Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Christine Bonardi
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
L’humour : un kaléïdoscope
pour les sciences humaines ?
Maître de
Christine Bonardi
conférences en
psychologie sociale,
université de Nice
Sophia-Antipolis
P
lus facile d’en rire que de l’étudier… les mailles du filet dans le temps même L’institutionnalisation comme
D’ordinaire, pour cerner et définir au où on s’efforce de l’étudier ? Sous la
mieux leur objet, les sciences humai- lunette ou dans l’éprouvette scientifique,
dimension de l’humour
nes s’emploient à le contraindre dans les l’humour devient un objet flou, fuyant ou L’étude anthropologique des cultures
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
22 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009
Dans cette alternance sociale régulée savent que cette appropriation passe par Dis-moi qui te fait rire…
apparaissent des moments institution- l’emploi de raccourcis cognitifs, de sim-
nalisés dédiés à l’humour où chacun a sa plifications imagées et parlantes qui per- La piste psychosociale des représenta-
place et son rôle propre ; l’humour y est mettent d’ordonner concrètement et effi- tions (Moscovici, 1961) souligne pour
l’affaire de tous. Il est parfois aussi prescrit cacement la réalité, de s’y mouvoir avec sa part notre capacité de structurer de
à vie dans les parentés ou relations dites aisance et d’agir en conséquence. Com- manière heuristique notre environnement
« à plaisanterie » codifiant frivolités, badi- ment d’ailleurs fonctionner autrement eu en produisant des sortes de théories sur
nages et familiarités entre personnes (par égard à la complexité de nos sociétés et à les objets sociaux. Ce procédé ordinaire
exemple, entre un homme et ses cousines la masse d’informations qui y circulent en repose sur la sélection et la simplifica-
croisées), chez les Indiens Crow, en Méla- permanence. Ainsi pouvons-nous avancer tion des informations, connaissances et
nésie et en Afrique. avec simplicité que l’humour divertit, fait jugements que l’environnement social et
Lorsque le cadre social prescrit de s’y réfléchir, est l’apanage de quelques-uns, communicationnel met à la disposition de
adonner suivant des circonstances spéci- etc., et les réactions à son endroit se trou- tous. Elles sont ainsi rendues concrètes
fiques ou des positions groupales déter- vent par cela même codifiées d’avance. et imagées puis intégrées au panel d’élé-
minées, l’humour peut donc être étudié Mais ces constructions peuvent infléchir ments déjà possédés par les personnes et
scientifiquement en tant qu’institution. les fondements de nos relations avec les les groupes. Nous projetons sur ces objets
Par exemple, sous l’angle d’une représen- autres. un point de vue certes partiel ou frag-
tation collective (Durkheim, 1898) ; pour mentaire, mais cohérent, concret et fonc-
la sociologie, l’humour apparaît comme Les Rigolus et les Tristus (Cézard, tionnel : quelques éléments simples et
un système institutionnalisé et intériorisé traits typiques suffisent pour orienter nos
1969-1973) ou la personnalité préférences et en débattre avec d’autres.
par tous, source de croyances, aspirations humoristique
et pratiques communes sur lesquelles la L’efficace de ces représentations socia-
société exerce un pouvoir coercitif et de Pour décrire toute personne capable d’hu- les tient à leur connexion aux pratiques et
régulation. En tant qu’institution, il est mour, quoi de plus simple que d’en faire comportements, ainsi qu’à leur partage au
alors soluble dans la culture. un trait de personnalité ? Passer de l’idée sein des communications et interactions
que certains en ont, d’autres pas, ou de proximales. Nous échangeons de la sorte
sa définition comme forme d’intelligence avec d’autres sur tous les objets (maladie,
L’humour-spectacle : (Breton, 1939) ou capacité d’imagination sport, chômage, Internet, loisirs…), dont
une forme systématisée à un trait de personnalité est un chemi- l’humour fait naturellement partie.
du lien social ? nement commode : il ferme la porte aux Ainsi, sur la base d’éléments sponta-
possibles et aux peut-être, partage le nément évoqués par des personnes, J.
Même lorsqu’il n’est pas le devoir de tous, monde en possession et absence et four- Chossière (1990) met en évidence des
l’humour peut aussi se dissoudre dans la nit un préalable explicatif stable. La solu- représentations sociales, un portrait type
culture par le biais de la professionnali- tion la plus simple n’est pas forcément cohérent, qui permettent de distinguer
sation : les bouffons se retrouvent des la meilleure : la psychologie est, il est trois types d’humoristes :
Tasmaniens aux Esquimaux, du Shri Lanka vrai, peu diserte sur le cas de l’humour, ● L’humoriste verbal créatif, qui divertit en
aux Pygmées, de la Polynésie tradition- prudence ou désintérêt ne procurant inventant des jeux de mots, calembours
nelle aux Andes ou en Afrique, et notre que peu de pistes ; lesquelles, d’ailleurs, et histoires adossés à des événements
Moyen Âge a connu ses goliards, relayés ne débouchent pas sur une caractérisa- et situations, suscite une représentation
plus tard par les baladins, saltimbanques, tion personnelle. Certes, le maniement structurée autour de l’élément imaginatif
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
et attentes qu’il suscite, sur sa capacité la vie collective, son éclairage moderne à ses effets de distracteur de l’attention,
de nouer des liens positifs. Et cela est participe à le diluer dans l’ensemble du constituent un véritable danger pour le
bien l’indice de son poids relationnel et tissu social : intrinsèque à notre moder- libre arbitre des consommateurs ? Les
interactif et des attentes connectées à une nité, il demeure toutefois une forme de recherches sur la persuasion ne donnent
certaine désirabilité sociale de l’humour communication, une donnée sociale pas raison sur tous les plans à ces publi-
professionnalisé. active, même si son instrumentalisation citaires, car le lien simple entre humour
et son utilisation potentielle dans qua- et consommation n’est pas indiscutable :
« On peut rire de tout, mais pas avec siment n’importe quelles circonstances on n’a pas prouvé qu’un message publi-
tout le monde » (Desproges) contribuent à brouiller, estomper et par- citaire humoristique est systématique-
fois masquer son pouvoir, ses fonctions ment le meilleur choix pour faire vendre
Toute pratique non soluble dans la culture, ou les buts qu’il sert. ni qu’il renforce mécaniquement la com-
spontanée, plus quotidienne donc non préhension du contenu lui-même ou les
régulée, ne peut s’étudier sous le même comportements d’achat. En revanche, son
angle que les rituels et performances pro- « J’aime bien discuter avec
efficacité tient à sa capacité de créer un
fessionnelles. Pourtant, les usages « bana- quelqu’un qui est d’accord, climat affectif adapté, de faire en sorte
lisés » de l’humour ne sont pas sans ris- ça fait avancer la discussion » que le message lui-même vienne croiser
ques pour leurs cibles. (Gourio, 1992) les attentes et motivations de ses destina-
taires, qui doivent eux-mêmes être déjà
« Moi, lorsque je n’ai rien La poire doit être mûre pour tomber favorablement disposés envers le produit
à dire, je veux qu’on le sache » ou la marque. Faute de quoi, la publicité
Donc, le pouvoir de l’humour s’utilise de n’aura pas l’effet escompté. L’émission
(R. Devos) nos jours tous azimuts : l’attrait de l’hu- Culture Pub (NT1) présente de nombreux
Les sociétés contemporaines ont franchi moriste et du message humoristique tient exemples de messages publicitaires issus
un nouveau stade en organisant l’humour à ses capacités de déclencher des réac- de différents pays, qui témoignent des ris-
en véritable marché de consommation : tions émotionnelles utiles ou désirables. ques pris par les publicitaires et de la varia-
tous les secteurs de l’industrie du spec- Mais cette influence n’est pas toujours tion des sensibilités nationales et culturel-
tacle en font leur miel, et les caricatures, aussi positive et « désintéressée » qu’il y les en matière d’humour. Il convient donc
sketches et émissions divertissantes font paraît, même lorsque ses objectifs sont de viser juste tout en choisissant une cible
désormais partie de notre paysage quo- manifestes. L’approche psychosociale des déjà préparée.
tidien. Plus encore, l’humour sert à tout : phénomènes d’influence met en lumière
par exemple, dans le dossier sur l’humour les potentialités d’une source qui nous Quand la poire entraîne le poirier
« Arme anti-crise » publié par le Figaro apparaît comme attractive ; que la source
en question soit bien ou mal intentionnée,
dans sa chute
Magazine du 14 février 2009, la déri-
sion apparaît sous les traits d’un « front du recherche ou non un profit personnel, Mais les choses peuvent encore tourner
refus de la déprime » : ouverture de l’agence elle tire son pouvoir de sa proximité de au bénéfice du commanditaire d’une
Vingt-Neuf (en référence à la crise de 1929), vue avec la cible visée, de la sensibilité publicité humoristique. L’étude psycho-
lancement par l’agence créatrice Al Dente de cette dernière à l’attrait qu’elle exerce. sociale des mécanismes de l’engagement
d’une ligne de tee-shirts et d’un concours C’est ainsi qu’elle peut, sans trop de dif- des personnes dans des actes au départ
de slogans. Mais on voit aussi s’organi- ficultés, toucher au but, et l’humour est contraires à leurs convictions permet
ser un véritable management par le rire : alors un risque lorsqu’il se déploie sur des d’avancer qu’en utilisant les voies appro-
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
24 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009
Entêtement ridicule ou subtilité
mercantile ?
Tout autre est le cas des rires préenregistrés
présents dans certaines émissions et séries
radio ou télédiffusées. R. Cialdini (2004)
conclut d’une enquête personnelle que
nous n’apprécions en général pas cette pra-
tique, jugée ridicule, stupide ou même mal-
honnête. Pourquoi donc, sachant cela, les
concepteurs de ces émissions continuent-
ils à nous infliger ces rires ? R. Cialdini table
sur leur connaissance des travaux de psy-
chologie sociale qui mettent en lumière le
redoutable pouvoir persuasif de la « preuve
sociale ». Celle-ci nous porte à considérer
que, si d’autres personnes adoptent un
comportement donné, alors c’est qu’il est
approprié eu égard aux circonstances. Les
rires factices déclenchent effectivement
chez le public des rires plus fréquents et
plus longs, ainsi qu’un jugement plus favo-
rable à l’endroit de l’émission elle-même ;
et cela d’autant plus nettement que l’hu-
mour y est douteux. L’effet « Slossenn bos-
chen * » de cette « preuve sociale » repose
sur un raccourci d’ordinaire utile, parce qu’il
permet, lorsque nous sommes dans l’in-
certitude, de calquer notre comportement Pour peu que l’on n’en soit pas, on sait opposé (dans une compétition, un exa-
sur celui des autres. Cependant, ce méca- évoquer sans peine, sinon sans domma- men…) à un Américain, par ailleurs égale-
nisme adaptatif nous rend vulnérables à la ges, des Allemands travailleurs mais un ment doué en mathématiques, ce dernier
manipulation : le rire des autres constitue peu roides, la fierté démesurée des Espa- concourt avec le handicap, en quelque
d’ordinaire une preuve du comique de la gnols… En osant davantage, nous savons sorte intériorisé, de son infériorité grou-
situation ou des propos et, spontanément, nous délecter sans mesure des blagues pale. Ce sentiment aidant, les performan-
sans pouvoir y réfléchir, nous réagissons sur les blondes, sur les Belges… Il est bien ces de l’Américain peuvent se trouver
favorablement à ces rires bien plus qu’au sûr dans la logique de ces distinctions grandement diminuées (par rapport à
déroulement réel des événements. Ces qu’elles s’appliquent à d’autres que nous ses capacités personnelles en situation
signes préprogrammés d’humour ont bien et que, reconnaissant leur caractère lapi- ordinaire) et viendront étayer le cliché
sur le moment un impact réel malgré que daire et souvent dépréciatif, nous ayons d’une race dominante dans le domaine
nous puissions émettre, hors contexte, des à cœur de nous défendre d’y faire appel. des mathématiques. Les psychologues
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
réalité effective des stigmatisations. Il problèmes, une ressource en cas de crise. Un petit goût de revenez-y
prépare ou favorise de la sorte une démar- La psychologie positive, née dans le cou-
che d’ouverture et de compréhension, rant des années quatre-vingt-dix, insiste De tout ce qui précède ressort assez faci-
bien qu’en cette matière il faille compter sur les effets bénéfiques qu’ont l’espoir et lement l’idée que, si l’humour dans ses for-
avec le temps, le contexte, les interdits et l’humour sur les défenses de l’organisme mes et manifestations diverses s’accom-
tabous sociaux : l’humour juif, en forme (Cousins, 2003), et place l’humour au rang mode mal d’une définition et d’un cadrage
d’autodérision, n’admet son maniement des compétences qui feraient de nous des strict, il est utilisé au quotidien pour « défi-
qu’au sein de cette même communauté ; individus heureux, épanouis, dotés d’une nir » le monde, soi-même et les autres en
tandis que la pratique à grande échelle bonne santé mentale, aux côtés notam- situation ; et tout aussi bien lorsqu’il met en
de blagues et calembours dans l’ex- ment de l’estime de soi, l’optimisme, le sen- scène des formes de rapports sociaux et
Urss comme exutoire aux répressions timent de sécurité ou l’autonomie (Selig- groupaux ou présente une vision microsco-
liées au joug soviétique a aujourd’hui man, 2002). Cette croyance de bon sens pique d’un phénomène ou d’un événement.
notre sympathie ; l’usage contestataire qui veut que l’humour aide à passer au tra- À ce titre, on peut avancer tout l’intérêt de
ou transgressif de l’humour peut manier vers de ses problèmes n’est cependant pas l’examiner sous l’angle de sa participation
les tabous, mais avec prudence (voir, par confirmée scientifiquement et l’humour n’a à la construction des relations sociales, au
exemple, la proposition de J. Swift pour pas un retentissement direct sur tout vécu moins parce qu’il donne à voir certains pans
régler le problème irlandais en utilisant les traumatisant : les psychologues s’accordent de réalité sur un mode quelque peu supé-
nourrissons comme source d’alimenta- globalement sur l’idée que rire fait du bien, rieur, disons avec détachement. Mais il n’a
tion). Enfin, l’ouverture humoristique aux que l’humour est un exutoire d’une grande ce pouvoir que si le lien social se joue dans
découvertes scientifiques, tout en expo- efficace en cas de maladie par exemple, une affectivité partagée.
sant une certaine forme de regard sur soi mais acquiescer au pouvoir de guérison La réalité de ses usages et des fonctions
peut aussi servir de base de réflexion : de l’humour n’est pas, pour lors et au strict qu’il sert nous ramène aussi vers les enjeux
si la maturité d’une science passe par point de vue médical, de mise. sociaux. D’abord, parce que l’humour a
la réflexivité, l’autodérision, lorsqu’elle Par échange direct avec autrui ou par affaire à la construction de la morale : certes,
pointe les limites de l’approche scientifi- médias interposés, la vie sociale nous l’humour autorise à remettre quasiment tout
que, invite à la modération, pour peu que ramène constamment vers des expérien- en question, à traiter avec légèreté des sujets
l’on sache en rire naturellement ou bien ces émotionnelles et, lorsque celles-ci sont graves ou inversement avec gravité des
que l’on adhère au principe qu’« il faut tou- négatives ou traumatisantes, leur partage sujets légers, mais caricatures et stéréotypes
jours se réserver le droit de rire le lendemain de social a un impact bénéfique sur la santé notamment, peuvent être malvenus en des
ses idées de la veille » (Napoléon). physique et psychique (Pennebaker, 1990), circonstances auxquelles s’attachent des
car il permet d’aller au-delà de ses ressour- normes morales fortes. Ensuite, parce qu’il
ces personnelles pour gérer un problème ; à vient croiser les routes du mercantilisme et
« C’est le morceau de la condition toutefois que les partenaires de nécessite alors prudence et circonspection,
sucre qui aide la médecine l’échange y résistent (Christophe, 1997). Un lui qui a pourtant vocation à alléger le poids
à couler » (Mary Poppins) partage social d’émotions basé sur l’humour du réel sur les personnes qu’il cible. Enfin,
vient déplacer le caractère dramatique et parce que, dans l’image qu’il projette de la
Le rôle existentiel de l’humour en fait une angoissant du vécu, donne une distance réalité sociale, il participe à la construction du
force indiscutable lorsqu’il s’exprime pour ou de la hauteur par rapport au problème, sens commun sous un angle particulier. ■
apprivoiser ou détourner les émotions et ainsi aide à dépasser la situation difficile
négatives (peur, doute, souffrance…) ; il a tout en rapprochant les personnes qui le
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)
26 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009