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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

Vincent Estellon
Dans Psychotropes 2016/3 (Vol. 22), pages 29 à 46
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1245-2092
ISBN 9782807390492
DOI 10.3917/psyt.223.0029
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Approche psychodynamique
des addictions sexuelles
Psychodynamic approach to sexual addiction
Vincent Estellon
Psychanalyste, Professeur de Psychopathologie clinique
Université Paul Valéry
Montpellier III, Laboratoire Epsylon, EA 45-56, ED 60
E-mail : vincentestellonparis5@gmail.com

Résumé : L’article présente les addictions sexuelles à partir d’un


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modèle de compréhension psychodynamique. Il s’applique, à partir
de problématiques cliniques spécifiques, à émettre des hypothèses
métapsychologiques qui aident à mieux comprendre certaines solu-
tions défensives. Il propose aussi de montrer comment ces psycho-
thérapies individuelles sont bénéfiquement associées à d’autres
dispositifs thérapeutiques, institutionnels ou groupaux.
Abstract: This article presents sexual addictions from a model of
psychodynamic understanding. For specific clinical problems, it is
appropriate to formulate metapsychological hypotheses which help
us to understand better certain defensive solutions. This approach
proposes to show how these individual psychotherapies are benefi-
cial when combined with institutional or group therapeutic devices.

Mots clés : addiction sexuelle, symptôme, lien social, fantasme,


masturbation, psychothérapie, psychopathologie, psychanalyse
Keywords: sexual addiction, symptom, social bond, fantasy, mas-
turbation, psychotherapy, psychopathology, psychoanalysis

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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

Conduites sexuelles, symptômes et lien social

La société moderne occidentale néolibérale dans laquelle nous évoluons


conditionne lentement mais sûrement femmes et hommes – enfants ou
adultes – à un monde où ce qui est demandé doit pouvoir s’acquérir et
apparaître dans l’instant. Plus d’attente, plus de frustration, mais des
offres à profusion de produits de consommation « illimités ». Dans cette
façon de vivre qui ne veut rien savoir du manque ni de l’attente, le désir
n’est pas facilité. Et les conduites sexuelles se soumettent, elles aussi,
depuis quelques décennies, aux impératifs du monde économique néo­
libéral : libre échange, loi de l’offre et de la demande, marketing, règle
de libre concurrence, accordant à l’objet « sexe » le même statut que
n’importe quelle autre marchandise. Nous assistons à une banalisation
de la sexualité de consommation, mettant en concurrence femmes et
hommes sur le marché du sexe. Dans une telle optique, le remplacement
de l’objet usager est pensé avant même d’être consommé ou perdu : le
fast-sex, ou ce qui s’approche de ce que l’on désigne familièrement par
l’expression « plan cul », s’est banalisé sinon normalisé. Ce qui scan­
dalisait autrefois est aujourd’hui non seulement admis par le plus grand
nombre mais aussi et surtout soutenu par une industrie puissante dont
on ne saurait dire si elle surfe sur une demande grandissante ou si elle
conditionne progressivement les usages et les techniques de rencontre.
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Les temps ont bien changé : si, à la fin du XIXe siècle, un adolescent qui
se masturbait était promis à la dégénérescence, celui qui ne se masturbe­
rait pas aujourd’hui serait susceptible d’être amené chez le psychologue.
On est loin de la censure du milieu du XXe siècle où les scènes de bai­
sers étaient tout simplement coupées des bandes cinématographiques.
Les lignes qui opposent le normal et le pathologique se sont déplacées
assez rapidement. En quelques décennies, l’accès à la pornographie
s’est considérablement développé et banalisé. Des études de consom­
mation montrent que, sur le moteur de recherche numéro un mondial,
Google, les termes « sex », « love », « porn » arrivent en tête des ques­
tionnements par genre et par nature. La sexualité est devenue récréative,
voire impérative. Tout se passe comme si le slogan du nouveau Surmoi
sociétal était : « Il faut jouir sans entraves ! » Dans cette dynamique où
le pouvoir des images ne cesse de croître, où les écrans (télévision, ordi­
nateur, téléphone, tablettes) remplacent livres et cahiers, où le virtuel fait
apparaître en un clic l’objet d’une recherche, le travail d’élaboration de
la pensée n’est pas facilité. On peut s’interroger sur le rôle important de
la pornographie comme nouvelle éducation à la sexualité et sur celui de
ses effets sur l’appareil psychique dans sa capacité à fantasmer le sexuel.

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La crudité des images qui envahissent les écrans, en dérobant à l’imagi­


nation la représentation de la nudité abrase les potentiels à l’érotisme.
Le danger tient à ce que l’image provenant de l’extérieur vienne peu à
peu remplacer le fantasme produit de l’intérieur. Si les liens complexes
qui relient la sexualité aux humains ne sont pas nouveaux, le paysage a
pourtant changé : les mentalités, les lois, les supports ont évolué de siècle
en siècle, s’adaptant aux régimes politico-religieux en vigueur et aux
épidémies. Ce qui change vraiment tient-il dans les pratiques ou plutôt
dans le fait qu’aujourd’hui on peut parler sans honte de ce qui se taisait
autrefois ? L’apparition du VIH dans les années 1980 a profondément
bouleversé la donne : les pouvoirs publics ont commencé à s’intéresser
aux conduites sexuelles en termes de Santé Publique pour prévenir les
risques de pandémie. Plus de 60 millions de personnes contaminées et
plus de 25 millions de morts du SIDA à travers le monde ont conduit à
nombre de recherches biomédicales et pharmaceutiques d’une part, et à
de grandes campagnes de prévention d’autre part. Dans ce contexte, des
études sur l’hypersexualité et sur la sexualité addictive ont été menées
dans les domaines de la médecine, de la psychologie et de la psycha­
nalyse. Au-delà des facteurs liés aux prises de risques et à l’impact du
VIH sur les conduites sexuelles, les chercheurs se sont rendu compte
que chez les sujets qui démultipliaient les rencontres, la plupart d’entre
eux souffraient de l’impossibilité de contenir et de réguler leur excitation
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sexuelle. Ce trouble de la sexualité serait plus fort chez les hommes :
80 % des sujets traités pour addictions sexuelles sont des hommes. Mais
ces données restent empiriques, dans la mesure où il n’y a pas d’étude
épidémiologique très précise sur la question. Cette néo-pathologie tou­
cherait environ 3 à 6 % de la population générale des États-Unis selon
les estimations de l­’Association Psychiatrique Américaine. Au-delà des
faits divers qui rythment l’actualité, ce travail entend proposer, au niveau
psychodynamique, des pistes de réflexion sur cette symptomatologie
dite moderne pour mieux en étudier le fonctionnement et en déchiffrer
le sens.

L’impact des supports technologiques


sur le fonctionnement psychique individuel :
le cas de la masturbation

L’exemple de la masturbation génitale aide à concevoir l’impact de


l’évolution des technologies sur le fonctionnement psychique individuel.
Il permet de distinguer deux modèles :

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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

–– Dans le premier cas, il s’agit d’une masturbation qui repose sur l’ac­
tivité fantasmatique : une situation rencontrée dans la réalité exté­
rieure a pu être excitante, mais sous l’effet du refoulement, la tension
sexuelle vers l’objet excitant n’a pu être assouvie. Si le manque crée
le désir, l’activité masturbatoire peut se charger de reproduire la
scène et d’en aménager le destin grâce aux ressources de l’activité
hallucinatoire fantasmatique. Dans ce cas, l’objet du fantasme est
puisé dans la mémoire du sujet tandis que le plaisir auto-­érotique
masturbatoire est soutenu par une mise en scène intérieure. On peut
considérer ce théâtre privé accueillant le fantasme comme « pro­
ducteur » de cette activité. La scène excitante, qui a rendu le sujet
« passif » en le débordant d’excitation, est remise au travail : une
présence est hallucinée sur fond d’absence. Ce fonction­nement
auto-érotique « bien tempéré », en construisant une aire d’illusion,
donne une possibilité de jeu entre présence et absence, apparition et
disparition, vie et mort, activité et passivité.
–– Dans le second cas, il s’agit d’une masturbation assistée : l’autosti­
mulation corporelle s’appuie non plus sur le théâtre intérieur pour
soutenir l’excitation, mais sur un stimulus excitant externe (pré­
sence en personne, vision et/ou audition virtuelle d’un partenaire
érotique). Le rôle de la perception est ici déterminant sur la possibi­
lité même de « réussir sa masturbation ». Les composantes voyeu­
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ristes sont au premier plan. La dépendance entretenue vis-à-vis de
ces stimuli externes utilisés comme « carburant » rend plus oisive
l’activité fantasmatique, de moins en moins apte à faire apparaître
d’elle-même et par elle-même un scénario interne. Ces images
externes consommées frénétiquement par les yeux viennent « rem­
plir le dedans » comme pour conjurer les angoisses liées au vide.
Dans cette dynamique de la décharge, le risque du désir est écarté.
Le sujet « décide » de décharger des tensions sans qu’une rêverie
interne soit forcément mobilisée, sans qu’une rencontre réelle ait
déterminé l’engagement d’un désir. Et la plupart du temps, l’acti­
vité masturbatoire est commandée sur le mode de la compulsion
de répétition, de sorte que le sujet pourra en dire : « C’est plus fort
que moi. » Ce mode de masturbation dans son versant « limite »
repose davantage sur des aménagements pervers – principalement
voyeuristes – dans une dynamique narcissique. Pris dans cette dyna­
mique, il n’est pas rare que des partenaires sexuels soient eux aussi
utilisés comme des objets partiels sur le mode de consommation
compulsive. Il s’agit de consommer des images, des morceaux de
corps, de « faire le plein » de sensations selon l’expression d’une

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patiente, jusqu’au prochain sentiment angoissant de « vide ». Les


productions pornographiques témoignent d’ailleurs de la réduction
de l’objet du « désir » à la vision d’un va-et-vient : un sexe érigé
disparaît puis réapparaît dans un ou plusieurs orifices : il s’agit
souvent de « remplir » et « vider » ce qui est censé manquer ou
déborder d’excitation. Tandis que l’un des protagonistes (le plus
souvent la femme) doit apparaître comme une pauvre créature
démunie en manque de pénis, l’autre ou les autres protagonistes
(le plus souvent des hommes) s’acharnent à lui prêter leur(s) pénis
triomphant(s) – censé(s) combler le manque féminin. Quand il ne
s’agit pas – plus primitivement – de la violer pour lui imposer ce
qu’elle doit recevoir. À la mascarade hystérique répond la parade
phallique. Ces colmatages imaginaires permettent sans doute une
visée latente : celle d’anéantir le trouble relatif à l’organe féminin
menaçant. Dans cette perspective, la fétichisation du pénis érigé
assure une protection incontestable contre la menace de castration
incarnée par ces trous qui dévorent et mettent à l’épreuve sa fière
puissance. L’expression anglaise « to have sex », ne s’embarrasse
pas de sentimentalité : « avoir du sexe », « avoir le sexe » et dans
une traduction plus littérale « avoir sexe », restitue cette dimension
d’activité pare-castratrice. Comme si les organes étaient invités à
s’inter-posséder, pour se sentir exister dans la confrontation au corps
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et à la demande de l’autre. On voit bien dans cette deuxième logique
que ce qui prime c’est d’abord la quête frénétique d’une sensation
plutôt que d’un lien affectif.

Approche psychopathologique de la sexualité addictive

Dans l’histoire de la psychiatrie, on a pu parler du « satyriasis », du « don­


juanisme » chez l’homme, et de la « nymphomanie » chez la femme. À
la fin du XIXe siècle, Ernst Kretschmer isole la catégorie des « mastur­
bateurs frénétiques » : par moments, la puissance de l’instinct sexuel
peut acquérir chez eux l’importance d’une mise en demeure organique
et compromettre sérieusement leur libre arbitre. La non-­satisfaction du
penchant peut alors amener un véritable rut ou un état psychique plein
d’angoisse, état dans lequel l’individu succombe à son instinct : alors
sa responsabilité devient douteuse. Pour Krafft Ebing, l’hyper­esthésie
sexuelle se distingue du satyriasis chez l’homme et de la nympho­manie
chez la femme car, dans ces deux formes cliniques, l’instinct sexuel
se trouve apaisé par l’acte alors qu’il reste insatisfait dans la première.

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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

Aujourd’hui, si la nymphomanie, le satyriasis et le donjuanisme ont


plus ou moins disparu des manuels médicaux, des auteurs comme
John Orford continuent à parler d’« hypersexualité ». D’autres parlent
de « sexualité compulsive », d’« intoxication sexuelle » (C. Crépault),
de « désordre atypique des impulsions » (R.J. Barth, B.N. Kinder), de
« néosexualités » (J. McDougall), tandis que la plupart des chercheurs
ont adopté la notion de « sexualité addictive » (D.A. Blaine, W. Brasted,
P. Carnes, J. McDougall, J.-B. Dumonteix, F.-X. Poudat, R. Earle,
A. Goodmann, R.C. Reed, J.-P. Schneider, M. Schwartz, M. Valleur,
R. Weiss.) Aborder la sexualité addictive en termes de psycho­pathologie
n’est pas anodin : outre le peu de travaux médicaux sur ce thème, cette
affection ne figure pas encore clairement dans les manuels de classifi­
cation des maladies : ni au sein de la Classification internationale des
maladies (CIM) émanant de l’Organisation Mondiale de la Santé, ni
du côté du manuel statistique des troubles mentaux (DSM) produit
par l’Association Psychiatrique Américaine. Dans la 10e révision de la
CIM, connue sous le nom de CIM-10, on trouve dans le chapitre F52,
« Dysfonctionnement sexuel, non dû à un trouble ou à une maladie
organique », le diagnostic d’« activité sexuelle excessive » côté en
code F52.7, subdivisé en satyriasis (pour les hommes) et nymphomanie
(pour les femmes). Dans la troisième édition révisée du DSM publiée
en 1987, la sexualité addictive n’apparaît pas en tant que telle mais a été
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répertoriée dans la catégorie assez floue de « trouble sexuel non spéci­
fié ». La définition donnée était la suivante : « Désarroi découlant d’un
mode de relations sexuelles répétitives impliquant succession de parte­
naires sexuels que l’individu ne perçoit que comme des objets dont on
se sert. » Depuis le DSM-IV, le trouble n’est plus mentionné. Dans le
DSM-5, alors même qu’une nouvelle catégorie est dédiée aux addictions
comportementales, la dépendance sexuelle n’y figure pas. En revanche,
le trouble d’hypersexualité est proposé comme nouvelle catégorie dia­
gnostique. Parmi les symptômes indiqués, on retrouve :
–– la majeure partie du temps utilisée pour les accomplissements
sexuels ;
–– l’utilisation du sexe en compensation d’états dépressifs, anxieux ou
du stress ;
–– les efforts répétés mais infructueux pour contrôler ou réduire de
façon significative ces conduites.
Le diagnostic s’applique lorsque le « problème » persiste au moins
depuis plus de six mois, qu’il n’est pas dû à l’ingestion d’une subs­
tance médicamenteuse ni à d’autres critères. Mais surtout, il implique

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 Vincent Estellon

la reconnaissance d’une souffrance liée au caractère compulsif de ces


conduites. Ayant sans doute influencé les choix de la nouvelle version du
DSM, une étude neuropsychologique de l’université de Californie et de
Los Angeles (UCLA), publiée en 2013, remet en question l’idée d’« addic­
tion » chez les sujets souffrant d’« hypersexualité ». L’enregistrement
neurologique des réponses du cerveau de ces personnes aux stimuli pro­
posés (différentes scènes et images dont certaines comportent des scènes
sexuelles) n’a pas été concluant. Les réponses n’apparaissent pas corré­
lées à la gravité de leur hypersexualité déclarée, mais plutôt aux motiva­
tions sexuelles et à la singularité de leurs désirs sexuels, ce qui a de quoi
réjouir les psychanalystes. Ce à quoi le Docteur Robert Weiss, fondateur
du Sexual Recovery Institute de Los Angeles (clinique spécialisée pour
rééduquer les « sex-addicts ») répond que la dépendance sexuelle est un
problème à ne pas dénier, qui fait souffrir et affecte la vie de nombreux
patients. On entend là dans quelle mesure la sexualité addictive fait débat
dans la communauté des psychiatres et des addictologues : syndrome
ou symptôme ? Trouble mental ou symptôme secondaire ? On imagine
bien que si le trouble était officiellement reconnu, il serait susceptible
de susciter des dérives abusives. Un sujet reconnu comme sexodépen­
dant pourrait dans une certaine mesure se déclarer non responsable de
ses conduites sexuelles… Pour les profanes, comme pour certains cher­
cheurs, la question est de savoir si les personnes impliquées dans ces
activités sexuelles compulsives et addictives ont vraiment à se plaindre.
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D’autres chercheurs plus libertaires voient dans cette pathologisation des
comportements sexuels le retour d’une moralisation normative, sous le
label de recherches scientifiques. Comment évaluer la souffrance liée
à une dépendance comportementale ? Serait-ce uniquement le facteur
quantitatif qui sert de limite entre le normal et le pathologique ? Ou bien
s’intéresse-t-on au sentiment subjectif de souffrance d’un sujet qui a
perdu le contrôle de ses comportements sexuels ? Si l’on peut parler
de sexualité addictive dans le champ de la psychopathologie, c’est sur­
tout parce que le sujet pris dans les filets de la compulsion de répétition
s’attache à l’automatisation d’une solution addictive. Ce circuit court, en
altérant les possibilités variées de cheminements créatifs, endommage
l’équilibre nécessaire dans la balance entre les productions fantasma­
tiques et les passages à l’acte. Ces derniers viennent envahir la scène
de sorte que, privé de rêves, l’individu peut s’aliéner et se déprimer.
Pour le clinicien, il s’agit de définir la sexualité addictive hors de l’op­
tique normative des « déviations sexuelles » qui impliquerait l’existence
d’une sexualité « normale » bien difficile à définir ! De la même façon,
il n’y a pas « une sexualité addictive » mais un certain nombre de solu­
tions addictives singulières qui engagent des conduites sexuelles. Dans

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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

cette forme de génitalité souvent rabaissée au seul but de la décharge, le


partenaire devient une sorte de corps étranger – telle une drogue absor­
bée – venant pour un temps apaiser une pénible tension angoissante.
La dépendance n’est pas ici une dépendance à un objet toxique (même
si les effets endorphiniques produits durant les phases d’accouplement
sont avérés), mais plutôt une dépendance comportementale dans laquelle
l’activité sexuelle, ou sa recherche, est vécue sur un mode obsédant et
compulsif. Aux États-Unis, le psychologue américain, Patrick Carnes
a fait connaître le concept de dépendance sexuelle dans son best-seller
Out of the Shadows (1983). Il montre comment le système de croyance
du sex-addict répond aux caractéristiques générales qui définissent les
sujets addictés : déçus par les relations interhumaines, ils se rabattent
sur un objet de dépendance qui rend plus supportable leur isolement.
Le sexe, ici envisagé comme une drogue, permet de « décharger les ten­
sions ». Dans Contrary to Love (1994), Carnes développe et approfondit
ses réflexions, notamment grâce à l’élaboration d’un test diagnostique
permettant aux lecteurs d’auto-évaluer leur dépendance et d’accéder à
des soins dans une clinique spécialisée. Depuis plusieurs décennies, le
modèle des addictions utilisé pour éclairer ces pratiques a le mérite de
mettre l’accent sur la dépendance dans laquelle sont pris ces sujets. En
effet, l’urgence de la demande, la dépendance au shoot, le sentiment de
ne pas exister en dehors du terrain addictif, l’augmentation des doses
pour parvenir à la tranquillisation, la fuite du quotidien, la recherche de
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sensations toujours plus fortes, concourent à conforter l’analogie avec la
toxicomanie. Comme avec les drogues, la sensation est venue prendre
la place de l’affect, parfois jusqu’à l’épuisement, voire l’écœurement.
L’idée essentielle qui préside la définition de ces « troubles de la sexua­
lité » concerne la dimension compulsive de ces conduites : lorsque le
sujet s’adonne à son obsession malgré sa volonté et que ces compulsions
envahissantes commencent à être source de souffrance, la dimension
addictive peut être dégagée.

La sexualité addictive à l’épreuve de la psychanalyse

Pour la psychanalyse, le choix de la logique des partenaires « en série »


est susceptible de répondre à des déterminations inconscientes : la dépen­
dance toujours renouvelée à des objets actuels peut être lue comme une
tentative de s’affranchir de la fixation à un objet plus ancien qui déter­
mine la vie amoureuse de l’adulte. De qui faut-il se rendre indépendant ?
Pour ou contre qui faut-il s’adonner à ces conduites de dispersion ? Quel
visage se cache sous le masque des corps anonymes ? Qu’entendre par

36 Psychotropes – Vol. 22 no 3-4


 Vincent Estellon

« sexualité anonyme » ? Comment les larges ressources de la psycho­


sexualité en viennent à se réduire à son expression la plus rudimentaire
de décharge ? Le nombre incalculable de partenaires consommés ne
masque-t-il pas en surface l’attachement fétichique à un unique objet
intouchable, profondément conservé ? Freud, dans plusieurs articles de
ses Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, explore certaines
modalités de la sexualité humaine.
Dans « Un type particulier du choix d’objet chez l’homme » (1910),
Freud souligne combien l’activité sexuelle est capricieuse, précaire,
facile à troubler. Il met en relief le destin particulier de la vie amou­
reuse chez l’homme moderne, caractérisée par la division entre l’amour
et le désir. Certains hommes, constate Freud, en viennent, à l’âge de la
puberté, à se diviser : « Là où ils aiment, ils ne désirent pas, et là où ils
désirent, ils ne peuvent aimer. » En étudiant le phénomène de l’exci­
tation sexuelle et de l’impuissance psychique chez les hommes, Freud
décrit le choix de certains hommes qui limitent leur quête sexuelle à
des femmes légères à la réputation sulfureuse. Il distingue l’amour de la
putain (le courant sensuel) qu’il oppose à l’amour pour la mère (le cou­
rant tendre). Cette division peut rendre compte de la persistance d’une
fixation à un objet incestueux : « Les seuls objets que recherche le cou­
rant sensuel resté actif sont les objets ne rappelant pas les personnes
incestueuses qui lui sont interdites ; lorsqu’émane d’une personne une
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impression qui pourrait conduire à une haute évaluation psychique, elle
ne débouche pas dans une excitation de la sensualité mais dans une ten­
dresse sans effets érotiques. La vie amoureuse de tels hommes reste cli­
vée selon deux directions que l’art personnifie en amour céleste et amour
terrestre (ou animal) » (Freud, 1910, p. 59). Comme le note Freud, « la
psychanalyse nous apprend […] que souvent l’irremplaçable qui agit
dans l’inconscient se manifeste dans chacun des objets qui forment une
série infinie, infinie parce que chaque substitut fait regretter l’absence de
l’objet irremplaçable, l’absence de satisfaction vers laquelle on tend »
(Freud, 1910, p. 51).
En 1912, dans le texte « Sur le plus général des rabaissements de la
vie amoureuse », Freud étudie la domestication de la vie amoureuse par
la civilisation et se penche sur le phénomène d’impuissance psychique.
Il dégage plusieurs modalités du fonctionnement psychique impliquées
dans les « pannes » masculines. Les organes qui exécutent la sexualité
refusent d’accomplir l’acte sexuel en dépit du désir conscient de réaliser
celui-ci. Freud note que l’homme perçoit souvent en lui une forme de
« contre-volonté » qui parvient à entraver son intention consciente. Pour
lui, le contenu prévalent de ce matériel pathogène tient souvent dans la

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Approche psychodynamique des addictions sexuelles

fixation incestueuse non surmontée à la mère ou à la sœur. On retrouve


l’opposition des deux courants (tendre et sensuel) qui ne parviennent pas
à se réunir : le courant tendre est le plus ancien, il provient de l’enfance,
de l’attachement aux membres de la famille, il correspond au choix d’ob­
jet infantile primaire ; le courant sensuel apparaît plus clairement lors de
la puberté. Ce courant-là ne méconnaît pas ses buts. Ces réflexions inté­
ressent l’étude du clivage des deux courants dans la sexualité addictive.
Conjointement au rabaissement des partenaires qu’il « chosifie », le sex-
addict rabaisse sa propre sexualité, car il s’interdit d’aimer et d’être aimé,
s’interdit de désirer, d’éprouver et de partager des affects humanisants.
Pour que cela fonctionne, il faut que les partenaires défilent, sans inves­
tissement affectif. L’investissement se porte de façon prévalente sur les
« bonnes sensations » associées à une activité sexuelle auto-érotique ou
hétéro-érotique. À la différence d’un Don Juan, le sex-addict ne dresse
pas de liste, mais oublie purement et simplement ses partenaires. Ces
expériences sexuelles répétitives semblent faire l’objet d’un traitement
psychique proche de l’annulation rétroactive. Pas d’inscription, pas de
traces, pas de mémoire pour ces rencontres sans lendemain. On saisit là
l’empire de la compulsion de répétition fixant la temporalité à un présent
pur, immobilisé, barrant l’accès aux ressources du passé comme à celles
du futur. En allant à la recherche de partenaires qu’il n’aime pas et qui
ne l’aiment pas, le sex-addict aurait-il peur de la sexualité amoureuse ?
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Sur le plan des recherches en psychanalyse, on doit à la psychana­
lyste néo-zélandaise Joyce McDougall l’introduction du terme « addic­
tion » dans le vocabulaire psychanalytique. Arrivée en France dans les
années 1950, elle est surprise de constater que le mot n’existe ni dans
le vocabulaire courant ni dans la terminologie psychiatrique qui s’inté­
ressait plutôt aux « toxicomanies ». Or elle met en relief que l’addic­
tion ne peut véritablement se traduire par « toxicomanie », littéralement
« désir de s’empoisonner », puisqu’elle implique la notion fondamentale
d’esclavage que le sujet addicté met en place avec son produit ou avec
un comportement compulsif. La notion d’addiction dépasse donc le seul
rapport du sujet à la drogue en tant que produit, elle ouvre sur un grand
nombre de conduites de dépendances. Dès 1978, Joyce McDougall
introduit le terme de « sexualité addictive » dans son ouvrage Plaidoyer
pour une certaine anormalité. Elle décrit des sujets obsédés par le sexe,
« esclaves de la quantité » pris dans le piège de néosexualités. Dans
Plaidoyer pour une certaine anormalité (1978), Théâtres du Je (1982),
Théâtres du corps (1989) et Éros aux mille et un visages (1996), sont
dégagées plusieurs problématiques cliniques relatives aux addictions
sexuelles.

38 Psychotropes – Vol. 22 no 3-4


 Vincent Estellon

Une solution addictive magique

Le sujet en quête d’un objet « bon », installe l’objet addictif comme solu­
tion magique de survie afin de donner sens à la vie. Pour elle, la solution
addictive correspond à une mauvaise maturation des objets et des phéno­
mènes transitionnels. Si ces derniers, en tant qu’ils sont imaginairement
dotés des qualités de la présence maternelle, sont en voie d’introjection
puis d’identification, les objets d’addiction sont transitoires, toujours
dehors, toujours à recréer. Dans l’illusion de contrôle omnipotent de son
objet addictif, le sujet s’enferme dans la croyance que ce dernier ne lui
fera jamais défaut. Dans la sexualité addictive, la décharge sexuelle est
en effet mobilisable de façon permanente a minima par la voie mastur­
batoire. Utilisés compulsivement pour fuir les moments de stress, l’acte
sexuel et la fonction de décharge sont ici plus investis que le partenaire
lui-même. Il s’agit bien souvent de lutter contre le sentiment subjec­
tif de perte de son identité sexuelle. Chez certains sex-addicts, le ou la
partenaire est souvent consommé(e), littéralement « pris(e) » à la place
d’un tranquillisant ou même d’un somnifère. Et le changement incessant
de partenaires est à entendre comme une « protection contre la prise de
conscience des désirs castrateurs et de peurs inconscientes associés au
partenaire. […] La peur d’être possédé et blessé par l’autre n’a pour égal
que la peur inconsciente d’imploser dans le partenaire et de le blesser, ou
de perdre son identité individuelle dans la fusion avec l’autre. »
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L’agir plutôt que l’élaboration psychique

L’acte remplace le travail d’élaboration psychique tout en paralysant le


fonctionnement du préconscient. La décharge par l’acte permet de réta­
blir l’équilibre psychique chaque fois que surgit une situation de stress.
Pour elle, la décharge dans l’agir équivaut à une tentative d’évacuer la
douleur morale (ou mentale) à travers l’acte. On peut parler d’« actes
symptômes » dans la mesure où l’élaboration intrapsychique du conflit
n’étant pas mobilisable, l’agir se charge d’externaliser celui-ci. Le conflit,
ne pouvant être contenu à l’intérieur, n’advient dans ce cas même pas à
la conscience ; il est immédiatement fui dans et par le recours à l’agir
dans la réalité externe. Joyce McDougall montre que, dans ce type de
fonctionnements, le refoulement n’est plus opérant ; il est remplacé par
le clivage et le déni qui laissent le sujet sans connaissance par rapport aux
affects dont la fonction est d’avertir la psyché. De cette façon, « le soma
peut être seul et donc mis en demeure d’y répondre de l’unique façon
qui lui soit propre c’est-à-dire une réponse somatique. […] Les construc­
tions névrotiques et psychotiques sont des tentatives d’autoguérison qui

Psychotropes – Vol. 22 no 3-4​ 39


Approche psychodynamique des addictions sexuelles

ont abouti à une solution de compromis ou à une récupération de sens


même délirant. » Ce n’est pas le cas ici. « Tant qu’il s’agit de compor­
tement ou d’addictions, le sujet n’ignore pas qu’il souffre ni qu’il tente
d’alléger sa souffrance par des fuites diverses. Dans le cas des expres­
sions psychosomatiques, la situation est plus complexe, car l’individu
ignore la plupart du temps sa souffrance psychique. »

La désaffectation

Le terme joue sur la frontière entre la mélancolie et la perversion. Un


endroit désaffecté est un endroit laissé à l’abandon ; la vie a quitté ce lieu
désolé qui a perdu sa fonction première. Sur le plan psychique, un sujet
désaffecté se vit comme séparé de ses propres affects, de ses émotions
[rappelant le fading schizophrénique, l’émoussement des affects, l’alexi­
thymie, le silence des émotions]. Pour Joyce McDougall, une parole
désaffectée se caractérise par des mots qui ont perdu leur fonction de liai­
son pulsionnelle : « Ils n’existent que comme des structures figées, vidés
de substance et de signification. » Elle émet l’hypothèse selon laquelle
« ces sujets ont fait précocement l’expérience d’émotions intenses qui
menaçaient leur sentiment d’intégrité et d’identité et il leur a fallu, pour
survivre psychiquement, ériger un système très solide pour prévenir un
retour de leur vécu traumatique porteur d’anéantissement ». Selon elle,
ces personnes se réfugient dans une prison lugubre sans affects ni émo­
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tions, pour survivre et se protéger de l’effet d’une terreur sans nom.

L’atomisation et la dispersion des affects

Si la désaffection vise à interdire l’émergence d’affects douloureux non


élaborés, susceptibles s’ils venaient à faire surface de provoquer une
décompensation psychotique ou une dépersonnalisation, la perception
de l’émotion elle-même est de fait barrée, interdite pour éviter le retour
à un état traumatique ancien, non dépassé, menaçant le sentiment même
d’intégrité, le sentiment d’exister. Les affects sont dispersés, atomisés,
pulvérisés sous forme d’actions diverses et occupations quelconques.
Cette solution peut être rapprochée de la destructivité perverse caracté­
risée par le plaisir de détruire, de démolir les liens pour asseoir son
propre règne. Une fuite en avant dans l’agir moteur permet de remplir le
vide. Même si l’angoisse est rapidement dispersée grâce à l’utilisation
de la solution addictive, ces sujets restent conscients de la souffrance
qu’ils cherchent à faire disparaître ainsi que celles que leur impose leur
addiction. Joyce McDougall remarque que de tels patients addictés et
désaffectés ont souvent tendance à somatiser dans des situations de

40 Psychotropes – Vol. 22 no 3-4


 Vincent Estellon

stress. Pour elle, la solution psychosomatique peut être conçue comme


une conséquence éventuelle de l’échec du mode habituel de dispersion
des affects ou d’un débordement alexithymique dont la fonction défen­
sive vise à exorciser des angoisses psychotiques.

Un sexe pour deux

Avec ses patients néo-sexuels, dont la plupart sont homosexuels,


McDougall a découvert l’existence d’un fantasme inconscient consis­
tant en la croyance qu’il n’existe qu’un sexe pour deux. Pour elle, ces
solutions néo-sexuelles non seulement protègent contre des terreurs
conscientes face à la sexualité adulte mais également contre la perte de
l’identité sexuelle et même l’identité subjective : par le biais de l’appro­
priation imaginaire du sexe du partenaire, il y a invariablement la révé­
lation de la récupération fantasmatique de sa propre intégrité sexuelle
qui maîtrise l’angoisse de castration et qui rassure le sujet contre la
peur – plus primitive – de la perte des limites corporelles ou du sens de
l’intégrité corporelle. Ici, à l’instar des fonctionnements psychosoma­
tiques, le corps tout entier s’offre comme lieu de conflit.

L’addiction sexuelle est une tentative d’autoguérison


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Luttant contre diverses angoisses, à visée antidépressive, l’addiction
sexuelle vise par-dessus tout à se débarrasser des états affectifs de toute
sorte et, de façon beaucoup moins consciente, à régler des comptes avec
les objets parentaux du passé. Si la solution addictive permet de fuir
la survenue d’angoisses primitives de morcellement physique ou psy­
chique, et d’éviter la terreur fondamentale du vide dans laquelle le senti­
ment d’identité risque de basculer, le résultat atteint n’en reste pas moins
insatisfaisant. Le caractère compulsif se charge alors de répéter inlas­
sablement les conditions de l’insatisfaction paradoxalement salvatrice.
Dans Éros aux mille et un visages, McDougall repère trois défis qui sous-
tendent inconsciemment cette quête compulsive :
–– « le défi de l’objet maternel interne (vécu comme absent ou comme
incapable d’apporter soulagement) ;
–– le défi contre le père interne (jugé comme ayant failli à sa fonc­
tion paternelle et donc à désavouer), défi projeté contre la société
en entier ;
–– le défi contre la mort avec deux formes, d’abord une position de
toute-puissance, puis lorsque cette défense grandiose commence à

Psychotropes – Vol. 22 no 3-4​ 41


Approche psychodynamique des addictions sexuelles

s’effriter et qu’un sentiment de mort interne ne peut plus être nié,


il y a une tendance à baisser les bras devant les pulsions de mort. »

Psychothérapie psychodynamique des addictions


sexuelles : un travail en équipe

Cliniquement, ce type d’addiction pose le problème de son diagnostic.


En effet, consulter pour motif d’une vie sexuelle devenue drogue n’est
pas banal. Et le déni des problèmes posés par ce mode d’activité sexuelle,
l’évitement de la souffrance dépressive associée à un questionnement
personnel ne poussent pas beaucoup ce type de patients à consulter faci­
lement. Souvent, ces personnes viennent consulter à partir d’une souf­
france qui est devenue intolérable, souvent aussi à partir d’effondrements
somatiques, ou encore de la découverte d’une séropositivité (ou autres
MST). Lorsqu’un processus thérapeutique est mis en place, il s’agira de
favoriser un cadre thérapeutique souple mais solide afin que le patient
apprenne progressivement à tenir un rythme, c’est-à-dire aussi, investir
le lien thérapeutique plutôt que de zapper de thérapeute en thérapeute
dès qu’une frustration est ressentie. Les réactions émotion­nelles à fleur
de peau, les agir ou passages à l’acte, rendent souvent difficile la prise
en charge thérapeutique. Éloignée de l’approche nosographique psychia­
trique qui réduit le symptôme à un ensemble de signes observables, la
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sémiologie psychanalytique élargit les perspectives de compréhension
du fonctionnement psychique en reconnaissant le déterminisme incons­
cient de la symptomatologie psychopathologique. Elle s’applique à
déchiffrer la nature des conflits de forces opposées qui président à la
production et à la chronicisation d’une symptomatologie. Le psycho­
logue clinicien, le psychanalyste ou le psychothérapeute, avant de rece­
voir un sex-addict, reçoivent une personne. Ainsi, une psychothérapie
analytique des sujets souffrant de sexualité compulsive s’appliquera non
pas à promouvoir impérativement l’abstinence mais plutôt à favoriser
une solution qui convienne au sujet, lui donnant l’occasion de s’inter­
roger sur le sens de ses symptômes et de se libérer progressivement de
ses entraves. Ce type de prise en charge individuelle n’est pas facile
dans le sens où le travail thérapeutique implique de se confronter à des
moments angoissants lorsque conflits ou souvenirs pénibles adviennent
à la conscience. La réaction thérapeutique négative, fréquemment traver­
sée par le patient fait passer le thérapeute d’une représentation de magi­
cien guérisseur à celle d’un thérapeute limité, en échec du point de vue
de la toute-puissance thérapeutique. Cette phase du processus clinique
est importante car c’est bien à partir de l’acceptation de la limitation à

42 Psychotropes – Vol. 22 no 3-4


 Vincent Estellon

la toute-puissance du côté du thérapeute que le patient peut commencer


à assumer son propre échec. Les bases de la cure sont alors posées pour
que le sujet en souffrance commence à entendre que la limitation de
l’illusoire toute-puissance n’implique pas forcément mésestime de soi,
honte ou impuissance. Si une part importante de la psychothérapie analy­
tique tient au travail de perlaboration permettant de redonner du sens à
l’histoire d’une vie et déjouer ainsi les pièges de la répétition, la difficulté
de ces patients à retrouver des fragments de souvenirs sur une période
longue de leur existence ne rend pas aisée cette visée. Dans la parole du
patient dépendant, cette temporalité stagnante se caractérise par l’utili­
sation fréquente des adverbes « jamais » ou « toujours » qui figent le
temps et ses modifications. Ces « jamais » ou ces « toujours » enferment
le temps dans la mélancolie immortelle du présent pur. Comment vivre,
construire sa propre histoire, lorsque le passé est amnésié ? Il n’est pas
rare d’ailleurs que ces sujets produisent des efforts surhumains pour
s’anesthésier, « se défoncer », s’amnésier, comme pour tuer la mémoire,
« gommer », mettre des blancs, des trous à la place de traces vivantes.
Un des enjeux de la thérapie – inhérent au caractère vivant et constant du
cadre thérapeutique – procède du renforcement ou bien de la construc­
tion d’un sentiment de continuité d’existence. Ce sentiment de continuité
(construit dans un lien à deux) aide à l’émergence d’une temporalité plus
dynamique, aide à percevoir quelque chose des bienfaits des liens inte­
rhumains : un lien susceptible d’accueillir dans un présent ouvert sur le
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passé et le futur certains états affectifs d’une rare intensité qui n’avaient
pu jusqu’alors être mis en partage. Les lignes frontalières qui séparaient
radicalement les « toujours » des « jamais », sont invitées à bouger, à
s’assouplir. Absence et présence s’apprivoisent pour apprendre à dialo­
guer plutôt qu’à s’exclure l’une de l’autre.
Il faut admettre que ces thérapies individuelles sont souvent cou­
plées avec d’autres dispositifs de soin (thérapies de groupe type DASA
en France ou AAS aux États-Unis). La méthode repose sur l’idée de
la reconnaissance de la défaite face à la conduite addictive et propose
l’abstinence complète étayée par le soutien groupal. Des anciens addic­
tés qui s’en sont sortis animent les réunions de groupe. Ils apprennent
à partager leur expérience et à soutenir les membres du groupe qu’ils
parrainent à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit pour prévenir
les rechutes. Les dimensions spirituelles et relationnelles sont au cœur
de ces rencontres qui ont lieu plusieurs fois par semaine. Leur fréquence
soutenue donne à entendre dans quelle mesure la socialisation fait partie
intégrante de la réhabilitation des sexolitaires, des dépendants affectifs
(dont la plupart sont des femmes) et des sex-addicts (dont la plupart sont

Psychotropes – Vol. 22 no 3-4​ 43


Approche psychodynamique des addictions sexuelles

des hommes). La « fraternité » DASA est à l’origine d’une lettre d’infor­


mation mensuelle intitulée Sobriété mêlant entretiens et témoignages.
Ces fraternités bien structurées mettent l’accent sur la tempérance, la
modération, la simplicité, le partage, le respect de soi et des autres. Ces
thérapies groupales donnent à constater l’importance déterminante d’un
regain de croyance (en Dieu ou dans les liens interhumains) dans la vie
de ces sujets qui, bien souvent, ne croyaient plus en rien avant d’inté­
grer ces groupes. Si, en Europe, le Centre Rhind Practice à Londres
propose des séjours de désintoxication ainsi que des groupes de parole
thérapeutique, l’hôpital Marmottan à Paris, ou le Centre l’Albatros à
l’hôpital Paul Brousse de Villejuif sont les premiers Services Publics en
France, à accompagner les sex-addicts, dans une prise en charge globale.
Il est admis aujourd’hui que les psychothérapies de groupe sont particu­
lièrement adaptées au traitement des addictions. Lorsque ces prises en
charge (en équipe) fonctionnent, vient un jour où il est donné d’entendre
ces mots simples : « Je me souviens, au début quand je venais ici […]
j’aurais été incapable de réagir ainsi… » ; « Depuis la dernière séance,
j’ai pensé à ce que nous avions dit »… On sort ainsi de la mélancolie
mortifiante des « toujours » et des « jamais » : le présent peut enfin dia­
loguer avec la mémoire du passé pour construire le futur. Si, au début de
la cure, l’état amoureux est tenu écarté de la vie affective car il blesse le
sentiment narcissique d’autosuffisance, il arrive qu’un jour le thérapeute
soit amené à entendre quelque chose comme : « Je ne sais pas ce qu’il
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m’arrive, je repense à cette fille depuis qu’on s’est revu… ça me dépasse,
je ne sais plus si ça me fait du bien ou si ça me rend malade, ce qui est
certain c’est que ça me trouble… ».

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