer résistant au désir de dormir du moi. Un
facteur vraisemblablement somatique se manifeste dans la sédation régulière de l’état de la
soirée, phénomène qui ne s’explique pas de façon psychogénétique. »1
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Makiko

La très intéressante illustration que nous propose Marilia Aisenstein dans


son texte, Les Exigences de la représentation, me donne l’occasion de prolon‑
ger ma réflexion à propos des liens possibles entre image et mémoire mélanco‑
lique et entre événement somatique et fonctionnement mélancolique.
Le cas dont il s’agit est celui de Makiko, jeune femme peintre, née d’un
père japonais et d’une mère coréenne. Elle présente la particularité de ne pou‑
voir reconnaître l’existence chez les Japonais de « sentiments » et d’« états
d’âme ». Elle ne peut l’admettre que parce qu’ils sont « décrits dans la littéra‑
ture ». La parfaite connaissance qu’a cependant son analyste de cette littérature
et son utilisation au cours du processus analytique contribuera en partie au
dégagement de sa patiente d’une « répression drastique de tout conflit impli‑
quant l’affect ». M. Aisenstein évoque les mouvements de rêves de Makiko et
sa façon de les présenter, nombreux, « vifs et colorés » avant la découverte d’un

1. S. Freud (1917 e [1915]), « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, tr. fr. J. Laplanche,


J.‑B. Pontalis, J.‑P. Briand, J.‑P. Grossein, M. Tort, Paris, Gallimard, 1968, p. 162.
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cancer du colon, ainsi qu’inexistants après avoir perdu son lien avec « le japo‑
nais » et « s’être consciemment forcée à penser en français ». Une période de
grave dépression sera qualifiée par son analyste de « quasi mélancolique ».
Avec l’évolution du travail analytique, Makiko établira un lien entre le
fait d’être peintre et de ne pas vouloir être une femme japonaise, période
où elle semble « accorder un intérêt toujours accru au visuel », aux images
de l’enfance, aux images oniriques, ainsi qu’au langage avec ses sonorités
familières et étrangères, en référence à des lectures japonaises. La mention,
comme en passant, de la ville d’Hiroshima, « la ville de son père », où elle
a vécu comme enfant, provoquera un déferlement psychique scandé « par un
retour massif d’affects violents liés à des images terribles de l’enfance jusque‑
là tues, non refoulées, mais vidées de leur contenu émotionnel, gelées ».
M. Aisenstein rapporte que Claude Smadja, écoutant son évocation des des‑
criptions de Makiko à propos de sa ville d’enfance dévastée, avait attiré son
attention sur « la qualité perceptive d’images sensorielles » tout en lui rap‑
pelant « une lettre à Jung où Freud expliquait que, détachée de son affect, la
représentation redevient perceptive et s’accompagne dès lors chez le paranoïa‑
que d’une conviction de réalité ».
La question que je me suis posée, à la lumière de ce qui vient d’être rap‑
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porté, est de savoir s’il existe une incompatibilité aux niveaux théorique et
clinique entre somatisation et fonctionnement mélancolique. M. Aisenstein
ouvre, d’une certaine manière, la discussion lorsqu’elle mentionne « l’image »
que Makiko avait de son père, qui, ayant « transgressé le code des Samouraïs,
peut‑être par amour pour une étrangère mésestimée, ouvrit la voie à la culpabi‑
lité vis‑à‑vis de cette mère et donnait un sens surdéterminé à son refus d’iden‑
tification à une “femme japonaise”, mais aussi coréenne ». L’analyste note à
propos de la profonde dépression vécue durant cette période par Makiko, que
celle‑ci « est apparue liée à une brutale identification à un père idéalisé et
déchu […] », même si, ajoute l’analyste, le cancer faisant « chronologiquement
suite » ne permettait pas d’aller « jusqu’à faire de la dépression un facteur
causal ». Le processus psychique décrit par l’analyste associe de manière inté‑
ressante : fonctionnement des identifications paternelles et maternelles, épi‑
sode « quasi mélancolique » et événement somatique. Il nous interroge sur le
rôle des identifications primaires et spécialement celles que nous pourrions
qualifier de mélancoliques, dans l’apparition d’un événement somatique.
Makiko reviendra « au japonais » qu’elle refusait et à la peinture qu’elle
abandonnait à la suite des associations et interprétations de son analyste et
de ses références à la littérature japonaise. Une configuration d’éléments ren‑
voyant à la qualité des liens psychiques primaires fera son apparition dans la
relation analytique, tels que les éléments qui renvoient à l’image visuelle, à
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l’image acoustique et au langage, problématique abordée par Freud, comme


en témoigne la préface de Roland Kuhn à Contribution à la conception des
aphasies1. Il nous soumet une discussion du texte de Freud, en particulier en ce
qui concerne les liens langage/image/objet. Pour ce dernier, « l’apprentissage
de la parole, de la répétition, de l’épellation, de la lecture et de l’écriture » se
ferait « moyennant des associations d’“images”correspondantes ». Y contri‑
bueraient les différences temporelles entre image visuelle d’objet et image
acoustique de son, mises en évidence par Grashey (1885) avec ses travaux sur
l’aphasie ; la connexion de la représentation d’objet avec le mot qui permet
à celui‑ci de recevoir sa signification2. Par la suite, dans L’Interprétation des
rêves3, Freud va situer l’image visuelle au seul pôle de l’extrémité perceptive
de l’appareil psychique, au rang des « stimuli sensoriels », avec « une pre‑
mière différenciation, à l’extrémité sensible », celle des « traces mnésiques »,
position qu’il réexaminera en lien avec sa théorie de la régression. Il note ainsi
que la notion d’image ne peut être conçue que dans le cadre d’un processus
en régression, qui se détecte à partir du moment où « dans le rêve, la repré‑
sentation retourne à l’image sensorielle d’où elle est sortie un jour ». Si nous
considérons, écrit‑il, « le rêve comme une régression à l’intérieur de l’appareil
psychique tel que nous le concevons, nous pourrons comprendre […] que tout
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processus de relation dans les pensées du rêve se perde au cours du travail
du rêve », ce qui en d’autres termes signifie que « dans la régression ils sont
dépouillés de leur expression : il ne subsiste que les images de perception.
L’assemblage des pensées du rêve se trouve désagrégé au cours de la régres‑
sion et ramené à sa matière première »4.
Dans la perspective des travaux actuels, P. Denis5 et F. Duparc6 poursui‑
vent la réflexion, le premier en soulignant la pulsionnalité, la charge fantasma‑
tique et la force de séduction de l’image, le second sa position topique entre
perception et motricité ou « image motrice » et « représentation de mot ».
La clinique psychanalytique suggère par ailleurs que l’image sensorielle, à
l’instar du fantasme, se nourrit conjointement d’un investissement du voir et

1. S. Freud (1891 b), Contribution à la conception des aphasies : une étude critique, trad. C. Van
Reeth, Paris, puf, 1983, p. 31‑32.
2. Ibid., p. 127.
3. S. Freud (1900 a), L’interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson révisée par D. Berger, Paris,
Gallimard, 1967.
4. Ibid., p. 461‑462.
5. P. Denis (1997), Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, puf, p. 179‑201
(chapitre IX).
6. F. Duparc (1995), L’Image sur le divan. Comment l’image vient au psychanalyste, Paris,
L’Harmattan, p. 262‑266.
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de l’entendre (G. Rosolato1), dans la continuité ou la discontinuité, en pré‑


sence ou en absence de l’objet, en lien avec l’histoire pulsionnelle des traces
mnésiques. La capacité de voir ne semble ainsi possible que grâce à l’inves‑
tissement de la voix, porteuse d’affects et de leurs modulations, qui permet
le maintien d’un lien à travers la distance. Le cas de Makiko, dans la relation
transfert/contre‑transfert, est exemplaire à ce propos.

Affect, transfert, figuration

M. Aisensten souligne son intérêt pour l’axe « affect et transfert, figura‑


tion ». Elle suspecte chez sa patiente la présence d’une dépression « quasi »
mélancolique et subodore « du traumatique précoce intouché », le forclos ne
pouvant revenir qu’au travers du transfert. À une séance, Makiko rapporte
un rêve d’enfant, ou plutôt une sorte d’image, de « vision éveillée répétitive
qui s’imposait à elle ». Elle se plante doucement un couteau dans le ventre
et remonte la lame vers le haut. L’analyste évoque alors son propre rêve.
Elle marchait dans un paysage dévasté en portant dans ses bras une fillette
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asiatique emmaillotée comme une momie égyptienne d’enfant. La fillette « res‑
semblait à une poupée mais elle était vivante ».
La clinique de la mémoire mélancolique est surtout violence, soumise à
une remémoration obsédante où le temps s’est immobilisé, mortifié. En lieu
et place des sensations et des mouvements de rêve, ce sont des images qui
envahissent les mélancoliques2, empêchant l’acte de réminiscence. Ils ne peu‑
vent arrêter ce qui vient de leur « mémoire » et ils sont alors indisponibles
à la réminiscence qui exige l’émotion et le mouvement adéquats du présent.
Cette répétition, même si elle passe par les mots, est une mémoire agie, par
conséquent un refus de mémoire, qui n’est pas une amnésie. Freud écrit, dans
Deuil et mélancolie3, que le mélancolique voudrait s’incorporer l’objet par le
moyen de la dévoration. Les travaux de Marie Torok et Nicolas Abraham, dont
Deuil ou mélancolie4, soulignent la constitution d’une crypte par la « mise en
conserve » de ce qui n’ayant pas pu être exprimé sera avalé en même temps
que le traumatisme, cet avalement rendant l’introjection « impraticable »5

1. G. Rosolato (1978), La Relation d’inconnu, Paris, Gallimard, p. 35‑39.


2. On sait qu’Aristote avait déjà insisté sur ce point.
3. S. Freud (1917 e [1915]), Deuil et mélancolie, op. cit., p. 157.
4. N. Abraham et M. Torok (1987), L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, p. 259.
5. Ibid., p. 266.
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(les mots, la langue japonaise auraient‑ils été « avalés » par Makiko ?, son
analyste notant que n’ayant « pas oublié ni refoulé, mais coupé des affects,
non investis, les souvenirs n’émergeaient pas, comme figés »).
Selon Freud, cependant, la mélancolie n’est pas qu’incorporation, elle
emprunte « une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie au processus de
la régression à partir du choix d’objet narcissique jusqu’au narcissisme »1, qui
aboutit à un état d’insomnie lequel « nous montre bien que cet état est figé, qu’il
est impossible d’accomplir le retrait général des investissements nécessaire au
sommeil »2. M. Torok et N. Abraham se demandent ce qu’il adviendra si « un
sujet endocryptique ne peut d’aucune manière produire le fantasme mélanco‑
lique ? Quand il ne saurait d’aucune manière évoquer le contenu de la crypte ?
Il ne restera qu’à utiliser le corps propre […] en évitant […] l’identification
endocryptique » et on sera « à tel point dans la peau d’un autre que l’on en aura
un ulcère par exemple »3. Ils citent l’exemple de l’asthme qui correspond au
travail d’un fantôme dans l’inconscient, comme dans le cas d’un secret, « irres‑
pirable » pour un père qui « fait retour sous forme d’asthme chez le fils »4.
Il y aurait ainsi une mémoire qui serait du domaine de « l’encryp‑
tage », de « l’inscription complètement cryptée […] à usage interne », écrit
Maurice Corcos5 à propos de l’écrivain Georges Perec, qui a perdu sa mère
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(fin 1942 ?) très jeune, morte à Auschwitz6. M. Corcos évoque la « mémoire
blanche » qui envahit le livre de Perec et l’album familial, « les gouttes de
silence s’étendent en nappes d’hostilité ». L’« écriture enfermée sur elle‑même
semble ne rien demander d’autre au lecteur que de deviner ces énigmes enchâs‑
sées dans des intrigues ».

Identifications primaires mélancoliques et somatisation

Mme A. ne se souvenait d’elle‑même « qu’attachée » à sa mère ou sa mère


« attachée » à elle, depuis toute petite, depuis toujours. Durant les premiers
temps de l’analyse, je ne parviens pas à distinguer si elle parle de sa mère ou si

1. S. Freud (1917 e [1915]), Deuil et mélancolie, op. cit., p. 158.


2. Ibid., p. 162.
3. N. Abraham et M. Torok (1987), L’Écorce et le Noyau, op. cit., p. 319.
4. Ibid., p. 321.
5. M. Corcos (2001), « À voix haute », Libres Cahiers, Paris, In Press, no 3, p. 67.
6. G. Perec (1991), « Roussel et Venise : esquisse d’une géographie mélancolique », Cantatrix
sopranica et autres récits scientifiques, Paris, Librairie du xxie siècle.
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elle parle d’elle‑même. D’une voix détachée et monotone, elle évoque sa mère
tombée malade dès sa naissance, puis alitée jusqu’à sa mort à cause d’une
lésion cérébrale. Elle avait huit ans. Elle évoque les migraines de sa mère
allongée dans le noir, ses crises de tachycardie, qu’elle associe à celles qui
l’handicapent régulièrement. La présence de sa mère est concrète, figée en
une image, celle de l’âge de son enfance. Elle apparaît dans des associations‑
images, dans les troubles respiratoires, dans les crises de tachycardie et surtout
les maux de tête, qu’elle éprouve une fois allongée sur le divan. Elle est persua‑
dée qu’elle ne la reconnaîtrait pas, si elle devait la rencontrer, ce qu’elle croit,
par ailleurs, toujours possible, lorsqu’elle a l’impression de l’apercevoir dans
une foule. Les photos la mettent face à quelqu’un qu’elle ne peut pas associer
à ses souvenirs. Ce trauma mélancolique, où la perception l’emporte, oblitère
la voie menant à l’oubli qui nourrit la mémoire. Les fantasmes de dévoration
qui la submergent sont pour elle le moyen imaginaire dont elle se sert dans
l’espoir de nier l’existence de l’objet primaire en tant que séparé d’elle ; de
méconnaître une différence et de maintenir une identité basée sur la croyance
qu’il ne faut surtout pas l’abandonner, quitte à ne faire qu’un avec lui.
M. C., brillant chercheur de sa spécialité, est le fils d’un déporté qui a sur‑
vécu à sa déportation. Il est né neuf mois après le retour de son père à la maison,
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ce dernier demeurant omniprésent dans ses figurations et dans sa conviction
que sa naissance lui a ôté le seul souffle de vie qui lui restait après son retour
de la déportation. Durant l’analyse, des « images » d’un père « cadavre »,
auquel il s’identifie, l’envahissent. Son corps sera, durant une longue période,
l’objet d’actes de maltraitance. Même maigreur, à l’instar de celle de son père
au retour des camps, exposition aux intempéries sans protection suffisante.
Parmi un certain nombre d’événements récurrents, qui jalonnent le processus
analytique, il y a celui qui suit sa décision, qu’il qualifie d’impulsive, de ne pas
venir à une séance. Il est hospitalisé parce « qu’il ne se sentait pas bien » en
raison d’une pression douloureuse autour du cœur. Il apprend en téléphonant le
lendemain, afin d’informer sa mère de son hospitalisation, que son père avait
été hospitalisé le même jour à la même heure pour un malaise cardiaque. Il se
rend compte, dit‑il, qu’il vit « dans le souffle » de son père.
La présence chez ces patients de manifestations somatiques, d’une ima‑
gerie figée, dévitalisée, associée à une configuration psychique faite de perte,
d’absence et d’exclusion, m’a amenée à me demander jusqu’à quel point ils ne
cherchaient pas à se remplir, au moyen d’une identification primaire à l’objet
incorporé, de sensations et d’images fixes et statiques leur permettant d’évi‑
ter qu’un tel mal‑être puisse être symbolisé, réveillant ainsi une souffrance
psychique intolérable. Une des issues psychiques est le recours à l’image per‑
ceptive et à son fonctionnement obsédant. L’image ne se construit pas sur le
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moment, elle est issue, comme Freud le laisse déjà entendre dans Moïse et le
monothéisme, des impressions « reçues à une époque de l’enfance où, à ce
que nous croyons, l’appareil psychique de l’enfant n’est pas encore prêt à les
accueillir »1. Conjointement, l’identification primaire mélancolique à l’objet
incorporé participe, avec le recours à l’image perceptive, à la mise en place
d’un rempart défensif contre la douleur psychique, donnant l’illusion d’une
certaine efficacité à court terme, à partir du moment où l’absence d’un temps
diachronique permet d’éviter le travail de la représentation.

Interrogations

Claude Smadja, dans son texte « La dépression inachevée »2, définit trois
modèles de dépression. Les deux premiers, considérés par Freud, sont ceux de
la neurasthénie et de la mélancolie, le troisième, proposé par Marty, est celui
de la dépression essentielle. Ils se définissent successivement par une « insuf‑
fisance énergétique » avec perte de libido, un « conflit pulsionnel » dû à une
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perte d’objet et à une perte du moi, une « chute de la pression pulsionnelle »
avec pour résultat une désorganisation psychique.
Dans le cas Makiko, analysé par M. Aisenstein, il est question d’un fonc‑
tionnement psychique opératoire avec gel des affects et effraction somati‑
que (le cancer du colon), la poussée de la pulsion fonctionnant en roue libre.
Du moins est‑ce ce que nous pouvons en dire à partir des commentaires de
son analyste qui nous livre en même temps un certain nombre de formulations
un peu mystérieuses. Elle qualifie la dépression survenue chez sa patiente de
« quasi mélancolique » ; elle associe sur l’écrivain japonais Mishima, en rappe‑
lant qu’il s’est suicidé et s’interroge sur ses mouvements contre‑transférentiels,
dans la mesure où elle ne peut s’empêcher de penser à « la violence d’un
Mishima » ; elle subodore chez sa patiente « du traumatique précoce intou‑
ché ». Que faut‑il en penser ? Chez Makiko, à l’instar de mon patient M. C.,
nous savons pas mal de choses sur le lien avec le père idéalisé japonais, mais
nous ne savons pas grand‑chose de son lien à la mère coréenne. Peut‑on dès
lors faire malgré tout l’hypothèse d’un lien entre l’effraction somatique de
Makiko et un épisode à la sédimentation mélancolique ou est‑ce une hérésie ?

1. S. Freud (1939 a), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, tr. fr. C. Heim, Paris, Gallimard,
1948, p. 169.
2. C. Smadja (2004), « La dépression inachevée », rfp, t. LXVIII, no 4.
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Imagerie, réminiscence et somatisation 1663

Il est vrai qu’un cancer n’est pas une migraine, une tachycardie ou un malaise
cardiaque1. Ainsi, il semble, mais peut‑on en être sûr, que l’on n’a pas affaire
avec un type de lien engageant l’objet primaire, paternel ou maternel, illimité
et indifférencié, comme c’est le cas chez Mme A. et M. C. ? Chez ces deux
derniers, où l’image, le gel des affects, la mémoire sans oubli ni refoulement
prédominent également, la somatisation, certes plus épisodique, sensorielle
et diffuse, mais diagnostiquée malgré tout comme réelle, questionne. Il s’agit
de comprendre, dans un contexte où la poussée de la pulsion rencontre l’objet
primaire incorporé de la mélancolie, l’émergence et la signification d’atteintes
somatiques s’exprimant à travers une mouvance identificatoire primaire en
lien avec cet objet.
Elsa Schmid‑Kitsikis
30, chemin de Conches
1231 Conches/Genève
Suisse
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 30/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 129.0.205.1)

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1. Geneviève Haag, en reprenant la discussion avec Claude Smadja, se demande où passe l’énergie
lorsqu’il y a chute, donc rétraction pulsionnelle qui gélifie, pétrifie. Elle suggère de choisir la voie de ce
que Freud nomme les altérations internes : « les décharges vers l’accélération cardiaque et respiratoire »
(rfp, t. LXVIII, no 4, p. 1143).

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