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Vincent CICILIATO – Nous avons souvent tendance à considérer les technologies numériques
comme relevant du domaine de l’immatériel, ou plutôt de l’immatérialité, par leur capacité
active – bien celle-ci soit qu’à certains égard fantasmée - à émietter, dissoudre, et disséminer
(par granularité 89 ) les divers niveaux du sensible. Un principe qui semble attester de ce
mouvement de déterritorialisation de la mémoire provoquée par nos machines programmées
(« mémoire technique ») - un dépassement de la mémoire individuelle, et socio-ethnique
(locale, territoriale) - annoncé par Leroi-Gourhan dans La Mémoire et les rythmes90, puis repris
par Bernard Stiegler dans son deuxième volet de La technique et le temps91. La complexité des
opérations qui sous-tendent tout traitement informatique, ainsi que leur apparente opacité,
confèrent aux objets qui en découlent (médias, données) un statut diaphane et insaisissable,
voire magique, que ce soit dans leur matérialité ou dans leur régime d’existence temporelle.
Or, nous savons que cela est à relativiser. Les données ont leur propre physicalité.
Inscrites en tant que signaux électromagnétiques dans les disques durs, les données numériques
ont leur présence effective, matérielle, dans les machines. Cette présence n’est pas du tout à
relativiser. Il suffit de penser aux enjeux économiques et aux impacts environnementaux
qu’engendrent la multiplication exponentielle de data centers. Une large partie de ta production
aborde bien cette part d’immatériel, d’impalpabilité des « data ». Mais cela me semble bien plus
complexe et ambigu que cela. Comment concilies-tu donc cette relation, au premier abord
contradictoire, entre la notion même d’archive numérique et l’apparente impermanence du flux
de données, qui supposent bien, toutefois, comme nous venons de le souligner, une certaine
forme de stockage ?
Fabien ZOCCO - Effectivement, qualifier d’« immatérielles » les données numériques entretient,
il me semble, une certaine contradiction. Contrairement à ce que cette qualification sousentend,
ces données conjuguent différents régimes de matérialité, certes singuliers, mais
néanmoins tangibles. Si l’on considère que l’information numérisée existe physiquement sous
89 Le terme est d’Éric Sadin : « La datafication suppose un rapport de granularité établi avec les faits. La
granularité définit le plus petit niveau
de détail géré par un système, produisant un découpage distinctif au sein des masses de data », in Éric Sa-
din, La vie algorithmique. Critique de
la raison numérique, Paris, Éditions l’Echappée, 2015, p. 59.
90 Cf. André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole 2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel,
1965.
91 « Leroi-Gourhan expose une structuration de la mémoire à trois niveaux, spécifique, socio-ethnique et
individuel. Mais d’autre part, il
développe l’hypothèse qu’une quatrième mémoire se constitue, qui ne coïncide pas avec le niveau socio-
ethnique où on l’attendrait en tant
que mémoire hypomnésique relevant du quoi : à savoir l’apparition, ajourd’hui de la machine programmée
en tant qu’elle expulse le qui de
son ethnicité en détruisant les chaînes opératoires et comportamentales élementaires, et par là même,
l’unité ethnique territorialement
constituée » ; Bernard Stiegler, La technique et le temps 2. La désorientation, Paris, Galilée, 1996.
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la forme de flux de micro-courants électriques d’une part, ou d’ondes électromagnétiques
d’autre part, ces flux s’« incarnent » nécessairement à travers une infinité d’éléments (câbles,
puces, serveurs, disques durs….) qui ensemble composent une infrastructure-support toute
matérielle et concrète. Par ailleurs, le fait que l’information numérique soit ainsi physiquement
assimilable à de faibles courants électriques ou à des ondes, même volatiles, pourrait suffire en
soi à invalider cette qualification d’« immatériel », puisque l’on sait aujourd’hui que la
distinction matière/énergie est loin d’aller de soi... Je pense qu’il y a un parti-pris idéologique
(inconscient ou non) très problématique qui motive cette insistance à attribuer au numérique
un caractère insubstantiel (le cloud aujourd’hui en est un bel exemple). Rappelons que
l’Occident hérite d’une tradition de pensée (philosophique, théologique) longuement pétrie par
un dualisme déconsidérant la matière (vile et périssable) au bénéfice de l’immatériel (notion
qui véhicule une certaine idée de pureté immaculée).
Ce que tu cibles à travers ta question traduit, il me semble, le caractère fortement ambigu de ce « matériau
» numérique, qui présente donc une nature paradoxale, à la fois insaisissable, difficilement situable (et ainsi
quelque peu fantomatique), mais en même temps terriblement incarnée dans la multitude
d’artefacts faisant office de supports. Ce caractère double contribue, je pense, à rendre les données
numériques éminemment plastiques, et donc propices à nourrir des formes d’expression
artistique. Et ces formes héritent nécessairement des propriétés de ce matériau liquide, fluent,
spectral, pour reprendre les métaphores qualifiant usuellement la donnée numérique. Le
caractère instable de cette « matière » - qui par définition autorise toutes les manipulations,
traitements automatisés ou modulations possibles - confère aux formes qu’elle alimente un
régime temporel là encore singulier, fortement transitoire et fluctuant. Rappelons ici la nature
processuelle de tout « objet » logiciel, qui ontologiquement peut se définir comme l’association
d’un flux de données avec une suite d’algorithmes92
- le programme - qui va régir le traitement
et la mise en forme de ces données au fil du temps.
La plupart de mes pièces s’attachent effectivement à sonder cette essence complexe et
paradoxale du matériau numérique, autant qu’à questionner le regard que l’humain porte sur luimême
et le monde alors que le monde en question est de plus en plus surdéterminé par ces
technologies numériques. Si bon nombre de mes travaux peuvent exister de façon purement logicielle (les
pièces « branchées » au réseau notamment), je suis de plus en plus attachée à la dimension
objectale des artefacts « incarnant » (là encore on baigne dans un vocabulaire spécifiquement
théologique...) les processus algorithmiques qui sont au fondement de mes projets. J’en arrive
à qualifier aujourd’hui de « sculptures informées » ces pièces croisant objet concret et
programme. De toute évidence cette ambivalence matériel/immatériel est au cœur de mes
préoccupations actuelles.
92 Comme l’indique Lev Manovich : « Si le monde est constitué, en physique, d’atomes et, en génétique,
de gènes, la programmation
informatique, elle, incarne le monde selon sa propre logique. Le monde s’y trouve réduit à deux types
d’objets complémentaire s dans un
logiciel : une structure de données et des algorithmes » ; in Le langage des nouveaux médias, Paris, Les
presses du réel, p. 400.
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Fig. 1 - Searching for Ulysses, From the sky to the Earth, 2013.
V.C. – Cette idée de « sculptures informées » me parait extrêmement intéressante. Elle joue sur
l’ambivalence du dernier terme, « informées » - ou plus généralement « informé ». Il s’agit, dans
un premier temps, de considérer la part informative – transfert d’informations - de ces objets,
dont le mode d’existence repose sur la réception de données exogènes. Il est question de
réceptacles, d’artefacts qu’« incarnent », comme tu le dis si bien, l’impermanence du « flux »
Internet. Nous assistons en quelque sorte à un processus de réification, mais qui ne passe pas
du réel à l’objet inerte – « rétention tertiaire » pour reprendre la terminologie de Stiegler93
-
mais d’un environnement technologique (qui est déjà un artefact) à un autre (quatrième type
de « rétention » ?)94 ; d’une réalité calculée à sa concrétisation physique dans notre espace
partagé. Dans un second temps, le mot « information » ne renvoie pas seulement à un transfert
de données d’un système à un autre, mais également aux modifications propres aux systèmes
eux-mêmes. Des systèmes « en-formation » (« in-formatio »), et « in-formées », « non encore
formées ». L’idée de « sculptures informées », ou « in-formées », renvoie donc à une typologie
d’objets fonctionnant sur le mode de la réception, mais également de l’altération continue : l’«
in-formel comme œuvre ouverte », pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco95. À partir de
cette complexité et poétique propre aux « médias variables » (Fourmentraux)96 quelles sont
donc les différentes méthodes et approches du processus de collecte mises en place dans tes
œuvres ? Et de quelle manière passes-tu de la phase d’instructions programmées à
l’automatisation, à la mise en autonomie du dispositif de capture et de collecte ?
V.C. - L’objet livre, en tant qu’archive, que fixation d’une parole muette, est très important dans
nombre de tes productions. Par ailleurs, la question du livre, en tant que modèle de mise en
récit, a toujours été opérante au sein du domaine de la création numérique. Je pense, par
exemple, aux travaux de Jean-Louis Boissier (Globulus oculi, 1992-93 ; Flora petrinsularis, 1993-
94) et de Masaki Fujuhata (Beyond pages, 1995), pour ne citer qu’eux. Dans L’Entreprise de
déconstrution théotechnique, un dispositif de génération textuelle est mis en œuvre à partir du
texte biblique ; dans Searching for Ulysses, le texte de James Joyce s’immisce, par dissémination,
au sein des innombrables tweets scannés par un programme de recherche automatisé ; enfin,
L’Aleph relatif s’inspire explicitement de la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges102. Quel est
le moteur qui te pousse à réinterpréter tel ou tel texte ? De quelle manière les abordes-tu ? Et
quel est le rôle joué par la machine dans le processus de relecture ?
F. Z. - Comme tu l’as compris cette tension entre, d’une part, la fixité du support livre et, d’autre
part, la fluidité de la donnée numérique est au cœur de mes travaux à dimension textuelle.
Searching for Ulysses pourrait se résumer à ces questions : où est le texte? Quel est le (ou les)
lieu(x) d’existence d’un texte si celui-ci est « détaché » de son support papier d’origine et
disséminé à travers les réseaux ? Le principe de Searching for Ulysses (le programme avance
toutes les 25 secondes d’un mot dans la lecture du texte d’origine, et fait remonter le dernier
tweet émis quelque part sur terre contenant ce mot pour l’agréger aux tweets précédemment
103 Agent conversationnel écrit par Dag Kittlaus et Adam Cheyer, et vendu à Apple en 2010.
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au sol et développant une dynamique de groupe pour Black boxes (). Si ces projets évacuent au
sens strict la dimension sémantique, ils reposent malgré tout sur la capacité de ces machines à
adopter un comportement signifiant tout en instaurant des situations quasi autistes, où ces
artefacts se substituent au vivant tout en gardant le caractère obsessionnel, mécanique qui les
distingue. Là encore, c’est une tension paradoxale qui me semble traverser ces projets, entre
d’un côté l’intérêt porté à la rigidité froide de la machine, à son a-signifiance, et la volonté dans
le même temps de lui prêter des attributs de l’humain, ou du vivant en général, et de lui faire
accéder à une forme de proto-langage.
V.C. - Tu accordes une grande importance au processus d’interprétation, au sens quasi musical
du terme. Par ailleurs, tes pièces répondent souvent à un processus de partitionnement, de mise
en série et d’ordonnancement, proche de la partition musicale. Où se situe dans ce contexte la
place du sonore et sa part interprétative ? Quel rapport instaures-tu entre celui-ci et la mémoire
informatique mise en scène dans tes œuvres.
F. Z. - Le sonore occupe une place prépondérante dans ma démarche, la musique électronique,
genre auquel je m’intéresse de près depuis longtemps, ayant très vite éveillé chez moi un
intérêt esthétique prononcé à l’égard du machinique et de l’artificiel, qui s’est perpétué dans
ma production artistique. Mes pièces - si elles ne sont pas à proprement parler ce que l’on
qualifie habituellement de pièces exclusivement sonores - développent pour la plupart une
dimension audio, que ce soit par le recours à la voix (humaine ou artificielle), ou par l’usage de
fréquences venant souligner le processus à l’œuvre (à titre d’exemple, l’apparition des images
issues de Google Street View dans From the sky to the Earth, réalisée en 2014, s’accompagne
d’une traduction en son de l’ensemble des couleurs composant ces images).
Par ailleurs, la notion de « composition » exerce sur moi une influence importante
quand il s’agit de régler le développement temporel des processus sur lesquels mes pièces
reposent. Plus généralement il y a quelque part une certaine proximité entre l’idée de
programme (au sens informatique du terme, mais pas uniquement) telle que je la conçois et
l’idée de partition, surtout si on se réfère à la manière dont certains compositeurs
expérimentaux, à la suite de John Cage, Cornelius Cardew ou Max Neuhaus, ont eu recours à
des procédés quasi algorithmiques pour générer de l’indéterminé ou au contraire « mécaniser
» l’interprétation de leurs compositions. On pourrait, par exemple, trouver bon nombre
d’analogies conceptuelles entre la démarche artistique d’un Sol LeWitt et celle, musicale, d’un
Steve Reich.
J’utilise aussi la matière sonore pour sa capacité à définir un espace. Le recours à des
fréquences audio continues, associées à une vidéoprojection (comme pour Survol ou From the
sky to the Earth) donne un caractère fortement immersif à ces pièces, et ainsi permet de
littéralement « installer » l’image dans un espace qui lui est propre. Sur d’autres projets, l’usage
de la voix propose différents registres d’interprétation : Conversationagentconversation joue sur l’artifi-
cialité des voix de synthèse
« incarnant » le dialogue généré par la machine. A mind-body problem (2015) à l’inverse repose
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sur la texture très humaine de la voix que le spectateur entend au cœur de la micro architecture
lumineuse proposée par la pièce. L’Entreprise de déconstruction théotechnique joue quant à
elle sur une dissémination de bribes de voix synthétiques à travers les 8 smartphones, qui
deviennent les interprètes de cette chorale machinique.
Plus récemment, Game over and over m’a amené vers d’autres usages du sonore. La
pièce est accompagnée d’une musique type jeu vidéo réagissant aux actions des robots. Il s’agissait à la
fois ici de contextualiser la situation créée dans un cadre vidéoludique, autant que de souligner le caractère
obsessionnel et monomaniaque avec lequel ces robots s’emploient à s’affronter au fil de cette partie infinie
de jeu vidéo.
De manière générale, j’envisage la dimension sonore de mes travaux plutôt comme un
élément de mise en scène et de mise en espace, venant « envelopper » l’image ou l’objet
auquel elle s’associe.
V.C. – Enfin, comment abordes-tu dans tes œuvres la question de la trace, de l’empreinte, au
regard de cette vocation à l’immatérialité propre à l’informatisation de l’ensemble de nos
champs d’activité contemporains. Ce statut même de l’image (imago), au sens de transfert du
sensible104
- Jean-Louis Boissier parlerait de « saisie »
105
- est-il encore opérant ?
F. Z. - Comme on a pu le voir, la plupart des projets que tes questions m’ont amené à décrire
se nourrissent directement de ces traces multiples dissipées par la numérisation généralisée.
L’idée de trace est de toute évidence indissociable des notions de mémoire et d’archive.
Mais là encore le caractère transitoire, « métastable
» de cette trace numérique implique d’en préciser la singularité. D’une certaine manière, c’est
dans la définition même de ce concept de trace que se nouent les paradoxes déjà évoqués à
propos de l’archive numérique, qui se révèle donc à la fois démultipliée, proliférante, et dans
le même temps fragile et insaisissable. La nature - totalement ou partiellement - logicielle de
mes œuvres pose d’ailleurs elle-même cette question, précisément au regard des
machines leur servant de support : la conservation de ce type de pièces implique d’être des
plus vigilant quant à l’obsolescence des ordinateurs (longévité des disques durs), tant sur le
plan matériel que logiciel (mises à jour parfois problématiques des systèmes d’exploitations)...
À ce titre, il me semble que la trace numérique trouve sa performance dans ses facilités
à circuler plutôt que dans sa pérennité à plus ou moins long terme... ce qui entraîne une
redéfinition complète de la notion de mémoire (tant personnelle que collective), et donc du
rapport que tout un chacun peut entretenir avec elle. Quid du fait qu’une masse pléthorique
de data croisse et circule de façon ininterrompue à travers Internet, que tout le monde
alimente à quasiment chaque connexion, par un upload de media, un commentaire sur un
104 Cf. Pierre-Damien Huyghe, Le devenir peinture, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Georges Didi-Huberman,
La ressemblance par contact.
Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, éd. De Minuit, 2008 ; Giorgio Agamben, «
Notes sur le geste », in Trafic, n° 1,
Paris, éd. P.O.L., Hiver 1991.
105 Cf. Jean-Louis Boissier, « Pour que poussent les images », Op. cit.
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forum, un post sur un réseau social, etc... ? Ce phénomène de suraccumulation fonctionne un
peu comme un hyper-palimpseste, les millions d’ajouts simultanés venant recouvrir les couches
de traces précédentes. Et c’est désormais un lieu commun de rappeler que l’on peut faire
quotidiennement l’expérience de cette sorte d’hypermnésie dans laquelle nous baignons,
l’accès à l’information devenant de plus en plus complexe par effet de saturation et de
surinformation. La question de l’accès à ces traces devient ainsi de toute évidence prépondérante face à
cette situation. Google a bien sûr construit son succès là-dessus, grâce à l’hyper-efficience de son procédé
d’accès à l’information, avec toutefois tout le caractère hégémonique et en même temps réducteur que cette
hyper efficience implique... J’envisage finalement mes travaux comme des sortes de chemins
possibles, se construisant et se reconstruisant en permanence à travers les flux de données
dans lesquels s’inscrivent lesdits travaux. Ces chemins constituent donc autant de traces
éphémères, qui « glissent », en quelque sorte, au fil des process que ces pièces mettent en
place.