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Bernard Claverie

École nationale supérieure de cognitique –


Bordeaux INP

Gilles Desclaux
Thales Raytheon Systems

La cybernétique : commande, contrôle


et comportement dans la gestion des systèmes
d’information et de communication

Cybernétique est un terme fondé sur le grec kubernêsis. nique ou les télécommunications, biologie, psychologie
Au sens propre, c’est l’action de manœuvrer un bateau ; et sociologie avec la notion de rétrocontrôle appliquée au
au sens figuré, c’est l’action de diriger, de gouverner, de vivant. En fait, dès le départ – et cela se poursuivra avec les
réagir et donc de contrôler. En fait, si dans son acception successeurs –, l’enjeu est plus épistémologique qu’instru-
actuelle, c’est Norbert Wiener qui a développé la notion, en mental ; c’est celui de fonder une science, à support mathé-
1948 dans Cybernetics or Control and Communication in matique, destinée à formaliser, modéliser et comprendre
the Animal and the Machine, le terme avait déjà été utilisé tous les phénomènes qui, d’une manière ou d’une autre,
en 1934 par Ampère, pour définir l’art du gouvernement mettent en jeu des mécanismes de traitement de l’infor-
des hommes. Dès sa naissance, la cybernétique est donc mation (Couffignal, 1963).
marquée du sceau de l’humain, et notamment de l’homme Cependant, au-delà de l’enjeu théorique, réside toute
dans des systèmes de régulation que plus tard on définira une série de problèmes concrets comme le transport de mes-
comme « systèmes complexes ». sages à travers des réseaux de communication, la prédiction
Dans son ouvrage fondateur, Wiener se réfère à un des déplacements et le contrôle de poursuite tels qu’on les
ensemble de recherches dans plusieurs domaines : mathé- rencontre dans la défense antiaérienne, ou la régulation
matiques avec la théorie de la prédiction statistique ou celle homéostatique des systèmes biologiques. Ces problèmes
des séries temporelles, technologies avec le calcul méca- sont directement liés à la technologie et à ses progrès avec

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l’apparition au xxe siècle de machines d’un nouveau genre : tement » dont on peut rendre compte de manière dyna-
les machines informationnelles. Elles sont dotées de cer- mique et dont l’évaluation est donnée selon les principes
taines caractéristiques du système nerveux, voire s’inspirent de la « performance système ». Les machines énergétiques,
de son fonctionnement, lui-même considéré comme étant quant à elles, transforment une forme d’énergie en une
celui d’une machine vivante (Lapicque, 1946). autre, ou bien la modulent pour lui donner des carac-
La cybernétique se réfère à deux notions fondamen- téristiques ou des formes nouvelles. Elles sont de type
tales : l’information et les machines. Elles sont interdé- moteur pour produire de l’énergie cinétique, ou de type
pendantes puisque les machines cybernétiques sont celles énergie pour fournir une source de puissance destinée à
qui traitent de l’information et l’information est ce que être consommée par les moteurs. Elles mettent en œuvre
traitent ces machines. les principes de la physique : thermodynamique, électro-
dynamique, physique atomique, etc. Leur comportement
est régulé par des systèmes de « contrôle » adéquats. Les
Les machines automatiques machines informationnelles, elles, utilisent ou trans-
forment de l’énergie non pour ses qualités énergétiques
La définition de ce qu’est une machine a beaucoup potentielles mais pour sa valeur ou sa signification. Elles
évolué, depuis Monge qui parle au début du xixe siècle de utilisent généralement l’électricité à qui elles attachent un
« plier la nature », en passant par D’Ocagne et les machines sens et qu’elles gèrent en réseaux. Elles la transforment,
à calculer, qui traitent de l’abstrait, pour aborder leur la transportent et la distribuent selon les principes de la
totale virtualité avec la machine de Turing. Celle-ci est née théorie de l’information. Leur comportement est égale-
dans la tête du grand mathématicien anglais et n’existe que ment contrôlé, mais elles permettent, de plus, la « com-
sur le papier : c’est une machine théorique. On a donc des mande » et la qualité de la commande des systèmes.
machines physiques qui agissent sur le réel, des machines Ces machines peuvent être spécifiques de l’une des
physiques qui traitent de l’immatériel, et des machines trois catégories précédentes : grues, treuils ou pendules
purement abstraites. pour la catégorie des mécaniques ; moteurs, génératrices,
On peut également décrire, dans l’historique des réacteurs chimiques ou nucléaires pour les machines
machines, trois périodes. La première est celle des énergétiques ; téléphones, radios et télévisions, machines à
machines mécaniques. Puis vient l’époque des machines calculer, de traduction, de jeu, de stratégie ou de décision
énergétiques. La cybernétique apparaît grâce à l’arrivée pour la catégorie informationnelle. Elles présentent parfois
d’un troisième type : les machines informationnelles. Elle des formes mixtes ou même réunissent les trois caractéris-
leur doit son existence et leur donnera en retour la théori- tiques ; on parle alors d’automates ou de machines à com-
sation qui leur permettra de se développer dans l’ensemble portement. Ces machines triples sont capables de s’adapter
des domaines techniques, mais également socio-écono- à une situation en la transformant ou en se transformant
miques et culturels (Claverie, 2005). elles-mêmes. Tels sont les dispositifs stabilisateurs, les
Les machines mécaniques sont celles qui effectuent machines téléologiques et les robots, regroupés dans une
des mouvements physiques, dans certaines conditions, catégorie spécifique. Notamment, les cobots ou robots
pour un projet défini. Elles servent par exemple à amplifier collaboratifs sont particulièrement représentatifs du bou-
des forces ou leur appliquer des régularités, des rythmes clage entre la machine, l’environnement et l’homme qu’ils
ou des délais. Elles sont caractérisées par un « compor- accompagnent (Claverie et al., 2013). Les machines ou

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automates présentent une forme de hiérarchie ou d’em- Bien qu’ils soient identifiables, on peut considérer les
boîtement des qualités des trois niveaux informationnel, automates acteurs ou régulateurs comme étant une partie
énergétique et physique : 1) commande ; 2) contrôle ; et du système global dans lequel ils agissent et avec lequel ils
3) comportement. C’est ce dispositif d’emboîtement des interagissent. On introduit ici la nécessaire définition de
trois niveaux complémentaires, en relation entre eux, système de systèmes (De Laurentis, 2007) dans lequel on
qui permet l’action et la gestion régulée des systèmes. Il peut identifier des éléments d’environnement, le dispositif
constitue la base du modèle formel cybernétique. de commande, les ensembles régulateurs, et des action-
neurs qui effectuent sur l’environnement des opérations
plus ou moins complexes. Ils ont des caractéristiques
Les programmes de gestion automatiques variables dont l’évolution suit des boucles
de régulation, de rétroaction et de contrôle, et pour cer-
Gérer un système nécessite donc une machine, réelle ou tains d’entre eux un « programme » interne dont ils sont
virtuelle. Trois niveaux de complexité peuvent être décrits. capables de contrôler le maintien, le déroulement et les
Ils répondent au même principe d’organisation cyberné- opérations. Ce programme est une suite d’instructions
tique. Le plus simple est celui des dispositifs stabilisateurs formelles indiquant des opérations logiques à effectuer
qui assurent la régulation de systèmes comportant plu- dans un ordre déterminé et en fonction d’informations
sieurs degrés de liberté. Ces automates contrôlent certaines issues de l’environnement ou de la mémoire de l’appareil.
variables qui caractérisent le système, et les maintiennent Un programme possède donc deux caractéristiques indis-
dans un état d’équilibre prescrit ou modifié en fonc- pensables : la mémoire qui lui permet de rester interne à la
tion de l’évolution programmée par le dispositif de com- machine, et la capacité de lire, mettre en œuvre, et enrichir
mande (selon l’heure ou selon un choix de l’utilisateur par les contenus de cette mémoire. Cette conception structu-
exemple). On peut citer les homéostats ou les thermostats, rale duale complète celle de l’organisation hiérarchique
dont on donnera un exemple plus bas. En biologie, ce sont fonctionnelle décrite précédemment, lui donne sa plasti-
les dispositifs physiologiques de régulation tels que ceux du cité et ses modalités d’enrichissement (Metayer, 1970).
taux des métabolites sanguins qui peuvent également varier
dans une fourchette spécifique en fonction de la chronobio-
logie ou du comportement de l’animal. Le second niveau est
celui des machines téléologiques. Ce sont des dispositifs qui
Logique d’information
mobilisent un comportement prévu en poursuivant un but et de communication
spécifique, tout en étant également capables de s’adapter aux
variations inattendues d’une situation. Ce sont par exemple La notion d’information est centrale en cybernétique.
des machines de guidage ou, en biologie, des systèmes tels L’information est ce que traitent les machines et qui agit sur
que ceux de l’ajustement du mouvement. Le dernier niveau le système. Elle y réside sous plusieurs formes, comme objet
est celui des automates cybernétiques complexes, parmi les- soumis à des opérations, comme programme, et comme
quels on compte les robots et cobots. Ils sont capables d’un médium d’action et de régulation du système. En ce sens,
comportement sophistiqué, doté par exemple de capacités elle devient à la fois objet et acteur de communication entre
de conditionnement, et peuvent évoluer, se transformer et la machine (ou l’organisme) et le système, et pour le sys-
apprendre de nouveaux comportements (Couffignal, 1964). tème lui-même, en son sein et dans son environnement. Le

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domaine de la cybernétique est donc celui du traitement de signaux en un système de sortie, tout en itérant ses trans-
l’information et de la communication au sein des systèmes formations à chaque niveau par des boucles de rétroactions
(Claverie, 2014). Elle se concentre sur l’analyse des méca- couplées avec l’environnement ou entre les différentes
nismes de régulation grâce à l’interprétation de l’informa- unités du calcul global opéré par le programme. C’est un
tion et à la gestion de sa circulation et de son stockage. « être computationnel » dont les transformations et celles
La cybernétique est une science de l’information et de la du milieu relèvent de la théorie des algorithmes. La cyber-
communication pour la maîtrise du comportement des sys- nétique est donc une science des automates formels qui
tèmes. D’une part elle aborde la modélisation et la pratique constitue une branche scientifique de la logique mathéma-
des machines de traitement de l’information et de leur com- tique (Couffignal, 1963).
munication à l’environnement, entre elles et aux hommes,
d’autre part elle propose une démarche d’ordre abstrait.
Ainsi, sans négliger les conditions matérielles de sa vérifi-
cation, la démarche s’organise principalement autour de la
Du thermostat
théorisation de la structure logique des fonctionnements aux systèmes de systèmes
couplés machine-environnement, ou organisme-milieu,
et de leur modélisation mathématique selon les règles de la Un modèle formel simple de la régulation des systèmes
logique. On parle de « logique des automates ». Ainsi dotée est représenté par l’exemple du thermostat. Il s’agit d’une
d’une théorie propre, elle se distingue alors de la théorie de machine dotée de capteurs et d’un dispositif de réglage
l’information, qui construit une définition quantitative et (la commande) permettant d’ajuster la température d’un
objective de la notion d’information, et des théories de la milieu par l’intermédiaire d’un système de régulation (le
communication qui postulent, plutôt qu’elles ne prouvent, contrôle) qui actionne un système de température (le com-
les indices quantitatifs ou qualitatifs des relations entre des portement). Pour cet exemple, on peut décrire le chauffage
agents (machines, êtres, milieu). Elle s’inspire néanmoins comme correspondant à un comportement et la réfrigé-
de ces théories et les rejoint notamment en ce qui concerne ration à un second. L’utilisateur du dispositif (comman-
les points centraux de la transformation de l’information et deur) impose sa décision (ordre) pour atteindre grâce au
son codage, du transport et du transfert, du filtrage et du dispositif un effet désiré (but). C’est l’évolution vers cet
stockage, et plus en aval, de la valeur et de la signification de effet qui, en retour et grâce aux informations des capteurs,
l’information à chaque niveau de son traitement. déclenche un comportement choisi dans une gamme finie
La cybernétique permet d’étudier de manière abs- de variétés : ici chauffage (c1) ou réfrigération (c2). Un
traite des systèmes d’action et de régulation. On parle de ensemble de relations permet de communiquer de l’étage
« systèmes formels » dont la qualité principale est l’indé- de commande à celui du contrôle, puis à celui du com-
pendance des supports d’existence réelle. C’est sur cet portement, et de provoquer un effet sur l’environnement.
aspect purement formel que réside le champ propre de la Chaque étage est doté d’une fenêtre de possibilités (degré
discipline. Qu’il se réfère au monde artificiel ou naturel, de liberté) fixée par le programme.
l’automate est un être formel qui peut recevoir une décli- L’automate formel peut être décrit de manière mathé-
naison mathématique. L’automate abstrait est un système matique par la formule : T(t) = T(t-∆t) + ∂(t-∆t) où T(t) est
théorique. Il transforme une représentation mathéma- la température du système à l’instant t. Pour l’ordre de
tique d’un signal donné en une autre, celle d’un système de température T, si à chaque temps t, T(t) < T, alors compor-

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tement « c1 » et comportement « non c2 » ; si T(t) > T, alors Tous ces capteurs participent à la production quasi sans
comportement « c2 » et comportement « non c1 » ; si T(t) = T limite de données nouvelles dont l’exploitation est rendue
alors comportements « non c1 » et « non c2 » ou comporte- possible grâce à la puissance du calcul des superordina-
ments « c1 » et « c2 », et cela au choix du contrôleur (Albert teurs. Quels que soient les dispositifs, ils deviennent tous
et Hayes, 2005). On comprendra que pour un thermostat, aujourd’hui informationnels, producteurs d’informations
la logique économique ne retienne pas cette dernière à la fois pour leur propre régulation, mais également pour
solution, qui pourtant ne peut être écartée pour d’autres enrichir des bases de données spécialisées ou généralistes,
types de systèmes. Le commandeur impose une décision dans un monde de « big data » (C4ISR & Networks, 2015).
et le contrôleur a une certaine liberté de choix dans une Les dispositifs sont alors interconnectés, et deviennent
gamme fixée d’ordres donnés à l’effecteur. Celui-là agit des systèmes éléments de « systèmes de systèmes », qui
alors directement sur le milieu. À chaque ordre, le contrô- font depuis quelques années l’objet d’une « ingénierie des
leur informe le commandeur (f1), l’effecteur informe le systèmes » ou « ingénierie de la complexité » (Le Moigne,
contrôleur (f2) et le commandeur (f3). Chacun est de plus 1999 ; Luzeaux et al., 2011).
directement informé de l’état général du système à partir
d’un dispositif de capteurs (information situationnelle) et
de boucles de rétroactions. L’information contenue dans le Modélisation cybernétique du C2
système est l’ensemble des signaux « commande-contrôle-
comportement-effets » auquel est associé l’ensemble des Au-delà des automates, l’ingénierie de la complexité
« feedbacks » (voir détails, fig. 1). aborde des grands systèmes informationnels de régulation
Les règles formelles de commande, contrôle, compor- et de gestion des environnements de très grande dimension.
tement et feedback définissent un modèle conceptuel de C’est ainsi le cas des ensembles industriels coopérants et
base qui a fait l’objet de multiples instanciations, que ce soit interconnectés dont on peut donner des modélisations pro-
pour les machines mécaniques, les machines énergétiques ductiques (Doumeingts et al., 2007). On citera ici l’exemple
ou les machines informationnelles. On peut ainsi citer les particulier du commandement des opérations aériennes de
dispositifs de surveillance et de capture des cibles, ceux de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), qui
régulation de la vitesse des véhicules, de la simple modu- s’articule autour d’un C2 (« command and control ») ou
lation des rotations des éoliennes ou de maîtrise complexe plus exactement depuis 2007 d’un C4ISR (« Command,
des réactions nucléaires dans les centrales. En biologie, on Control, Communications, Computers, Intelligence,
décrit ainsi les processus physiologiques de régulation des Surveillance and Reconnaissance »). La « joint-venture »
métabolites sanguins, les mécanismes de la reproduction, franco-américaine TRS (Thales Raytheon Systems) a rem-
de l’immunité ou, plus près de notre propre activité, ceux porté en 1999 un contrat d’environ 2 000 millions d’euros
du réglage du mouvement des yeux lors de la lecture de pour fournir un équipement ACCS (NATO Air Command
ce texte. C’est surtout au niveau des dispositifs informa- and Control System) au profit des pays européens de l’Otan
tionnels que l’application est la plus spectaculaire avec le et a développé pour cela un programme de près de 15 mil-
développement des ordinateurs mais également celui des lions de lignes de code, et qui est aujourd’hui le plus com-
multiples dispositifs électroniques pervasifs qui enva- plexe réalisé de ce côté de l’Atlantique. Le software a été
hissent notre environnement moderne devenu « smart », officiellement remis à l’Otan en décembre 2014 après avoir
ou qui équipent des hommes de plus en plus « monitorés ». passé avec succès tous les tests de bon fonctionnement.

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Sans entrer dans les détails, l’ACCS fixe de nouvelles complexe (Simon, 1996) et cela sur la base des principes
normes d’interopérabilité pour les opérations aériennes de la cybernétique.
qui protègent et protégeront les citoyens européens de
certaines menaces modernes des plus dangereuses. Il
permet une approche simple et intégrée en termes de pla- Cybernétique et société
nification, d’attribution des tâches, de suivi et d’exécu-
tion de missions aérospatiales. Le programme comporte La cybernétique a traversé la seconde moitié du
un hypersystème mettant en réseau des sous-systèmes de xxe siècle et le début du xxie en donnant naissance à
surveillance aérienne de 17 sites partageant en feedback l’informatique et à l’électronique pervasive, en les alimen-
des données opérationnelles sur le même réseau de com- tant jusqu’aux plus récentes évolutions des technologies
munication à ultra haut débit. Le dispositif global dispose, (Claverie et al., 2009). On peut donc montrer que, à partir
comme tout système cybernétique, d’un étage de comman- d’un modèle commun, on a pu concevoir les automates
dement et de différents éléments de contrôle agissant sur les plus simples jusqu’à des systèmes technologiques des
des moyens d’action allant du simple missile sol-air aux plus complexes basés sur des programmes internes les
vecteurs aériens des forces nucléaires. Tout le dispositif plus importants et sophistiqués que l’on ait su développer
dispose d’un ensemble de feedback grâce à des capteurs, jusqu’ici.
radars terrestres ou embarqués sur aéronefs ou navires, et Mais au-delà du technologique, la cybernétique est
de communications en ligne entre les différents étages. Il surtout entrée dans la culture générale. Elle a donné de nou-
est aussi destiné à intégrer d’autres sous-systèmes, tels le veau concepts, désignés par les nouveaux mots, ceux débu-
commandement et le contrôle de la défense antimissile de tant en « cyber ». Ainsi un cybernaute participe-t-il d’une
l’Otan, en maîtrisant l’interopérabilité avec la Surveillance cyberculture qu’il peut aborder en cyberconférence depuis
Air-Sol (AGS), le système de Renseignement, Surveillance son cybercafé. Il se garde de la cyberdépendance poussant
et Reconnaissance (ISR), etc. à la cyberconsomation dans les cybermarchés ou pour des
Au niveau du principe, le système fait converger cyberencontres. Dans le cas de cyberdélinquance, voire de
vers les CAOC (Combined Air Operations Center) toutes cybercriminalité, la cyberpolice veille. Bien que la cyberjus-
les données qui sont fusionnées et analysées pour per- tice n’opère encore que par cyberarbitrages, elle contribue à
mettre l’élaboration de la situation aérienne générale, sa une cyberrégulation et à la cybersécurité de tous face aux
représentation compréhensible à chaque niveau, et des cyberattaques continues de cyberterroristes. Elle mobilise
plans d’opérations potentiels à destination de chaque également de nouvelles pratiques, de nouveau mode de
étage, du commandement, de la conduite et des opéra- communication ou de relation à l’autre. La cyberéducation
tions (commande, contrôle, comportement). Ces étages s’ouvre ainsi aux MOOCs (Massive Open Online Courses)
s’attachent à maximiser les caractéristiques de qualités et devient FLOT (formation en ligne ouverte à tous) en pro-
attachées à chacun : qualité commande, adéquation posant des accès itératifs et des évaluations toujours basées
contrôle, performance système, pertinence d’informa- sur le même modèle formel. De même, la santé et la pra-
tion, et attente de la mission. Ce système de systèmes est tique médicale, les régulations bancaires et bien d’autres
actuellement considéré comme l’un des ensembles infor- domaines sont également impactés. L’enjeu est tel qu’on
mationnels les plus sophistiqués existants en Europe. Il envisage la cyberformation dès l’école primaire. La mon-
illustre parfaitement la définition d’un système artificiel dialisation a inventé la cyberéconomie et les conflits inter-

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nationaux s’appuient sur les techniques de cyberguerre. Ce pour lesquelles l’éthique est bien en retard sur un dévelop-
modèle cyber peut être utilisé pour le meilleur comme pour pement entré dans une phase exponentielle. Monde cyber
le pire. La menace est réelle, et suivant l’exemple des grandes et big data sont des caractéristiques de notre futur.
autres nations, l’État français vient de créer en 2014, à côté
des trois armées historiques, une nouvelle arme transver- L’évolution de la cybernétique, celle des machines qui
sale aux précédentes : la cyberdéfense. la composent et de l’information qu’elles traitent, transfor-
Ce phénomène « cyber » est incontournable et ment, créent et maîtrisent, bouleverse progressivement la
son importance est indéniable. Il repose au départ sur structure du monde moderne. Elle permet l’avancement de
une modélisation formelle d’automates abstraits, dont la science mais également modifie nos espaces de vie, de
dépendent l’histoire et l’avenir du monde informatique travail, de culture, de plaisir, de repos et de sécurité. Elle
et de l’électronique, mais pénètre la culture, organise le modifie surtout nos esprits, nos comportements et nos
social, et peut-être demain courbera l’avenir vers un projet représentations. Elle a permis des révolutions dans plusieurs
de posthumanité (Lafontaine, 2004). Aujourd’hui, c’est à parties du monde. Elle modifie le système global, et devient
partir de ces modèles que sont produites les informations elle-même révolution : c’est celle des systèmes de systèmes
stockées, filtrées et analysées dans le nuage (« cloud ») et de la complexité informationnelle. Elle est née de la for-
des « big data ». Et c’est dans ce couplage de l’ensemble malisation d’un « cyber modèle » simple, pensé au sortir de
des cybermachines, produisant des cyberdonnées dans la Seconde Guerre mondiale, et perfectionné par les suc-
un cyberespace généralisé que se fabriquent l’informa- cesseurs de Wiener. La base en est toujours la même, c’est
tion, les méthodes de sa communication et celles de son celle de l’articulation de « commande, contrôle, comporte-
utilisation massive. Elle donne un nouveau décryptage à ment et feedback » gérée par un programme. D’où vient son
l’information et à la communication. Si la culture en est succès ? Correspond-il à un modèle mental spontané ou à
profondément affectée avec de nouveaux outils d’accès une forme prototypique de la pensée de l’homme ? En tout
permanent aux données, la science et la technologie elles- cas, il préside encore aujourd’hui aux détails de notre quoti-
mêmes évoluent. Leurs méthodes traditionnelles vacillent dien technologique, au destin des plus grands systèmes arti-
avec l’accès à des informations jusqu’ici cachées, inacces- ficiels, comme à la compréhension des systèmes naturels et
sibles ou incompréhensibles (Coinot et Eychenne, 2014), à l’interprétation de leur complexité.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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Figure 1. Modèle conceptuel « Commande-Contrôle-Comportement »


et « feedback ». Inspiré de Alberts & Hayes (2005).

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