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Figures de la dangerosité : de la monomanie au tueur en

série
Patrick-Ange Raoult
Dans Bulletin de psychologie 2006/1 (Numéro 481), pages 31 à 39
Éditions Groupe d'études de psychologie
ISSN 0007-4403
DOI 10.3917/bupsy.481.0031
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bulletin de psychologie / tome 59 (1) / 481 / janvier-février 2006 31

Figures de la dangerosité :
de la monomanie au tueur en série
RAOULT Patrick Ange*

Dans un récent ouvrage, J.-L. Viaux (2003b) œuvre prédatrice d’une ampleur considérable. Elle est
à la promulgation du champ de la psychologie légale contemporaine de l’entrée dans la société de consom-
qui recouvrirait l’étude du crime et du criminel, ainsi mation (…) La combinaison de trois mutations de
que l’étude des dysfonctionnements familiaux et grande ampleur permet de l’expliquer. D’abord, le
sociaux pouvant conduire au judiciaire ; il rapporte rapport à la norme subit un bouleversement (…) La
que la question de la dangerosité est inhérente à la course à la consommation de masse s’accompagne
praxis du psychologue légiste. Sa définition réfé- d’un affaissement du respect de la propriété indivi-
rentielle est celle de Debuyst : « La dangerosité est duelle (…) Ensuite, l’intérêt du vol a, lui aussi, subi
“la probabilité que présente un individu de commettre de profondes modifications (…) La société de
une infraction (…) contre les personnes et contre consommation est (…) marquée par la diffusion, à une
les biens”. Elle correspond à “la probabilité que échelle inédite, de biens semi-durables fortement liés
présente une situation de donner lieu à des compor- aux modes de vie (…) La tentation devient très forte.
tements de ce genre” (Debuyst, 1984) » (ouvr. cité, Enfin, l’occasion de prédation a été grandement faci-
p. 117). Cependant cette notion n’est pas sans litée par un effondrement des surveillances qui faci-
comporter de nombreuses difficultés : on observe, lite le vol ou le cambriolage » (Robert, Pottier, 2002,
d’une part, un glissement entre la notion de sujet p. 17). Ce mouvement s’accompagne d’une indis-
ayant des comportements dangereux et celle de sujet tinction entre espaces privés et espaces publics, d’une
dangereux, d’autre part la faible prédictivité des fracture sociale par rapport aux perdants des restruc-
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théories criminologiques ou des analyses statistiques. turations en cours. Ceux-ci cherchent à se faire recon-
Et, surtout, « l’évaluation d’un “danger” potentiel est naître par des éruptions de désordre et de violence. Et
en effet très sensible aux variations des systèmes de les gagnants de la redistribution des places visent à
valeurs morales et à la relativité dans un corps social enkyster, spatialement, le premier groupe. Il s’en-
à une époque donnée de la tolérance aux différentes suit une préoccupation politique et médiatique pour
formes d’atteinte à la vie et aux mœurs (…) » (ouvr. l’insécurité. Elle s’exprime tant par la demande sociale
cité, p. 122). Le clinicien, lui-même immergé dans ce de reconnaissance des victimes que par la demande
contexte social, en portant le diagnostic de dange- croissante de responsabilisation et de pénalisation
rosité, au travers du langage de la clinique, participe des auteurs d’actes transgressifs.
à un processus de contrôle social. De fait, la sollici- Pourtant le nombre d’homicides, de tentatives
tation est désormais forte, dans un contexte où émer- d’homicides et de coups et blessures suivis de mort,
gent de nouvelles sensibilités. Ainsi, la notion de environ 2 000 annuels, stagnent depuis plus de trente
dangerosité relève d’un double déplacement : celui ans, après quelques variations. Ils sont commis, en
d’une question socio-judiciaire à un problème tech- grande majorité, par des hommes, âgés de 18 à
nique, et celui, plus récent, d’une problématique 35 ans, qui appartiennent massivement aux milieux
médico-psychologique à un risque psychosocial. populaires et possèdent un faible niveau scolaire.
Leur situation familiale est fréquemment désorga-
CONNOTATION RÉCENTE nisée, caractérisée par des relations conflictuelles,
DE LA DANGEROSITÉ voire violentes entre enfants et parents. L’immaturité,
la carence affective, la dépressivité, l’anxiété et
L’évolution des délinquances semble subir une l’émotivité, l’alcoolisme sont des marqueurs fréquem-
croissance entre la fin des années cinquante et le ment évoqués. On relève la fréquence avec laquelle
milieu des années quatre-vingt. La violence est agresseur et victime se connaissent (liens familiaux
devenue le principal objet de débat sur le crime. Les ou de voisinage).
indicateurs d’agression physique montrent un accrois-
sement à partir des années quatre-vingt : délinquance
d’appropriation et délinquance de violence sont au * Centre de recherches en psychopathologie et psycho-
premier plan. « On assiste d’abord à une flambée logie cliniques, Université Lyon II.
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Cependant, un procès en assises sur deux concerne La législation de 1810 pose la question de la démence
un viol et, dans deux cas sur trois, les victimes sont des comme modalité de délimitation du pénal et du médical.
mineurs. Les violences sexuelles ont pris progressi- En même temps, s’ouvre un mouvement qui tend à
vement une place considérable, du fait des nouvelles diffuser un regard pathologique sur la déviance. Asymp-
définitions du code pénal de 1994. « Le viol, après avoir totiquement, le criminel s’assimile à un malade. La
été longtemps correctionnalisé, est devenu le prototype phrénologie de Gall constitue une criminologie clinique
du crime » (Lagrange, Perrin, 2002, p. 168). La loi du naturaliste, en déportant l’attention du délit vers l’au-
17 juin 1998 caractérise l’infraction sexuelle comme teur de l’acte. Certes, il l’attribue à un défaut d’orga-
l’expression d’une difficulté d’être, nécessitant peine nisation, qui constitue le criminel sur le modèle d’un
et soin. C’est un déplacement qui s’opère dans l’arti- incorrigible, donnant figure à ce qu’une autre typologie
culation du soin et de la peine au travers de l’agresseur nommera le criminel-né. Ferrus, d’ailleurs, subdivisera
sexuel devenu, avec le tueur en série, une figure proto- cette figure du criminel en trois catégories : les pervers
typique du crime. La violence, qui trouve là sa figura- intelligents, les vicieux bornés et les ineptes. C’est
tion du malaise dans la culture, se manifeste sur le mode surtout avec le groupe des monomanies que s’opère
de l’infraction, de l’intrusion et de la destructivité. l’extension de l’aire de la déraison criminelle. Le terme
C’est une violence qui s’énonce erratique, dénuée de de monomanie est forgé par Esquirol (1805) et systé-
lien social. Ce n’est plus une violence transitive, une matisé par Jacquelin Dubuisson (1816). Il isole le
haine du semblable mais, comme le souligne P.-L. groupe nosologique des monomanies à partir de la
Assoun (2003), une haine de l’être. Les figures de la mélancolie (Grivois, 1990). Il le caractérise comme un
violence mortifère, le sexuel et le lien à l’autre, sont les délire partiel, trouble intellectuel se limitant à un seul
impensables de la culture. Ces deux figures du criminel, objet ou à un petit nombre d’idées. Il adjoint aux
comme le remarque M. Renneville (2003), désignent monomanies intellectuelles des monomanies sans
le passage de la folie criminelle, renvoyant à la figure délire : les monomanies affectives, les monomanies
du criminel aliéné, à la folie du crime, déraison partielle instinctives. Ces dernières conduisent à des formes
du citoyen modèle. délictueuses, voire criminelles. Là se construit la médi-
calisation de la criminalité. Mais c’est au sein d’une
La notion de dangerosité s’alimente désormais à distinction forte : le criminel est maître de sa raison, et
l’aune de cette dynamique, mais en s’affublant de le fou ne saurait être criminel.
connotations nouvelles, bien éloignées des concep-
C’est dans ce contexte que s’extraie une forme problé-
tions antérieures.
matique sur le plan social : la monomanie homicide. «
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Si les aliénés, trompés par le délire, par des hallucina-
CRIME ET PSYCHIATRIE tions, par des illusions, etc., tuent ; si les aliénés en proie
Après avoir été longtemps considéré comme un à la monomanie raisonnante, tuent, après avoir prémé-
pécheur plus que comme un être anormal, le criminel a dité et raisonné l’homicide qu’ils vont commettre, il est
vu progressivement son statut social se modifier. La d’autres monomaniaques qui tuent par une impulsion
transformation de la conception du rapport entre le délit instinctive. Ces derniers agissent sans conscience, sans
et la peine, mettant en avant la dimension de contrat passion, sans délire, sans motif ; ils tuent par un entraî-
social, ainsi que l’illustre Cesare Beccaria (1764), s’ac- nement aveugle, instantané indépendant de leur volonté
compagne d’une dissociation de la folie et du crime. Le ; ils sont dans un accès de monomanie sans délire »
code de procédure pénale d’octobre 1789, en introdui- (Esquirol, 1827, cité par Postel, 1990). Qu’on puisse
sant la possibilité de témoins cités à décharge, permet souligner une constitution nerveuse, une grande suscep-
l’entrée des médecins experts. À propos des détenus tibilité et quelque chose de singulier dans le caractère
déments, c’est surtout l’idée de la coopération de la et l’esprit, que les monomaniaques homicides tentent de
médecine et de l’exigence d’un lieu de prise en charge se donner la mort par la suite, il n’en demeure pas
moins, comme le souligne Georget, qu’on observe le
spécifique qui est exprimée. D’ailleurs, Cabanis envi-
paradoxe de la monstruosité des actes et l’apparente
sageait déjà des méthodes curatives, tout comme
normalité de leurs auteurs. La frontière entre le normal
Vincenzo Chiarugi et Joseph Daquin l’avaient préconisé.
et le pathologique s’estompe, et le crime devient le
L’individualisation du fou, ou plus exactement de l’aliéné,
signe d’une pathologie qui nécessiterait que les magis-
est conjointe à la constitution de la psychiatrie par Pinel.
trats suivent l’avis des médecins. La loi de 1838, si elle
La théorie des passions, cause et symptôme de l’alié-
ne reconnaît guère le délire partiel, instaure le métier
nation mentale, permet de spécifier l’acte hétérogène
d’aliéniste dans une perspective de gestion des popu-
comme signe clinique d’une folie. Manie sans délire, folie
lations où la notion de dangerosité trouve son assise.
raisonnante de Pinel conduisent à l’idée défendue par
Marc 1 que tout crime sans mobile relève de la folie.
LES ALIÉNÉS CRIMINELS
1. Charles-Chrétien-Henri Marc, auteur de l’article
« Aliéné » dans le Dictionnaire des sciences médicales Cette dangerosité est celle des aliénés, des déments
(1812). de la psychiatrie naissante, celle des insensés et
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furieux (Renneville, 2003). Ceux-ci relevaient anté- Une distinction se creuse, dès lors, entre l’aliéné
rieurement des instances judiciaires qui les criminel (irresponsable) et l’anormal pervers adulte,
renvoyaient à la séquestration pour sauvegarder sorte de classe intermédiaire entre les fous et les
l’ordre public. S’ouvre la perspective de « défense criminels. Cependant, comme le souligneront Heuyer
sociale » qui trouvera écho dans les propositions de (Renneville, 2003, p. 375) ainsi que Dublineau et
Cazauvieilh (1840), sollicitant la séquestration perpé- Vullier (1959, p. 58-59), la notion d’anormalité ne
tuelle pour les monomaniaques homicides, celle recouvre pas celle de dangerosité. De même la patho-
d’Aubanel (1845-1846) suggérant la création d’un logie mentale n’assume pas une nécessaire dange-
asile central, intermédiaire entre la prison et les rosité criminologique.
structures usuelles, celle de Brierre de Boismont
(1846) réclamant un asile pour aliénés dangereux soit LA PSYCHIATRISATION DU CRIME
les aliénés homicides, les incendiaires, les voleurs et
coupables d’attentats aux mœurs persistants, les Si la loi de 1838 ne prévoit rien pour les aliénés
auteurs de crimes étranges, les aliénés criminels nécessitant une obligation de sécurité en raison de leur
raisonnants, les criminels simulateurs, les fanatiques, dangerosité, deux établissements de sûreté sont créés
et ceux avec des tendances vicieuses et incoercibles. en 1840, l’un à Bicêtre, l’autre à Grenoble (quartiers
d’aliénés difficiles), en fonction jusqu’à, respecti-
Le problème du délire partiel demeure alors en vement, 1890 et 1901. En 1876, s’ouvre une annexe
retrait, provoquant une forte suspicion des magistrats, psychiatrique pour condamnés aliénés et épilep-
à l’image d’Elias Regnault (1828, 1830) qui s’inter- tiques à la Centrale de Gaillon, sous la direction
roge sur le degré de compétence des médecins dans d’H. Colin, jusqu’en 1894. Et c’est, donc, en 1910
les questions judiciaires relatives aux aliénations qu’est créé le premier service de sûreté accueillant les
mentales. aliénés vicieux et les aliénés criminels. La circu-
« Maladie mentale » se substitue à « aliénation laire du 2 septembre 1946 va ouvrir, à nouveau, la
mentale » du fait du déclin du cadre des monomanies, question des malades difficiles et de leur regroupe-
mis en œuvre par Falret et Bariod (1852). Une ment. En 1950, trois catégories de difficultés sont
nouvelle grille de lecture s’instaure avec la théorie de précisées. L’accent est mis sur la nécessité des
la dégénérescence de B. A. Morel (1857, 1860). Il moyens de contention, sans référence à la psycho-
relève la convergence des facteurs héréditaires et pathologie. En 1986, l’assise réglementaire de ces
du milieu, insistant sur les dispositions vicieuses unités est mise en place.
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originaires. La folie, le crime, le suicide résultent des Pour C. Kottler (2003), l’expression « unité pour
altérations fondamentales que sont les dégénéres- malades difficiles » (UMD) est un euphémisme, car
cences, déviations maladives de type primitifs. Falret l’arrêté parle de dangerosité. Selon cet auteur, la
réfute la notion d’aliéné criminel, au profit de celle difficulté est inhérente à la pratique psychiatrique,
d’aliéné dangereux. Cesare Lombroso (1876) et dans la mesure où tout patient est difficile. Il n’existe
Enrico Ferri (1881) font du crime le fruit d’un pas de maladie mentale criminogène, alors on y
atavisme et constituent l’image du criminel-né. Crimi- substitue, à titre opératoire, le moment dangereux. Les
nels-nés et fous criminels sont considérés comme des pathologies passent par des moments dangereux. Ce
récidivistes, notion qui prend son essor dans les qui les définit c’est la peur qui empêche toute capa-
années 1850. Ils relèvent alors de soins médicaux cité d’élaboration mentale des soignants. On consi-
continus. A. Lacassagne (cité par Kaluszynski, 1988), dère qu’il y a un volet personnel (antécédents et
à la même période, différencie les criminels de processus) et un volet institutionnel (la violence est
pensée, d’acte et d’instinct, et propose la prison pour le plus souvent systémique). La pierre angulaire
les criminels d’actes, l’asile pour les incorrigibles. c’est l’évaluation : évaluer les facteurs internes,
Magnan (1893) poursuit dans cette thématique de l’ir- externes et interactifs. Cette évaluation est pluridis-
réductibilité des dégénérescences, mettant en avant ciplinaire : le psychiatre sait dire la maladie et le trai-
les stigmates psychiques de la folie héréditaires qui tement, le psychologue nomme les clivages, les
s’enracinent dans une déstabilisation des différents soignants ont à charge le plan de soin. De plus, il est
centres de l’axe cérébro-spinal. Ce déséquilibre nécessaire d’avoir l’avis d’un tiers externe. L’UMD
psychique se repère dès l’enfance dans les ratés du cherche à travailler en réseau, plutôt que d’être la
parcours scolaire et dans la délinquance juvénile. E. structure d’exclusion. L’orientation actuelle laisse
Dupré (1912) poursuivra la discussion avec sa théorie peu de place aux patients dysharmoniques avec des
de la perversion constitutionnelle, qui alimentera la difficultés sociales. L’UMD reste le lieu de soins
perspective de G. Heuyer (1914) sur l’anormalité pour les situations graves. Elle ne doit pas être un lieu
des enfants et adolescents délinquants. Ceci légitimera de punition. Quand un drame survient dans un
l’instauration de la pédopsychiatrie (Lang, 1997). service, il faut toujours faire une démarche en justice,
S’ensuivra une pénalisation progressive des criminels la procédure suit son cours en dehors de l’orientation
anormaux et une pathologisation des comportements. psychiatrique clinique.
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L’acte criminel traverse l’ensemble du champ – les formes d’altération de l’affectivité dans le
psychiatrique, qu’il s’agisse des altérations cadre des déficiences intellectuelles caractérisées
psychiques transitoires (bouffée délirante, confu- par l’immaturité affective, la suggestibilité, le senti-
sionnante, accès maniaque ou mélancolique, maladie ment d’infériorité qui génèrent irritabilité et intolé-
épileptique, troubles psychiques de l’intoxication rance à la frustration ;
alcoolique, troubles psychiques liés au Sida), des – l’éthylisme aigu et l’alcoolisme chronique, soit en
insuffisances intellectuelles (arriérations, démences), raison de la désinhibition des pulsions et de l’ampli-
de personnalité psychopathique, des névroses, des fication des affects de haine soit par déstructuration
psychoses (psychose hallucinatoire chronique, para- du psychisme, peut produire un état dangereux ;
noïa, schizophrénie), des perversions. Pour autant
peut-on prévoir l’acte criminel ? Certes, quelques – le pervers sexuel en quête d’une victime-objet
facteurs prédictifs sont relevés, mais la prédiction déshumanisé agit quand il est confronté avec acuité
reste problématique. La dynamique de la dangerosité à sa fragilité narcissique ;
s’exprime, selon Senninger et Fontaa (1996), à partir – le psychopathe qui produit l’acte agressif pour
de quatre repères : l’impulsivité basale, la variable éviter un anéantissement psychique en lien avec un
situationnelle, les variations psychopathologiques vécu abandonnique primitif ;
et le seuil d’agression. – le schizophrène dissocié commet son crime, qui
est pour lui un réel traumatisme psychique, pour
LES TRAJECTOIRES CRIMINELLES résoudre sa relation chaotique à l’autre en l’anéan-
PATHOLOGIQUES tissant ;
Senninger (2003) distingue cinq trajectoires crimi- – le délirant réalise sa réaction agressive après épui-
nelles pathologiques avec des moments privilégiés de sement des autres moyens de défense possible.
production de la violence dans le parcours de la Ainsi le malade mental se voit acculé au crime, à
maladie : la suite d’une succession d’événements perturbants,
– le patient dangereux précoce inaugure, en appa- et la situation criminelle entre en résonance avec
rence, ses troubles par un acte criminel, à l’exemple des événements traumatiques très anciens. Mais,
du crime immotivé du schizophrène ; comme le rappelle Renneville (2003), seuls 3 % des
– le patient dangereux tardif requiert une longue malades mentaux s’inscrivent dans la catégorie des
maturation de ses troubles avant le passage à l’acte auteurs d’homicides ou de tentatives d’homicides.
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criminel, à l’exemple du délirant persécuté para- « Les psychiatres restent pourtant foncièrement
noïaque ; divisés sur la contribution de l’aliénation à la crimi-
nalité. Deux articles publiés en 2001 dans le même
– le patient dangereux par intermittence se mani- numéro des Annales médico-psychologiques présen-
feste au fil de l’évolution discontinue de sa maladie,
tent une synthèse des études épidémiologiques
à l’exemple du maniaco-dépressif ;
menées sur cette question. Le premier pose qu’“il y
– le patient dangereux aigu passe à l’acte de façon a un lien incontestable entre la dangerosité crimino-
brutale et imprévisible dans le cadre, par exemple, logique et les troubles mentaux”, tandis que le second
d’une bouffée délirante ; affirme qu’“il ne paraît pas possible d’affirmer que
– le patient dangereux chronique pour lequel la la violence est intrinsèque au trouble mental et donc
violence est apparemment une modalité d’existence, de poser un lien directe et causal entre” » (Renne-
à l’exemple du psychopathe. ville, 2003, p. 424). Dont acte.
Cependant, il n’y a pas de concordance en soi
entre une agression et l’évolution pathologique. ÉTAT DANGEREUX
Senninger propose alors de partir d’un autre niveau OU SITUATION DANGEREUSE
d’analyse, celui des syndromes pathologiques :
Landry (2002), en référence à Colin (1963),
– le dépressif tuant les êtres les plus proches affec- rapporte plusieurs conceptions de l’état dangereux :
tivement, dans une double démarche autopunitive et une conception juridique classique, extrinsèque, qui
par pitié pour des êtres chers perçus comme étant définit l’état dangereux par l’acte et selon ses carac-
dans une souffrance indicible ; téristiques formelles (gravité, soudaineté, imprévi-
– le maniaque, en prise avec un vécu d’immédia- sibilité, répétition, etc.), une conception psychia-
teté et de toute puissance, tuant celui qui vient à trique, étiologique, réduisant l’état dangereux au
s’opposer ; processus qui le détermine, une conception victi-
– celui en proie à la production d’une néo-réalité mologique soulignant la réceptivité de la victime ou
hallucinatoire et délirante dont le vécu immédiat est son attitude provocatrice, une conception crimino-
à ce point terrifiant qu’il impose une réaction défen- logique, enfin, intégrant dans une même structure
sive par l’attaque ; sociopathique l’auteur, l’acte et la victime.
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La loi de 1838 avait créé la notion d’état dangereux Deux formes se dégagent : état dangereux chro-
psychiatrique, signalant aussi le déplacement des nique : être antisocial ; état dangereux crise : les
concepts de base du droit pénal classique. La déter- trois phases de De Greef (acquiescement mitigé,
mination de la peine se justifiait par les concepts de assentiment formulé, crise). Cet aspect trouvera un
responsabilité morale et de culpabilité. Critique par fort écho chez Lagache (1947).
rapport à ces options, Garofalo (1905) propose le J. Pinatel (1987) renvoie au noyau de la person-
concept d’état dangereux ou « témébilité » (« la nalité criminelle, caractérisée par l’égocentrisme,
perversité constante et agissante du délinquant et la l’agressivité, la labilité, l’autolégitimation subjec-
quantité de mal qu’on peut redouter de sa part, en tive et l’indifférence affective. L’état dangereux
d’autres termes, sa capacité criminelle »). Il vise à touche à des réalités diverses qui, pour G. Heuyer
remplacer la notion de responsabilité morale dans une (1968), ont toutes un facteur commun : « un poten-
conception déterministe de la délinquance et à tiel de nocivité sociale qu’il est nécessaire de dépister
exprimer l’attitude nouvelle traduisant la volonté de précocement pour éviter les dommages qu’il est
débarrasser la justice pénale de tout archaïsme. capable de réaliser ». D’autres quêtent l’évaluation
du risque de violence, à l’exemple de Quinsey (Pham,
Deux facteurs sont mis en avant dans le cadre du Côté, 2000). Le guide d’évaluation du risque de
délit : la capacité criminelle ou témébilité désignant violence (VRAG) évalue ce risque selon douze
la perversité constante et agissante de l’agent et la critères : psychopathie, inadaptation scolaire, trouble
quantité de mal qu’on peut redouter de sa part, et la de la personnalité, âge au moment du délit, sépara-
capacité d’adaptation. D’où la possibilité de quatre tion parentale, antécédents de délits violents, schi-
combinaisons : zophrénie, degré de gravité des blessures infligées,

Capacité criminelle Élevée Limitée

Capacité Élevée Limitée Limitée Élevée


d’adaptation
Dangerosité Variable selon Forte. Dissimule Moyen : prison Faible. Délinquants
le milieu ; mal ; s’adapte mal occasionnels
la plus grave : aux valeurs sociales passionnels
camouflage
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etc. Certains utilisent des échelles actuarielles (Proulx, modèle médical : observation, diagnostic, pronostic,
Lussier, 2001). Les évaluations cliniques et psycho- traitement, contrôle de son application et information
pathologiques relèvent de ce champ (Pham, Côté, du résultat. Mais se trouvent négligées les autres
2000), mais des auteurs tels Poupart, Dozois, Lalonde dimensions criminologiques (situation précriminelle
(1982) soulignent que ces traits sont insuffisants et l’acte délictueux lui-même) et les dimensions
pour prédire le comportement. Les instruments psychosociales.
cliniques sont insuffisants pour évaluer la dangero- On se trouve au cœur de la question expertale. « On
sité, les cliniciens ne peuvent pas vérifier la validité ne saurait donc résumer la question de l’évaluation
de leur pronostic, les facteurs liés aux cliniciens de la dangerosité ni à la connaissance des condi-
peuvent influer sur le diagnostic. tions circonstancielles d’une victimisation dans l’en-
D’un autre côté, le concept d’état dangereux est un fance, d’un passage à l’acte antérieur ou d’une
concept flou, ne permettant pas de préciser la person- “carrière” délinquante affirmée, ni à une “bonne
nalité ; c’est un concept normatif et relatif. Il y a clinique” du sujet permettant d’en connaître suffi-
confusion entre la dangerosité d’un comportement samment les mouvements psychiques insus de lui-
donné et la dangerosité d’un individu. De plus, même, ni même à des conditions extérieures (posses-
confier aux psychiatres le rôle de définir la dange- sion ou non d’une arme, intoxication alcoolique ou
rosité crée une association entre maladie mentale et autre), encore moins à une évaluation statique du
état dangereux. Landry, expert, se montre très circons- “profil” du sujet » (Viaux, 2003a, p. 129-130).
pect quand aux critères cliniques utilisés, qui sont peu
scientifiques à son sens. « En guise de diagnostic, DANGEROSITÉ ET VULNÉRABILITÉ
c’est en réalité un véritable jugement moral que le La dangerosité est liée à la probabilité qu’un indi-
psychiatre porte sur le sujet expertisé » (Landry, vidu commette un acte délictueux à l’avenir. Pour
2002, p. 105). Debuyst (1968), l’état dangereux est un phénomène
La méthode clinique tend à surévaluer la dange- psychosocial caractérisé par des indices révélateurs
rosité (Brunet, 1999) avec des conséquences sur la de la grande probabilité, pour un individu, de
liberté individuelle. Souvent, elle est calquée sur le commettre une infraction contre les personnes et
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36 bulletin de psychologie

contre les biens. C’est le problème de la récidive, du dangereux. Il permet de construire quatre moda-
accentué depuis 1994 en raison du déplacement de la lités symptomatiques : le subir, le partage, l’aveu, le
protection des biens à la protection de la personne. dire du vulnérable. La dangerosité se pose en négatif
Gassin (1988) distingue l’état dangereux psychia- de la vulnérabilité : ne pas subir, partager de l’insé-
trique relatif à l’internement ou l’hospitalisation curité, ne pas avouer de honte, ne pas se dire. Le
d’office, l’état dangereux alcoolique (loi du 5 avril rapport victime/agresseur se trouve déplacé en un
1954), l’état dangereux criminologique, tel qu’il est rapport de vulnérabilité-dangerosité.
compris par le code de procédure pénale pour
l’examen des inculpés. Roure et Duizabo (2003) LES APORIES DE LA NOTION
distinguent : la dangerosité sociale, la dangerosité DE DANGEROSITÉ
psychiatrique, la dangerosité psychosociale des désé-
La dangerosité, pourtant, ne se réduit pas à la réci-
quilibrés mentaux.
dive, elle s’entend comme des formes de conduites
L’orientation clinique, dans son orientation psycha- arbitraires de domination, pouvant entraîner des
nalytique en particulier, va déplacer la question de la risques d’agression parfois mortelle, dans une rela-
récidive sur celle de la réitération et se centrer sur ce tion interactive singulièrement altérée (Bornstein,
que Villerbu appelle le projet et le trajet du sujet. Le Raymond, 1987). Sur quel critère prédire la dange-
projet désigne les valeurs et les normes de vie d’une rosité : le délit ? la personnalité pré-délictuelle ?
personne. Au-delà, ce sont les problématiques l’insertion sociale ? Doit-on s’appuyer sur des
psychiques, les modes de structuration, les modes facteurs statiques (antécédents psychiatriques,
identificatoires et de constitution de l’altérité. Le trajet conduites addictives, etc.) ? quantitatifs ou qualita-
vient dire la position fantasmatique et traiter de la tifs (nature des déficits cognitifs, capacité de menta-
question de l’inconscient. L’orientation clinique présup- lisation, stratégies de faire-face) ? ou bien sur des
pose une théorisation psychopathologique et construit facteurs dynamiques (impulsivité, niveau et nature
la démarche sur la notion de vulnérabilité. « La vulné- des angoisses, fragilité narcissique, etc.) ? Mais,
rabilité de chacun fait sa dangerosité. Sa fragilité fait questionnaires comme psychogenèse, standartisa-
la cruauté : dangereux parce que vulnérable, fragile, tion ou conviction intime ne semblent pouvoir définir
dangereux parce que une fois pour toutes enkysté l’étalon de la dangerosité. Tenter une prédiction
dans une croyance le concernant » (Villerbu, 2003, improbable d’un objet indéfini relève dès lors de la
p. 37). C’est un nouveau renversement qui s’opère, mission impossible. La clinique du sujet ne peut se
augurant d’une psycho-criminologie donnant une
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penser hors de la dimension contextuelle et situa-
autre place à la notion de dangerosité. « Il n’y a pas tionnelle. J.-L. Viaux (2003b) propose alors de
d’analyse de la dangerosité qui ne s’accompagne de déplacer le questionnement vers les facteurs de la
l’analyse de la responsabilité (psychologique) en tant dynamique de la dangerosité, un schéma d’analyse de
que celle-ci est souci et amour d’autrui ; et il n’y a pas la dangerosité qu’il modéliserait volontiers sur les
d’analyse de la responsabilité qui ne s’accompagne de techniques de profilage. L’évaluation de la dange-
l’analyse de la culpabilité (psychologique). À la dange- rosité ne pourrait se suffire d’une psycho-criminologie
rosité sociale font symétrie la vulnérabilité et la fragi- comportementale ou cognitiviste ou psychodyna-
lité psychiques. La dangerosité perçue est liée au mique.
sentiment d’un effondrement de la responsabilité où se
Villerbu souligne six points centraux signant la
trouve supprimé l’ordre des échanges et du droit »
difficulté d’analyse de la dangerosité :
(Villerbu, 2003, p. 39).
– le recouvrement du concept de dangerosité par
Ainsi B. Gaillard (2003, p. 193) considère la vulné-
la référence à l’imputabilité et, de fait, à la respon-
rabilité comme l’une des dimensions de l’état d’une
sabilité pénale, donc au traitement d’un état pour
personne potentiellement confrontable à un acte
en empêcher la « productivité » ;
criminel. « La vulnérabilité est une élaboration
psychique dynamique, produit d’un système inter- – le recouvrement de problèmes éthiques et déon-
actionnel et d’un traumatisme, supposant trois méca- tologiques de culpabilité et de responsabilité, de
nismes : celui correspondant à une anticipation d’un légitimité et de légalité. La culpabilité juridique
risque, celui du saisissement d’une opportunité infrac- située dans l’attestation de faits est autre que la
tionnelle, celui d’une recherche par fascination d’un culpabilité psychique qui relève d’un sujet institué ;
acte criminel. » L’analyse de la dynamique de la – le recouvrement de quelques figures du dange-
vulnérabilité se réalise dans quatre dimensions : reux : l’incestueux au cœur de la cellule familiale, le
celle du fantasme, celle de l’événement, celle de la pédophile au creux des lieux de socialisation, le
situation de l’individu et celle de la situation de meurtrier en série en position de franchissement des
groupe. Ce schéma d’analyse à quatre dimensions est limites territoriales, l’incivilité au fil des relations
caractérisé par le fait que chaque pôle est constitué sociales, etc. La post-modernité suscite de nouvelles
de deux figures inversées : celle du vulnérable et celle formes d’insécurité ;
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bulletin de psychologie 37

– les indistinctions relatives attachées à l’origine mentation de malades mentaux. Parallèlement, il y a


supposée de la dangerosité (liens plus ou moins allongement de la durée moyenne des peines et
étroits avec des structures pathologiques, type d’éva- prédominance progressive d’une population de
nouissement de soi, mode de disparition du rapport détenus condamnés pour délits et crimes sexuels.
dedans/dehors). Et la psychiatrie, en proie à la poli- Pour conclure avec Renneville : « La prison tend à
tique de secteur et, plus récemment, à son remanie- devenir le dernier refuge de l’enferment thérapeutique
ment d’ordre économique et gestionnaire, ne répond (…) Cette collusion asilo-pénitentiaire conforte (…)
plus à la demande exacerbée d’une société en prise l’image du criminel pathologique et la légitimité
avec ses erreurs ; d’un enferment punitif réduit à une contention sécu-
– la pression réparatrice prédomine, à l’image de ritaire » (Renneville, 2003, p. 435-436).
la victime en position d’exiger réparation ; Le nouveau code pénal, en vigueur depuis le 1er mars
– l’état de fascination qu’engendre la violence. 1994 a introduit la perpétuité réelle pour les auteurs
d’assassinat ou de meurtre sur mineur de moins de
quinze ans, quand ils sont précédés ou accompagnés de
ESSOR DE LA FOLIE DU CRIME
viol, de torture ou d’actes de barbarie (art. 222.22,
M. Renneville (2003) relève les enjeux des textes 222.23 et suivants). Lors du débat parlementaire, les
qui apparaissent dès 1992, appliqués en mars 1994, arguments ont mis en avant la « dangerosité des
et qui sont marqués par l’article 122 en deux alinéas : agresseurs » et la prévention des « récidives ».
le premier circonscrit la traditionnelle folie criminelle, Comment en est-on venu à l’idée que le criminel
le second nomme la folie du crime : « N’est pas est un malade mental, quoique suffisamment respon-
pénalement responsable la personne qui était atteinte, sable pour aller en prison ? À quoi peut-on recon-
au moment des faits, d’un trouble psychique ou naître la folie du crime ? Comment la prévenir ?
neuropsychique, ayant aboli son discernement ou le Comment la guérir ? Peut-on seulement la guérir ?
contrôle de ses actes.
La personne qui était atteinte, au moment des LE SOIN ET/OU LA PEINE
faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique
ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle De la loi de 1994 faisant émerger une psychiatrie
de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juri- pénitentiaire, à celle de 1998 sur les agresseurs
diction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle sexuels, s’opère une psychiatrisation du crime, mais
détermine la peine et en fixe le régime ». aussi de la sexualité. Dans cette démarche exten-
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La reconnaissance d’une altération du discernement sionniste, notons que les psychologues sont exclus,
n’implique pas une diminution de la responsabilité innommés, asservis au mieux, inexistants légale-
pénale et joue plutôt en faveur d’une aggravation de ment, même au titre d’une psychothérapie devenue
la peine. Est notée la diminution d’ordonnances de médicale (Raoult, 2005). Mais la question, ici, est
non-lieu, corrélative d’une remise en cause de la celle des nouvelles figures de la monstruosité que
politique de secteur à partir de 1980 : la population nous livre la post-modernité. « Le monstre est ce qui
asilaire difficile, nous dit Renneville, est renvoyée résiste à toute tentative d’identification » (Ciavaldini,
subrepticement vers les prisons. Depuis le décret du 2003, p. 23). Comme l’avance Zagury, le monstre
14 mars 1986, il existe trois secteurs : la psychiatrie contemporain est un homme banal en apparence, en
générale, la psychiatrie infanto-juvénile et la psychia- proie à une destructivité interne « Juste après le
trie pénitentiaire. C’est, d’abord, la mise en œuvre “serial killer”, l’agresseur sexuel mobilise une réac-
d’une nouvelle gestion des risques visant moins à agir tion porteuse du pire… » (Zagury, 2003, p. 38). Bien
sur les individus dangereux qu’à leur aménager une entendu ce n’est pas le sexuel qui importe, peut-on
trajectoire sociale permettant de les contenir et de les dire qu’il y a crime sexuel ? « la destructivité primaire
marginaliser ; les criminels « dangereux » échappent s’empare de la sexualité comme une arme par desti-
de moins en moins à la punition, trouvant de plus en nation » (ouv. cité, p. 44).
plus souvent un psychiatre sur leur trajectoire péni- Pour faire face, il y a articulation de la sanction et
tentiaire. Les peines s’alourdissent. du soin : « C’est l’expert qui indique la nécessité du
Cet allongement des peines a-t-il permis à la prison soin. C’est le juge qui l’énonce. C’est le thérapeute
de devenir un lieu de soins ? Le constat de Renneville qui offre sa disponibilité. C’est le délinquant sexuel
est celui du renvoi des malades les plus difficiles vers qui s’y engage » (ouvr. cité, p. 46). Il n’est pas ques-
le monde pénitentiaire, cette politique de déshospi- tion de situer le soin dans l’asservissement au champ
talisation trouvant l’appui des experts qui se pronon- pénal, ce qui conduirait à une loi sécuritaire visant à
cent de moins en moins fréquemment sur des éviter la dangerosité de certains sujets.
diagnostics d’irresponsabilité pénale. Dans le même Pour Ciavaldini, par le texte de 1998, « la loi cède
temps est avancée l’insuffisance de la prise en charge le pas à la clinique, lui laissant le soin de tenter de
médico-psychologique en prison, jointe à l’aug- ramener ces sujets dans le champ de l’humanité »
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38 bulletin de psychologie

(Ciavaldini, 2003, p. 29). L’obligation de soin instaure juridiquement leur position, en inscrivant un champ
l’identité humaine à une figure de la monstruosité. spécifique, comme y invite J.-L. Viaux, sous le titre
Elle s’étaye sur le croisement du soin, de la de psychologie légale, en délimitant ce champ,
surveillance et de la peine. Peut-être qu’au-delà, la suivant les sollicitations de L. Villerbu, en précisant
notion de suivi socio-judiciaire est une modifica- le cadre éthique et les approches méthodologiques
tion radicale du lien soin/justice ; de la même en se référant aux travaux de Ciavaldini (Balier,
manière, à propos des tueurs en série, le profilage Ciavaldini, Girard-Kayat, 1996 ; Ciavaldini, 1999 ;
modifie les liens police/psychopathologue ; de même, Ciavaldini, Balier, 2000). Jacques Selosse (Selosse,
en regard des situations de traumatisme, la notion 1997), P. G. Coslin (Coslin, 1996), S. G. Raymond
d’urgence médico-psychologique modifie radicale- (1993) nous livrent les modalités d’un travail
ment le rapport entre l’urgence et le psychothéra- clinique, d’analyses de terrain et d’une pratique
pique, et plus spécifiquement entre l’individuel et le expertale. La psychologie française possède les
social. Ces modifications interrogent les modes d’ap- éléments pour la constitution d’un champ praxique
préhension et d’implication des psychologues. auquel conviait déjà J. Selosse. Ce numéro, au
Les psychologues sont sommés de trouver place travers de la spécificité de son thème, participe de ce
dans ces dispositifs, probablement en définissant mouvement.

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