Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
et modèles de communication
Gérard Pirotton
Ce texte était initialement construit pour constituer un chapitre d’une thèse en sciences
de la communication. La structure finale de la thèse ayant évolué, ce chapitre reprend
son autonomie par rapport au projet initial et peut donc maintenant faire l’objet d’un
examen pour lui-même.
dans une seule section de ce travail. comme regroupant tout ce qui ne peut -
actuellement- pas trouver place au sein
D'une part, la pragmatique linguistique, d'un abord logico-linguistique du
à laquelle nous ne réserverons qu'un phénomène complexe qu'est le langage.
bref examen et d'autre part, la Nous l'avons vu, si l'approche
pragmatique psychosociologique. saussurienne distingue la langue de la
Pourquoi peu développer ici la parole, rejetant cette dernière pour
pragmatique linguistique ? Pour définir l'autre comme objet central de la
diverses raisons. Ne pas prétendre à science que fonde cet auteur, c'est
l'originalité, tout d'abord. Les ouvrages davantage du côté de la parole que se
existent qui ont entrepris une situera la pragmatique. On s'intéresse
présentation de synthèse de ce courant moins à la langue comme système de
et je me contenterai d'y faire référence, signes, mais davantage comme prenant
en une présentation bien schématique sens en tant qu'acte de communication
des apports de ce courant. (2) La situé dans un réseau relationnel. Ce qui
continuité de l'exposé, ensuite. Ce qu'on est rejeté par l'approche saussurienne
appellera « l'École de Palo Alto » s'est (les locuteurs, le contexte, l'histoire...)
manifestement construite, tout à la fois est précisément ce que l'on va s'efforcer
à l'encontre et en référence au modèle d'aborder ici. Sous cet angle, le langage
télégraphique. Il y a donc lieu de lui n'est plus réduit à sa seule fonction de
réserver une place significative. C'est véhicule des significations : il a -ou il
sans doute moins explicitement le cas vise en avoir- des effets pragmatiques.
de la pragmatique linguistique, qui s'est Prendre la parole est un acte. Il est des
quant à elle davantage élaborée en paroles qui modifient les états du
contre-point de l'approche saussu- monde et ne se limitent pas à les
rienne. Pour la pertinence du propos, décrire. Prenant part à une interaction,
enfin. Car l'approche pragmatique des locuteurs coopèrent à l'établir, à la
linguistique a moins immédiatement maintenir ou à y mettre fin, ils
donné lieu à des « applications » dans le définissent leurs places respectives et se
champ pédagogique, au contraire de reconnaissent l'un l'autre comme des
« l'approche systémique » qui, quant à interlocuteurs, ils se donnent des droits
elle, s'est largement vue utilisée dans et des devoirs, etc.
des domaines sociaux et éducatifs.
(3)
Pour une présentation d'ensemble, voir : On le sait, c'est par l'anthropologie que
MEUNIER Jean-Pierre et PERAYA Daniel, Bateson commence sa carrière
Introduction aux Théories de la Commu- scientifique. Un travail chez les Iatmuls
nication, de Boeck-Université, Bruxelles, 1993. donna lieu à un ouvrage
(4)
d'anthropologie, au sein duquel il
Voir aussi une récente synthèse sous la plume
aborde l'étude d'une cérémonie
d'Anne REBOUL et Jacques MOESCHLER
particulière, le Naven. Il construit à
Approches pragmatiques - modèles de la communication (G. PIROTTON) - 13 -
cette occasion un certain nombre de s'impose avec la "Mimésis", qui
concepts, dont la fameuse caractérise les travaux de René Girard.
« schismogénèse ». Il en distingue deux
types : symétrique et complémentaire. Ce sont ses participations aux
De quoi s'agit-il ? conférences de la Macy Foundation, (dès
1942) au cours desquelles Bateson va
Bateson avait observé… notamment rencontrer le cybernéticien
Norbert Wiener, qui vont lui fournir le
« des séquences d'interactions sociales où concept de « feed-back négatif », concept
les actes de A sont des stimuli pour les de base de l'auto-régulation. Cette idée
actes de B, qui deviennent, à leur tour, des de feed-back est bien connue et a déjà
stimuli, pour une action plus intense de la été rappelée dans la section précédente.
part de A, et ainsi de suite,...(...). Ces Qu'il suffise de souligner deux ou trois
séquences schismogénétiques peuvent être
aspects majeurs.
réparties en deux classes :
a) schismogénèse symétrique, les actions
de A et de B se stimulent mutuellement, Tout d'abord le fait que cette idée
sont essentiellement similaires - cas de centrale, conçue par les ingénieurs du
compétition, de rivalité, etc; contrôle, a une portée très générale, ce
b) schismogénèse complémentaire, les dont se sont vite rendu compte les
actions qui se stimulent réciproquement participants aux conférences de la
sont essentiellement dissemblables, mais Fondation Macy. On peut par exemple
réciproquement appropriées : domination citer Kurt Lewin, « inventeur » de la
et soumission, assistance et dépendance, dynamique des groupes. Mais on
exhibitionnisme et voyeurisme, etc." pourrait aussi citer, à titre de boutade,
(BATESON, 1977:122) une énumération à la Bateson :
Sujets
Section III:
l'approche
Interaction culture
cognitive
DANS un BUT THERAPEUTIQUE
ans la section précédente, on a
n peut éventuellement s'étonner
D sommairement présenté les bases
O de ce que cet ensemble de
linguistiques de l'approche pragma-
tique, dont les fondements, à un certain
considérations, issu d'un cadre
niveau, se comparent à ceux de
davantage thérapeutique, trouve sa
l'approche psychosociologique. Reve-
place dans une présentation des
nons un instant à ce champ pour
modèles de communication. Deux
introduire cette troisième section, que
éléments au moins peuvent venir
nous consacrons, au risque d'être
alimenter la réflexion sur ce point.
caricatural, à un examen rapide d'une
D'une part, comme on l'a vu, l'approche
troisième approche de la
psychosociologique de la communi-
communication.
cation prend nettement appui sur les
A l'origine de cette approche, on
travaux de Bateson, pour lequel la
retrouve des travaux linguistiques et
communication est manifestement une
philosophiques qui contribuent à mettre
de ses quêtes principales. D'ailleurs,
en évidence la contribution décisive de
l'ouvrage fondateur (WATZLAWICK et
celui ou celle qui occupe le poste de
al. 1967) affiche ses prétentions
"récepteur". A l'exception des situations
conceptuelles quant à une théorie de la
de communication stéréotypées, loin de
communication. D'autre part, la
n'être qu'une activité passive de
procédure qui consiste à s'intéresser au
réception-décodage « automatique »,
"pathologique" pour comprendre le
l'activité du récepteur consiste bien au
"normal" n'est pas aussi exceptionnelle
contraire à élaborer la signification du
que cela. Dans un domaine proche,
message, prenant appui pour cela sur sa
celui de la linguistique et de la
perception du contexte, attribuant des
psychologie du langage, des chercheurs
intentions au locuteur, etc.
ont notamment travaillé à partir de
Approches pragmatiques - modèles de la communication (G. PIROTTON) - 20 -
Prenons un exemple. hypothèses sur les raisons qui peuvent
amener notre interlocuteur à opter pour
« "Une tasse de café m'empêcherait de ce non respect, des raisons que nous
dormir. » (5) avons besoin d'identifier pour
comprendre la signification de ce que,
Bien sûr, à un certain niveau, cette dans ce non respect même, il cherche
phrase peut être entendue comme une malgré tout à dire. Nous procédons
affirmation sur l'effet du café. Mais à un donc à un « calcul inférentiel », un
autre niveau, selon les circonstances et raisonnement logique, nous procédons
les intentions qui sont prêtées au à des inférences, des déductions, des
locuteur, cette même phrase sera computations...
entendue, soit comme un refus, soit
comme une acceptation d'une tasse de De telles considérations amènent donc
café. Ce qui apparait alors clairement des chercheurs à se préoccuper de la
c'est que l'une ou l'autre de ses façon dont s'y prend un locuteur
significations ne peut être extraite du lorsqu'il attribue une/des signification-s
contenu explicite du message, par une à des messages verbaux. Ces chercheurs
simple opération de décodage, mais que sont alors amenés à s'inspirer d'un
cette signification est le résultat d'un paradigme montant et dominant dans
« calcul inférentiel » de celui ou de celle le champ des sciences humaines
que l'on ne pourrait plus alors appeler contemporaines : l'approche cognitive,
récepteur que de façon excessivement ainsi que le font deux auteurs
restrictive. représentatifs de ce courant Dan
Sperber et Deirdre Wilson, dans leur
Paul Grice,(6) un philosophe du langage, ouvrage "La Pertinence.(7)
généralement considéré comme au
fondement de cette approche, a mis en
avant des « Maximes » que sont censées
respecter des interlocuteurs pour
qu'une communication soit possible, L 'APPROCHE COGNITIVE, QU'EST-
par exemple ne pas dire ce que l'on croit CE À DIRE ? (8)
faux ou ne pas dire ce que l'on croit
hors de propos. A un niveau plus e terme générique de « cognition »
général encore, un principe général
encadre ces maximes : un Principe de
L recouvre un ensemble de
préoccupations dont il n'y a pas lieu
Coopération. Pour prendre part à une d'entreprendre ici l'inventaire. Mais il
communication, un locuteur doit s'agit incontestablement d'un
présupposer de la part d'autrui qu'il paradigme qui s'impose aujourd'hui
tente de lui communiquer quelque comme majeur dans le champ des
chose. Lorsque ces maximes, non écrites sciences humaines. Il appartiendra à
et pourtant le plus souvent mises en l'histoire des idées d'approfondir les
application, ne sont pas respectées,
nous trouvons cela étonnant et nous
nous mettons à échafauder des (7) Voir SPERBER, WILSON : 1989
Pourtant, même parmi ceux qui avaient Quelques hypothèses peut-être, de mon
puisé dans ce paradigme matière à point de vue, qui consistent à
inspirer leurs propres recherches, recontextualiser les choses. Au premier
certains prennent aujourd'hui leurs rang des explications du succès de cette
distances à l'égard de cette option conception : sa conformité au modèle
fondatrice. cartésien, à la façon occidentale d'être
au monde, une conception qui
« ...petit à petit, l'accent s'est déplacé de la s'identifie à un projet de possession de
signification à l'information, et de la la nature, dans lequel des objets
construction de la signification au dépourvus d'esprit sont manipulés au
traitement de l'information. Ce sont service d'une fin que seul un esprit peut
pourtant des choses bien différentes. A concevoir.
l'origine de ce glissement, une métaphore
qui est devenue dominante, celle de
Dans la foulée, on peut aussi voir dans
l’ordinateur ; c'est à cette aune que l'on a
fini par juger qu'un modèle théorique est
l'ampleur de cette approche dans les
valable. L'information ne s'intéresse pas à sciences humaines contemporaines la
la signification » domination de fait de ceux et celles qui
(BRUNER : 1991,20) voient dans ce néo-positivisme
d'inspiration anglo-saxonne la seule
La force d'évidence de cette métaphore façon de faire de la science, mimant les
de l'ordinateur est telle qu'il nous est procédures des sciences dites exactes (10)
difficile d'imaginer le «fonctionnement» et qualifiant de spéculations
de l' «appareil» cognitif autrement continentales (entendre ici le Vieux
qu'en des termes d'informations (ou de Continent) les autres démarches. Autre
représentations) manipulées par des raison, en germe dans le point
procédures. Cette conception nous précédent : un dualisme esprit/corps,
empêche de concevoir la pensée comme tout aussi prégnant dans la culture
une production sociale, par exemple, ou occidentale. L'esprit contrôle le corps,
comme un phénomène impliquant des comme une entité distincte et pour tout
dimensions proprement biologiques. dire transcendante.
Car dans cette conception, comme le
note perfidement Searle : Si d'autres raisons peuvent vraisem-
blablement être encore avancées, elles
« La pensée semble de nature formelle et tiendront peut-être aux divers contextes
abstraite, étrangère à cette matière humide au sein desquels l'approche cognitive a
et visqueuse qui constitue notre cerveau. » trouvé à se développer et a ainsi donné
(SEARLE : 1990) à des acteurs des moyens de se
COMMUNICATION : QUELLES
METAPHORES ?
aspects
S ilaletransmission,
modèle du télégraphe insiste sur
c'est ici davantage
davantage complémentaires plutôt que
simplement opposés.
l'activité du récepteur qui va être
explorée. On se préoccupera moins du Ces trois modèles peuvent encore être
message transmis mais de la manière contrastés en ayant recours cette fois à
dont le récepteur s'y prend pour le la théorie des prototypes (22) On met
comprendre. Ainsi que l'affirment dans alors en évidence les situations
détour Sperber et Wilson : exemplatives, emblématiques de ce
pour quoi chaque modèle a été
« La communication est un processus qui construit et ce pour quoi ses vertus
met en jeu deux dispositifs de traitement heuristiques sont particulièrement
de l'information. L'un des dispositifs avérées. Pour chaque modèle, cette
modifie l'environnement physique de situation-type représente la référence
l'autre. Ceci a pour effet d'amener le avec laquelle une situation va être
second dispositif à construire des comparée afin de pouvoir décider si elle
représentations semblables à certaines des
relève ou non de son champ de
représentations contenues dans le
premier. »(21)
pertinence. Pour chaque modèle, les
situations prototypiques propres aux
On voit ici condensées deux deux autres vont aussi être comparées
affirmations nodales de cette approche : de la sorte et être situées plus ou moins
l'activité du récepteur qui est définie à la périphérie de chaque figure
comme une construction de représen- centrale. Du point de vue de chaque
tation et le modus operandi, explicitement modèle, les deux autres apparaissent
défini comme traitement de l'infor- alors comme des théories locales, quand
mation. L'activité cognitive du lui-même pose sa vocation générale.
récepteur est explicitement décrite à Pour chaque modèle, les noyaux
partir de la *métaphore de l'ordinateur. prototypiques des deux autres modèles
Cette approche de la communication se apparaissent comme des cas particuliers
centre donc moins sur le message à en regard de la vocation générale à
transmettre et son contenu informatif laquelle lui-même prétend. Ce qui
que sur la manière dont le récepteur s'y permet de dresser le petit tableau
prend pour traiter l'information reçue. suivant :
PROTOTYPE de la
COMMUNICATION ?
Télégraphe Interaction
Si l'on opte pour la seconde branche, les
choses deviennent plus complexes,
précisément dans le sens développé par Inférence
des auteurs comme Edgar Morin. (29)
Dans ce cas,
« Les sujets ne sont plus simplement des On voit ainsi apparaître une quatrième
«opérateurs» rationnels. Ils sont des case, dont le vide est comme l’appel à la
«acteurs» identifiés par un corps, un construction d’un quatrième modèle,
psychisme, une histoire, un rôle et un qui intégrerait les acquis des trois
contrat particuliers et par les potentiels et précédents, qui ne s’oublierait pas
les limites de leur constitution biologique.
comme modèle, qui ne resterait pas
Ces acteurs ne sont plus, en conséquence,
des calculateurs parfaits, mais des vivants
ignorant de la *métaphore sur laquelle
recherchant des compromis acceptables. »(30) il serait immanquablement fondé et qui
serait construit autour des fondements
Si nous reprenons alors la dichotomie de la seconde option de la dichotomie
proposée par Monique Linard en de Monique Linard.
l'appliquant à notre propos, on voit que
les *métaphores « fondatrices » de ces
trois modèles de la communication
auquel nous venons de procéder nous
permet pour les contraster davantage
encore en un seul schéma et de dresser
le tableau suivant : Gérard PIROTTON ■
(29)
Voir son « monument », les quatre tome de
La Méthode.