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Éloge de la subjectivité en psychiatrie

Yorgos Dimitriadis
Dans Recherches en psychanalyse 2010/2 (n° 10), pages 329 à 336
Éditions Association Recherches en psychanalyse
ISSN 1965-0213
DOI 10.3917/rep.010.0329
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Recherches en Psychanalyse – Research in Psychoanalysis 10│2010

10│2010 – Politique du sexuel


Politics of the Sexual

Varia

Éloge de la subjectivité en psychiatrie


In praise of subjectivity in psychiatry

Yorgos Dimitriadis

Résumé :
La subjectivité du malade est systématiquement méconnue par la médecine depuis surtout qu’elle est
devenue scientifique – à savoir depuis le début du XIXe siècle. La psychiatrie doit être, encore plus que
le reste de la médecine, orientée vers le sujet malade plutôt que vers la maladie, mais l’exigence de
scientificité la pousse de plus en plus vers l’exclusion de la subjectivité, tant celle du malade que celle du
clinicien. De nos jours, le sujet est de plus en plus confondu avec son cerveau, et tout un discours
neuroscientifique infiltre notre façon d’apercevoir l’individualité et notre rapport à la jouissance. La
psychiatrie, même dans ses applications biologiques, doit tenir compte du fait que l’homme est un être
parlant, ce qui signifie qu’il entretient un rapport particulier à son corps qui, par conséquent, est
« dénaturalisé » ; de ce fait, le sujet ne saurait être confondu avec son cerveau.

Abstract :
The patient’s subjectivity has been systematically overlooked by medicine, especially since it has
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become scientific, that is to say since the beginning of the 19th century. It is the duty of psychiatry,
much more so than of the rest of the medical profession, to be guided by the suffering subject, rather
than by the illness itself. Yet, the demand for strictly scientific approaches gradually impels it towards
excluding the subjectivities of both the patient and the clinician. Today, the subject is increasingly
identified with his or her brain and neuroscientific discourse affects the way we perceive both
individuality and our relationship to jouissance. Psychiatry, even when it comes to its biological
application, ought to bear in mind that man is a speaking being, with a special relationship to his own
body, which consequently loses its naturalness. The subject therefore cannot be confused with his brain.

Mots-clefs : psychanalyse, neurosciences, sujet cérébral, psychiatrie biologique, médecine scientifique


Keywords : psychoanalysis, neurosciences cerebral subject, biologic psychiatry, scientific medicine

En psychiatrie, encore plus que dans les autres sance des symptômes surtout à travers la parole
spécialités médicales, les notions de subjectivité du patient. Il existe aussi des signes objectifs en
et d’objectivité sont essentielles, déjà du fait de psychiatrie mais la plupart des signes qui
la nature des moyens dont les cliniciens constituent le tableau clinique se déduisent à
disposent pour procéder au diagnostic ; c’est-à- partir de l’entretien durant lequel la subjectivité
dire le fait que les cliniciens prennent connais- du clinicien vient en interaction avec celle du

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patient à travers la parole. Celle-ci pourtant ne Lacan, structure de langage, d’un langage qui
« signifie » pas de manière univoque. C’est-à- échappe à la conscience, même si son retour
dire que, dans la mesure où les mots ne régulier, quoique discontinu, vient rappeler
renvoient pas à des choses mais à d’autres l’autre scène, à savoir l’inconscient. L’analyste
mots, ce renvoi s’effectue de manière plus ou se trouve en position d’objet pour l’analysant.
moins différente pour les deux interlocuteurs. L’objet autour duquel tourne la parole de
Mais, au-delà des corrélations qui se font de l’analysant ; objet sans image mais aussi objet
manière consciente, les mots ont des échos qui évacue les images que l’analysant lui
différents pour chacun d’eux selon les projette. La position de l’analyste derrière le
corrélations qui se font chez eux de manière divan est censée créer des conditions favorables
inconsciente. La « psychopathologie de la vie quant à cette « évacuation ».
quotidienne », les lapsus par exemple, nous La psychiatrie, même si elle fonctionne surtout à
montrent ce fait d’une façon quasi apodictique. travers le langage, cherche pourtant des
Au-delà de cet état de chose, que la nature du tableaux cliniques et elle est, dans cette mesure,
langage en tant que moyen diagnostique une clinique du regard, comme le reste de la
impose et, encore plus que pour la reste de la médecine. Le psychiatre n’est pas en attente
médecine, en psychiatrie, la subjectivité infiltre des signifiants du patient comme l’est le
la manière avec laquelle le patient parle de ses psychanalyste qui écoute l’association libre de
symptômes. La psychopathologie du malade l’analysant avec son attention flottante.
influence son interaction avec le clinicien. Ceci L’écoute du psychiatre est plus active et
est patent, par exemple, dans des cas de interrogative.
mélancolie, de paranoïa et d’hystérie. Chez eux, Michel Foucault2 disait, dans La naissance de la
le sentiment de culpabilité, la méfiance et la clinique, une archéologie du regard, que la
tentative de séduction caractérisent respecti- médecine, du moment où elle est devenue
vement le style de l’expression du patient et scientifique, à partir du début du XIXe siècle, a
induisent chez le clinicien des impressions qui obtenu un regard qui a cessé d’être en attente
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peuvent avoir une valeur non négligeable quant de l’observation du phénomène clinique comme
au diagnostic. Pour le reste de la médecine aussi c’était le cas de la tradition hippocratique – qui
la façon avec laquelle le patient expose ses était valable encore jusqu’à ce moment-là. Son
symptômes peut avoir une valeur diagnostique. regard désormais savait, nommait et opérait.
Par exemple, dans des cas de négation de la Ceci a permis aussi les progrès foudroyants
maladie ou des cas d’hypocondrie et d’hystérie, qu’elle a faits depuis. Ce changement, en
voire de simulation de maladie, pour lesquels le principe positif et impressionnant, qui a su
clinicien est appelé à aborder le réel de la profiter au plus haut degré des progrès
pathologie concernée au-delà des négations, technoscientifiques concomitants, a eu un grave
des fantasmes ou de l’intention simulatrice de effet secondaire. Ceci a provoqué le fait que la
l’individu.1 recherche ne soit plus orientée vers le malade
Le psychanalyste écoute les symptômes, les mais vers la maladie. Le prima donné à la
lapsus, le récit d’actes manqués et de rêves, en maladie – au détriment de la place accordée au
tant que productions énigmatiques que le sujet sujet malade – comme le soutient Jean-Pierre
de la conscience de l’analysant méconnaît, et, Lebrun3, a favorisé tout ce courant de thérapies
pour lesquels, il suppose un autre sujet, celui de parallèles, plus ou moins fiables, qui laissent,
l’inconscient. Ces formations de l’inconscient tout de même, la possibilité au malade de dire,
sont des propositions de transfert dans la non pas seulement où il a mal, mais aussi
mesure où l’analysant investit le psychanalyste d’exprimer sa douleur. Si ces conséquences ont
en tant que (comme le disait Lacan) « sujet été maléfiques pour la médecine, elles sont
supposé savoir ». Ces formations ont, selon pernicieuses en ce qui concerne la psychiatrie.

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La psychiatrie, en tant que spécialité médicale, a importantes en psychiatrie sont fondamen-


revendiqué le droit d’être jugée, en ce qui talement non empiriques. Alors que la
psychiatrie brandit l’« étendard » de la
concerne son efficacité diagnostique et théra- nosologie scientifique, nous devons avoir
peutique, selon les normes appliquées aux soin de ne pas promettre plus que nous
autres spécialités médicales quant à la pouvons donner […] Plaider avec enthou-
probabilité d’erreur statistique. Nous savons siasme pour une nosologie empirique est
que cet impératif a créé les conditions pour une certainement une bonne chose […], mais
notre enthousiasme ne devrait pas nous
simplification de l’abord diagnostique qui est mener à oublier les limitations inhérentes
devenu exclusivement empirique. À savoir, en aux méthodes empiriques. Le danger existe
vue de l’obtention d’un accord entre cliniciens – que ce processus dégénère en pseudo-
diversement orientés – se sont formés des sciences, de telle sorte que nous préten-
critères diagnostiques sur une base simplifi- drions être « objectifs » et « empiriques »
alors que, en réalité, nous procéderions à
catrice et soi-disant athéorique. Selon cette des jugements de valeurs informés. Le
logique, l’assemblage d’un nombre de signes problème fondamental est que la méthode
cliniques et de symptômes, indépendamment scientifique ne peut répondre qu’à de
de leur présentation et de leur intrication petites questions […] Dans beaucoup de cas,
propre, implique le diagnostic de tel trouble la réponse aux petites questions ne nous
donnera pas de réponse claire aux grandes
mental précis. Ceci pourrait être justifié dans le questions.
cadre d’une recherche de grande envergure sur
une population. Mais, dans le cadre de la L’orientation biologique de ce psychiatre ne
clinique au quotidien, c’est désastreux. l’empêche pas d’apercevoir les limites
L’exigence pour un assemblage de critères sur inhérentes aux méthodes scientifiques, et nous
une base quantitative en vue du diagnostic a souhaiterions que les autres psychiatres de
diminué l’intérêt des cliniciens pour la cette orientation aient cette modestie quant à
psychopathologie. C’est-à-dire la manière avec l’ambition scientifique de leur discipline. La
laquelle chaque malade exprime individuelle- psychiatrie scientifique devrait continuellement
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ment la maladie mentale et ceci pas seulement dépister ses limites. Les limites, non pas en tant
comme état de détresse mais aussi en tant qu’impuissance provisoire, que l’évolution – par
qu’issue existentielle de son histoire personnelle exemple les progrès des technosciences – fera
et des relations qui la constituent. Car les disparaître à un moment futur, mais la limite
symptômes psychiques ont souvent un carac- inhérente à la possibilité de la science de
tère d’issue pour le sujet et, ceci, la psychiatrie manière générale. Nous voulons dire que pour
tend à le méconnaître. C’est vrai depuis ses l’obtention du savoir scientifique, le scientifique
débuts mais encore plus aujourd’hui que les – psychiatre chercheur par exemple – est obligé,
thérapeutiques biologiques sont plus efficaces. afin d’appliquer ses méthodes statistiques,
Pourtant, les symptômes psychiques peuvent d’homogénéiser le groupe des patients qu’il
être l’occasion que le sujet fasse entendre sa examine mais aussi d’exclure les facteurs qui
problématique, et cette problématique a affaire dépendent de sa propre subjectivité. Ceci
avec son histoire personnelle. évidemment provoque l’exclusion de sa propre
Cette question sur les conséquences de la base subjectivité mais aussi celle des sujets qu’il
strictement empirique de la psychiatrie examine, qui se transforment ainsi, par
contemporaine, le psychiatre chercheur conséquent, en objets de connaissance. Mais,
Kenneth Kendler4 l’exprime de la façon avec cette attitude, il exclut du même coup des
suivante : composantes importantes qui concernent la
Nous devons nous garder d’exagérer
psychopathologie de chaque sujet séparément.
l’impact potentiel de la science sur notre Quand un psychiatre chercheur considère que
nosologie. Bien des questions nosologiques ce qui est prouvé par les recherches scienti-

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fiques doit épuiser l’étude des maladies mentales, De nos jours, l’impératif de jouissance forme
il ne fait pas seulement une erreur de une impression d’homogénéisation des idéaux.
syllogisme, (en prenant ses souhaits scien- Tandis que les disparités sociales et pécuniaires
tifiques pour la réalité), mais il fait aussi une sont au zénith, chaque individu séparément a
forclusion du sujet. Double : celle du sujet qu’il l’impression que la jouissance sans limite lui est
est appelé à examiner, mais aussi sa propre abordable. Ce fait est une raison, entre autres,
subjectivité – qui inclut les raisons d’une telle pour que son soi – son soi si peu « doté en
objectivation immodérée. Ce n’est pas jouissance » – le fatigue et devienne ainsi source
seulement la psychiatrie, mais la médecine de dépression.6 Mais si son soi le fatigue c’est
contemporaine dans son ensemble qui souffre parce qu’il s’est d’abord centré sur son soi et sa
d’un tel excès d’objectivation. La commercia- jouissance. La psychiatrie contemporaine est
lisation de la santé au point qu’on connaît appelée entre autres à réagir à ce sentiment
actuellement n’est qu’un des effets secondaires d’insuffisance, en l’appelant tantôt dépression,
de cette objectivation. Un autre effet secondaire tantôt trouble d’adaptation ou autrement ; et
est la tendance d’adapter les pratiques en utilisant des substances qui montrent vite
médicales – τα δέοντα pour utiliser l’expression leurs limites dans la clinique quotidienne. Cette
hippocratique – aux possibilités techniques. Les limite n’a pas limité pour autant la prescription
interventions de changement de sexe, la fécon- immodérée de psychotropes, qui fonctionne
dation médicalement assistée, les interventions désormais avec la même logique que celle du
de chirurgie esthétique, les soins intensifs sont toxicomane quand il s’octroie sa substance
des domaines dans lesquelles se pratiquent chimique de prédilection.
couramment des excès d’indication, sous La question n’est pas de refuser les avantages
prétexte que c’est techniquement (et financiè- des abords scientifiques en médecine, et en
rement) possible ; là où le sens commun aurait psychiatrie plus spécifiquement ; loin de là !
dû dissuader d’une telle démarche. L’abord scientifique qui s’appelle psychiatrie
Pour revenir à la psychiatrie, elle a pris pour biologique a contribué considérablement à
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objet d’étude, de nos jours, des situations que le l’amélioration de la qualité de vie des malades.
phrénologue du XIXe n’aurait pas imaginé Mais il est nécessaire, pensons-nous, de situer
qu’elles pourraient concerner sa pratique. La ce progrès en rapport avec la dimension de la
dépression, par exemple, est devenue une subjectivité dans le domaine de la maladie
catégorie diagnostique utilisée pour les mentale.7 Dans plusieurs cas de psychoses, les
situations les plus hétéroclites, au point d’être psychotropes peuvent réduire l’aliénation que
considérée comme une épidémie contem- ces patients ressentent et, par ce moyen, faci-
poraine. Dans nombre de cas, le sujet se plaint liter leurs relations sociales. L’usage immodéré,
de ne pas pouvoir jouir autant qu’il « le au contraire, d’anxiolytiques et d’antidépresseurs,
devrait ». La société contemporaine ayant pris sous prétexte de troubles anxieux ou de
pour impératif, comme le soutient Charles dépression, dans certains cas au moins,
Melman5, la « jouissance sans limite », elle débouche sur l’abolition de la motivation pour
conditionne des idéaux de consommation : des questions importantes du sujet souffrant. En
l’homme contemporain tend à considérer le grec, le terme de détresse pourrait se traduire
manque comme pathologique. Jusque par le mot απόγνωση qui signifie, sur le plan de
récemment, il considérait qu’il devait être à la son étymologie « d’où j’obtiens connaissance »
hauteur quant à des situations qui le – en signalant ainsi le rapport qui peut exister
concernaient subjectivement et étaient en entre la souffrance psychique et le savoir.
rapport avec sa constellation sociale. Ce désir La psychopathologie clinique pourrait mettre
d’être à la hauteur n’avait pas la jouissance actuellement – où les neurosciences sont en
comme souci principal. pleine expansion – en priorité, le champ

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théorique dans le cadre duquel sera pris en facilité et les services commerciaux qu’orientés
considération, d’un côté, le rapport entre les vers l’intérêt du malade ; et nous forçons à
facteurs biologiques qui jouent un rôle à peine le trait en disant ceci.
l’apparition et l’évolution des maladies Quelques théories de la psychiatrie qui
mentales, et, de l’autre, la position subjective du s’inspirent des théories sur la modularité de
malade. À ce stade, nous devons rappeler que l’esprit, de Jerry Fodor, – le fonctionnalisme –
Freud, depuis le début (et jusqu’à la fin de son soutiennent qu’il y a des modules spécialisés
œuvre), acceptait – à travers le concept de la dans le cerveau qui « traitent » les perceptions,
« série supplémentaire »8 – l’intrication de le langage, etc. Selon l’une d’entre elles (la
facteurs biologiques avec des facteurs « théorie de l’esprit »), un tel module du
psychiques. Néanmoins, cette notion de la cerveau peut « se mettre à la place d’un autre ».
« série complémentaire » doit ne pas susciter le Ces thèses tendent d’opérer une objectivation
fantasme d’une possibilité d’un savoir total, – de la subjectivité conçue de cette manière
d’une psychiatrie “holistique” par exemple. réductionniste. Sur la base de cette conception,
C’est-à-dire d’un savoir qui ne devrait laisser quelques scientifiques, – surtout des neuropsy-
rien d’inconnu quant au champ de chologues –, ont créé des modèles sur l’autisme11,
connaissances sur la maladie mentale. Le considéré dans ce cadre comme un trouble de la
concept lacanien du « pas tout » (que nous prise en compte du point de vue des autres.
n’allons pas développer ici) vient à l’encontre Malgré un certain intérêt de ces théories, elles
d’une telle position holistique quant au réel et ont le désavantage de simplifier à l’excès la
au savoir qui le concerne. Chez Freud, il existe clinique afin de la réduire à un trouble
de manière séminale ce concept – du « pas élémentaire d’un mécanisme cognitif. Mais
tout » – dès L’Esquisse pour une psychologie9 ; cette simplification rend nulle la différence
dans ce texte précoce, tout en essayant entre l’autisme et les agnosies neurologiques.
d’aborder l’appareil psychique avec une En ce qui concerne la différence entre la
terminologie éminemment scientifique, Freud psychiatrie et les autres spécialités – et surtout
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découvre ce qu’il a appelé La Chose, das Ding. la neurologie –, en tant que psychiatres, nous
C’est-à-dire quelque chose qui concerne de devons expliquer ce que nous avons en tant
manière primordiale chaque sujet mais lui reste qu’impression clinique ; à savoir la différence
à jamais inabordable ; tant pour sa possibilité de entre un malade neurologique et un malade
jouissance que pour son savoir propre. psychiatrique, même si le neuropsychologue ne
Les scientifiques10 qui s’occupent de la trouve pas parfois de différence sur certains
prochaine édition du DSM (DSM V) trouvent que tests entre ces deux types de patients. La
les néo-kraepeliniens DSM III et DSM IV créent psychopathologie sur cette base, surtout celle
l’impression erronée que les syndromes décrits orientée vers la psychanalyse, peut contribuer à
sont des maladies, tandis qu’il ne s’agit que la création de limites entre la neuropsychiatrie
d’assemblages statistiques. Le poids qui a été et la psychiatrie12 ; limites qui sont rendues
accordé ces dernières décennies aux « troubles vagues par les systèmes de classification
affectifs », à savoir la dépression et la psychose contemporains. Cette tendance obscurantiste,
maniacodépressive (recyclée en trouble quant aux limites entre la neurologie et la
bipolaire), pourrait avoir affaire avec des psychiatrie, est pourtant actuellement idéalisée
facteurs secondaires quant à la pratique clinique par les autorités13 les plus reconnues dans la
et en rapport avec des facteurs relatifs à la presse scientifique « compétente ». Ce type
facilité de formation de critères quantifiables, la d’obscurcissement de limites entre les disciplines a
facilité du diagnostic, l’existence de traitements aussi des répercussions actuellement très
biologiques et le commerce de ces derniers. concrètes quant les psychiatres tendent à
C’est-à-dire des facteurs plus centrés sur la confondre les psycho-syndromes organiques

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avec les psychoses, ou la névrose hystérique qui a affaire avec la question de l’identité. Et
avec la psychose, pour ne rester qu’aux ceci, de l’identité sexuelle jusqu’à la ressem-
égarements les plus fréquents. Et, pour parler à blance physique du clone. Ainsi notre corps (et
la lumière des progrès en neuroscience sur la surtout notre cerveau) tend – à tort – à être
neuroplasticité14, la neuropathologie des maladies confondu de nos jours avec notre être. C’est-à-
mentales ne doit pas abolir la psychopathologie ; dire que, selon cette idée, nous ne sommes pas
au contraire, à l’instar des maladies notre histoire, nos relations sociales, les
psychosomatiques classiques où la modification signifiants qui nous conditionnent, etc. Une
pathologique des tissus est une condition autre idée relative à celle-ci est l’impression
préalable pour qu’elles soient qualifiées de courante que nous avons notre corps à notre
psychosomatiques15, la neuropathologie ne disposition et, par conséquent, que nous
contrevient pas à la « psychosomaticité » des pouvons en disposer à notre guise. Ceci est une
maladies mentales. idéologie récente17 qui ne va pas sans poser
Un sociologue, Alain Ehrenberg, et un quelques questions, entre autre légales : ai-je le
anthropologue, Fernando Vidal, ont soutenu, droit de vendre mon rein ? quiconque né avec
indépendamment l’un de l’autre16, l’hypothèse une anomalie génétique a-t-il le droit de
selon laquelle depuis les années 60 nous demander à être indemnisé par ceux qui l’ont
tendons d’identifier le sujet à son cerveau. Ils laissé naître ? avons-nous le droit d’exposer des
ont appelé, tous les deux, cette hypothèse cadavres comme ceci a été le cas dans
(cette figure anthropologique selon le terme de l’exposition – soi-disant d’intérêt scientifique et
Vidal) « sujet cérébral ». Selon Vidal, cette idée artistique – Bodies, qui a eu lieu, il y a deux ans,
– que nous sommes notre cerveau – tire son à Athènes (et avant dans d’autres villes
origine de la philosophie de l’identité et de la d’occident) ? Charles Melman18, dans un texte
matière du XVIIe siècle, mais elle a trouvé un au titre éloquent, Nécroscopie, a mis l’accent sur
appui concret dans les progrès effectués par les ce questionnement inédit.
neurosciences après les années 60. Elle a créé Pour rester dans le seul cadre de la psychiatrie,
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aussi des conditions favorables pour l’expansion nous dirons que l’idée que nous sommes notre
de toute une culture, appelée neuroculture –qui cerveau a formé des bases très fragiles pour
comprend des catégories comme la neuro- l’évolution de sa clinique ou conduit même à
philosophie, la neuro-psychanalyse, la neuro- son abolition en tant que discipline autonome ;
économie, la neuro-éthique, les neurosciences car ceci la met au même niveau que la
sociales, la neuro-théologie, etc. Nous vivons à neurologie, ou la neuropsychiatrie. Pour cette
« l’ère de l’encéphale » (brainhood) et ceci a des raison, nous avons considéré qu’il est justifié de
conséquences concrètes quant à des questions faire ici ce rappel quant à la prise en compte de
qui concernent la conservation de la vie, les facteurs de subjectivité en dehors du seul
droits d’auteur, et, de manière générale, tout ce cerveau.

Bibliographie : Dimitriadis, Y. (2009). Existe-t-il des affections


psychosomatiques du cerveau ?. Recherches en
Ansermet, F. & Magistretti, P. (2004). À chacun son psychanalyse, 7|2009, Psychanalyse, psychopathologie
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Jacob. Edelman, B. (2009). Ni chose ni personne, Le corps humain
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l’étiologie des névroses. (1906a). Résultats, idées p. 122.
9
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Freud, S. (1993), Trouble de vision psychogène dans la scientifique (1950a). In La naissance de la psychanalyse.
ème
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10
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12
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Lebrun, J.-P. (1993). De la maladie médicale. Bruxelles : Privat.
13
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Ouss, L., Golse, B., Georgieff, N. & Widlöcher, D. (2009). the Great Divide. Neurology, 54, 8 et Yudofsky Stuart C. &
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Cf. à propos de la question des maladies
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2 16
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3
Lebrun Jean-Pierre (1993). De la maladie médicale. vol III, no 11, jan.-fév., p. 37-48.
17
Bruxelles : De Boeck. Cf. Edelman Bernard (2009). Ni chose ni personne, Le
4
Cité dans Kirk Stuart & Kutchins Herb (1998). Aimez vous corps humain en question. Paris : Hermann
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18
empêcheurs de penser en rond), p. 394-395. Cf. Melman Charles (2002). L’homme sans gravité.
5
Melman Charles (2002). L’homme sans gravité. Paris : Denoël. Op. cit.

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Recherches en Psychanalyse – Research in Psychoanalysis 10│2010

L’auteur : Référence électronique

Yorgos Dimitriadis Yorgos Dimitriadis, « Éloge de la subjectivité en


Psychiatre, psychanalyste, Ex-Psychiatre des psychiatrie », Recherches en Psychanalyse [En
Hôpitaux. ligne], 10|2010, mis en ligne le 23 décembre
Docteur en psychopathologie et psychanalyse, 2010.
Université Paris VII Diderot.
Campus Paris Rive Gauche Texte intégral
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75013 Paris Tous droits réservés
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