Vous êtes sur la page 1sur 6

L'HUMOUR : UN KALÉÏDOSCOPE POUR LES SCIENCES HUMAINES ?

Christine Bonardi

Martin Média | « Le Journal des psychologues »

2009/6 n° 269 | pages 22 à 26


ISSN 0752-501X
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2009-6-page-22.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Martin Média.


© Martin Média. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


DOSSIER
Psychologies de l’humour

L’humour : un kaléïdoscope
pour les sciences humaines ?
Maître de
Christine Bonardi
conférences en
psychologie sociale,
université de Nice
Sophia-Antipolis

La notion et « l’objet » humour peuvent être envisagés à la croisée des principaux


courants ou théories de la psychologie sociale : théorie des représentations
sociales, de l’engagement, de la persuasion ou de l’autopersuasion, des rapports
intergroupes, etc. Finalement, le statut de l’humour ne pourrait-il être considéré
comme un « construit » inhérent à toutes les sociétés humaines ?

P
lus facile d’en rire que de l’étudier… les mailles du filet dans le temps même L’institutionnalisation comme
D’ordinaire, pour cerner et définir au où on s’efforce de l’étudier ? Sous la
mieux leur objet, les sciences humai- lunette ou dans l’éprouvette scientifique,
dimension de l’humour
nes s’emploient à le contraindre dans les l’humour devient un objet flou, fuyant ou L’étude anthropologique des cultures
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


limites dont elles ont besoin pour en saisir insaisissable ; évanescent d’être dilué dans et sociétés traditionnelles met bien en
la portée, les mécanismes ou le pouvoir le quotidien des interactions sociales. lumière cette dimension de l’humour
en regard de la réalité des sociétés humai- Pour essayer néanmoins quelques angles institutionnalisé et ritualisé. L’abondance
nes. Les analyses ainsi obtenues éclairent d’attaque scientifiques de l’humour, soumet- des codifications culturelles dégagées
la stabilité, la récurrence des phénomè- tons-le au pianocktail de Boris Vian (1963) : donne accès à des rites d’une grande
nes, la précision des mécanismes que les en fond de base, il y a l’humour comme diversité, notamment en Égypte, chez les
individus ou les groupes utilisent pour construit inhérent aux sociétés humaines, Romains, en Perse ou en Nouvelle-Zélande.
s’approprier la réalité de leur monde. ajoutons-y un rapport particulier au réel D’une façon générale, l’humour s’emploie
Or, comment tabler sur la constance de (décalé, supérieur, analytique), des formes comme une arme – contre les puissan-
l’humour lorsqu’on constate d’évidence multiples (théâtral ou ordinaire, comique ou ces de la mort, les forces dangereuses et
qu’il n’évoque pas la même chose pour grinçant, résigné ou conquérant), puis des mystérieuses –, régit les rapports avec les
tous (parodie, croquis, caricature…), qu’on effets (affectifs, cognitifs, motivationnels ou dieux et l’expression d’un lien entre les
le possède ou qu’on en est dépourvu, comportementaux), et l’on obtient le préci- vivants ou avec leurs ancêtres : la célè-
qu’on le goûte ou non chez les autres, qu’il pité d’un élément constitutif des rapports bre fête des morts mexicaine est l’une des
se manifeste de multiples façons, en des sociaux, une dimension des communica- plus joyeuses qui soit ; les bouffonneries
moments quasi infinis et même qu’il est tions plutôt positive dans son ensemble ; à des alliés de la famille dédramatisent le
lié à des normes collectives et des tabous consommer donc sans modération. deuil à Madagascar, comme le font aussi,
sociaux variant selon les sociétés ? Ten- Une cuillerée le matin, une cuillerée le aux îles Marquises, les mélopées funèbres
ter de le déconstruire scientifiquement, soir… Dans ses contours collectifs, lorsqu’il entremêlées de rires des récitantes ; et le
n’est-ce pas alors s’exposer à en perdre est partagé ou reconnu de tous, l’humour rire accompagne, chez les peuples esqui-
l’essence même et le voir glisser entre est institution ou profession. maux, le dernier voyage vers la banquise…

22 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009
Dans cette alternance sociale régulée savent que cette appropriation passe par Dis-moi qui te fait rire…
apparaissent des moments institution- l’emploi de raccourcis cognitifs, de sim-
nalisés dédiés à l’humour où chacun a sa plifications imagées et parlantes qui per- La piste psychosociale des représenta-
place et son rôle propre ; l’humour y est mettent d’ordonner concrètement et effi- tions (Moscovici, 1961) souligne pour
l’affaire de tous. Il est parfois aussi prescrit cacement la réalité, de s’y mouvoir avec sa part notre capacité de structurer de
à vie dans les parentés ou relations dites aisance et d’agir en conséquence. Com- manière heuristique notre environnement
« à plaisanterie » codifiant frivolités, badi- ment d’ailleurs fonctionner autrement eu en produisant des sortes de théories sur
nages et familiarités entre personnes (par égard à la complexité de nos sociétés et à les objets sociaux. Ce procédé ordinaire
exemple, entre un homme et ses cousines la masse d’informations qui y circulent en repose sur la sélection et la simplifica-
croisées), chez les Indiens Crow, en Méla- permanence. Ainsi pouvons-nous avancer tion des informations, connaissances et
nésie et en Afrique. avec simplicité que l’humour divertit, fait jugements que l’environnement social et
Lorsque le cadre social prescrit de s’y réfléchir, est l’apanage de quelques-uns, communicationnel met à la disposition de
adonner suivant des circonstances spéci- etc., et les réactions à son endroit se trou- tous. Elles sont ainsi rendues concrètes
fiques ou des positions groupales déter- vent par cela même codifiées d’avance. et imagées puis intégrées au panel d’élé-
minées, l’humour peut donc être étudié Mais ces constructions peuvent infléchir ments déjà possédés par les personnes et
scientifiquement en tant qu’institution. les fondements de nos relations avec les les groupes. Nous projetons sur ces objets
Par exemple, sous l’angle d’une représen- autres. un point de vue certes partiel ou frag-
tation collective (Durkheim, 1898) ; pour mentaire, mais cohérent, concret et fonc-
la sociologie, l’humour apparaît comme Les Rigolus et les Tristus (Cézard, tionnel : quelques éléments simples et
un système institutionnalisé et intériorisé traits typiques suffisent pour orienter nos
1969-1973) ou la personnalité préférences et en débattre avec d’autres.
par tous, source de croyances, aspirations humoristique
et pratiques communes sur lesquelles la L’efficace de ces représentations socia-
société exerce un pouvoir coercitif et de Pour décrire toute personne capable d’hu- les tient à leur connexion aux pratiques et
régulation. En tant qu’institution, il est mour, quoi de plus simple que d’en faire comportements, ainsi qu’à leur partage au
alors soluble dans la culture. un trait de personnalité ? Passer de l’idée sein des communications et interactions
que certains en ont, d’autres pas, ou de proximales. Nous échangeons de la sorte
sa définition comme forme d’intelligence avec d’autres sur tous les objets (maladie,
L’humour-spectacle : (Breton, 1939) ou capacité d’imagination sport, chômage, Internet, loisirs…), dont
une forme systématisée à un trait de personnalité est un chemi- l’humour fait naturellement partie.
du lien social ? nement commode : il ferme la porte aux Ainsi, sur la base d’éléments sponta-
possibles et aux peut-être, partage le nément évoqués par des personnes, J.
Même lorsqu’il n’est pas le devoir de tous, monde en possession et absence et four- Chossière (1990) met en évidence des
l’humour peut aussi se dissoudre dans la nit un préalable explicatif stable. La solu- représentations sociales, un portrait type
culture par le biais de la professionnali- tion la plus simple n’est pas forcément cohérent, qui permettent de distinguer
sation : les bouffons se retrouvent des la meilleure : la psychologie est, il est trois types d’humoristes :
Tasmaniens aux Esquimaux, du Shri Lanka vrai, peu diserte sur le cas de l’humour, ● L’humoriste verbal créatif, qui divertit en
aux Pygmées, de la Polynésie tradition- prudence ou désintérêt ne procurant inventant des jeux de mots, calembours
nelle aux Andes ou en Afrique, et notre que peu de pistes ; lesquelles, d’ailleurs, et histoires adossés à des événements
Moyen Âge a connu ses goliards, relayés ne débouchent pas sur une caractérisa- et situations, suscite une représentation
plus tard par les baladins, saltimbanques, tion personnelle. Certes, le maniement structurée autour de l’élément imaginatif
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


comédiens et clowns. Sous la Républi- fluide de la langue, de la plume ou du qui donne à voir une personne créative,
que, Rome possédait déjà ses imitateurs, pinceau, la sensibilité (positive ou néga- très à l’aise dans les relations sociales,
ancêtres de nos humoristes. Le principe tive) à autrui, la capacité d’abstraction et mais dotée d’une « intelligence froide » qui
est le même pour tous : on manie langage une intelligence sociale appliquée à la peut l’amener « à profiter des circonstances
et gestuelle pour revisiter et stigmatiser mise en scène des autres et de soi, du pour se mettre en valeur » (p. 77).
événements et personnages ou pour créer monde et des relations sociales sont des ● L’humoriste verbal répétitif, qui reprend
des sortes de systèmes de compréhen- éléments souvent imputés à la personne des plaisanteries et histoires drôles, vécues
sion du monde ; le tout en établissant un humoristique ; mais rien, là, de véritable- ou déjà relatées, est représenté principale-
lien avec le public. La professionnalisation ment probant. L’approche psychologique ment comme quelqu’un d’agréable, amu-
sert ainsi d’ancrage social à la pratique de de la genèse de l’humour dans l’enfance sant et blagueur, mais à l’humour à double
l’humour, à la condition toutefois que le (Bariaud, 1983) produit d’intéressantes face, orienté vers les contacts humains et
public y réagisse. Mais, à vrai dire, ce lien études qui révèlent plutôt le rôle que quelque peu superficiel.
relève d’un « contrat social » qui régit plus jouent les parents dans l’éveil et la trans- ● L’humoriste postural, qui suscite le rire au
largement la manière dont nous percevons mission de l’humour ; rôle comparable à moyen de la gestuelle du corps et du lan-
le monde, les personnes qui l’habitent, les celui qu’ils assument pour l’acquisition du gage non verbal, est vu comme expressif,
événements qui s’y déroulent : sous leur langage. Le bébé jovial ou farceur, la tribu sociable, expansif et créateur, « à l’écoute
surface, nous recherchons explications et effusive des Pim Pam Poum, les Simpsons des autres » et attentif à l’environnement.
points de repère propres à nous donner le ou South Park, nous parlent davantage de Ces représentations spontanées attachées
sentiment d’en avoir décelé les rouages, sensibilité et d’éveil personnel que de aux professionnels de l’humour insistent
les raisons d’être ou les fonctionnements trait de personnalité ou de transmission toutes sur le rapport de l’humoriste au
essentiels. Les psychologues sociaux entre les générations. monde et aux autres, et sur les croyances

Le Journal des psychologues n ° 2 6 9 – j u i l l e t – a o û t 2 0 0 9 23


DOSSIER
Psychologies de l’humour

et attentes qu’il suscite, sur sa capacité la vie collective, son éclairage moderne à ses effets de distracteur de l’attention,
de nouer des liens positifs. Et cela est participe à le diluer dans l’ensemble du constituent un véritable danger pour le
bien l’indice de son poids relationnel et tissu social : intrinsèque à notre moder- libre arbitre des consommateurs ? Les
interactif et des attentes connectées à une nité, il demeure toutefois une forme de recherches sur la persuasion ne donnent
certaine désirabilité sociale de l’humour communication, une donnée sociale pas raison sur tous les plans à ces publi-
professionnalisé. active, même si son instrumentalisation citaires, car le lien simple entre humour
et son utilisation potentielle dans qua- et consommation n’est pas indiscutable :
« On peut rire de tout, mais pas avec siment n’importe quelles circonstances on n’a pas prouvé qu’un message publi-
tout le monde » (Desproges) contribuent à brouiller, estomper et par- citaire humoristique est systématique-
fois masquer son pouvoir, ses fonctions ment le meilleur choix pour faire vendre
Toute pratique non soluble dans la culture, ou les buts qu’il sert. ni qu’il renforce mécaniquement la com-
spontanée, plus quotidienne donc non préhension du contenu lui-même ou les
régulée, ne peut s’étudier sous le même comportements d’achat. En revanche, son
angle que les rituels et performances pro- « J’aime bien discuter avec
efficacité tient à sa capacité de créer un
fessionnelles. Pourtant, les usages « bana- quelqu’un qui est d’accord, climat affectif adapté, de faire en sorte
lisés » de l’humour ne sont pas sans ris- ça fait avancer la discussion » que le message lui-même vienne croiser
ques pour leurs cibles. (Gourio, 1992) les attentes et motivations de ses destina-
taires, qui doivent eux-mêmes être déjà
« Moi, lorsque je n’ai rien La poire doit être mûre pour tomber favorablement disposés envers le produit
à dire, je veux qu’on le sache » ou la marque. Faute de quoi, la publicité
Donc, le pouvoir de l’humour s’utilise de n’aura pas l’effet escompté. L’émission
(R. Devos) nos jours tous azimuts : l’attrait de l’hu- Culture Pub (NT1) présente de nombreux
Les sociétés contemporaines ont franchi moriste et du message humoristique tient exemples de messages publicitaires issus
un nouveau stade en organisant l’humour à ses capacités de déclencher des réac- de différents pays, qui témoignent des ris-
en véritable marché de consommation : tions émotionnelles utiles ou désirables. ques pris par les publicitaires et de la varia-
tous les secteurs de l’industrie du spec- Mais cette influence n’est pas toujours tion des sensibilités nationales et culturel-
tacle en font leur miel, et les caricatures, aussi positive et « désintéressée » qu’il y les en matière d’humour. Il convient donc
sketches et émissions divertissantes font paraît, même lorsque ses objectifs sont de viser juste tout en choisissant une cible
désormais partie de notre paysage quo- manifestes. L’approche psychosociale des déjà préparée.
tidien. Plus encore, l’humour sert à tout : phénomènes d’influence met en lumière
par exemple, dans le dossier sur l’humour les potentialités d’une source qui nous Quand la poire entraîne le poirier
« Arme anti-crise » publié par le Figaro apparaît comme attractive ; que la source
en question soit bien ou mal intentionnée,
dans sa chute
Magazine du 14 février 2009, la déri-
sion apparaît sous les traits d’un « front du recherche ou non un profit personnel, Mais les choses peuvent encore tourner
refus de la déprime » : ouverture de l’agence elle tire son pouvoir de sa proximité de au bénéfice du commanditaire d’une
Vingt-Neuf (en référence à la crise de 1929), vue avec la cible visée, de la sensibilité publicité humoristique. L’étude psycho-
lancement par l’agence créatrice Al Dente de cette dernière à l’attrait qu’elle exerce. sociale des mécanismes de l’engagement
d’une ligne de tee-shirts et d’un concours C’est ainsi qu’elle peut, sans trop de dif- des personnes dans des actes au départ
de slogans. Mais on voit aussi s’organi- ficultés, toucher au but, et l’humour est contraires à leurs convictions permet
ser un véritable management par le rire : alors un risque lorsqu’il se déploie sur des d’avancer qu’en utilisant les voies appro-
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


le très sérieux Humour Consulting Group, scènes porteuses d’enjeux sociaux ou priées (Joule et Beauvois, 2002, pour une
fondé en 1993 par Serge Grudzinski, économiques. recension des moyens de parvenir à ses
s’attaque aux tensions et changements Une enquête réalisée par T. W. Cline et J. J. fins), on peut obtenir d’une personne un
dans les groupes de travail et entreprises Kellaris (1999, voir Georget, 2003) auprès acte, même d’apparence anodine, sus-
à l’aide de mises en scènes humoristi- de publicitaires américains indique que ceptible de transformer sa vie. Une fois
ques ; les professionnels du Yoga du rire ceux-ci estiment à 94 % que l’humour l’acte accompli, et en vertu du besoin
sont appelés pour détendre l’atmosphère permet d’attirer l’attention des consom- d’une certaine consistance entre nos
de travail ; des séminaires du rire ou des mateurs, à 38 % qu’il accroît la compré- actes et nos attitudes, il nous entraîne à
stages de rigolothérapie sont proposés aux hension du message lui-même, et à 62 % réviser nous-mêmes nos conceptions à
employés de banques et multinationales ; que les publicités humoristiques sont un l’endroit de l’objet, de façon à les met-
« même la société Total a recours aux services mode efficace de persuasion en ce qu’el- tre en conformité avec l’acte, accompli
de Nicolas Canteloup pour “aérer” ses conven- les déclenchent le comportement d’achat. librement selon toute apparence mais
tions […] » (id., p. 38). La persuasion, ou « art » d’amener les per- non selon toute vérité. L’humour n’a pas
Côté spectacle ou côté thérapie écono- sonnes à croire que ce qu’on leur propose fait l’objet d’expériences spécifiques en
mico-politico-sociale, l’usage de l’hu- est bon ou profitable pour elles, peut, dans matière d’engagement, mais, si cet état
mour indique bien notre besoin de déca- un usage ciblé, se conjuguer avec la mani- de choses peut rassurer, la vigilance reste
lage d’avec la réalité, de soutien ou de pulation, et ces quelques chiffres laissent de mise : son effet dans les messages
remède ; il devient le gage d’un bien-être entendre son impact puissant. publicitaires est affaire de dosage et de
ou d’une implication au travail ; il acquiert Faut-il crier sans plus attendre à la manipu- combinaison avec d’autres stratégies ren-
une utilité sociale. Même si l’humour n’est lation publicitaire et conclure que la réac- forçatrices, ce qui le rend, à ses marges,
plus une forme de participation de tous à tivité émotionnelle à l’humour, combinée riche de potentialités.

24 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009
Entêtement ridicule ou subtilité
mercantile ?
Tout autre est le cas des rires préenregistrés
présents dans certaines émissions et séries
radio ou télédiffusées. R. Cialdini (2004)
conclut d’une enquête personnelle que
nous n’apprécions en général pas cette pra-
tique, jugée ridicule, stupide ou même mal-
honnête. Pourquoi donc, sachant cela, les
concepteurs de ces émissions continuent-
ils à nous infliger ces rires ? R. Cialdini table
sur leur connaissance des travaux de psy-
chologie sociale qui mettent en lumière le
redoutable pouvoir persuasif de la « preuve
sociale ». Celle-ci nous porte à considérer
que, si d’autres personnes adoptent un
comportement donné, alors c’est qu’il est
approprié eu égard aux circonstances. Les
rires factices déclenchent effectivement
chez le public des rires plus fréquents et
plus longs, ainsi qu’un jugement plus favo-
rable à l’endroit de l’émission elle-même ;
et cela d’autant plus nettement que l’hu-
mour y est douteux. L’effet « Slossenn bos-
chen * » de cette « preuve sociale » repose
sur un raccourci d’ordinaire utile, parce qu’il
permet, lorsque nous sommes dans l’in-
certitude, de calquer notre comportement Pour peu que l’on n’en soit pas, on sait opposé (dans une compétition, un exa-
sur celui des autres. Cependant, ce méca- évoquer sans peine, sinon sans domma- men…) à un Américain, par ailleurs égale-
nisme adaptatif nous rend vulnérables à la ges, des Allemands travailleurs mais un ment doué en mathématiques, ce dernier
manipulation : le rire des autres constitue peu roides, la fierté démesurée des Espa- concourt avec le handicap, en quelque
d’ordinaire une preuve du comique de la gnols… En osant davantage, nous savons sorte intériorisé, de son infériorité grou-
situation ou des propos et, spontanément, nous délecter sans mesure des blagues pale. Ce sentiment aidant, les performan-
sans pouvoir y réfléchir, nous réagissons sur les blondes, sur les Belges… Il est bien ces de l’Américain peuvent se trouver
favorablement à ces rires bien plus qu’au sûr dans la logique de ces distinctions grandement diminuées (par rapport à
déroulement réel des événements. Ces qu’elles s’appliquent à d’autres que nous ses capacités personnelles en situation
signes préprogrammés d’humour ont bien et que, reconnaissant leur caractère lapi- ordinaire) et viendront étayer le cliché
sur le moment un impact réel malgré que daire et souvent dépréciatif, nous ayons d’une race dominante dans le domaine
nous puissions émettre, hors contexte, des à cœur de nous défendre d’y faire appel. des mathématiques. Les psychologues
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


jugements défavorables à leur sujet. Cependant, ces images spontanées sociaux indiquent aussi des moyens de
En publicité comme en divertissement, le quelque peu caricaturales, ces portraits lutte pour ces groupes épinglés par des
piège peut donc se refermer sur ceux qu’il stéréotypés, sont des construits sociaux stéréotypes : le renforcement des rela-
attire. importants, car ils ont un pouvoir sur tions entre groupes, l’évocation de mem-
En politique, il se double d’une forme notre perception des autres et sur nos bres reconnus (célébrité, compétences
d’« instrumentalisation idéologique » : des- premiers jugements à l’endroit de cer- ou qualités personnelles) comme autant
tinataires et transmetteurs du message tains groupes, et de tous leurs membres de modèles d’identification positifs…
sont tous engagés dans une démarche de sans distinction. Ces autres, dûment stig- L’humour pourrait bien aussi avoir un tel
recherche personnelle de cohérence, et matisés et parfois même menacés dans pouvoir et se lire comme une forme de
l’humoriste « politique », en faisant office leur identité personnelle et sociale, y matérialisation positive du stéréotype.
de diversion face à des événements impor- réagissent d’une manière apparemment En détournant les traits négatifs, le rire a
tants ou bien œuvre de banalisation d’ac- surprenante : ils se comportent de façon la capacité de désamorcer l’étiquetage
tes parfois lourds de conséquences, peut à confirmer le stéréotype. Ainsi, la cari- invalidant du stéréotype, et peut même
agir de manière effective sur son public. cature menace le groupe de l’extérieur permettre un début de réflexion sur la
et, par leurs propres conduites, ses mem-
Images spontanées bres la renforcent. Cette « menace du sté-
et pouvoir de l’autodérision réotype » (Steele et Aronson, 1995) est * D’après une anecdote développée par
finalement une chose assez simple : par Jérôme K. Jérôme (1964) dans laquelle
L’humour a aussi maille à partir avec les exemple, les Chinois sont mondialement deux étudiants conditionnent les réactions
images que nous construisons à propos réputés pour leurs capacités en mathé- d’un public dans le sens opposé à l’effet
de catégories particulières de personnes. matiques. Si l’un d’entre eux se trouve attendu par l’artiste.

Le Journal des psychologues n ° 2 6 9 – j u i l l e t – a o û t 2 0 0 9 25


DOSSIER
Psychologies de l’humour

réalité effective des stigmatisations. Il problèmes, une ressource en cas de crise. Un petit goût de revenez-y
prépare ou favorise de la sorte une démar- La psychologie positive, née dans le cou-
che d’ouverture et de compréhension, rant des années quatre-vingt-dix, insiste De tout ce qui précède ressort assez faci-
bien qu’en cette matière il faille compter sur les effets bénéfiques qu’ont l’espoir et lement l’idée que, si l’humour dans ses for-
avec le temps, le contexte, les interdits et l’humour sur les défenses de l’organisme mes et manifestations diverses s’accom-
tabous sociaux : l’humour juif, en forme (Cousins, 2003), et place l’humour au rang mode mal d’une définition et d’un cadrage
d’autodérision, n’admet son maniement des compétences qui feraient de nous des strict, il est utilisé au quotidien pour « défi-
qu’au sein de cette même communauté ; individus heureux, épanouis, dotés d’une nir » le monde, soi-même et les autres en
tandis que la pratique à grande échelle bonne santé mentale, aux côtés notam- situation ; et tout aussi bien lorsqu’il met en
de blagues et calembours dans l’ex- ment de l’estime de soi, l’optimisme, le sen- scène des formes de rapports sociaux et
Urss comme exutoire aux répressions timent de sécurité ou l’autonomie (Selig- groupaux ou présente une vision microsco-
liées au joug soviétique a aujourd’hui man, 2002). Cette croyance de bon sens pique d’un phénomène ou d’un événement.
notre sympathie ; l’usage contestataire qui veut que l’humour aide à passer au tra- À ce titre, on peut avancer tout l’intérêt de
ou transgressif de l’humour peut manier vers de ses problèmes n’est cependant pas l’examiner sous l’angle de sa participation
les tabous, mais avec prudence (voir, par confirmée scientifiquement et l’humour n’a à la construction des relations sociales, au
exemple, la proposition de J. Swift pour pas un retentissement direct sur tout vécu moins parce qu’il donne à voir certains pans
régler le problème irlandais en utilisant les traumatisant : les psychologues s’accordent de réalité sur un mode quelque peu supé-
nourrissons comme source d’alimenta- globalement sur l’idée que rire fait du bien, rieur, disons avec détachement. Mais il n’a
tion). Enfin, l’ouverture humoristique aux que l’humour est un exutoire d’une grande ce pouvoir que si le lien social se joue dans
découvertes scientifiques, tout en expo- efficace en cas de maladie par exemple, une affectivité partagée.
sant une certaine forme de regard sur soi mais acquiescer au pouvoir de guérison La réalité de ses usages et des fonctions
peut aussi servir de base de réflexion : de l’humour n’est pas, pour lors et au strict qu’il sert nous ramène aussi vers les enjeux
si la maturité d’une science passe par point de vue médical, de mise. sociaux. D’abord, parce que l’humour a
la réflexivité, l’autodérision, lorsqu’elle Par échange direct avec autrui ou par affaire à la construction de la morale : certes,
pointe les limites de l’approche scientifi- médias interposés, la vie sociale nous l’humour autorise à remettre quasiment tout
que, invite à la modération, pour peu que ramène constamment vers des expérien- en question, à traiter avec légèreté des sujets
l’on sache en rire naturellement ou bien ces émotionnelles et, lorsque celles-ci sont graves ou inversement avec gravité des
que l’on adhère au principe qu’« il faut tou- négatives ou traumatisantes, leur partage sujets légers, mais caricatures et stéréotypes
jours se réserver le droit de rire le lendemain de social a un impact bénéfique sur la santé notamment, peuvent être malvenus en des
ses idées de la veille » (Napoléon). physique et psychique (Pennebaker, 1990), circonstances auxquelles s’attachent des
car il permet d’aller au-delà de ses ressour- normes morales fortes. Ensuite, parce qu’il
ces personnelles pour gérer un problème ; à vient croiser les routes du mercantilisme et
« C’est le morceau de la condition toutefois que les partenaires de nécessite alors prudence et circonspection,
sucre qui aide la médecine l’échange y résistent (Christophe, 1997). Un lui qui a pourtant vocation à alléger le poids
à couler » (Mary Poppins) partage social d’émotions basé sur l’humour du réel sur les personnes qu’il cible. Enfin,
vient déplacer le caractère dramatique et parce que, dans l’image qu’il projette de la
Le rôle existentiel de l’humour en fait une angoissant du vécu, donne une distance réalité sociale, il participe à la construction du
force indiscutable lorsqu’il s’exprime pour ou de la hauteur par rapport au problème, sens commun sous un angle particulier. ■
apprivoiser ou détourner les émotions et ainsi aide à dépasser la situation difficile
négatives (peur, doute, souffrance…) ; il a tout en rapprochant les personnes qui le
© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)

© Martin Média | Téléchargé le 16/07/2021 sur www.cairn.info (IP: 197.15.223.129)


alors fonction de catharsis : on en rit pour partagent. Finalement, si l’humour n’est pas
ne pas pleurer. L’expression humoristique la solution à toutes les détresses et angois-
utilisée pour évoquer le retentissement de ses, il est une clé positive pour résoudre les
l’expérience émotionnelle vécue est une difficultés : on ne le déploie pas pour se
réponse ou une réaction extrêmement faire apprécier des autres, mais pour qu’il
positive, qui porte à considérer l’humour devienne vecteur d’un lien social. Que l’on
comme « la plus haute des réalisations de pense simplement à l’efficace des entrac-
défense » (Freud, 1905, p. 407), un moyen tes destinés aux enfants hospitalisés ou aux
de sublimer des pulsions agressives (De expériences théâtrales avec des personnes
Tychey, 2001), de faire face aux soucis de la en difficulté. L’humour partagé ou donné
vie… Sans forcer le trait jusqu’au mot célè- est aussi une forme de lutte contre l’exclu-
bre du condamné trébuchant en montant sion, l’isolement ou l’enfermement en soi.
le lundi à la potence et lâchant : « Voilà une Thérapeutique ou éducatif, il peut renforcer
semaine qui commence bien ! », les travaux la motivation, accompagner le traitement
de psychologie démontrent que les per- des maladies graves ou, plus largement,
sonnes aptes à l’humour dans des circons- intervenir dans les situations où la com-
tances graves (problèmes de dépression, munication est altérée et problématique.
de solitude et de manque d’estime de soi, À défaut d’être le remède idéal à tous nos
conflits interpersonnels et intergroupes, maux, l’humour reste une forme de gestion
maladies et accidents de vie) y trouvent des émotions négatives d’une indiscutable
un remède, une adaptation positive aux efficace.

26 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°269–juillet–août 2009

Vous aimerez peut-être aussi