Vous êtes sur la page 1sur 265

Série IRCAV

dirigée par Laurent Cretou


Ouvrage publié avec le concours de l’Institut de recherche sur le
cinéma et l’audiovisuel (IRCAV), Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
Illustration de couverture : Marie Ruchat dans Adieu au langage
(Jean-Luc Godard, 2014). © Wild Bunch / Canal+ / CNC /
The Kobal Collection.
© Armand Colin, 2013, 2017
Armand Colin est une marque de
Dunod Éditeur, 11, rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.armand-colin.com
ISBN : 978-2-200-61895-7
Table

Couverture

Page de titre

Copyright

Remerciements

Introduction

Une théorie énergétique du montage

Qu’est-ce que l’énergie ?

Question d’intuition

Question de modélisation

Question d’analogie

Question de méthodologie : théorie explicative ou descriptive

Question de vérification et de pertinence

Question de corpus

Introduction à l’énergie du plan

Montage en puissance dans le plan

Le plan et la coupe

Introduction à l’énergie mécanique du montage


Roue

Roulement
Rouage

Partie I
Analyse des forces
Questions de liaison et d’articulation

1. Modèle de la mécanique classique des solides

Mise en garde

Mise au point

Liaisons mécaniques : types et fonctions

Degrés de liberté

2. Chambres d’expérimentation Mécanique débridée

Donald and Pluto

Carrie au bal du diable

Les Méta-mécaniques de Jean Tinguely

3. Énergie de l’intervalle Poétique du Vide

Modification du régime énergétique


Intervalle/intermittence

Limite versus bord du plan

Énergie dans le temps/ Énergie dans l’espace Indétermination


et mutabilité temporelle

Partie II
Poétique des fluides

Questions d’écoulement et de transmutation


1. Appréhender les fluides

La matière demeure, et la forme se perd


Le cours des fluides

Suspense

Transfusion

Sortilèges du feu

Transmutation (Alchimie du cinéma)


Instabilité

Transition de phase

Rhéologie

Pression du temps

Fluides filmiques

2. Figures d’écoulement et de diffusion

Hydrodynamique
Vases communicants

Densité du flux

Questions de diffusion
Ondes en phases

Tension interfaciale

Interroger l’écoulement temporel

Caprices du montage / Décharges d’énergie


Traversée de la matière

La carotte de Carrie

Orages électriques
L’acteur comme fluide
Corps conducteurs
Débonder les plans

Turbulence
Attracteur étrange

Forme transitionnelle Seuil


d’écoulement/saltation

3. Montage plasmateur

Géométrie de l’instable

Inquiétude du regard

Matière-énergie

Conclusion

Bibliographie

Liste des abréviations

Index
Remerciements

Ils s’adressent tout naturellement à celui qui a accompagné, avec


beaucoup d’attention, une première version de ce travail, Jacques Aumont,
à ses premiers lecteurs, Raymond Bellour, Jean-Luc Nancy, Francis
Ramirez, pour leurs précieuses remarques,
à Laurent Creton pour son soutien
amical,
à Barbara Le Maître pour nos échanges depuis tant d’années et « le gond
plastique » en particulier, à Stefani de Loppinot pour
les découvertes filmiques, et à Damien Sausset,
infiniment.
« Le nom nous était familier non pas en art mais en construction
mécanique et dans l’industrie électrique et nous parvenait dans le secteur
le plus progressif de l’art, dans le cinéma. Ce domaine, cette méthode, ce
principe de construction n’étaient autre chose que le montage. »
(Eisenstein1)
1. S. M. Eisenstein, « Dickens, Griffith et nous », in Le Film : sa forme, son sens, Christian Bourgois,
1977, p. 366.
Introduction

Les possibles d’une « nouvelle » théorie


du montage1

Il est difficile de résumer où l’on en est de la réflexion sur « le »


montage, de faire un état des lieux, une synthèse de la littérature qu’il a
suscitée. On trouve des grammaires, des ouvrages plus ou moins
techniques, des analyses, des essais ou des tentatives théoriques plus ou
moins aboutis pour faire du montage un concept. Qui les écrit ? des
théoriciens, des sémiologues, des critiques, des philosophes, des
historiens, des monteurs, des cinéastes… Cela fait du montage un objet un
peu encombrant puisque déjà soumis à de nombreuses interprétations et
un « objet » banalisé puisque, en outre, on trouve du montage « partout »,
dès qu’il est question d’assemblages, de collages, d’enchaînements, de
liaisons.
Si l’on ne garde que les théorisations, qu’elles soient seulement
esquissées, disséminées dans les écrits de cinéastes, philosophes,
esthéticiens ou qu’elles tendent à l’exhaustivité d’une grammaire, qu’est-
ce qui apparaît ? Des outils de description identifiant les éléments sur
lesquels s’articule une liaison, précisant une fonction à remplir (par rapport
à un récit ou un discours), avec parfois la conviction de pouvoir normaliser.
Pourtant, à entrer dans l’analyse du montage, des petites et des grandes
articulations, on prend vite conscience de l’impossibilité d’une norme. Les
modes d’enchaînement, d’association, de raccordement sont multiples et
se définissent par rapport à un récit, un style, une époque, un pays, un
auteur… Dans un large ambitus, le terme montage renvoie aussi bien aux
règles simples et conventionnelles pour organiser l’espace-temps filmique
(par exemple celles des 180° ou des 30°) qu’à un processus complexe
d’étoilement d’images et de son, du split-screen aux dispositifs de
polyvision en passant par les images composites.
On lit encore des propositions de démonstration de son efficacité, de sa
force créatrice ou de sa puissance sémantique, rythmique, figurale…
Derrière ces nombreuses manifestations et l’analyse des effets du
montage, un principe générateur peut-il être dégagé ? Peut-on saisir
l’essence du montage au-delà de fonctions syntaxiques, narratives,
discursives, rythmiques ou plastiques ? au-delà des contingences
historiques, géographiques, des critères de genre et des politiques
d’auteurs ? Une nouvelle théorie du montage devrait avoir pour horizon la
compréhension de ce qui se joue essentiellement entre les images, quelles
que soient les formes du montage, des plus communes aux plus
singulières, des toutes premières aux plus contemporaines. Il est aussi
permis d’espérer qu’elle considère l’acte de création du montage sans
pour autant chercher une justification aux analyses du côté des intentions
du monteur. Avant même de couper, monter c’est être à l’écoute des
images, découvrir leur fonctionnement, en saisir la respiration, la
pulsation, le rythme – la part physiologique et intuitive du montage
s’affirmera avec la définition des outils théoriques et les analyses filmiques.
L’hypothèse est donc celle-ci : les images seraient porteuses d’une
énergie – dont les manifestations sont variées – que le montage devrait
prendre en charge, actualiser, activer, polariser. Ceci implique l’analyse du
jeu des forces en action dans les plans et des transformations et
métamorphoses qui en découlent. Quelle est la perspective de cette
hypothèse de départ à savoir son horizon et son trajet ? Peut-elle être «
vérifiée » dans le champ cinématographique ? A-t-elle une vertu
explicative qui permettrait de proposer une nouvelle théorie du montage ?
Une théorie énergétique du montage
Partant de l’intuition d’une énergie qui circule, le concept sera défini
pour identifier les éléments porteurs ou générateurs de l’énergie à l’œuvre
dans les images et analyser leur comportement, donc le traitement de
l’énergie dans le film. Car la première difficulté sera phénoménologique
comme le rappelle Patrick de Hass : « L’énergie n’est pas représentable,
elle “reste sans figure” (Bachelard)2 ». L’entrée en matière d’un ouvrage de
vulgarisation au titre programmatique, L’Énergie, ses transformations, ses
applications d’Henri Arnould mettait déjà en garde : « L’énergie comme la
matière se présente sous de nombreux aspects, mais elle n’est pas visible
ni tangible comme la matière, néanmoins on peut la mesurer, la compter…
3
» en appréhender les effets sur la matière.

Qu’est-ce que l’énergie ?


Une notion aujourd’hui très répandue, galvaudée. À l’origine, une force
de travail. Énergie est un emprunt (vers 1500) au bas latin energia « force,
énergie », lui-même du grec energeia « force en action », dérivé de ergon «
travail ». Au cœur du montage donc une force en action, une production
de travail.
L’histoire de la mécanique n’a cessé de redéfinir ce concept : de la
balistique, bénéficiant des premières applications de la mécanique, aux
mécaniques des solides, des fluides, des ondes, sans oublier les deux
principes de la thermodynamique à la fin du XIXe siècle et les crises
relativiste et quantique au XXe siècle ; de la notion de force à la redéfinition
de son rapport avec la matière. (Aujourd’hui, nous disons que l’énergie ne
se traduit plus par un déplacement de matière mais se confond avec la
matière.) Energia a eu des emplois en sciences depuis le début du XVIIe
siècle. Si il est assez généralement utilisé en physique au début du
XIX siècle, le concept moderne d’énergie ne se dégage que vers 1850. Il est
e

fondé sur la notion de chaleur ainsi définie par Laplace et Lavoisier à


l’Académie en 1780 :
« Les physiciens sont partagés sur la nature de la chaleur. Plusieurs d’entre eux la regardent
comme un fluide répandu dans toute la nature, et dont les corps sont plus ou moins pénétrés,
à raison de leur température et de leur disposition particulière à le retenir (…) D’autres
physiciens pensent que la chaleur n’est que le résultat des mouvements insensibles des
molécules de la matière (…) c’est ce mouvement intestin qui, suivant les physiciens dont nous
parlons, constitue la chaleur4. »

L’existence d’équivalents mécanique, électrique et chimique de la


chaleur amène Julius Robert von Mayer (physicien allemand) à postuler
l’existence dans l’Univers d’une unité fondamentale se manifestant sous
des formes diverses – travail, chaleur, liaisons chimiques, etc. – et à
laquelle, sous l’influence de Leibniz, il donne le nom de « force », peu de
temps après appelée énergie5. Action extérieure (le calorique) ou
mouvement propre, Léonard Sadi Carnot tranche en 1831 en
reconnaissant que « la chaleur n’est autre que la puissance motrice ou
plutôt le mouvement qui a changé de forme, c’est un mouvement 6 ». Il
avance alors cette thèse qui deviendra le principe de conservation de
l’énergie : « la puissance motrice est en quantité invariable dans la nature,
elle n’est jamais à proprement parler ni produite ni détruite. À la vérité,
elle change de forme7. » C’est cette articulation fondamentale entre les
forces et les formes qui sera à la base de notre théorie énergétique du
montage. On la retrouve dans d’autres théories, en particulier celles des
cinéastes, Eisenstein, Epstein, Tarkovski. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple
à ce stade, Epstein définit l’essence de l’image cinématographique en
reconnaissant la relation entre mouvement et forme, « relation qui
pourrait bien être d’unité, d’identité 8 ». Elle fonde le « monde fluide de
l’écran ». Les mouvements des images s’appréhendent sous le règne des
forces en action, du transport, de la transformation, de la conversion de
l’énergie d’une forme en une autre. Comme les travaux de Carnot ne
furent pas publiés avant 1878 (c’est-à-dire environ cinquante ans après son
annonce), le principe de conservation de l’énergie, premier principe de la
thermodynamique, science des transformations de la matière et de
l’énergie, est plus fréquemment associé à Joule, Mayer et Helmholtz dans
les années 1840. Le second principe (traitant des cas de transformations
irréversibles), celui de l’entropie, est aussi fondamental dans la définition
de l’énergie. Clausius propose en 1865 d’appeler « quantité S l’entropie du
corps d’après le mot grec τροπη, transformation.
C’est à dessein [qu’il a] formé le mot entropie, de manière qu’il se
rapproche autant que possible du mot énergie : car ces deux quantités ont
une telle analogie dans leur signification physique qu’une certaine analogie
de détermination [lui] a paru utile9. »
La deuxième moitié du XIXe siècle est donc décisive pour la définition de
l’énergie qui est ainsi contemporaine de la naissance du cinéma. Ce
parallélisme n’a pas échappé à certains théoriciens (cinéastes et
philosophes essentiellement) sans pourtant être développé autrement que
par des notes relevant d’un métaphorique intuitif. La tentative de
modélisation proposée ici est une première étape dans cette entreprise
épistémologique. Sans nous attarder sur les interactions entre sciences et
cinéma (au niveau expérimental comme théorique) dans une perspective
archéologique, rappelons un exemple fondateur : les expériences
d’Étienne-Jules Marey avec la chronophotographie, instrument
particulièrement prédisposé à observer les phénomènes énergétiques – de
la motricité, de la marche à la dynamique des fluides. Son œuvre est
animée par la passion encyclopédique d’« enregistrer tous les
mouvements des êtres et des choses, qu’ils soient microscopiques ou
macroscopiques, rapides ou lents10 », visibles (les corps en mouvement) ou
invisibles (mouvements de l’air). Devant l’entreprise mareysienne, on
pourrait postuler une certaine isomorphie entre le phénomène et
l’instrument de capture, entre le mouvement de l’énergie et le
mouvement des images. Ceci n’est pas sans rappeler une autre idée
contemporaine de cette fin du XIXe siècle posant « l’identité morphologique
» de l’œil et de la lumière. Par exemple, le Traité d’esthétique visuelle
transcendantale de Léon Arnoult (1897) commente en détail le mimétisme
de la convexité de la cornée et la forme géométrique hémisphérique de la
diffusion de la lumière, déduisant ainsi l’identité du phénomène physique
et de l’instrument optique humain11. A côté d’un œil solaire, une
chronophotographie énergétique.
Les multiples états et qualités de l’énergie (on parle ainsi d’énergie
totale, actuelle, potentielle et on spécifie l’énergie cinétique, rayonnante,
magnétique, nucléaire) et ses propriétés de conservation et
transformation la dotent d’un riche potentiel pour la réflexion théorique
qui s’attachera à définir plus précisément ce concept en fonction des
problèmes d’images rencontrés.
Question d’intuition
Aussi variée soit-elle, nous avons de la notion d’énergie une
connaissance intuitive, c’est-à-dire « immédiate, sans intermédiaire ni
interposition de raisonnement (…) entre sujet et objet 12 » (point non
négligeable dans notre réflexion). Elle peut donc être commune au
monteur, au spectateur et à l’analyste.
« Lorsque l’homme cherche à se rendre compte de ce qui se passe autour de lui, ses sens lui
révèlent immédiatement l’existence de la matière et il voit cette matière se mouvoir, se
transformer plus ou moins vite mais constamment. Dans ces mouvements et ces
transformations, la Science voit les résultats de quelque chose qu’elle appelle l’énergie.
L’énergie comme la matière se présente sous de nombreux aspects, mais elle n’est pas visible
ni tangible comme la matière, néanmoins on peut la mesurer, la compter… 13 »
Avant même l’observation des phénomènes (telle que la décrit Arnould),
la connaissance intuitive de l’énergie nous vient des grandes lois de la
mécanique comme le rappelle René Thom : « Notre organisme est
construit d’une manière telle que chaque fois que nous agissons
spatialement avec nos muscles et notre squelette, nous satisfaisons en
effet automatiquement les lois de la mécanique dont nous avons, par
conséquent, une connaissance implicite 14. » « C’est parce que nous avons
implicitement le schéma de la pompe réalisée dans le cœur que nous
avons pu ultérieurement construire des pompes technologiques 15. » Reste
à passer de cette connaissance implicite à une connaissance explicite. Ici, il
s’agira de passer des qualités énergétiques pressenties dans le montage à
une définition de ce concept qui, appliqué au cinéma, permettra la
description du phénomène dans les configurations d’images et ouvrira
peut-être sur son explication.
Pour définir le concept d’énergie, outre la thermodynamique, les
modèles scientifiques telles la mécanique classique des solides, la
mécanique des fluides et des ondes se sont imposés pour leur efficace et
pertinence par rapport au montage. Plusieurs cinéastes et théoriciens en
ont d’ailleurs souvent fait un usage métaphorique. Mais cette démarche
nécessite quelques réserves et mises en garde. Qu’est-ce qui justifie le
choix de ces modèles ? Comment les utiliser ? À quelle fin ?
Question de modélisation
La théorie doit permettre l’explication, la compréhension, être
productive et devenir un patrimoine commun. Notons qu’il n’y a pas plus
en sciences dures que pour les sciences humaines de règles d’induction,
grâce auxquelles on pourrait dériver mécaniquement ou inférer des
hypothèses ou des théories à partir de données empiriques. Pour passer
des données à la théorie, de la solution au problème, il faut un travail
créateur de l’imagination16. Les hypothèses et les théories scientifiques ne
sont pas dérivées des faits observés mais inventées pour en rendre raison.
Si elles « peuvent être proposées librement en science, elles ne peuvent
être admises dans le corps de la connaissance scientifique que si elles
subissent avec succès un examen critique, qui comprend notamment la
mise à l’épreuve de leurs implications vérifiables par une observation ou
une expérimentation rigoureuse17 ». Ce qui rend une théorie scientifique
légitime c’est la vérification empirique. Il ne peut qu’en être autrement ici
puisque l’on s’attachera plutôt à la pertinence de la théorie et à la force de
l’interprétation.
Inventer les problèmes, passer des événements d’images à l’élaboration
d’une théorie esthétique implique aussi, selon la perspective de cette
réflexion sur le montage, d’inventer sa propre méthode d’investigation.
Les modèles mécaniques annoncés comme références recèlent une force
méthodologique même si leur utilisation n’est pas sans poser problème.
Première interrogation : dans quelle mesure le montage
cinématographique peut-il avoir un modèle mécanique ? Sans doute faut-il
définir ce qu’est un modèle scientifique et dans quelles conditions il peut
être employé pour réfléchir à un problème esthétique. Selon René Thom,
« Il n’est pas difficile d’expliquer ce qu’est un modèle en science : nous nous trouvons face à
une situation présentant un caractère surprenant pour l’observateur, du fait qu’elle évolue
d’une manière imprévisible, il y a quelque chose d’aléatoire ou d’apparemment indéterminé ou
des facteurs agissants d’une manière non locale – actions à distance, par exemple. On essaye
donc de dominer ces situations à l’aide de la modélisation, c’est-à-dire en construisant un
système matériel – ou mental – qui simule la situation naturelle de départ, à travers une
certaine analogie. À ce point, on formule une question sur la situation naturelle et, à travers
l’analogie, on la transfère sur le modèle que l’on fait évoluer de manière à en obtenir une
réponse18. »
La tentation a souvent été forte de normaliser les formes de coupe. Le
modèle mécanique pourrait être utilisé dans ce sens d’autant que la
mécanique classique des solides offre un inventaire des liaisons qui
inviterait à le confronter à un répertoire des modes de raccordement. Ce
serait tirer bien peu de chose de l’analogie si ce n’est la possibilité de
métaphores plus ou moins poétiques19. Cependant, si l’on peut aussi parler
à propos du montage de surprise, d’imprévisibilité, d’indétermination c’est
que l’on n’en finit pas de réfléchir aux passages d’un plan à l’autre, « en
dehors de grosses conventions trop tôt établies : Qu’est-ce qui autorise à
dire que deux plans raccordent20 ? » Qu’est-ce qui raccorde ? La
reconnaissance, par le langage généralement adopté, d’un montage
alterné, des raccords de geste, de position, de mouvement, d’objet… suffit-
elle à rendre compte de la complexité des enchaînements ? dit-elle
seulement quelque chose des effets, des virtualités du montage ou se
contente-t-elle d’identifier des modalités ?
Comment cela raccorde ? Le second plan complète-t-il le premier, lui
donne-t-il suite, se laisse-t-il investir par le mouvement, la dynamique du
premier ou vient-il au contraire riposter, contredire, s’opposer (selon des
critères narratif, rythmique, plastique…) ? Pour quelle réaction dans le/les
plan(s) suivant(s) ? Selon quelles « interactions, interattractions,
interrepoussages des images » (Vertov21) ? Alors, « qu’est-ce que couper
un plan ? et qu’est-ce qui autorise à le faire ? » (Aumont) « Où et pourquoi
commencer un plan et où et pourquoi le finir » (Godard) ? « À la fin de quel
geste, à quel point d’une expression mimique, et en général, quand quel
résultat a été obtenu dans le plan ? Ou bien : à quelle distance de tel geste
coupera-t-on ? quel temps concédera-t-on à tel événement, énorme ou
presque imperceptible ? Laissera-t-on au début, à la fin du plan, un peu,
beaucoup de “vide” ?22 » Donnera-t-on « plus de liberté à une image [afin
d’avoir] plus d’espace pour créer des rapports complexes entre images 23
» ? Van der Keuken se souvient ici de la « nouvelle dépendance » de
Bresson. À ces questionnements, il faut ajouter les problèmes de durée :
un plan a-t-il une durée par rapport à une fonction à remplir ? informer sur
un lieu, une situation, un destin, un sentiment, une intention, un état
d’esprit ou de corps… Comment décider qu’un plan a dit ce qu’il avait à
dire ? Le monteur charge-t-il toujours le plan d’une fonction à remplir ?
N’arrive-t-il pas que l’on ait du mal à parler de résultat ou à reconnaître
une motivation ? Cette durée est-elle choisie pour permettre l’achèvement
d’un geste, d’une action, d’une parole ? Est-elle synchronisée à la mise en
scène ou pensée sur le mode de l’interruption, de la syncope, de
l’inachèvement ? ou sur celui de l’indépendance (le plan se prolongeant
après la parole ou l’action) ?
Ce n’est donc pas tant la réponse donnée par un modèle qui nous
intéresse que la force heuristique de l’analogie. Encore faut-il préciser
comment se servir de cette méthode analogique (d’autant qu’elle séduit
trop facilement les sciences humaines24) dont l’horizon est de décrire les
formes de coupe et en espérer une fonction explicative. Devant les images
animées, une sorte de « vision » mécanique (donc énergétique) du
montage s’est imposée, un peu comme Thom raconte avoir eu une sorte
de vision mathématique à l’origine des modèles proposés à l’embryologie
par exemple25 (bien que pour lui il s’agisse d’une vision géométrique). Les
modèles scientifiques ont ici une première fonction de « dévoilement » de
la complexité d’un phénomène : la manifestation de l’énergie dans le
montage. Ainsi, certaines notions mécaniques (comme les degrés de
liberté) donnent des outils pour comprendre le sens et le fonctionnement
des raccords dans les chaînes d’images. Dans ce cadre, ils offrent une
réponse par la description qui dépasse bien sûr la métaphoricité qui
trahirait la stérilité de l’analogie.
Devant la force de ces modèles, on ne s’étonne pas de les retrouver
dans les écrits de quelques théoriciens-monteurs, avec plus ou moins de
prégnance il est vrai. La terminologie mécanique (des solides, des fluides
ou des ondes) surgit essentiellement chez Eisenstein, Epstein, Tarkovski,
Bresson, Pelechian. Ici, simple métaphore, il n’est pas exclu qu’elle
soustende occasionnellement un penchant pour le modèle. Mais ces essais
analogiques ne semblent pas avoir été exploités, étendus, confrontés à la
variété des manifestations du montage. Ces propositions seront
néanmoins articulées avec notre réflexion selon qu’elles complètent ou
confirment les hypothèses ou encore posent de nouveaux problèmes. Ceci
justifie que ces références soient parfois fréquentes, notamment les écrits
d’Epstein qui témoignent d’une connaissance précise des faits scientifiques
comme les principes de la thermodynamique (déjà notés) et les «
bouleversements » de la première partie du XXe siècle (théorie de la
relativité et de la « révolution » quantique).
Pour apprécier la force d’une vision mécanique du montage, rappelons
dès maintenant un cas exemplaire : le modèle de l’explosion chez S.
M. Eisenstein, celui qu’il utilise le plus souvent parce qu’il facilite les «
bonds qualitatifs » et dont la fertilité lui donne une forte inclination à
l’appliquer à « tout »26. Phénomène peut-être le plus connu et le plus
galvaudé de la mécanique, c’est que sa complexité a été un peu négligée.
Eisenstein en fait une description parfois extrêmement précise et
technique par rapport aux configurations d’images (qui témoigne d’un
savoir scientifique ou d’un « encyclopédisme d’artiste-ingénieur à la
Léonard27 » dont il est fier et non d’une tentation métaphorique facile à
laquelle il peut cependant céder28). Voici deux extraits où il recourt à ce
modèle structurel de manière très pratique.
« Ce qui détermine la structure fondamentale de la composition de la scène de la centrifugeuse
[dans La Ligne générale] est l’explosion qui, après l’irrésistible montée de la tension, éclate en
un système d’explosions successives semblant jaillir l’une de l’autre, exactement comme dans
une fusée, ou comme la réaction en chaîne de l’uranium dans l’action d’une bombe atomique 29.
»
« Fragments explosifs
« Une “explosion”, en art, particulièrement une explosion “pathétique” des sentiments, se
construit exactement selon la formule même d’une explosion dans le domaine des substances
explosives. J’ai appris cela autrefois, à l’école des enseignes-ingénieurs militaires, dans la classe
de “mines”. Ici comme là, on commence par augmenter fortement la pression. (Bien sûr les
moyens eux-mêmes sont différents, et le schéma n’est pas du tout général ! ) Puis on fait
exploser le cadre qui contient la chose. Et le choc fait jaillir des myriades d’éclats.
[Mode d’emploi du modèle :] Ce qui est intéressant, c’est que l’effet ne réussit pas si on
n’“insère” pas entre la compression et l’image même un fragment indispensable, destiné à
“accentuer”, et qui s’éparpille de tous côtés en “traçant” l’éclatement avec précision.
Dans une explosion réelle, ce rôle est joué par une capsule – le détonateur, tout aussi
indispensable dans la partie arrière d’une cartouche de fusil que dans la liasse de pétards de
pyroxyle posée près des fermes d’un pont de chemin de fer 30. »

Que propose Eisenstein avec ces modèles ? La métaphore assure-t-elle


seulement une description des rapports d’images ou, par sa force
interprétative, donne-t-elle une clé pour comprendre ce qui se joue entre
les images, donc nous permet-elle d’entrevoir une explication du
processus du montage ? La question du modèle invite à réfléchir sur la
force explicative de la théorie et légitime sa part d’invention.
Pour nourrir la réflexion sur une possible « application » d’un modèle
physique à l’esthétique, il faut s’interroger sur la nature de ce modèle, sa
fonction, sa force. Si l’on se réfère à certaines classifications et typologies
des modèles citées par Isabelle Stengers, nous reconnaissons dans nos
modèles mécaniques des « modèles iconiques » (selon R. Harré 31), « c’està-
dire des modèles théoriquement féconds qui présentent des analogies, ou
des processus semblables sous quelque rapport à ce qu’il s’agit
d’expliquer32 ». On admet que tous les modèles ont une fonction
heuristique, « y compris les modèles formels (c’est-à-dire les modèles
propositionnels et les modèles mathématiques33), mais il est clair que les
modèles conceptuels (iconiques, analogiques ou théoriques) sont plus
directement liés à la conceptualisation inventive. (…) Parce que l’analogie
est la mise en œuvre d’un schématisme verbal, elle peut ouvrir et
interpréter un espace de pensée, et avoir un effet heuristique fécond 34. »
La réussite du modèle analogique n’est pas une représentation, mais un
discours possible. « Sa fonction, moins cognitive qu’heuristique, est de
donner à voir et de donner à dire, d’étendre et d’enrichir l’espace
traitable35. » Ainsi, la mécanique est un emprunt au sens fort, c’est-à-dire
qu’elle a une fonction de pensée. Les éléments transférés structurent et
précisent notre proposition théorique. On retient donc de la métaphore sa
force motrice. En ce sens, nous ne faisons que prendre le mot dans son
sens étymologique : transport. « Ces modèles se comprennent comme des
faits de langage, des constellations notionnelles qui organisent la
description et l’interprétation d’un ensemble du sens36. » Ils proposent des
« schémas d’intelligibilité » (Thom). Alors, « l’activité métaphorique se
présente comme la face verbale de la conceptualisation inventive 37 ». La
référence mécanique est féconde lorsqu’elle assure une schématisation
(en l’occurrence, c’est la force des deux principaux modèles, la mécanique
des solides et celle des fluides) et se laisse déplacer. En outre, elle peut
paraître éclairante même partielle ou déformée. Selon la mise en garde de
Thom, l’analogie est stérile si elle permet un emboîtement ou plutôt une
superposition exacte, si l’isomorphie est trop forte 38. Il faut qu’il y ait du «
jeu », donc un « risque d’erreur », entre les modèles mécaniques et le
montage. Dans ces décalages, ces passerelles moins évidentes, plus
hasardeuses et surprenantes, nées de l’analyse, se concentre alors la force
heuristique de l’analogie pour la compréhension des propriétés du
montage. Celle-ci commence lorsque les outils mécaniques permettent de
qualifier la liaison de façon imagée et se poursuit lorsque le modèle nous
invite à inventer, imaginer, découvrir ce qui se joue entre les images, ce qui
les active, les polarise.
Question d’analogie
Selon René Thom, on peut appliquer la pensée analogique à des
situations très différentes, sans se préoccuper d’avoir à faire à de la
physique, de la chimie, de la biologie, de la sociologie.
« L’indétermination relative des éléments porteurs d’une structure permet souvent de
transporter les propriétés qu’on lui a reconnues d’un domaine à un autre, où ces éléments
diffèrent (…) Un circuit électrique et un circuit hydraulique de même structure présentent des
propriétés analogues, au sens précis où une traduction peut être faite de ces propriétés du
langage électrique au langage hydraulique, traduction qui fait correspondre en particulier un à
un les éléments de chaque structure. Il arrive qu’une telle analogie suggère pour l’un des deux
domaines des propriétés encore insoupçonnées 39. »

Des ressemblances de structure et de fonctions autorisent à prendre les


modèles mécaniques choisis comme modèles analogiques du processus du
montage avec pour dénominateur commun la notion d’énergie. Pour s’en
convaincre, nous ajouterons au rang privilégié que tient la mécanique dans
le répertoire métaphorique (par exemple pour des problèmes
d’articulations ou de circuit hydraulique), la « légitimité » étymologique.
Montage et mécanique ont des préoccupations communes et une
terminologie déjà échangeable : articuler, raccorder, enchaîner,
transmettre, poursuivre, compléter, transformer (un mouvement par
exemple), asservir, conserver… Pour les analyses, ces termes usuels seront
complétés par des termes spécifiques. Comme le rappelle Isabelle
Stengers, la rareté (les langages spécialisés, les terminologies érudites, les
vocabulaires techniques), à sa façon, a le même effet que son contraire :
elle facilite aussi la diction du nouveau40. Pour appréhender avec précision
le processus du montage, nous élargirons donc son champ sémantique
avec celui de la mécanique. Certaines notions techniques empruntées
seront peut-être complexes, peu connues ou oubliées, mais nécessaires à
nos propositions.
Ainsi, les théories, aujourd’hui « périmées » parce que les méthodes
d’investigation de la science progressent, gardent parfois une force
d’intelligibilité par rapport aux phénomènes observés dans les images. Si
l’on veut, elles satisfont un principe d’économie et de simplicité que la
science apprécie aussi (comme le rappelle Trinh Xuan Thuan avec le rasoir
d’Occam). « Sélectives, décantées, riches dans l’espace culturel, les œuvres
cognitives périmées jouent parfois un rôle paradigmatique fécond pour les
entreprises nouvelles de la pensée 41. » On peut avancer que les préceptes
aristotéliciens nous initient aux principes énergétiques par rapport à la
notion de causalité qui se complexifieront par la suite même si « les idées
de génération et de corruption disparaissent totalement dans la
perspective galiléenne (comme du reste chez Descartes). Ainsi, la
problématique relative à la naissance et à la destruction des formes a été
mise de côté de façon draconienne42 » tout comme le contenu de la
dynamique comme le rappellent Giulio Giorello et Simona Morini citant
Feyerabend43 :
« “La dynamique aristotélicienne était une théorie générale de l’altération (alloiosis)
comprenant le mouvement local, le changement qualitatif, le changement quantitatif, et le
changement dans la substance (génération et corruption). [ces notions et le principe
d’altération seront par exemple repris pour éclairer le saut qualitatif défini par Eisenstein.] La
dynamique de Galilée et de ses successeurs s’occupe uniquement de la locomotion.” 44 »

Que nous renvoyions à des notions plus ou moins connues, anciennes


comme récentes, des définitions seront données 45, elles resteront
néanmoins intelligibles par les non-scientifiques, gage de la
compréhension, de la pertinence de cette théorie et de son utilité pour
démêler un phénomène complexe, gage enfin de sa possible utilisation.

Question de méthodologie : théorie explicative


ou descriptive
Cette théorie énergétique du montage n’est pas éloignée d’une théorie
scientifique qui connaîtrait peu d’« applications » mais serait « plutôt une
méthodologie qui permet de comprendre, dans beaucoup de cas, et de
modéliser dans un certain nombre de cas, des situations qui, autrement,
seraient très difficiles à atteindre, des systèmes dont on ne pourrait pas
obtenir une description parce qu’ils sont compliqués, qu’ils possèdent trop
d’éléments46 » L’analyste rencontre en effet bien des difficultés, qui doit
prendre en compte les nombreuses données du plan (sémantiques,
narratives, discursives) et ses événements (visuels et sonores, lumineux,
plastiques, rythmiques, figuraux). On pourrait s’en remettre à la sagesse
aristotélicienne qui souligne que les phénomènes naturels sont trop
irréguliers pour répondre aux exigences de la modélisation. Cependant,
telle la théorie des catastrophes définie par Thom, les modèles
mécaniques ont une vocation explicative pour le montage. Ainsi, ils
constituent une méthodologie pour décrire autrement le montage (que
l’on s’attache particulièrement à la liaison, au raccord ou que l’on
pressente une dynamique générale, une évolution dépassant la
fragmentation en plans donc l’opposition entre discontinu et continu). Il ne
s’agit pas de substituer une terminologie nouvelle à celles que nous
connaissons et utilisons pour l’analyse, même si elle paraît plus complète
puisque les modèles permettent de saisir une grande variété
d’enchaînements d’images. Cette proposition théorique prétend expliquer,
sans établir de typologie restrictive, ce qui se joue entre les plans, autant
les liaisons que les disruptions, autant la dépendance que l’indépendance,
puisque si le montage est familier de « ce que la mécanique sait faire, de
ce pour quoi elle est prévue (selon une liberté relative), [il] s’illustre aussi
dans tout ce qu’elle ne prévoit pas, ses ratés, ses accidents, ses échecs 47 ».
Autre point essentiel : les modèles invitent à réfléchir à la définition même
de plan fondé par la pratique du montage. Si les coupes constituent
souvent des seuils critiques pour les variations énergétiques, elles n’en
donnent pas moins qu’une vision tout à fait locale et instantanée donc
partielle. Une analyse du montage doit sans cesse considérer les fragments
et la composition d’un mouvement d’ensemble, ce que les outils les plus
utilisés n’impliquent pas. La deuxième partie de cette introduction
s’attachera à définir et à articuler l’énergie du plan et l’énergie du
montage.
La proposition de faire de cette théorie une méthodologie pour
expliquer et décrire les phénomènes énergétiques à l’œuvre dans et entre
les images, invite à s’attarder sur ces gestes dont la fonction est loin d’être
arrêtée notamment dans les disciplines scientifiques. Où finit la description
et où commence l’explication ? Qu’en est-il pour une théorie esthétique ?
Rappelons que les théories du cinéma sont rarement d’ordre explicatif. «
Seules visent à l’être celles qui sont fondées sur des sciences plus ou moins
expérimentales, par exemple la psychologie cognitive ou, par certains
aspects, la linguistique générative. Il s’agit donc [généralement] de
théories descriptives48. »
Le geste descriptif a étymologiquement plusieurs sens. Describere,
dessiner, tracer, délimiter, déterminer : ce que nous faisons lorsque nous
identifions, reconnaissons les manifestations de l’énergie dans les plans et
entre les plans et sommes capables d’en suivre, d’en désigner le parcours
et les effets. La description privilégie alors, dans l’observation des images,
autant le mouvement évident des mobiles en tout genre (véhicules, corps
humain, animal, machinique ; lumières, phénomènes météorologiques…)
que « l’invu et le dynamique : ce qui ne saute pas particulièrement aux
yeux, ce qui n’est pas simplement fonctionnel en vertu d’un caractère
narratif ou dramatique, ce qui ne va pas de soi, et aussi ce qui glisse
furtivement, est en transformation49 ». Cette description des
manifestations de l’énergie stimulera l’interprétation qu’elle soit, par
exemple, narrative, formelle, socio-culturelle… De ce premier sens, on
déduit describere ou « copier, transcrire », ce qui, d’une certaine façon,
correspond au travail du modèle métaphorique, de l’analogie. Enfin, c’est «
raconter, dépeindre », retracer, donner une vision et surtout « exposer 50 ».
Prolégomènes à une compréhension : exposer, montrer, faire voir, autant
de termes dont la fonction est révélatrice. L’articulation entre description
et explication est aussi essentielle dans la pratique de l’analyse filmique qui
sera le moyen privilégié pour fonder la théorie, pour former le regard à
cette vision énergétique du montage et pour mieux en définir le processus.
Exposer c’est donc présenter en expliquant, en déployant, en dépliant un
phénomène complexe. Il s’agit de rendre intelligible le montage au-delà de
la multiplicité de ses pratiques et de ses interprétations et les entrelacs de
propositions théoriques ; de le rapporter à un principe générique simple
qui témoigne cependant de cette complexité.
Par ailleurs, dans la réflexion sur les possibles d’une explication, le
modèle mécanique a un statut particulier puisque l’on prête a priori à la
mécanique une force explicative. La conviction des classiques est que la «
vraie philosophie » est celle « où on conçoit la cause de tous les effets
naturels par des raisons de mécanique » (Huygens), c’est-à-dire où l’on
rend compte de ces effets par des modifications de la figure et du
mouvement d’un système matériel. Telle est encore l’opinion de Lord
Kelvin (1894) : « Si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant
que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas. » Il ne
s’agira pas ici de « faire un modèle mécanique ». On s’accordera toutefois
sur la capacité de l’analogie à produire une vision mécanique des
phénomènes énergétiques au cœur du montage, à révéler et rendre
intelligible son principe essentiel.
Les modèles mécaniques, en guidant la reconnaissance des phénomènes
énergétiques, réduisent l’arbitraire de la description. C’est le résultat d’une
explication51 ou plutôt d’une compréhension. Cet effort de synthèse est
résumé par la célèbre phrase du physicien français J.-B. Perrin : la théorie «
substitue au visible compliqué de l’invisible simple » sans pour autant
tomber dans une modélisation abusive. L’enjeu étant de « briser la
“circularité sémiotique” » selon Thom. Le modèle géométrique est alors
séduisant par cette « manière de procéder herméneutique par excellence 52
». Certaines notions mécaniques proposent en effet des schématisations –
comme les degrés de liberté (tirés de la représentation graphique des
liaisons dans un repère ordonné) ou la composition atomique des fluides.
Pour conclure, la théorie est essentiellement « productive 53 ». Si elle naît
de la volonté d’explication, en coordonnant et hiérarchisant les règles et
les pratiques, elle est aussi et surtout un moyen d’exploration. Selon le
mot de Valéry : « Depuis que la science est devenue conquérante,
l’exploration prime l’explication. »
Question de vérification et de pertinence
Si le monteur a, comme le spectateur, une connaissance implicite de
l’énergie et que, au-delà de bien des exigences narratives, discursives,
plastiques selon le film à monter, on reconnaît qu’il est intuitivement
sensible à cette circulation, modulation, variation de l’énergie, à cette
pression du temps. L’intuition, pour le monteur comme pour le spectateur
et l’analyste devant les images en mouvement, relève de la perception et il
s’agit pour nous de l’articuler avec le travail de l’analyse 54. Elle implique
aussi, pour appréhender les liaisons, de se soustraire à la logique discursive
qui a bien longtemps servi à décrire et expliquer les articulations. Elle
renvoie pour Epstein à une « continuité paralogique visuelle ou
visuellesonore55 ». Ce « contre-rail » est aussi essentiel à l’émotion, c’est
par lui que l’accordage entre le corps du spectateur et le corps du film est
le plus sensible56. Le travail de l’analyse consiste à passer de cette
expérience physique, émotionnelle du film à sa connaissance raisonnée.
Il ne s’agit donc pas de procéder à une quelconque « vérification » de la
théorie. Les exemples choisis n’ont pas de fonction démonstrative,
expérimentale. L’étymologie du terme analyse, rappelée par Jacques
Aumont, permet de procéder autrement.
« Analyse : primitivement, ana-lyse, de ana+luein : résoudre, en remontant à l’envers. Ce n’est
rien d’autre que la méthode, connue des mathématiciens, qui consiste à “supposer le problème
résolu” : une méthode heuristique, permettant de trouver des démonstrations. La différence
est que, analysant une image, un tableau, un film, je n’ai pas à “supposer”, mais à constater
que le problème est “résolu” : c’est ce que j’ai d’abord sous les yeux qui constitue la solution.
L’analyse consiste bien alors à remonter, mais non sous la forme d’une “démonstration” (au
sens où celle-ci est la vérification de certains enchaînements de conséquences logiques) ; il
s’agit plutôt, partant de la solution que me donne l’image, de constituer le problème. (…) Quel
problème puis-je poser à partir de (…) ces images ? Quel problème posent-elles dont elles sont
la solution57 ? »

Les images doivent plutôt être vues en relation avec une certaine
problématique, comme des réponses à un certain type de questions qu’ici
les modèles métaphoriques nous permettent de poser avec précisions.

Au vu donc de ce qui a été dit sur les possibilités d’une théorie


esthétique et surtout de ce que l’on ne peut en attendre par rapport aux
théories scientifiques, nous
« substituer[ons] à la question aporétique de la vérificabilité celle, plus modeste mais plus
concrète de la pertinence. (…) La pertinence définit un domaine de “relevance”, donc désigne
dans l’œuvre que l’on cherche à comprendre un certain nombre de traits formels, de
phénomènes ou de lignes de contenu, qui deviennent de ce fait ceux que l’analyse doit
travailler et, si on le désire, interpréter. L’interprétation dans ce cadre institutionnel n’a pas à
se défendre de sa propre capacité d’invention, de son pouvoir heuristique, n’a pas à se méfier
de son imaginativité, puisque l’axe de pertinence constituera automatiquement un cadre, une
garantie, une limite, et, en un sens, un pouvoir de “véri-fication”, de “faire-vrai” 58. »

Les phénomènes énergétiques actualisés par le montage définissent le


domaine de relevance de la théorie que l’on peut encore circonscrire en
ajoutant que les analyses seront travaillées, le plus souvent, à partir de
modèles thermodynamiques et mécaniques pour appréhender ces
manifestations.
En effet, la notion d’énergie a été à ce point galvaudée que si l’on
prétendait envisager les réflexions qu’elle a suscitées dans de nombreux
domaines, le domaine de « relevance » de cette théorie perdrait sans
doute toute valeur. Des références extra- ou méta-mécaniques ne seront
cependant pas exclues comme la sculpture en mouvement (Jean Tinguely)
qui renvoie souvent à une mécanique débridée et à une dissipation de
l’énergie ou encore la musique. Rappelons, avec Patrick de Hass, la
légitimité du modèle musical pour penser le cinéma, depuis les années
1920 en particulier et le « désir d’un cinéma pur ». « Cette référence (…)
est à comprendre dans le cadre de la problématique de l’énergie. On
s’oppose à une conception de la matière comme solide pour lui substituer
une vision d’un monde en perpétuel mouvement – comme les liquides et
les gaz –, puis on s’attache à une représentation de l’énergie psychique, de
la durée pure, et le meilleur modèle qui soit semble être dans ce cas la
musique59. » Ces théories complémentaires seront choisies parce qu’elles
constituent des moyens d’exploration pertinents et permettront de gagner
en précision. Ainsi, la place centrale qu’occupe le principe énergétique
dans la philosophie orientale, notamment avec la notion de Vide (que l’on
évoquera autant avec la poésie, la peinture, la calligraphie que les arts
martiaux) permettra de saisir certains changements d’état énergétique.
Ces outils théoriques, nourrissant la réflexion et les analyses, pointeront,
comme les interrogations de la Science, l’importance, la quasi-obsession
du Temps dans la définition de l’énergie. Notons que c’est souvent en
abordant cette question que les écrits de quelques cinéastes, qui
s’imposent comme des guides (Epstein, Tarkovski, Eisenstein, Pelechian),
ont décrit et commenté le montage en termes énergétiques.
Outre ces libertés, la restriction du domaine de relevance à certains
modèles mécaniques doit être discutée puisque le champ a été limité aux
mécaniques des solides, des fluides et des ondes et plus généralement aux
deux principes de la thermodynamique. Les analyses mettront en évidence
le degré d’intelligibilité et la vision mécanique du processus énergétique
du montage. Tant que nous aurons affaire à des phénomènes dans un
espace relativement stable, orienté ou en tout cas pour lequel des repères
seront donnés et une certaine continuité sera recherchée, ces principaux
modèles conviendront. Par contre, dès que l’on basculera dans
l’impermanence et l’instabilité du monde fluide, les modes d’investigation
différeront. Nous serons confrontés à une certaine relativité et à une
indécision temporelle. Il apparaîtra, en précisant les événements entre
plans et internes aux plans et en approfondissant cette recherche, que la «
vision » mécanique des phénomènes énergétiques peut requérir plus ou
moins d’« outils conceptuels » pour naître. Ainsi, certains cinéastes,
philosophes et critiques ont déjà interprété les images selon les principes
de l’atomisme. Rappelons, entre autres, cette lecture des images
vertoviennes par Deleuze :
« Machines, paysages, édifices ou hommes, peu importait (…), chacun se présentait comme des
systèmes matériels en perpétuelle interaction. C’étaient des catalyseurs, des convertisseurs,
des transformateurs, qui recevaient et redonnaient des mouvements, dont ils changeaient la
vitesse, la direction, l’ordre, faisant évoluer la matière vers des états moins “probables”,
réalisant des changements sans commune mesure avec leurs propres dimensions. (…) Ce que
Vertov découvrait dans l’actualité, c’était l’enfant moléculaire, la femme moléculaire… 60 »

Vertov affirmait radicalement « la dialectique de la matière en


ellemême61 ». Deleuze ajoute que l’on reconnaîtra l’influence de Vertov
dans le cinéma expérimental américain par exemple. « Pour tout un aspect
de ce cinéma, il s’agit bien d’atteindre à une perception pure, telle qu’elle
est dans les choses ou dans la matière, aussi loin que s’étendent les
interactions moléculaires62. » Toujours en cherchant à comprendre et à
préciser les phénomènes énergétiques du montage, on peut envisager de
se référer à d’autres modèles scientifiques, plus complexes, comme la
mécanique quantique, en revendiquant le pouvoir d’invention de
l’interprétation.
« Interpréter un film ce serait lui faire violence en le conformant à un énoncé théorique qui
l’excède, ou lui faire un crédit excessif en le décrétant capable de signifier au-delà de ce qu’il
dit réellement. (…) [L’interprétation] est plus justifiée, plus juste, plus productive lorsqu’elle
accepte le risque de sa propre inventivité 63. »

On rejoint ici la prise de risque induite par la méthode analogique 64.

Question de corpus
Dans cette théorie heuristique du montage, le choix du corpus
détermine la qualité des problèmes. Selon la méthodologie induite par
l’analyse filmique, les exemples choisis sont des points de départ et non
des justifications a posteriori de problèmes posés théoriquement. Les
modèles mécaniques ne faisant pas l’objet d’une application, ils «
n’apparaissent pas plus importants que les résultats dus à leur application ;
le cinéma ne se réduit pas à une réserve d’“exemples” à exhiber, [un
champ de possibles, mais] plutôt à un territoire à “interroger” 65 ».
Derrière ce souci de qualité, le choix pourrait s’orienter vers une
sélection de cas exemplaires pour donner plus de force aux propositions.
Or, la perspective de la théorie dépend aussi d’un critère de
représentativité.
Les exemples sont pris dans toute l’histoire du cinéma, des expériences de
Marey et des films Lumière aux plus contemporains. Le nombre
d’exemples assure de pouvoir formuler et préciser un peu mieux pour
chaque cas les questions ou les problèmes, et de « mettre à profit la
moindre ébauche de réponse » (Casetti 66). Loin de s’imposer comme des
démonstrations, ces exemples sont la matière d’où peut naître une théorie
heuristique. L’observation d’un phénomène énergétique dans une
configuration d’images induit la recherche d’une formulation mécanique
proposant une vision simplifiée. Ce que l’on remarquera « localement »
pour un type de liaison pourra éventuellement être complété par une
hypothèse de « globalité » relative puisqu’elle ne mènera pas à la
prédiction, à des valeurs quantitatives (donc à la modélisation). « À
“représentativité” égale, on peut s’adresser à une œuvre forte, inventive,
qui retravaille les problèmes, ou à une autre qui en est le reflet
paresseux67. » Ce critère d’exemplarité (mettant en avant la « qualité de la
solution à un problème général ») permet de choisir des raccords, des
séquences parfois des films entiers en ce qu’ils exhibent certaines qualités
du montage de la meilleure façon possible. Si les objets de l’analyse
peuvent parfois donner l’impression d’être ad hoc, c’est justement en
répondant aux exigences de l’exemplarité et de la représentativité.
Le champ d’investigation s’en trouve élargi à toutes les périodes et
toutes les cinématographies puisque le principe générique du montage
peut être exposé sans contextualisation, le modèle mécanique ayant une
force paradigmatique. Ce sont donc les modèles qui structureront les
propositions de cette théorie énergétique du montage selon deux axes
principaux : l’un insistant sur l’analyse des forces en présence dans et
entre les plans, l’autre invitant à reconsidérer la poétique des formes et la
dialectique continu/discontinu. D’une part, la mécanique des solides
permettra d’aborder les problèmes de liaison et d’articulation avec entre
autres la notion de degré de liberté qui considère autant le
fonctionnement que le dysfonctionnement des systèmes mécaniques. La
description des phénomènes fluides et ondulatoires s’attachera aux
transmutations. Leur cinétisme, auquel le cinéma a toujours été attentif,
sensibilisera par exemple notre regard à des figures hydrauliques ou à des
manifestations plus complexes d’induction. On identifiera alors de
nombreux éléments susceptibles d’assurer l’écoulement de l’énergie et
l’on appréciera leur forte capacité à se transformer.
Ces deux principaux moyens de compréhension des processus du
montage ne dessinent pas une évolution de ses pratiques et conceptions
comme le passage de l’image-mouvement à l’image-temps était marqué
par une fracture. Ils ne servent pas à reconnaître voire à opposer cinémas
classique et moderne. La méthodologie des modèles mécaniques ne
prescrit pas leur exclusivité. Mécaniques des solides et des fluides peuvent
être articulées par l’analyse et ainsi permettre de décrire et saisir ce qui se
joue entre les images d’un même film. Elles offrent des précisions devant
la multiplicité des agencements d’images. Le choix des outils de description
sera guidé par la pertinence de l’un ou l’autre modèle, certains pouvant se
rejoindre comme la multiplication des degrés de liberté et les phénomènes
dits turbulents. La complexité des agents porteurs de l’énergie, que
l’analyse s’attachera à révéler, recommande, dans un premier temps,
d’introduire et d’initier le regard à l’énergie du plan puis à l’énergie
mécanique du montage par l’analyse de quelques cas exemplaires.
Introduction à l’énergie du plan
S’intéresser au plan avant tout puisque la problématique d’une énergie
dans le montage
« déborde largement celle des unités de la chaîne filmique, avec ce que ces dernières peuvent
impliquer d’un peu inerte ou de platement combinatoire. Car le plan dans ce qu’il a de vif est à
la fois, ce qui, par l’enchaînement du montage, donne consistance au film, et ce qui, dans le
même mouvement, le met en péril en lui faisant courir à tout moment le risque de la
dislocation. Par sa façon de serrer le réel ou par la seule pression interne de sa temporalité, un
plan, s’il est vraiment un plan, menace toujours de déchirer la continuité trop sage et trop lisse
de cette chaîne filmique hypothétique68. »

Ce programme établi par Patrice Rollet se gardant d’opposer, la


précision est utile, un cinéma du plan à un cinéma du montage comme on
l’a souvent fait, invite à écouter les images, à appréhender la nature
essentiellement vibratoire du plan (Daney) comme pour en pénétrer le
mystère, en découvrir le fonctionnement interne.
Revenir aux films Lumière est sans doute un choix un peu facile et
attendu. L’évidence d’une circulation d’énergie relativement complexe
mérite cependant d’être rappelée. L’énergie s’y manifeste dans plusieurs
états, soulevant des questions essentielles relatives à sa conservation et à
sa fonction si l’on reconnaît une énergie à l’état de travail (dite productive)
et une énergie à l’état de chaleur (agitation thermique désordonnée).
Aussi faudra-t-il tenir compte autant de la force de travail du montage que
de sa force entropique, turbulente. Celles-ci s’apprécient grâce à la
manifestation d’une force d’action du mouvement – en reconnaissant son
attaque, son développement, son effet et sa fin – dans le plan et d’un plan
à l’autre, en s’interrogeant sur les modifications initiées par les coupes
(tensions et transformations) dans ce processus.

Montage en puissance dans le plan


La vue Lumière donne l’essentiel : une composition de mouvements et
de vitesses (ceux de la caméra, ceux des objets et sujets à l’intérieur du
champ) ; une variation de rythme, avec accélération, rupture, pause, arrêt,
reprise ; et plus essentiellement, une circulation, une modulation
d’énergie, qu’elle soit contrôlée, régulée ou libérée, désordonnée… Cette
énergie en action dans le plan se manifeste à plusieurs niveaux. C’est avant
tout une vibration, un flux, et ses éléments d’accompagnement :
mouvements visuels (et plus tard sonores) à l’intérieur du champ et
mouvements de la caméra. C’est aussi le regard du spectateur qui, grâce à
sa motilité, perçoit et active à la fois cette énergie.
Très tôt, les opérateurs Lumière ont appris à cadrer en fonction du
mouvement et du temps. Pourtant, combien de fois cette composition a-t-
elle été débordée par des mouvements incontrôlables ? Combien de fois le
champ a-t-il été envahi, saturé malgré la distance imposée au départ par
une caméra solidement campée à l’abri de l’agitation et des réactions
imprévues ?
Deux films exemplaires :
1896, deux rangées de spectateurs, de part et d’autre d’un chemin,
attendent le départ d’Une course en sac (no 109, opérateur Louis Lumière).
La caméra est placée là où elle peut saisir l’événement dans sa totalité. Les
figurants alignés sur les bords du champ encadrent l’espace de la course
encore vide. Cependant, cette construction éclate et les participants
n’empruntent plus la trajectoire prescrite par le cadrage. Turbulence : tous
s’approchent, de plus en plus près. Notre regard, d’abord mis en attente et
concentré sur un point central, se perd dans le désordre des
déplacements, le déferlement incontrôlé et fugitif des visages vers
l’appareil. Finalement, le regard d’une femme prend possession du champ
et recentre l’attention en établissant un face-à-face avec le spectateur.
Dans cette minute de mouvement, comme dans une expérience physique
suivant les lois de la thermodynamique, nous assistons à la transformation
d’une énergie à l’état de travail (sous forme ordonnée, celle du cadre
prévu pour l’action de la course) à l’état de chaleur (énergie cinétique
d’agitation désordonnée des particules, ici des participants et spectateurs).
1900, au Village de Namo (Panorama pris d’une chaise à porteur, no
1296), l’opérateur Gabriel Veyre s’est arrêté pour changer de porteur. Les
habitants regardent s’éloigner l’homme filmant son départ. Un enfant le
suit, un autre, nu, l’accompagne. Un troisième surgit derrière eux en
courant et traverse le champ vers la droite. Le caméraman le recadre sur la
gauche lorsqu’un autre marchant juste devant lui, prend le relais selon la
même trajectoire. Une jeune fille l’attrape, il s’arrête. Aussitôt derrière
eux, un autre enfant part en courant à l’opposé. La caméra reprend de la
distance. Les enfants désertent quelques images, puis un des premiers,
l’enfant nu, retraverse en courant, disparaît à droite, et revient. D’autres le
suivent. Sa course s’essouffle, puis reprend. Il rejoint le tout premier
enfant. Côte à côte, ralentissant, ils font quelques pas. Deux ou trois autres
les doublent : pénétrations fulgurantes du champ. Les deux mêmes
reprennent le rythme de la course. L’un sort du champ puis repasse
devant, suivi d’un troisième. Au second plan, le tout premier enfant,
toujours, continue sa course en zigzag, jette un œil à un canard qui le
croise en s’enfuyant à l’arrière-plan ; s’égare enfin, hors champ.
Épuisement de la bobine.
Marches et courses en relais, arrêts et reprises du mouvement,
interactions de vitesses et de trajectoires, compositions de rythmes,
essentiellement biologiques ici – ceux des enfants, ceux du cameraman et
du porteur – révèlent « un collage de morceaux, grands ou petits, qui
portent chacun en eux-mêmes un temps particulier » qui définit « le degré
d’intensité du temps qui s’écoule dans le plan 69 ». Ainsi, le montage aura à
« articuler des plans déjà remplis par le temps, pour assembler le film en
un organisme vivant et unifié dont les artères contiennent ce temps aux
rythmes divers qui lui donne la vie70 ». La mécanique des fluides précisera
ce type d’écoulement laminaire. Le montage endogène nous rappelle
aussi, par l’interaction des rythmes organique (des corps filmés et du corps
filmant) et mécanique (de l’appareil), que « le montage est
ontologiquement une question de motricité, de dynamique » 71. Les liens
ont déjà été établis entre la marche et la mécanique et particulièrement
celle du cinéma72.
« C’est le principe de l’ancrage intermittent sur un support et la dynamique relative du sujet et
du support qui lient fondamentalement le modèle de la marche de l’homme, certains
mécanismes d’échappement, les engrenages de transformation circulaire-linéaire et le
mécanisme d’arrêt de la pellicule dans le chonophotographe de Marey qui devient la base de
“marche” du cinéma73. »

Cette analogie est bien sûr fortement liée à la nôtre. Que le montage
rejoue le principe de l’intermittence (par les effets de
disparition/apparition) ou celui de la répétition (en élaborant une forme)
ou d’autres mécanismes, l’analogie entre montage et mécanique insiste
sur la définition du montage comme force en action, energeia.
Malgré cette absence de montage empirique, se manifestent dans le
plan les forces d’action, de réaction, d’interaction (retrouvées dans les
théories d’Eisenstein, Vertov et Pelechian entre autres), de pression du
temps (Tarkovski), et les différents états de l’énergie circulant d’un plan à
l’autre – qu’elle soit contrôlée ou dépensée, régulée ou libérée,
renouvelée ou interrompue, qu’elle témoigne d’une agitation
désordonnée ou productrice.

Le plan et la coupe
La modulation de l’énergie du plan est aussi à penser par rapport aux
variations introduites par les coupes, même pour les frères Lumière
puisque 99 vues présentaient des hiatus ou accidents de natures diverses 74.
Pour les plans séquences également puisque la coupe finale est d’autant
plus sensible qu’elle met un terme à une économie rythmique singulière.
Rappelons rapidement, deux exemples parmi les plus connus : La surprise
de la fin du plan séquence inaugural de La Soif du mal (Welles, 1957) est
mise en scène et comme provoquée/justifiée par l’explosion de la voiture ;
celle du Sacrifice (Tarkovski, 1986) est syncopée et laisse une impression
d’inachevé, rompant le flow chorégraphique (au sens labanien) créé par la
fluidité des entrées et sorties de champ et l’amplitude des mouvements de
caméra réagissant à ceux des personnages, liant et déliant les corps 75. A la
fin de ce plan, deux mouvements sont juxtaposés avec un effet de
complémentarité (sans que l’on puisse parler de raccord) malgré l’échelle
du plan et celle des corps si bien que l’intervalle est ressenti comme une
disruption : Victor (Sven Wollter) prend Adelaïde (Susan Fleetwood) dans
ses bras pour la relever tandis que la maison s’écroule/ le petit garçon
relève son seau pour aller arroser l’arbre mort planté avec Aleksander
(Erland Josephson) au début du film.
Outre ces exemples qui stimulent naturellement notre attention aux
variations d’énergie en deçà des unités de la chaîne filmique, notre œil doit
appréhender avec plus de précisions la « pression » du plan aussi fugace
soit-elle. L’exemplarité d’un événement, la sortie de champ, permet de
décrire ce phénomène. Par commodité, nous prendrons deux exemples
dans un film par ailleurs essentiel à cette théorie : Zabriskie Point
d’Antonioni. Le départ de Daria, à deux reprises, interroge la capacité du
plan à contenir et à canaliser une énergie, une dynamique. La première
fois dans le désert : après que Daria a mis de l’eau dans le radiateur de sa
voiture et refermé le capot (de dos en plan américain, vue en contre-
plongée), elle fait le tour et disparaît presque en montant. La coupe
l’éclipse totalement, le léger recadrage de la voiture opacifie les vitres
(jump-cut). La voiture, qui occupe alors la moitié du champ dans sa
hauteur et la totalité dans sa largeur, démarre et sort par la droite, libérant
le premier plan et découvrant au loin les montagnes désertiques. La
caméra file vers la droite pour la rattraper. Au cours de ce mouvement, la
couleur jaune d’une citerne investit le champ. Le mouvement se poursuit
sur le ciel bleu et s’arrête lorsque la voiture entre à nouveau dans le
champ. Deux mouvements contraires donnent ensuite un effet
d’expansion de l’espace : tandis que la voiture s’éloigne dans la
profondeur, la caméra recule. La désolidarisation des dynamiques de la
voiture et de la caméra interroge la vectorisation du plan et met en
question le principe de réaction usuel du montage. En outre, deux pans de
couleur (le jaune de la citerne puis le bleu du ciel) « font plan » comme le «
raccord fait plan, et l’intervalle travaille dans plusieurs directions » chez
Godard76. Ces deux événements miment les effets de la coupe en affirmant
la puissance de surgissement par la force du haptique. Raymond Bellour
rappelle que ce type d’accélération et l’abolition de la distance entre la
caméra et le monde était parfois le symptôme d’une coupe dans les vues
Lumière comme pour le no 160 filmant d’un train les inondations à Mâcon
en 189677. Montage endogène (chez Antonioni) et premiers accidents de
montage (Lumière) se confondent ici.

Zabriskie Point, M. Antonioni


L’interaction entre le mouvement de la caméra et les mouvements
internes au plan (ceux des mobiles par exemple) complexifie l’énergie du
plan (comme on l’a vu avec Namo). Les variations de l’échelle du/des
plan(s), en modifiant la perception du mouvement (effet d’accélération du
gros plan par exemple), doivent aussi mettre notre regard en vigilance. À la
fin de
Zabriskie, juste avant l’explosion de la maison, Daria s’enfuit. Elle traverse
le patio (en plongée) de gauche à droite. Le plan suivant la rattrape en gros
plan de face mais n’encadre pas le corps. Il cadre sa fuite, c’est-à-dire sa
puissance à disparaître. Les mouvements de la course de Daria et les
tâtonnements de la caméra pour les suivre laissent voir tantôt son front,
ses yeux, ses cheveux, tantôt sa bouche, son menton, son cou. Daria
change d’orientation et son visage de profil n’est saisi que par fragments
instables. Elle passe « trop près » de la caméra (on parlera à nouveau de «
puissance pure du haptique »), obstruant le champ par sa chevelure floue.
La caméra la suit toujours et récupère le point sur sa boucle d’oreille,
l’éclat d’un photogramme, avant qu’elle ne s’échappe à nouveau jusqu’à la
voiture. La caméra la laisse alors reprendre de la distance et s’éloigner.
De ces quelques exemples, on retient que l’énergie à l’œuvre dans le
montage ne peut être pensée que par rapport à l’énergie du plan.
Introduction à l’énergie mécanique du montage

Roue
Principe élémentaire de transmission du mouvement, la roue est à la
base de la mécanique et du cinématographe : système d’entraînement, de
roues, roues dentées, engrenages, symbolisant le monde déterministe du
machinisme. Engrener a « dès le XIIIe siècle le sens figuré de commencer une
action puis de s’enchaîner » (DHLF). Ce principe de la dynamique qui
s’intéresse à l’état du mouvement des corps et aux causes qui les
produisent induit une certaine conception du montage de cause à effet.
Les différentes ramifications de l’étymon « roue », ont chacune un
pouvoir métaphorique permettant de décliner autant de formes et de
fonctions du montage. Du latin rota, la roue désigne aussi bien la roue du
char, que la roue hydraulique. Son mouvement renvoie à la force de
l’intervalle, au montage comme déplacement d’un plan à l’autre. Elle se
rapporte aussi à la roue du potier qui modèle la glaise, génère des formes
comme le monteur la matière-temps, selon une métaphore fondamentale
pour Epstein. Si l’on considère le diminutif rouet employé à propos d’une
machine à filer, reviennent les métaphores du tissage des plans ou, au
contraire, de la « robe sans couture de la réalité » chère à Bazin.
Par ailleurs, l’instrument de torture formé d’une roue horizontale sur
laquelle on liait un supplicié (d’où le supplice de la roue) indique la « mise
sous tension » des plans par le montage. Cette tension naît du choix de la
coupe qui interrompt brusquement, fait surgir un élément hétérogène,
activant le principe du conflit et le montage des attractions théorisés par
Eisenstein78, ou joue avec les bords tranchants du cadre, pouvant même
exposer la collure par le split-screen. L’effet vise l’impact sur le spectateur.
Ainsi, Eisenstein disait du montage des attractions qu’il constituait un «
moment agressif – c’est-à-dire tout élément (…) qui fait subir au spectateur
une pression sensorielle ou psychologique – tout élément qui peut être
mathématiquement calculé et vérifié de façon à produire telle ou telle
émotion choc79. » En outre, d’autres acceptions, connues des historiens des
techniques, comme celle désignant, « aux XVIe et XVIIe siècle, une roulette
d’acier dentée mue par un ressort, qui, frappant sur un silex, enflamme la
poudre des armes à feux » (DHLF), renvoient le montage au principe
générique de l’explosion développé par Eisenstein. Depuis, l’idée d’un
embrasement des plans par le choc et les frottements aux points de coupe
s’est souvent manifestée. Elle est dans ces raccords boutefeu qui
amplifient par exemple l’allumage d’un briquet par la détonation
consécutive de l’arme d’un yakusa (Hana-Bi, T. Kitano, 1997. Voir p. 41) ou
le geste de révolte d’un jeune Aïnu lançant une pierre dans la mer «
provoquant » une explosion pyrotechnique (Le Sifflement de Kotan,
Naruse, 1959). Le montage rend sensible la force de propagation et de
projection d’une image vers l’autre, au sens physique du terme comme
imaginaire.
Roulement
Le roulement peut être appréhendé comme un motif qui interroge le
mouvement du plan et ses limites donc la notion même de plan. Rappelons
avec Jean-Luc Nancy les premières images de Close-up de Kiarostami
(1990).
« Comme la reprise d’un thème cinématique fondamental (au sens d’une “note
fondamentale”), (…) Le vent nous emportera (Kiarostami, 1999), rejoue une scène donnée dans
Close-up (et récurrente chez le cinéaste, depuis Le Pain et la Rue) : ici une boîte métallique
cylindrique, là une pomme, roule à terre, assez longtemps, et la caméra suit sa course erratique
et sans but dans le film, comme un mouvement qui sortirait du film lui-même (de son scénario,
de son propos) mais en concentrant sur lui la propriété cinématique ou cinétique à l’état pur :
un peu de mouvement à l’état pur, même pas pour “figurer” le cinéma, plutôt pour rouler ou
dérouler en lui un entraînement interminable 80. »

Cet objet se détachant d’un personnage et doué d’une mobilité propre


est, dans l’œuvre de Kiarostami, chaque fois l’occasion d’une nouvelle
expérimentation, une variation sur la force du mouvement, son impulsion :
du mouvement naturel au mouvement violent pour reprendre les
catégories aristotéliciennes.
Ce mouvement de la boîte métallique cylindrique relevé par J.-L. Nancy
au début de Close-up se complexifie par le montage. Devant la maison de
la famille trompée par l’imposteur se faisant passer pour le cinéaste
Makhmalbaf, un chauffeur de taxi (PG 81) ramasse des fleurs sur un tas de
détritus en attendant le journaliste qu’il a accompagné. Première
impulsion : un geste involontaire déplace un aérosol qui s’arrête sur la
route. L’homme (PM) lui donne une seconde impulsion du pied. L’aérosol
(GP) commence alors une lente descente, réagissant aux moindres
aspérités du revêtement par de très légers rebonds, accélérations,
ralentissements, déviations, et échoue, beaucoup plus bas, après un zigzag
(symptomatique du cinéaste) contre le trottoir opposé. La coupe survient
après l’arrêt du mouvement.
Après une longue scène entre le journaliste et la famille, se soldant par
l’arrestation du faux Makhmalbaf, le journaliste part à la recherche d’un
enregistreur dans les maisons voisines. L’appareil obtenu, le corps
catalyseur part en courant et donne, dans la précipitation, un coup de pied
dans l’aérosol laissé là plusieurs plans avant. Ce geste renvoie à une des
premières notions du mouvement selon Aristote : l’impetus. Qu’il précède
immédiatement le mouvement dont il est le moteur (cas du mouvement
violent) ou qu’il naisse dans le mouvement même (cas du mouvement
naturel), il s’épuise en agissant. Mouvement violent ici : l’aérosol retombe
et rebondit deux fois sur la route avant de reprendre son roulement initial.
Parallèlement, le journaliste est précipité dans sa course vers le bas de la
rue où, tournant brusquement sur sa gauche, il disparaît derrière un mur.
L’aérosol s’immobilise, quelques tours plus bas, au point de cette
disparition. Combinaison de deux trajectoires, de deux rythmes, visuels et
sonores, irréguliers (celui des pas heurtés) et violents (le choc, la projection
de l’aérosol et ses rebonds). À la fin du plan, un des deux vecteurs
d’énergie (l’aérosol) est semble-t-il arrêté, son mouvement épuisé ; l’autre
a échappé au plan. Le cinéaste a choisi de ne pas raccorder directement
sur l’élan. La circulation entre les plans semble comme désactivée.
Pourtant, le plan suivant fait resurgir cette énergie sous sa forme
mécanisée avec la rotation d’une presse imprimant un journal (GP). Le
générique commence. Le mécanisme s’arrête sur un titre : « Arrestation du
faux Makhmalbaf. » Le mouvement mécanisé et métré a finalement pris le
relais du roulement naturel au point de suture. Ces deux plans rejouent et
résument l’histoire du mouvement et de la mécanique : de la balistique
marquant les premières applications de la mécanique longtemps restée à
l’état théorique et des machines simples de la statique aux machines plus
complexes de la dynamique comme celles de l’imprimerie par exemple.
Ces images de Close-up tracent, elles aussi, l’énergie du plan – pour l’œil
et pour l’oreille –, son élan, son accélération, sa précipitation, sa retenue,
son arrêt. Ce raccord nous permet d’insister sur le principe du plan, une
circulation d’énergie, et pose le problème, par le montage, de sa
transformation et de sa conservation, suggérant le modèle mécanique des
transmissions de mouvement. « C’est comme si Kiarostami ne cessait de
former son spectateur au film [comme Vertov en définissant l’intervalle
par le mouvement d’un plan vers l’autre], c’est-à-dire non pas de l’instruire
d’une technique, mais de lui ouvrir les yeux sur le mouvement qu’est le
regard82. » Il est alors sensible au phénomène énergétique dans le plan et
entre les plans. L’enjeu de cette théorie énergétique du montage est aussi
de réfléchir à ce rapport pneumatique entre la pulsation du plan, du film et
celle des corps du spectateur et du monteur (qui est le premier spectateur
du film).
Mouvements de plan et de regard

Ce travail du regard, la caméra analytique de Yervant Gianikian et Angela


Ricci-Lucchi, conçue pour intervenir dans le corps du photogramme,
l’expérimente inlassablement sur chaque image soigneusement choisie,
recadrée, recolorée et métamorphosée en l’associant par séries avec
d’autres. Les images sont alors « unies par contact, contiguïté,
approximation, juxtaposition, adhérence, conjonction, prolongement,
tension, extension, fracture linéaire ou longitudinale 83 ».
« Il se passe entre les images d’un même plan, ce qui ailleurs se passe
entre les plans84. » La caméra analytique pénètre au cœur du
photogramme et en fait un lieu d’expérience sur le temps, le mouvement,
la vitesse et l’espace. La variation de vitesse de défilement des images, la
composition (musicale) d’images à une cadence le plus souvent ralentie
puis libérée (comme le courant d’un fleuve dans une gorge retenu puis
relâché dans Hommes, Années, Vies, 1983) ou inversement (la calèche du
tsar soudain ralentie dans le même film), est une variation sur l’énergie
cinétique du plan. En imprimant une rythmique étrangère aux sujets et aux
images, les cinéastes s’approprient le mouvement. Ce n’est pas qu’un
changement de tempo, un jeu rythmique, c’est une autre vision qui s’ouvre
pour former le regard à l’énergie du plan dans ses micro-événements.
Ralentis, recadrés, recomposés, mouvements et gestes cristallisent aussi
une image-mémoire, « forme de conservation et de transmission de
l’énergie, inconnue du monde physique85 », trace ou engramme (R. Semon)
conservant l’énergie potentielle qui pourra être réactivée et déchargée 86.
L’expérience de Gianikian et Ricci Lucchi serait idéalement celle de tout
spectateur qui, par son regard, active l’image, y réagit, interagit avec celle-
ci, en redéfinit le parcours, l’investit, la recompose.

Balistique du regard

Impulsion et projection, l’élan du regard répond aux principes de la


balistique (de ballein, jeter, lancer), il trace des lignes de force dans
l’espace. Nombreux sont les exemples qui illustrent cette idée. Mélanie
dans Les Oiseaux (Hitchcock, 1963) nous permet de l’appréhender. Une
station service : un homme allume un cigare alors que de l’essence se
répand sur le sol. La trajectoire du regard de Mélanie dessinant un
mouvement latéral (gauche-droite) est décomposée en trois plans
scandant la propagation des flammes (en contre-champ), le mouvement
de l’énergie cinétique qui souffle l’incendie jusqu’à l’explosion de la pompe
à essence.
L’alibi télékinésique a souvent permis de jouer de ce pouvoir balistique
du regard à lancer hors de soi une force agissante. Les deux sorcières de De
Palma dans Carrie (1976) et Fury (1978) en témoignent. Carrie, lors de la
crucifixion de sa mère (pour s’en tenir, à ce stade, à cet exemple du film),
commande et dirige du regard les couteaux à travers la cuisine jusqu’à sa
cible. C’est bien le regard comme arme de jet qui touche sa victime. Ce
pouvoir projectif est aussi donné, dans le même film, par un bel exemple
mécanique de compresseur. Quatre raccords dans l’axe sur le regard de
Carrie servent à comprimer l’énergie, à la retenir avant la libération dans
l’explosion de la voiture de Chris et Billy (Nancy Allen et John Travolta, voir
p. 84). Procédé qui sera repris deux ans plus tard par le cinéaste avec
Gillian (The Fury) pour les implosions à répétition du corps de John
Cassavetes (huit fois sous des angles différents).
Le regard jeté sur le monde est un détonateur. Regard qui convoque le
destin et met en péril autant l’observateur que le sujet ou l’objet de la
vision. L’étude de sa dynamique nous instruit sur les jeux de forces dans et
entre les plans, initiant à la résonance du montage.
L’analyse de la balistique d’un dernier exemple, créant une chambre
d’échos, permet de l’observer plus précisément, grâce à la loupe du
ralenti.
La vengeance de The Shooting (Monte Hellman, 1966), chasse à l’homme
tendue vers l’attente d’un seul tir final, se fait dans la suspension du ralenti
– tir d’une femme (Millie Perkins) sur le frère du guide qui l’a
accompagnée dans cette traque pour éviter, en vain, le règlement de
compte (les deux frères sont interprétés par Warren Oates).
L’affrontement est imminent. Elle gravit le rocher en courant, s’arrête pour
viser droit devant elle. Au sommet, sa cible, Coin (contrechamp du point
de vue de la femme) se retourne après le coup de feu et tire à son tour.
Course ralentie de la femme de profil, échappant à une autre balle. Le
guide qui poursuit la femme se relève (lui aussi au ralenti). La femme, à
genoux, vise et libère le cran d’arrêt. Coin (l’homme traqué) lève aussi son
arme lentement. Elle, à nouveau, tire. La main du frère surgissant du hors-
champ arrive trop tard pour l’en empêcher. Image figée du visage de Coin
recadré par un saut de focale. La détonation du tir résonne, étirée,
distordue. La chute du guide auprès de la femme dans le flou d’un ralenti
très retenu se substitue à celle de la victime. Coin est à son tour déchu du
plan par les saccades d’un ralenti image par image. Nouvel échange de
corps : la fin de la chute de Coin achève celle de son frère. Son visage flou
s’évanouit par le bas du cadre. Le frère à terre se relève de cette mort
transmise ou parallèle, à la cadence de vie de la pellicule, et appelle une
dernière fois : « Coin ! » Ce coup de feu final en cinq plans est composé
comme un retard par le montage. Ce terme musical signifie en effet le
prolongement d’un ou plusieurs sons d’un accord sur un autre jusqu’à la
résolution, le plus souvent par un degré conjoint 87. Ici, la propagation de
l’onde sonore de la détonation court aussi sur les plans, et conjoint,
confond les chutes des deux frères, celle trop tardive du guide se jetant sur
la femme pour dévier le tir, et déjà, celle de la victime.
Ces quelques plans suffisent à rappeler que le montage relève plus de la
superposition que de la substitution, de l’enchaînement 88. Selon
Eisenstein : « chaque élément successif n’est pas disposé à côté d’un autre
mais pardessus. Car : le concept (sentiment) de mouvement naît dans le
processus de superposition de l’impression conservée de la première
position de l’objet et de la position devenant visible de l’objet 89. » Il donne
une analogie : la stéréoscopie, superposition de deux images donnant une
autre dimension. Les effets de résonance permettent de saisir la
superposition de deux grandeurs de même dimension d’où naît une
nouvelle dimension qui leur est supérieure. La superposition est aussi une
autre manière d’envisager le raccord, en s’attachant moins à
l’enchaînement et à l’articulation qu’au principe de transformation.

Hana-bi, T. Kitano et The Shooting, M. Hellman


Le roulement – induisant l’idée de boucle donc de superposition mais
signifiant aussi l’alternance, la juxtaposition – garde la trace d’une
ambiguïté du montage entre succession (l’empilement des briques de
Koulechov) et superposition (le saut cher à Eisenstein). Rappelons que
lorsqu’il désigne l’alternance, le roulement est à la base d’une des
premières figures de montage. Vraisemblablement apparu avec les
premiers films à coursespoursuites, le montage alterné est d’abord fondé
sur l’idée conjointe d’une dynamisation du plan et d’une vectorisation du
montage. Il se complexifie rapidement, avec Griffith, en permettant de
croiser plusieurs lignes narratives. La forme alternante sera aussi la base
des premiers effets de montage métaphorique appelés montage parallèle
(Intolérance, Griffith, 1916) et montage des attractions (La Grève,
Eisenstein, 1924) retrouvant les principes de mise sous tension induits par
les différents sens de la roue.

Répétitions mécaniques

Le principe de la rotation induit, par ailleurs, la répétition – base de la


mécanique du cinéma et figure de montage. Au-delà d’une première
impression de monotonie, les jeux répétitifs sont riches pour saisir
l’énergie mécanique du montage. Essentielle au cinéma comme aux autres
arts du temps, la répétition est une forme réflexive. Elle participe à une
description et une définition qui passe souvent par une déconstruction.
Sans nous attarder sur l’algorithme de l’intermittence des appareils de
prise de vue et de projection qui permet « la progression dynamique d’un
élément par répétition du schéma déplacement/arrêt/déplacement/arrêt 90
», rappelons ce qui fonde l’impression de mouvement : entre les images,
« des différences indispensables pour que soit créée l’illusion de continuité, de passage continu
(mouvement, temps). Mais à une condition, c’est qu’en tant que telles elles soient effacées. (…)
Le cinéma vit de la différence niée. (…) C’est bien ce paradoxe qui surgit de l’observation d’une
pellicule impressionnée : répétition à peu près totale des images contiguës, mais répétition si
l’on peut dire en écart, dont l’écart demande à être vérifié par comparaison entre deux images
suffisamment distantes »91.

On reconnaît au montage cette différence essentielle née du principe de


disparition/apparition dû à l’intermittence par le pouvoir de la coupe à
retrancher, éliminer et convoquer, faire surgir. Pour masquer ces effets, le
raccord est justement basé sur l’analogie, la ressemblance, la persistance
des formes. « La répétition est liaison » selon le mot de Valéry. Structurelle
pour les arts du temps, la forme répétitive a par ailleurs donné lieu à de
nombreuses expérimentations que ce soit, pour le cinéma, à l’échelle
d’une séquence (Hélas pour moi, passim, le finale de Zabriskie Point pour
ne citer que deux exemples) ou d’un film (Crossroads de Bruce Conner,
Politics of Perception de Kirk Tougas, Home Stories de M. Müller ou Play et
Kristall signé avec C. Girardet, ou encore le bégaiement chronique chez
Martin Arnold, etc.). Qu’elle donne une impression d’amplification, de
développement (par ses propriétés génératives), ou de mouvement sur
place par le retour du même, la répétition peut être définie par la
dynamique de la réplique, au sens sismique, (selon le mot de Nicole
Brenez92) plus que par la reproduction ou la duplication. « Elle répond à la
parole qu’elle s’adresse. (…) Aussi, loin d’être finalisée par le retour au
passé, la redite, la répétition est toute mobilisée par l’effort de délivrer, de
ses ressources et possibles réappropriés, l’avenir étonnant93. » En
définissant la répétition comme « la réserve de l’inouï » (Szendy), on décrit
aussi les principes essentiels du montage (production, propagation,
résonance, transformation) qui seront précisés grâce aux modèles
mécaniques.

Rouage
Terminons en rappelant que la mécanique du montage a aussi fait
l’objet de figuration. La décomposition répétitive, telle que la pratique
Martin Arnold dans Pièce touchée (1989) en prélevant d’infimes fragments
dans le mouvement des corps d’un homme et d’une femme, recompose
des figures mécaniques (roue, engrenage, bielle, piston sont les plus
évidents) grâce au remontage photogrammatique. Les formes filmiques
sont simples : réversion et bégaiement temporels, inversion aussi avec la
mise en miroir des images latéralement ou horizontalement. Un pas de la
femme répété alternativement à l’endroit et inversé se fait rotation
continue sur un axe vertical. Quand la femme se lève et se rassoit
alternativement, l’effet de piston est d’autant plus saisissant que l’image
donne alors l’impression de défiler horizontalement puisque le mari passe,
par une inversion verticale, de la droite à la gauche du cadre. Les
mouvements mécaniques simples identifiés sont plus ou moins fugitifs. Ils
engendrent rapidement de nouvelles figures. Aux pistons succèdent
d’autres mouvements compensatoires avec plus d’amplitude puisque les
mouvements synchronisés des deux corps y participent. Mais leur mise en
miroir, enchaînant deux mouvements identiques bien qu’opposés par les
directions (l’homme et la femme marchent tantôt de gauche à droite,
tantôt de droite à gauche), après quelques ajustements (de la direction de
l’homme assurant un passage fluide d’un plan à l’autre) annule l’opposition
pour donner l’illusion d’un seul mouvement courbe de gauche à droite,
voire, après accélération d’une rotation. Ce déploiement du mouvement
entraîne un dépliement, une extension latérale de l’espace. Dernier
exemple : le plan du corps quasi immobile et vertical de la femme avec un
très léger mouvement de bras, lorsqu’il est répété quatre fois (avec un
premier renversement haut/bas suivi d’une inversion gauche/droite pour
revenir après un nouveau renversement à une image inversée
latéralement par rapport à la première) et que cette suite est mise en
boucle, a la complexité d’une bielle avec la rotation des bras (dans le sens
inverse des aiguilles d’une montre) et le mouvement de translation du
corps vertical. Le montage répétitif et bégayant de Pièce touchée révèle,
par la recomposition d’un mouvement mécanique (perceptible à l’œil nu),
qui dépasse la logique corporelle, une isomorphie avec la mécanique
classique des solides que nous allons approfondir.

Pièce touchée, M. Arnold


1. Cet ouvrage est tiré d’une partie de ma thèse de Doctorat soutenue en 2002 à
l’UniversitéSorbonne nouvelle-Paris 3 sous le titre : Théorie énergétique du montage.
2. P. de Haas, Cinéma intégral. De la peinture au cinéma dans les années vingt,
Transédition, 1985, p. 78.
3. Ouvrage publié chez Quillet au début du XX è siècle (non daté), p. 1. (Je souligne.)
4. Cité par Jean-Claude Boudenot, Histoire de la physique et des physiciens, Ellipses,
2001, p. 163.
5. Voir Yoav Ben-Dov, Invitation à la physique, coll. « Points Sciences », Seuil, 1995, p.
74-75.
6. Cité par J.-C. Boudenot, op. cit., p. 167.
7. Ibid.
8. J. Epstein, « Forme et mouvement », in le Cinéma du diable (1947), Écrits sur le
cinéma, tome 2, Seghers, 1985, p. 347-348.
9. Cité par J.-C. Boudenot, op. cit., p. 172.
10. Cf. Laurent Mannoni, Étienne-Jules Marey : la mémoire de l’œil, Cinémathèque
française/Mazzotta, 1999, p. 306.
11. Voir Pascal Rousseau, « L’œil solaire » in Aux origines de l’abstraction, S. Lemoine et P.
Rousseau (dir.), Musée d’Orsay, 2003, p. 122-138.
12. Jean Largeaud, Intuition et intuitionnisme, Librairie philosophique J. Vrin, coll. «
Mathesis », 1993, p. 20.
13. Henri Arnould, op. cit., p. 1. (Je souligne.)
14. Voir René Thom, Paraboles et catastrophes, (Il Saggiatore, 1980), coll. « Champs »,
Flammarion, 1983, p. 129.
15. Cf. Prédire n’est pas expliquer, entretien avec Émile Noël, Eshel, 1991, p. 124.
16. Voir R. Thom in Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 77.
17. Carl G. Hempel, Éléments d’épistémologie (Philosophy of Natural Science, 1966), trad.
Bertrand Saint-Sermin, Armand Colin, 1972, p. 22-24.
18. Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 125-126. (Je souligne.)
19. Rappelons ici que de nombreuses analyses de séquence lues dans des ouvrages
théoriques ontpu utiliser des termes métaphoriques relevant d’une mécanique énergétique
(circulation, contamination, énergie, piston, articulation, enchaînement, flux…).
20. Jacques Aumont in Le Montage dans tous ses états, Conférences du Collège d’histoire
de l’art cinématographique, no 5, Cinémathèque française, 1993, introduction non paginée.
21. « Du “ciné-œil” au “radio-œil” (extrait de l’ABC des Kinoks) », Articles, journaux,
projets, UGE-Cahiers du cinéma, 1972, p. 31.
22. J. Aumont, op. cit.
23. J. Van der Keuken, Aventures d’un regard, Cahiers du cinéma, 1998, p. 15.
24. « Les chercheurs en ce que l’on appelle les sciences humaines ont parfaitement
conscience dufait qu’ils n’ont pas d’authentiques théories. [Sauf les linguistes] qui pensent avoir
atteint le stade suprême de la scientificité. (…) Mais les économistes, les sociologues, les
psychologues sont conscients des difficultés qu’ils rencontrent pour construire des modélisations
théoriquement satisfaisantes. Ils sont aussi très disponibles pour prendre en considération tout ce
que les mathématiciens peuvent leur fournir ! » (René Thom, Paraboles et catastrophes, op. cit., p.
47.)
25. Voir Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 45.
26. Le « bond qualitatif » étant un des principes moteurs de l’explosion, Eisenstein en «
voit (…)partout : dans la construction du Cuirassé “Potemkine”, dans les dessins de Piranese »… Cf.
J. Aumont, Montage Eisenstein, coll. « ça cinéma », Albatros, 1979, p. 88.
27. Cf. J. Aumont, op. cit., p. 19. Voir aussi sur la « légitimité » et la précision scientifique :
« Les mystères des mathématiques », p. 19-20.
28. Voir encore J. Aumont sur le fétichisme de la métaphorisation in « Comme », op. cit.,
p. 2324. En outre, « le principe même de la métaphore, en instituant un pont entre les choses,
porte avec elle l’idée de totalité organique qui n’est pas pour déplaire à Eisenstein. Si des choses
différentes peuvent être rapprochées, c’est qu’il y a en elles une essence commune qui les fait se
ressembler. Par la métaphore, on explique la différence à partir de la ressemblance qui est posée
comme première. La métaphore renvoie à un fond originaire, à une unité perdue qu’elle permet de
restaurer. »
29. In La Non-indifférente Nature, trad. Luda et Jean Schnitzer, col. « 10/18 », UGE, 1976,
p. 112-113.
30. Voir Mémoires 1, Œuvres 3, trad. J. Aumont, coll. « 10/18 », Éditions Sociales-UGE,
1978, p. 283. (Je souligne.)
31. Voir The Principle of Scientific Thinking, Mac Millan, 1970 ; « The Constructive. Use of
Models », in L. Collins (éd.), The Use of Models in the Social Sciences, Tavistock Publications, 1976.
32. Voir I. Stengers, Les Concepts scientifiques, Invention et pouvoir, (La Découverte-
Conseil de l’Europe, 1988), coll. « Folio-essais », Gallimard, 1991, p. 84.
33. Selon M. Black, Models and Metaphors, Cornell University Press, 1962.
34. I. Stengers, op. cit., p. 84-86.
35. I. Stengers, op. cit., p. 86.
36. I. Stengers, op. cit., p. 87.
37. Ibidem.
38. R. Thom, Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 142.
39. Cf. Jean Ullmo, « Les concepts physiques [Formalisme et structure] », in Logique et
Connaissance scientifique, Encyclopédie de la Pléiade, Jean Piaget (dir.), Gallimard, (1967) 1996, p.
664. Il donne l’exemple de « la structure du noyau-goutte imaginés par Bohr, analogue à la goutte
d’eau (les éléments de la structure noyau étant les nucléons, ceux de la structure goutte les
molécules), [qui] traduisait les lois connues de l’évaporation en celles de la désintégration
radioactive ».
40. Voir I. Stengers, op. cit., p. 96.
41. I. Stengers, op. cit., p. 100.
42. R. Thom, Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 125.
43. P. K. Feyerabend, Against Method outline of an anarchistic theory of knowledge,
Humanities Press, New York, 1975.
44. R. Thom, op. cit., p. 125.
45. Brièvement dans le corps du texte ou en note pour plus de clarté lors de leur
premièreutilisation. L’index permettra de retrouver cette définition.
46. R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, op. cit., p. 29-30 (je souligne).
47. M. Conil Lacoste, Tinguely. L’Énergétique de l’insolence, La Différence, 1989, p. 21.
48. J. Aumont et M. Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, 2001, p.
208.
49. J. Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 243.
50. Voir Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire Le Robert, (1992)
1998 (abrégé DHLF par la suite).
51. R. Thom, op. cit., p. 91.
52. Cf. R. Thom, op. cit., p. 152.
53. F. Casetti rappelle que « c’est la productivité d’un savoir qui en garantit le statut
théorique »(Les Théories du cinéma depuis 1945, Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, 1993), trad.
Sophie Saffi, série « Cinéma-image », Nathan 1999, p. 7.
54. Sur l’articulation entre intuition et analyse, je renvoie à « L’intuition analytique » de
BarbaraLe Maître in L’analyse de film en question, J. Nacache (dir.), L’Harmattan, 2006, p. 39-50.
55. Cf. « Tissu visuel », in Esprit de cinéma repris dans Écrits sur le cinéma, t. 2, Seghers,
1985, p. 96.
56. Ce que Daney a décrit à plusieurs reprises (voir par exemple : L’Exercice a été
profitable, Monsieur, P.O.L., 1993, p. 96 et Devant la recrudescence de vols de sacs à main, Aléas,
1991, p. 134).
57. J. Aumont, À quoi pensent les films, op. cit., p. 26.
58. J. Aumont, op. cit., p. 85-86.
59. P. de Haas, op. cit., p. 124.
60. G. Deleuze, L’Image mouvement, Cinéma 1, coll. « Critique », Minuit, 1983, p. 59-60.
61. G. Deleuze, op. cit., p. 59.
62. G. Deleuze, op. cit., p. 122. Voir aussi Jean Epstein, Intelligence d’une machine (1935).
63. J. Aumont, op. cit., p. 88.
64. Cf. R. Thom, Paraboles et catastrophes, op. cit., p. 142.
65. F. Casetti, op. cit., p. 16.
66. Ibidem.
67. J. Aumont, op. cit., p. 115.
68. Cf. « Contretemps », in Passages à vide. Ellipses, éclipses, exils du cinéma, P.O.L.,
2002, p. 15-16.
69. Cf. Tarkovski, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, 1989, p. 111 et 113.
70. Op. cit., p. 109. A. Pelechian reprendra cette image en définissant le film comme « un
organisme vivant possédant un système de relations et d’interactions internes complexes » dans «
Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », Trafic, no 2, P.O.L., printemps 1992, p. 99.
71. Cf F. Albera, « Pour une épistémographie du montage : préalables », in Limite(s) du
montage, Cinémas, vol. 13 no 1 et 2, automne 2002, p. 14.
72. Voir par exemple Michel Frizot, « Comment ça marche. L’algorithme
cinématographique »,Cinémathèque no 15, Cinémathèque française/Yellow Now, printemps 1999,
p. 15-27. « La marche de l’homme est ici le modèle paradigmatique de la progression dynamique
d’un élément par répétition du schéma déplacement/arrêt/déplacement/arrêt… modèle présent
aussi bien dans la biologie que dans la mécanique, et tout particulièrement à l’interface de ces
deux domaines, là où se situent les travaux de Marey. » (p. 21)
73. M. Frizot, op. cit., p. 24.
74. Voir, entre autres, André Gaudreault (en collaboration avec Jean-Marc Lamotte),
« Fragmentations et segments dans les vues “animées” : le corpus Lumière », in F. Albera,
A. Gaudreault, M. Braun (dir.), Fragmentation du temps, arrêt sur image. Aux sources de la culture
visuelle moderne, Lausanne, Payot, 2002, p. 225.
75. Dans le documentaire Mise en scène : Andrei Tarkovski de Michal Leszczylowski
(1988), on entend Tarkovski orchestrer les gestes, demander à Sven de relever Susan et regretter
devant la chute de la maison qu’« il n’a pas eu le temps ».
76. Cité par J.-L. Leutrat, Des traces qui nous ressemblent, coll. « Spello », Comp’Act, 1990,
p. 60.
77. Voir « Le dépli des émotions », in Trafic no 43, P.O.L., 2002, p. 104-105.
78. Voir entre autres « Dramaturgie de la forme filmique », Cinématisme, Presses du réel,
2009, p. 27-30.
79. Cf. « Montage des attractions » (1924) in Le Film : sa forme/son sens, Ch. Bourgois,
1976, p. 16.
80. J.-L. Nancy, L’Évidence du film. Abbas Kiarostami, Gevaert, 2001, p. 27.
81. Abréviation adoptée pour plan général. Voir la liste des abréviations pour les autres
échellesde plan p. 224.
82. J.-L. Nancy, op. cit., p. 31.
83. Y. Gianikian et A. Ricci Lucchi, « Notre caméra analytique », Trafic, no 13, hiver 1995,
p. 32.
84. R. Bellour, « L’arrière-monde », in Cinémathèque no 8, automne 1995, p. 6.
85. In Mneme cité par E. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres,
1970,
p. 242 cité par G. Agamben, Image et Mémoire, coll. « Arts & esthétique », Hoëbeke, 1998, p. 20.
86. Voir G. Agamben, op. cit., p. 21.
87. Retard : prolongement d’un ou plusieurs sons d’un accord sur un autre accord. Quand
le retardconcerne deux, trois ou plusieurs sons simultanés, on parle de retard double, triple,
multiple, etc. Celui-ci se résout en principe par degré [note] conjoint descendant (retard supérieur)
ou, moins souvent, ascendant (retard inférieur). Il peut aussi se résoudre par degré disjoint (retard
irrégulier).
88. Sur cette distinction, voir F. Albera, op. cit, p. 24.
89. « Dramaturgie de la forme filmique », op. cit., p. 26.
90. M. Frizot, op. cit.
91. J.-L. Baudry, L’Effet-cinéma, p. 18-19.
92. In « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma
expérimental », in Limite(s) du montage, op. cit., p. 60.
93. Peter Szendy, conférence du 7 octobre 2003 à la Cité de la musique, « “On connaît la
chanson”, ou la musique sans répit ».
Partie I

Analyse des forces

Questions de liaison
et d’articulation
1

Modèle de la mécanique classique des solides

Le modèle mécanique donne une définition simple du montage


cinématographique : mise bout à bout, empilement, accumulation,
emboîtement, enchaînement d’éléments réalisés grâce à des raccords ou
points de liaison. Il est aussi un moyen d’investigations de toutes les
expérimentations. Cette réflexion ne se limitera donc pas à l’idée d’un
montage fonctionnel et productif, principe de base de la mécanique.

Mise en garde
S’inspirer de la mécanique classique des solides pour analyser les
configurations d’images aurait été pour Jean Epstein une aberration à
cause de « l’insoumission des objets filmés aux règles géométriques et
mécaniques, valables dans la réalité. Dans un espace-temps différent de
celui qui fait l’usage général des solides à mouvements restreints, se
constitue aussi une logique différente1. » Il témoigne ici d’une conception
usuelle de la mécanique, alors qu’une connaissance approfondie des
systèmes mécaniques sur laquelle se base cette théorie en révélera les
subtilités et la poésie. Il n’est bien sûr pas question ici de définir les
mouvements dans le plan comme dans un repère ordonné, puisque l’on
préfère parler de vision mécanique du montage plutôt que de revendiquer
une transposition. Par ailleurs, il y a chez Epstein la volonté de dénoncer
une pratique, une habitude, une logique de montage avec des
mouvements ou traversées de champ prévisibles, des modes de
raccordement sans surprise évoquant un engrenage bien huilé – le monde
déterministe du machinisme. Des systèmes mécaniques, il préfère retenir
le hasard qui n’est pas toujours absent comme il le reconnaît avec
l’exemple des voitures :
« De même marque et de même série, on rencontre rarement deux moteurs exactement
pareils ; chacun d’eux manifeste un caractère propre dans les particularités de son
comportement. C’est que la complexité de la structure et des interactions internes d’un
organisme mécanique aboutit à l’individualisation de la machine et donne, au résultat du
fonctionnement de l’ensemble, une nuance d’imprévisibilité, qui signifie l’extrême
commencement de ce qu’on appelle, à d’autres degrés de développement, volonté, liberté,
âme2. »

Tout en restant fidèle à notre perspective, on peut reconnaître avec


Epstein l’instabilité fondamentale du monde fluide de l’écran et,
néanmoins, s’inspirer de la force heuristique du modèle métaphorique
pour comprendre les configurations d’images.

Mise au point
Des réalisations mécaniques, on retiendra celles dont le mouvement
relatif des différentes pièces ou organes permet à l’objet fabriqué de
remplir le rôle pour lequel il a été conçu. Il s’agit des machines
génératrices ou transformatrices de l’énergie (alternateurs, moteurs
électriques, turbines hydrauliques, à gaz, à vapeur, moteurs à combustion
interne, turboréacteurs…), machines instruments (machines-outils,
machines agricoles, appareils de levage et de manutention, pompes,
métiers à tisser, machines à coudre…).
Ces constructions nécessitent la connaissance des lois de l’énergétique,
de la dynamique des solides et des fluides et de l’aptitude des matériaux à
résister aux efforts variables. Les problèmes de frottement, d’usure, de
corrosion ont en effet une grande influence. On apprécie la fiabilité de la
construction et on évalue la durée de vie compatible avec un
fonctionnement correct. Car la fonction première et répandue de la
mécanique est la production. Si l’on s’en tient là, la mécanique bien huilée
du montage est productive d’un sens, d’une histoire, d’un discours, de
formes, entre autres. Mais la mécanique, comme tout art, peut être
détournée de sa fonction première. Si elle ne produit rien, elle est jugée
inutile, décadente, parasite. C’est ce qu’interrogent par exemple les
sculptures d’un Jean Tinguely (voir infra). De même le montage a bien
souvent remis en cause ce processus de signification, d’ordonnance d’un
sens, de production d’une histoire ou d’un discours de même que la
logique de cause à effet induite par une vision mécaniste des
enchaînements, au profit d’un montage variable jouant des bifurcations et
des dérèglements.

Liaisons mécaniques : types et fonctions


Si des liaisons mécaniques simples ont déjà pu être relevées dans le
montage de Pièce touchée, nous passons ici d’une vision géométrique,
abstraite, créée par une composition d’inframouvements, à l’observation
d’un système mécanique dont il faut considérer les fonctions des liaisons
par rapport à l’économie narrative, rythmique et plastique du film.
Dans une construction mécanique, la transmission du mouvement, de la
source d’énergie à l’organe d’utilisation, exige un déplacement relatif bien
déterminé de certains organes. Les guidages limitent alors les
déplacements relatifs en permettant uniquement les mouvements
nécessaires. Ce principe de guidage dans la transmission du mouvement,
dans la circulation de l’énergie est un premier point éclairant pour le
montage filmique. Ainsi, le mouvement, son développement, le
déroulement de l’action, la durée et la place d’un plan limitent ce que l’on
veut lui faire dire comme ce qu’on lui laisse le temps de dire. On reconnaît
ici un montage conçu sans flottement avec une attention particulière au
moment de l’ellipse (qui sera toujours plus ou moins mesurable quelle que
soit sa grandeur). Mais la fonction déterminante du guidage est sans doute
accomplie par ce que l’on appelle communément les raccords. Tous les
agents de liaisons qu’ils soient visuels ou sonores sont là pour fixer la
chaîne des images, affirmer une « énergie agissante et efficace » du
montage. Comme un moteur générateur dont on aurait dosé l’énergie à
dépenser, on pourrait régler pour chaque plan la dynamique, le sens et
l’effet à produire par sa combinaison avec les autres plans. On charge en
effet habituellement le plan d’une fonction à remplir, d’un sens à donner
et le montage de les réaliser, de les satisfaire.
La mécanique reconnaît plusieurs types de liaisons entre deux pièces
adjacentes, qu’il est d’usage d’opposer par couple : rigide ou élastique,
complète ou partielle, démontable ou non démontable. Cette terminologie
est, on le voit, sans aucun doute stimulante. Mais il faut se garder de céder
à l’apparente facilité qu’il y aurait à établir des équivalences systématiques
avec les liaisons cinématographiques et à modéliser une nouvelle fois le
langage cinématographique et plus particulièrement les formes de coupe,
déjà soumises aux analyses grammatologiques. D’une part, on n’associera
pas tel type de liaison à tel raccord, il s’agira plus de saisir, grâce à la
classification mécanique, une idée, un principe de montage se manifestant
le plus souvent dans une séquence, un groupe de plans. D’autre part, on se
rendra vite compte que l’on peut hésiter pour certaines configurations
d’images à parler de liaisons partielles ou de liaisons démontables. La
mécanique n’exclut d’ailleurs pas plusieurs qualifications pour une même
liaison. Les propositions ne cèderont donc pas à une ivresse taxinomique
et terminologique. Finalement, on verra que ces différentes liaisons
permettent de dépasser l’idée reçue sur la mécanique et d’envisager une
métamécanique du montage selon le préfixe choisi par Pontus Hulten pour
qualifier les machines débridées et poétiques de Jean Tinguely. Pontus
Hulten explique le terme :
« Dès sa première exposition, Tinguely s’est interrogé sur la manière de définir ses machines.
Aucun des noms suggérés ne le satisfaisait, ni Automates, ni Sculptures mécaniques, ni Mobiles,
ce dernier étant associé, en outre, à l’œuvre de Calder. Je lui proposai de les appeler
Métamécaniques, par analogie avec “métaphysique” : j’avais en effet découvert dans le Grand
Dictionnaire Larousse que “méta” ne signifiait pas seulement “avec”, mais aussi “après”,
“audelà”. De plus, l’association d’idées avec les termes “métaphore” et “métamorphose” me
paraissait tout à fait appropriée3. »

Elle l’est aussi pour le montage, toute transformation, transposition,


circulation. Les enchaînements d’images emprunteraient à la mécanique et
la dépasseraient.
Dans quelle mesure ces principes mécaniques seront-ils employés
comme des outils explicatifs ? Rappelons avec René Thom que « pour
expliquer et, en termes de fins, pour comprendre, pour rendre intelligible,
il faut recourir à des entités qui peuvent être soit données dans la
perception, soit dérivées de la perception, par voie d’expérience
imaginaire ou de raisonnement. Comprendre c’est adhérer à une
prégnance »4. On se souvient que les
« notions fondamentales de la mécanique proviennent d’une origine concrète et intuitive : les
points matériels dérivent des solides, la force dérive de notre sensation d’effort ou de volonté,
la masse vient de la sensation du poids, les autres notions – vitesse, quantité de mouvements,
force vive, etc. – sont tirées de l’observation du mouvement des corps et d’une distinction
fondamentale entre une tendance virtuelle et son actualisation » 5.
Ce que nous désignons par outil explicatif s’entend comme outil
d’analyse des images, c’est-à-dire outil pour remonter aux problèmes dont
le film se donne comme la solution. Les exemples ne sont ni illustratifs ni
démonstratifs. Ils ont une force heuristique, permettent d’interroger le
processus. De même la terminologie empruntée aux liaisons mécaniques
est moins une nouvelle proposition taxinomique qu’un moyen de réfléchir
et de décrire les modes de raccordement les plus évidents comme les plus
singuliers. On verra d’ailleurs que si certains termes usuels pour qualifier
les liaisons (collage, rivetage, soudure) permettent de saisir les modes
d’articulation, c’est sans doute le terme technique plus spécifique de degré
de liberté qui sera le plus pertinent pour saisir autant les fonctionnements
que les dysfonctionnements des enchaînements et surtout éviter de les
opposer comme les six types de liaison déjà cités. Il est en effet intéressant
de noter que l’isomorphie entre liaisons mécaniques et filmiques, la
terminologie facilement déplaçable a conduit certaines réflexions et
analyses à utiliser intuitivement et sans problématisation la métaphore
mécanique qui reste par ailleurs l’une des plus faciles, les plus galvaudées.
Cette connaissance intuitive et usuelle de la mécanique opposant
fonctionnement et dysfonctionnement, enchaînement et disruption, usage
et détournement, production et dissipation, semble avoir formaté la
pensée du montage (entre règle et perversion, raccord et faux-raccord)
alors que le travail analogique implique une mise à l’épreuve du modèle et
du mode de pensée induit par la mécanique. Ainsi, tout en tenant compte
de cette histoire des pratiques et de la pensée du montage, la théorie,
pour répondre à nos attentes et appréhender l’essence énergétique du
montage, ne peut en rester à cette vision duelle. Les différentes
terminologies mécaniques proposent donc deux niveaux de description et
d’explication. Si l’une et l’autre offrent des qualités de précision, la notion
de degré de liberté permet sans doute plus particulièrement de renouveler
la théorie du montage en dépassant les oppositions continu/discontinu.
Liaisons rigides, complètes, non démontables

Parmi les différents types de liaison reconnus par la mécanique, celles


que l’on qualifie de rigide, complète et/ou non démontable peuvent
correspondre, pour le montage, à une conception des coupes basée sur le
raccordement, une liaison scellée. S’il est parfois difficile de choisir la
spécificité d’un de ces trois termes mécaniques pour décrire une forme de
coupe, ils permettent cependant de saisir une conception du montage.
Une liaison rigide assure aux pièces assemblées une position relative
bien déterminée, constante dans le temps. De même, on reconnaît une
liaison complète à ce qu’elle s’oppose à tout déplacement relatif des
pièces assemblées. On appelle non démontable une liaison qui ne peut
être supprimée sans destruction ou détérioration définitive de l’une au
moins des pièces assemblées.
Ces définitions évoquent une certaine pratique ou habitude du
montage, par exemple celle des plans de raccord spécialement tournés
pour consolider, fixer un lien au moment de la coupe, plans qu’il serait
difficile de détourner de cette fonction et dont la suppression mettrait en
péril l’effet de continuité. La mécanique parlerait de liaisons non
démontables par résistance d’obstacle. La liaison totale entre deux pièces
est réalisée par l’adjonction d’une troisième pièce disposée de telle sorte
que seule la rupture ou la détérioration définitive de cette pièce
supplémentaire permettrait de supprimer la liaison entre les deux
premières. L’exemple le plus simple est le clouage d’une planche en bois
sur un madrier6. Cet élément inséré aux points d’articulation, qui annulent
la liaison si on les supprime, relèverait-il par exemple d’un usage du gros
plan intermédiaire7 ? Précisons que cet usage est dans ce cas précis assez
restrictif puisque ce plan doit permettre l’identification immédiate d’un
lieu ou d’un personnage pour éviter tout flottement (c’est la différence
avec le gros plan intermédiaire à appréhension retardée à moins que l’on
admette quelque élasticité dans l’obstacle interposé). Le lien qui permet
de passer d’un espace à un autre et/ou d’un temps à un autre sans heurt
ne tiendrait qu’à lui.
Ce type de liaison correspondrait aussi à l’usage de certaines figures de
raccordement dites « en miroir », tels la répétition d’un mot, la reprise
d’un geste, le raccord objet ou la symétrie de mouvements de caméra
(comme deux travellings avant et arrière de part et d’autre de la coupe) ou
d’un corps (head on/tail away). Les plans témoignent alors d’une forte
dépendance que l’on peut difficilement orienter vers une « nouvelle
dépendance » (Bresson). Ainsi la structure emboîtée d’un champ-
contrechamp affirme la rigidité des liaisons en témoignant, dans une
situation de dialogue, d’une stricte continuité temporelle, d’une symétrie
spatiale avec en amorce l’un des deux locuteurs, enfin de la convergence
de leurs regards. Ce type de liaison n’est pas statique pour autant, il joue
des mouvements dans le champ avec, par exemple, pour l’ouverture de
L’Inconnu du Nord Express (Hitchcock, 1951), la mise en évidence de la
convergence des trajectoires des deux hommes par un système de plans
travaillant les répétitions de cadrages (arrivée des deux voitures, descente
puis marche de chacun des hommes) et retrouvant la dynamique de la
réplique déjà évoquée avec Szendy. Ce système n’induit pas une continuité
temporelle et/ou une contiguïté spatiale, il peut aussi donner lieu à tous
les jeux temporels comme dans le clip de Gondry pour Cibo Mato (Sugar
Water) qui élabore un temps parfaitement réversible. Le mouvement et les
microactions des deux chanteuses (se réveiller, se lever, prendre une
douche, se sécher, descendre les escaliers, poster ou récupérer une lettre,
marcher, etc.) sont synchronisés par le split-screen et quasi identiques ou
inversées par rapport à la chronologie (la lettre est mise ou retirée de la
boîte, la marche et la montée des escaliers se font à l’endroit ou à
l’envers). Ce dispositif de montage affirme leur interdépendance, voire leur
adhérence.
À partir de ce principe qui intéresse particulièrement les liaisons
mécaniques, on peut analyser les forces en présence. Si l’assemblage
engendre des forces normales aux surfaces en contact et qu’elles
subsistent après le montage c’est que la technique d’assemblage provoque
la déformation élastique de l’une au moins des pièces assemblées. Le
matériau constituant ces pièces doit donc avoir une limite élastique
élevée. Cette déformation constatée en mécanique se manifeste-t-elle, en
termes visuels ou sonores, par une altération plastique des plans tout en
maintenant un équilibre, c’est-à-dire en ne faisant pas apparaître de
tension ? Si le splitscreen assure, dans le clip de Gondry, une certaine
rigidité aux liaisons, c’est que la composition du mouvement des corps
témoigne d’une grande plasticité avec l’adéquation des échelles de plan,
des axes de prise de vue, des actions et mouvements des deux chanteuses.
D’autres facteurs d’adhérence peuvent être relevés dans les liaisons
cinématographiques comme le raccord dans l’axe dont le principe de
continuité spatiale peut être saisi grâce à l’assemblage par dilatation et
contraction8 lorsque l’on veut opérer le montage d’un cylindre dans un
alésage. Qu’il permette de pénétrer dans l’espace ou de s’en éloigner, la
totalité ou une partie du premier plan est toujours contenue dans le
second. L’adhérence peut être renforcée et mise en évidence par les
itérations successives du raccord dans l’axe comme dans Les Lumières de
la ville (Chaplin, 1930), lors de la rencontre entre Charlot et la jeune
aveugle. La scène s’ouvre sur un bouquet en gros plan et, par une série de
raccords dans l’axe arrière, on découvre la jeune femme tenant les fleurs,
puis le trottoir où Charlot va faire son entrée.
Donnons un exemple plus atypique de ce type d’enchaînement par
adhérence. De Palma enchaîne bien souvent trois ou quatre raccords dans
l’axe avec plus ou moins d’effets. Son utilisation dans Blow Out (1981),
lorsque Burke (John Lithgow) guette sa proie dans un centre commercial
nous intéresse. Un travelling avant sur l’homme (de dos) surveillant
l’escalator en contrebas découvre qu’il tient la photo d’une femme. Le
point est fait sur la photo au premier plan, l’arrière-plan se brouille. Un
rapide fondu enchaîné (déformation plastique dont parle la mécanique ?)
introduit un second plan par un premier raccord dans l’axe, qui juxtapose
(grâce à l’utilisation d’une double focale9) la photo de Sally (au premier
plan) et l’escalator (dans le fond à gauche). Un second puis un troisième
raccord dans l’axe resserrent l’espace entre avant et arrière plans toujours
grâce au même trucage. Le quatrième plan cadre seulement l’escalator à la
même échelle que dans le précédent mais sans le cache de la photo sur la
droite. Une femme rousse, dont la silhouette rappelle celle de Sally,
descend. Un panoramique filé rattrape Burke courant pour rattraper sa
prochaine victime. L’adhérence entre ces plans raccordés dans l’axe est
d’autant plus efficace que le mouvement opéré resserre l’espace même du
plan en emboîtant premier et arrière plans, effet (introduit par la lentille
additionnelle) qui annule la distance entre le tueur et sa cible.
Ce principe d’adhérence qui fonde la liaison complète permet aussi
d’appréhender le surnombre des points de contacts visuels et sonores à un
même changement de plan. Le cinéma classique témoigne d’une attention
particulière voire d’un raffinement dans les jeux de substitution des
raccords. Deux exemples génériques suffiront à rappeler cette pratique.
Dans Gaslight (Dickinson, 1940), après le meurtre de la Barlow, deux
hommes plantent un panneau de location dans la cour de sa maison. En
face, deux jardiniers mettent un jeune arbre en terre. L’un d’eux dit que la
maison ne sera pas louée avant longtemps. La caméra cadre le pied de
l’arbre et un fondu enchaîné signale une ellipse temporelle en laissant
apparaître le même tronc mais avec un diamètre trois fois supérieur. Un
plan du panneau de location totalement délabré y répond. Le doublage des
indicateurs temporels strictement symétriques serre la liaison par un effet
de rivetage que l’on peut reconnaître généralement dans tous les raccords
objet par exemple ou tout raccord fonctionnant sur un motif (visuel ou
sonore) ancré dans l’espace d’un plan et repris dans le suivant (voir p. 57).
Second exemple : dans La Belle ensorceleuse (Clair, 1941), le banquier,
pour remercier la servante des informations concernant sa maîtresse
(Marlene Dietrich), lance des pièces dans son décolleté. La caméra quittant
le visage de la jeune femme descend le long de sa robe jusqu’à ses pieds
(un léger fondu enchaîné marque l’ellipse). Les pièces tombent alors sur le
tapis de la chambre de la « comtesse ». La servante lui raconte comment
elle les a obtenues. On ne compte pas moins d’un raccord dans le
mouvement (la chute des pièces même si elles sont invisibles le temps du
passage sous la robe), d’un raccord de mouvement de caméra (travelling
vertical), d’un fondu enchaîné et d’un raccord objet (la robe) auquel on
peut ajouter un lien musical très sensible puisqu’il relève presque du
mickey-mousing (comptant les pièces reçues et mimant leur dégringolade).
Si le cinéma contemporain est de plus en plus adepte des coupes franches,
ce type de liaison est encore récurrent dans certaines séries, publicités,
clips, certains genres aussi (la comédie musicale américaine a dès ses
débuts multiplié ces coquetteries que l’on retrouve aujourd’hui dans
certaines comédies bollywoodiennes).
Notons aussi, dans un souci de diversité des exemples et pour insister
sur la possibilité de décrire grâce aux liaisons mécaniques le principe des
formes de coupe quelles que soient les périodes et les cinématographies,
la prédilection d’Ozu d’opérer des coupes sur de petits gestes prévus dès le
script au cœur d’une séquence ou de part et d’autre d’une ellipse.
L’analyse des documents préparatoires du cinéaste (et des annotations en
particulier) par Yuzo Morita10 révèle leur récurrence dans Voyage à Tokyo
(1953) :
« On pense immédiatement à la scène où Chieko Higashiyama emmène son petit-fils jouer au
bord de la rivière, et où un raccord passe d’un plan général à un gros plan tandis qu’elle
s’accroupit. Quand on se réfère au scénario pour voir comment est notée cette utilisation du
mouvement d’un personnage pour joindre deux plans, on se dit qu’il se passe quelque chose de
plus complexe qu’un simple montage en continuité. Il y a de fréquents ajouts concernant des
aspects de la mise en scène. La plupart sont des indications décrivant des mouvements infimes
et très calibrés : Kumiko Miyake descendant l’escalier “en prenant un plumeau”, Haruko
Sugimura entrant dans la boutique “en tenant un éventail”, Chishu Ryu dans une série de
mouvements où il “prend une bouteille de saké” et l’offre à son interlocuteur, “sort sa montre”
d’un tiroir et “la remonte”, s’assied tout en “sortant l’éventail”. Bien sûr, ces mouvements
servent souvent d’impulsion pour lancer une conversation ou y ménager une pause, ou encore
comme moyen d’introduire un mouvement dans le cadre par l’introduction d’un rythme visuel
dans la scène.
Cela est confirmé par la manière dont les annotations “éventail”, “arrêter”, “bouger l’éventail”,
“arrêter”, indiquent des mouvements qui fonctionnent en tandem avec le dialogue. (…) La plupart des
indications d’Ozu concernent un personnage qui prend quelque chose dans ses mains, surtout quand
les plans sont reliés par un montage dans le mouvement 11. »

Un espion a disparu, R. Thorpe et La Belle Ensorceleuse, R. Clair


Ozu préfère souvent raccorder lorsqu’un personnage prend un éventail,
plie le linge, ramasse quelque chose ou encore, dans Le Goût du saké,
accroche un chapeau : par exemple, le mouvement de la fille de Hirayama
justifie à lui seul le changement d’axe de prise de vue et d’espace du
couloir au hall (puisque l’on revient au plan pris du couloir pour la suite).
D’autres raccords de gestes forment des points de capiton dans un
champcontrechamp dont le système est pourtant bien fixé : Hirayama et
Sakamoto (un des membres de son équipage pendant la guerre, rencontré
par hasard) sont assis côte à côte au bar. De l’autre côté, la caméra se
place tantôt sur la gauche de l’un, tantôt sur la droite du second. Lorsque
Hirayama sert à boire à son voisin, le geste est décomposé entre champ et
contrechamp de même lorsque Sakamoto prend son verre, boit et le
repose au plan suivant.
Cette logique du raccord dans une séquence gagne naturellement les
liaisons entre deux espaces et dissimule d’autant mieux le changement de
lieu que leur intervention n’est pas occasionnelle et n’apparaît donc pas
comme un artifice pour masquer une ellipse (à la différence donc de
l’usage le plus fréquent pour palier le manque). Ainsi, dans Voyage à
Tokyo, Ozu enchaîne quasiment deux raccords de ce type lorsque Setsuko
Hara reçoit ses beaux-parents : un raccord à 180° (elle de face, le couple de
part et d’autre de la table puis, elle de dos) se fait sur le geste de la jeune
femme saisissant la théière. Dans ce plan où elle est assise de dos, elle
commence à s’éventer lors d’un creux dans la conversation, comme le font
sa belle-sœur et son mari dans un wagon au plan suivant. La préparation
de telles liaisons peut être décrite par un des procédés techniques les plus
simples pour réaliser une liaison rigide : le collage qui nécessite une
préparation spéciale des surfaces à coller (décapage, polissage). Ce geste,
auquel le monteur est attentif quand il prépare physiquement la pellicule,
il y réfléchit aussi (et, avant lui, le réalisateur lors du tournage) devant la
matière visuelle et sonore des photogrammes.
Un autre procédé bien connu, le soudage, qui trahit l’idée d’une fusion
des plans comme celle du métal, rappelle la dissolution et le mélange de
deux plans dans un fondu enchaîné qui donne à voir une liaison indélébile,
son symptôme physique, d’autant plus sensible lorsque l’effet visuel donne
un sens de lecture possible des images : citons le très célèbre fondu
enchaîné de Vertigo où le plan de la route vient fissurer celui de Madeleine
et Scottie enlacés, annonciateur de l’issue de l’aventure dans le clocher.
Ce type de fusion des images n’évite cependant pas, comme en soudure,
les tensions résiduelles. Peut-on décrire ainsi certaine surimpression
d’images, surtout si celle-ci semble maladroite comme le court fondu
enchaînant et télescopant à la fois les mouvements de valse du couple
Darrieux/de Sica dans Madame de… (Ophuls, 1953) alors que l’ellipse
aurait tout à fait pu être dissimulée par un raccord dans le mouvement de
la danse ou par l’opportunité de la disparition et de la réapparition du
couple derrière les colonnades de la salle de bal ? Dans cette séquence
particulièrement mais aussi dans les choix de montage dans tout l’œuvre
d’Ophuls, on rencontre souvent cette volonté de marquer voire dénoncer
la coupe, d’en exacerber la tension12.
Ces liaisons dites rigides, complètes et non-démontables, confortent
l’emboîtement par l’association, la répétition, la correspondance en
gommant le jeu entre les plans, souplesse qu’autorisent en mécanique les
liaisons dites élastiques, partielles ou démontables, outils de description
précis de raccords usuels.

Liaisons élastiques, partielles, démontables

Une liaison élastique autorise un déplacement relatif des pièces


assemblées. Elle amortit les chocs et réduit les vibrations provoquées par
des sollicitations variables dans le temps. Cependant, un système
élastique, tel un ressort, restitue l’énergie de déformation, et une liaison
élastique provoque en général des vibrations, des oscillations, souvent
nuisibles. Pour absorber ces vibrations ou pour les amortir, le matelas
élastique doit pouvoir dépenser l’énergie reçue. On utilise alors des
matériaux amortissant. Ce processus invite à reconnaître, dans un système
de plans, trois phases qui correspondent grossièrement à une force
agissant, un élan dans le plan (mouvement d’un personnage, ou toute
autre manifestation d’une énergie cinétique), à la transmission/réception
de l’énergie de cet élan (fonction du ressort) et à la nécessité de l’amortir.
Il n’est certes pas aisé de déterminer d’où vient cette nécessité. Sauf si, par
exemple, un réalisateur nous l’indique. Luc Moullet s’explique par exemple
sur l’usage des planstampons lors des tournages en extérieur pour pallier
les variations de lumière au cours d’une même séquence. « Ce sont des
plans sur de petits objets, à peu près à mi-chemin entre les deux lumières 13
» qui servent à amortir en évitant une confrontation directe. Ce truc pour
amortir la coupe a aussi été exploité pour gommer l’ellipse du passage
d’une séquence à l’autre notamment par un usage répandu du gros plan
intermédiaire à appréhension retardé.
Le principe d’élasticité d’une liaison doit être étudié en regard des
mouvements dans le plan puisqu’il permet d’expliciter la notion
d’intervalle. Citons deux plans d’Au hasard Balthazar(Bresson, 1966) :
Marie et Jacques (Anne Wiazemsky et Walter Green cadrés en plan
rapproché) s’approchent en gagnant une colline où ils vont se séparer.
Marie dépose un rapide baiser sur la main de Jacques avant de s’échapper
du plan par la gauche. Jacques, qui n’a pas réussi à la retenir, reste seul
(cadré en plan taille). Il se retourne et s’éloigne en redescendant la colline.
À la fin du plan, sa position et son échelle dans le paysage raccordent
directement avec celles de Marie, également de dos au plan suivant,
arrivant près d’une maison. « Images en prévisions de leur association
interne14. » L’élan de Marie a provoqué le mouvement en sens inverse de
Jacques (l’une quitte l’espace, l’autre s’y enfonce). L’attention portée à sa
marche lente laisse retomber l’énergie donnée par l’impulsion de la fuite
et amortit précisément l’ellipse du trajet de Marie en s’y substituant. La
position des deux modèles dans leur champ respectif réconcilie l’espace et
le temps de part et d’autre de la coupe. Notons qu’ici l’absorption de
l’énergie du mouvement de Marie (horschamp) par Jacques et son
amortissement par la marche plus lente de Jacques figure la séparation, la
divergence de leurs chemins et de leur vie.
Ces images sous-tendent un problème d’élasticité et de dépense de
l’énergie reçue autour de la coupe. Peut-on proposer d’autres modes ?
Quels types de plans permettent de dépenser cette énergie, et d’amortir le
contact, la tension entre les images ? par quelle opération ? en laissant
retomber l’élan du plan ? Le monteur délaisse-t-il alors sa dynamique, sa
force de pression sur le plan suivant ? Un champ déserté pendant quelques
images seulement avant la coupe, ou juste après celle-ci, amortit-il
également la confrontation des plans ? Ce sont régulièrement, toujours
pour Bresson, et pour Antonioni, les champs laissés vides, un peu plus
longtemps que d’usage, au début et/ou à la fin d’un plan de part et d’autre
de la coupe.
La possibilité de parler de liaisons démontables pour le montage
cinématographique est intéressante mais nécessite quelques précisions
puisque les exemples seront essentiellement des films dont le montage
n’est en rien variable comme il peut l’être dans des dispositifs de
polyvision par exemple (du split-screen à l’installation vidéo) où le
spectateur fait lui même l’expérience du montage, construit par le
mouvement de son regard ou de son corps sa vision à partir des bandes
d’images – l’architecture des écrans (juxtaposition, superposition, vis-à-vis,
recto-verso, etc.) guidant aussi les associations possibles, les passages
d’images15. Nous intéresse ici la possibilité de décrire un type de liaison qui
témoignerait d’une forme de démontage de certaines structures.
Il peut s’agir alors d’affirmer l’ambiguïté d’un raccordement, de la
« réconciliation » de deux plans, par exemple en pervertissant un des liens
« tout pouvoir » du cinéma : le regard. Ainsi, dans La Nuit (Antonioni,
1961) lorsque Lidia (Jeanne Moreau) intervient pour mettre fin à la rixe
entre deux garçons dans un terrain vague. Un homme de dos (au premier
plan) assène des coups-de-poing à celui qui est à terre. La jeune femme (au
second plan) lui crie de cesser. Retournement de l’espace, l’homme cadré
à la taille s’arrête pour la regarder. Il se relève et ramasse sa veste. Le plan
suivant réunit à nouveau Lidia au second plan et l’homme de dos. Elle
regarde, à sa droite, la bande (hors champ). Le plan suivant garde du
principe du « contrechamp » le renversement de l’espace et Lidia en
amorce (sa tête de dos, à droite du cadre) mais la symétrie de l’espace est
pervertie, puisqu’au second plan se tiennent deux des garçons de la bande
plus celui qui est à terre et que le garçon qui l’a frappé est évincé du
champ (par le cadrage et le montage). Lidia se tourne de profil pour le
regarder hors champ, puis revient sur les autres autour du garçon qui se
relève, enfin jette un dernier coup d’œil sur sa gauche en se retournant
pour partir. Amorce d’un mouvement qui raccorde avec celui du plan
suivant (retour du « champ ») : Lidia regarde l’homme et s’enfuit. La
rupture, la disjonction de l’espace introduite par la disparition de l’homme
entre ce que l’on peut malgré tout appeler champ et contrechamp grâce à
l’alternance est contredite par la précision du regard de Lidia pour relier
les deux espaces.
Toujours chez Antonioni, la puissance de projection, de capture et
d’asservissement du regard est interrogée par le montage de Zabriskie
Point. Les visages peints sur les fresques murales, tout en simulant un
champcontre-champ, ont évacué la dynamique (invisible mais sensible)
déjà relevée du regard, et introduisent la possibilité d’un démontage. Déjà
lorsque Marc sort de chez l’armurier et avant qu’il ne vole l’avion, les
coupes sont marquées par des effets de masquage et de surgissement.
Ainsi, alors qu’il marche dans la rue (de dos, PT au centre du cadre), la
caméra panote sur la gauche et découvre un grand panneau publicitaire
(représentant une famille bourgeoise) derrière lequel un avion (dont on
entend le bruit du moteur depuis le début du plan) surgit et traverse le ciel
avant de sortir à gauche. Un quasi-« raccord à 180° » révèle le visage de
Marc regardant le ciel mais une tache rouge floue le masque aussitôt puis
le laisse réapparaître, jusqu’à ce qu’une tache verte rejoue l’intermittence.
Un zoom arrière fait alors le point sur une éolienne rouge et verte (aperçue
dans le premier plan) et accentue la plongée. Marc sort du champ par le
bas du cadre. Un détail d’une autre peinture murale représentant un
couple et un enfant regardant vers le bas semble raccorder avec la position
de Marc dans le plan précédent. Le même plan desserré (en légère contre
plongée) découvre les mêmes figures au sommet de la Statue de la liberté.
Marc surgit au premier plan (PT) et se tient de face pour regarder un avion
(PG) traverser le ciel. Le désenchaînement des plans, voire la possibilité de
les démonter, est ici creusé par l’étrangeté des regards figés des figures
peintes. Ajoutons que, tout en « raccordant » plus ou moins avec Marc, ces
plans trahissent le décalage et la distance du regard d’Antonioni sur la
culture américaine, sujet du film. Le raccord de regard est pour lui la figure
de montage la plus pertinente pour interroger notre rapport au monde et
la capacité du cinéma à en donner des nouvelles comme le démontrait
déjà Blow Up (1966).

La Nuit et Zabriskie Point, M. Antonioni


Avec la scène de prise de vue dans le parc, Antonioni joue du flottement
au moment de la coupe et du battement entre une liaison
cinématographique démontable (lorsque la justification du changement de
plan ne vient qu’après coup avec le mouvement du photographe par
rapport aux arbres) et non démontable (l’adéquation entre le regard du
photographe et le couple observé). Lorsque Thomas (David Hemings)
choisit son sujet, une forte adhérence va s’instaurer entre lui et le couple,
tel ce mouvement de caméra décrivant un léger aller-retour vers la droite
sur le couple cadré en plan large raccordant directement (et trouvant ainsi
sa justification) avec le plan suivant sur le mouvement de Thomas les
regardant tout en marchant latéralement. Mouvement du corps et/ou
motilité des yeux de Thomas ont été délégués à la caméra. De même
lorsque Thomas se cache plus ou moins derrière une clôture, pour le plan
suivant sur le couple, la caméra « prend sa place » respectant ainsi l’axe de
sa vision et la distance qui les sépare (soulignant la présence d’un arbre à
mi-chemin). Après un raccord (presque) à 180°, la caméra cadre cette fois
l’arbre quasiment au milieu du champ et Thomas derrière la clôture à
l’arrière-plan. Ce tronc s’interposant entre nous et lui accuse la coupe et le
renversement de l’espace. Pourtant, ce cadrage trouve une justification à
retardement (alors que le principe du raccordement est la « réconciliation
» immédiate de deux unités séparées) avec l’avancée de Thomas qui vient
se poster derrière le tronc pour observer le couple. Cet enchaînement est
en rupture par rapport à la logique du point de vue et à la continuité fluide
entre regard et sujet observé. Cependant, la liaison directe est rétablie
entre les deux plans suivants. Ainsi, le montage de la séquence témoigne
d’un battement entre stricte continuité et écart, raccord direct et
flottement au moment de la coupe puis rattrapage du raccord.
Après un plan identique de Thomas aux aguets derrière l’arbre, un plan
d’ensemble en plongée cadre essentiellement le vide entre deux arbres
plantés aux extrémités d’une diagonale ascendante gauche-droite, le
photographe étant relégué derrière celui du haut. Si, d’un point de vue
temporel, la continuité ne devrait pas être remise en cause, elle se trouve
rompue par le vide spatial et le changement brutal de point de vue (ici
omniscient). Comme pour la coupe précédente, le déplacement de
Thomas, qui traverse le champ et se poste derrière l’arbre de gauche,
justifie la coupe a posteriori. Le plan suivant accorde les points de vue et
restaure le lien entre observateur et observés. La justification retardée
d’une coupe et d’un changement de point de vue peut être un indicateur
de liaison démontable.
Les plans suivants introduisent une nouvelle déchirure de la ligne
temporelle par une ellipse spatiale. À la fin d’un plan d’ensemble en
plongée (cette fois plus large que le précédent, cadrant trois arbres), David
(en haut à droite) amorce un mouvement de sortie du champ. Au plan
suivant, la distance brutalement abolie par rapport au couple (cadré en
plan moyen) marque la coupe et semble trahir une ellipse (le couple est
séparé alors qu’il était enlacé juste avant) tandis que la course de la
femme (Vanessa Redgrave) rejoignant le photographe, que l’on découvre à
l’arrière-plan quasiment à l’endroit où on l’avait laissé, relie ces deux plans
et joue la continuité temporelle. L’alternance entre jonction et disjonction,
avec une stricte adéquation spatio-temporelle entre les plans ou une perte
de repères, avec une utilisation fonctionnelle du « gond plastique 16 »
(l’arbre comme pivot entre observateur et observés) puis son
détournement (les arbres cadrés en plongée), court-circuite l’organisation
et la hiérarchisation du point de vue. Ce choix de liaison est le symptôme
chez Antonioni d’une interrogation incessante du regard porté sur le
monde : le film relève-t-il de sa description ou de son explication ?
Autre figure interrogée : le montage alterné soumis, dans le finale de
Blow Out, à une désarticulation progressive et à la perte de ses principes
de base : régularité de l’alternance et simultanéité des deux actions. Le lien
absolu entre Sally (Nancy Allen) et Jack (John Travolta) grâce au son (elle
porte un mouchard) qui devait assurer un « montage non démontable »
est progressivement perdu ou brisé, parasité. Il remet donc en cause le
principe du montage alterné tel qu’on l’a observé chez Hitchcock. Sally a
rendezvous avec un journaliste (en fait un usurpateur puisqu’il s’agit du
tueur à gage Burke chargé de l’éliminer) pour lui donner le film-preuve de
l’accident criminel du procureur. Le mouchard donné par Jack doit
permettre à celui-ci de suivre cette rencontre à distance et de protéger
Sally si nécessaire. Le point de départ insiste sur le lien et la stricte
continuité entre les deux espaces qui séparent Jack de Sally par une
conversation à travers le micro. Le son direct relie les deux espaces jusqu’à
ce que Burke annonce qu’il a l’impression qu’ils sont suivis et entraîne Sally
dans le métro. Jack sort alors aussitôt de sa voiture et part à leur recherche
dans la station alors qu’une musique extradiégétique marque une
première rupture sonore entre les deux espaces. Il les cherche des yeux
dans le hall, essaie de synchroniser, de monter l’image de Sally et Burke
avec leur conversation. Le spectateur est privé de cette écoute. Ainsi, De
Palma dénonce son insuccès en perdant Jack dans la cacophonie du hall de
gare. Espaces visuels et sonores correspondant à la vision et à l’écoute de
Jack ne concordent plus. L’alternance qui suit ménage peu de liens sonores
entre les deux espaces et accuse le décalage entre « point de vue » et «
point d’écoute ». Le panoramique à 360° sur le visage de Jack exacerbe
également la désorientation jusqu’à la réalisation retardée d’un bref «
point de synchronisation ». Au moment où Sally annonce (off) la direction
du métro, Jack tourne la tête et la caméra fait le point sur le panneau
lumineux « Franklin Bridge Express » à l’arrière-plan. Mais, la musique
coupe à nouveau le lien entre les deux personnages et, tout en suspendant
la compensation du retard par Jack, préfigure son échec, même lorsqu’ils
sont enfin réunis à l’image : Jack sur le quai courant après le métro où Sally
parle avec Burke et n’entend pas son appel. À partir de cette nouvelle
séparation, une série de plans sur la course de Jack sortant du métro et
traversant la ville en voiture pour rejoindre le défilé du Liberty Day (où il
échoue dans la vitrine d’un magasin) joue de la dilatation du temps. En
outre, la diversité et la fragmentation des thèmes musicaux,
alternativement de scène ou de fosse, renchérissent sur le relâchement du
lien entre Sally et Jack. Alors que Burke commence à inquiéter Sally en
détruisant la bande, Jack reprend connaissance dans une ambulance et
rétablit le lien sonore avec l’espace de Sally grâce à l’écouteur. Elle crie.
Jack s’échappe et court à sa recherche. Burke entraîne Sally à l’écart de la
foule. Le thème musical majeur de la séquence reprend sur la course de
Jack alternant avec un autre thème pour les plans de Sally et Burke. Le seul
point commun visuel et sonore entre les deux espaces est le feu d’artifice
jusqu’à l’appel à l’aide lancé par Sally vers la foule en contrebas. Trois cris
scandés par trois raccords dans l’axe arrière dont le dernier rétablit enfin le
lien entre l’objet du regard et de l’écoute mais accuse la distance qui
sépare Jack, prisonnier de la foule, et Sally aux mains du tueur. Ce recul
syncopé rend une nouvelle fois éphémère le point de synchronisation qui
motive la course de Jack et amène logiquement une nouvelle coupure avec
l’espace sonore de la scène par l’introduction d’une musique sur la course
de Jack de surcroît filmée au ralenti. Cette nouvelle dilatation présage du
retard de Jack, cette fois fatal. Le montage alterné souvent utilisé pour
établir la simultanéité, la continuité et la synchronisation de deux actions
est ici retravaillé par De Palma tout en dilatation, dispersion et
fragmentation, déconnexion des éléments de liaisons visuel et sonore.
Un dernier exemple s’impose par sa singularité : la possibilité d’un film
démontable. Ne serait-ce pas le programme formel de Mon oncle
d’Amérique (Resnais, 1980) présenté dès son ouverture comme un puzzle
fait de fragments visuels et sonores dont les combinaisons seraient
variables ? Le film multiplie les propositions pour expérimenter
l’autonomisation de ces fragments et leur nouvelle dépendance. Les
brèves présentations de chacun des trois personnages compilent ainsi des
bribes de phrases et de brefs gros plans sur des objets, comme des inserts
glanés dans le film et rassemblés sans qu’ils puissent être associés à ce
stade à un lieu, un personnage ou un événement comme ce sera le cas
pour la plupart d’entre eux au cours du film.

Même si cette première tentative analogique ne s’est pas faite sans


écart ni sans résistance, même si l’on a senti la forte part d’interprétation
vis-à-vis des exigences mécaniques, rappelons brièvement l’intérêt de ces
différents types de liaisons (rigide, élastique, complète, partielle,
démontable, non démontable) définis par la mécanique pour appréhender
les articulations du montage. D’abord, on reconnaît la force de la
terminologie qui permet de qualifier les liaisons cinématographiques non
par une simple association à tel type de raccord visuel ou sonore (que le
langage usuel de l’analyse permet d’identifier) mais plutôt en donnant une
idée du fonctionnement des modes d’articulation complexes qui
combinent très souvent plusieurs de ces raccords. De la liaison rigide, on
peut retenir, outre l’absence de jeu entre les plans constatée dans
plusieurs cas, la détermination de la position des éléments de liaison
comme dans une structure en miroir ; de la liaison complète, une
multiplication de ces éléments (visuels et sonores) ou un mode de
réalisation particulier qui informe plus précisément sur l’assemblage, le
rapport des plans (soudage, collage, rivetage, adhérence des plans). Avec
la liaison, paradoxalement appelée non démontable pour le montage
cinématographique, s’affirme l’élaboration d’une forte structure souvent
par le poids de certaines conventions. On peut en apprécier les
articulations, les points de suture. Enfin, avec les liaisons dites élastiques et
partielles, la circulation de l’énergie se trouve modifiée. Elles impliquent
une régulation : au cœur de la liaison, un élément amortisseur dépense
l’énergie reçue pour éviter un frottement.
Enfin, la mise en évidence par ces liaisons du guidage des mouvements
en vue de la régulation et de la circulation de l’énergie à conserver propose
des précisions sur la définition de l’intervalle, du mouvement d’un plan
vers l’autre. On apprécie ainsi mieux les variations voire les changements
brusques d’état énergétique des plans que la notion de degré de liberté va
nous permettre de préciser.

Degrés de liberté
Dans les correspondances auxquelles le modèle mécanique nous invite
avec les différents types de liaisons autorisant plus ou moins de jeu entre
les pièces adjacentes d’un assemblage, la principale notion à retenir est le
nombre variable de degrés de liberté accordé à chaque intersection. La
mécanique définit la position d’un solide indéformable par six paramètres
(trois coordonnées et trois angles). Ainsi, « un solide libre possédant six
degrés de liberté, a la possibilité d’effectuer, en l’absence de tout contact
extérieur, un déplacement quelconque résultant de trois translations et de
trois rotations. Introduire une liaison c’est rendre fixe l’un des six
paramètres ; supprimer un point de contact, c’est donner un degré de
liberté17. » Bien sûr le cadre cinématographique ne se compare pas à un
repère. Le nombre des points de contact des formes de coupe est plus
arbitraire, ne serait-ce que par la variété des paramètres visuels et
sonores. Il s’agit plutôt de réguler l’énergie en privilégiant certains
mouvements ou certains éléments dynamiques du plan et ainsi
d’appréhender, d’interpréter le nombre de degrés de liberté des liaisons
cinématographiques. Un travail d’exclusion guide alors le monteur dans le
choix des raccords.
Nous pouvons remarquer que moins les raccords sont travaillés, moins
on s’attache au(x) point(s) de jonction et élément(s) de liaison, plus on
gagne en degrés de liberté. L’analyse sera donc concentrée sur les petits
dérangements et dérèglements croissants consécutifs. Certains films
jouent par exemple, nous semble-t-il, de l’alternance entre une structure
relativement stable, un état conservatif de l’énergie, et des séquences où
l’équilibre est mis en péril par le nombre croissant de degrés de liberté
accordé au montage, un état plus ou moins dissipatif. Ce battement se
solde, pour d’autres films, par un basculement vers l’entropie. La scène du
bal du diable de Carrie présente un « accident » de montage exemplaire
multipliant, entre autres, les « lignes de contact » par l’intervention
complexe du split-screen générant disruptions et télescopages entre les
plans.

Sans s’attarder sur le cas de la liaison à zéro degré de liberté (réalisée à


l’aide de six points de contact et connue sous le nom d’emboîture trou-
traitplan) qui peut correspondre aux exemples choisis pour travailler la
question des liaisons rigides et complètes, on observera, grâce à la notion
de degré de liberté, la grande variabilité des régimes énergétiques. Pour
cela, nous ne déclinerons pas les différents types de liaisons incomplètes
selon un nombre croissant de degrés de liberté (de 0 à 6). Il s’agira de
décrire avec précision les variations rencontrées et de réfléchir à ces
modifications de l’état énergétique du film. La souplesse du modèle
correspond ici à la grande variété des formes de coupe, de leur conception
et de leur pratique, et à l’impossibilité de les normer donc d’opposer une
règle à son détournement.

Liaisons incomplètes à n degrés de liberté

On remarque en mécanique que les mouvements à n degrés de liberté


sont toujours obtenus par la superposition de plusieurs mouvements à un
seul degré de liberté (où un point de contact a été supprimé permettant un
mouvement de translation ou de rotation). Ainsi, le nombre de degrés de
liberté d’une séquence va crescendo selon que l’on choisit à chaque
changement de plan une liaison incertaine et flottante, donc de laisser du
« jeu aux jointures » (Bresson), ou « une infime modulation, un glissement
qui donnerait, à deux images proches, l’écart le plus grand et peut-être la
plus grande opposition » (Hanoun18).
Avant d’étudier ce type de crescendo, l’analyse de quelques raccords
permet d’appréhender localement la libération d’un degré de liberté et la
modification énergétique qui en découle.

Raccord dissipatif (versus conservatif)

Ophuls a bien souvent inquiété le raccord et dénoncé les habitudes et


roueries du montage. Ainsi, dans Madame de…, il coupe au moment
habituel où le mari de Louise prend congé du bijoutier, après le énième
rachat des boucles d’oreille, et s’apprête à ouvrir la porte. Le plan suivant
cadre l’autre côté de la porte, pour le rattraper selon la logique d’un
raccord dans le mouvement. Mais l’homme est resté dans la pièce et joue
avec le battant de la porte, la tirant puis la repoussant par de petits
mouvements. La perversion de ce type de raccord contredit la dynamique
d’un plan à l’autre qui répond aux attentes et suit les réactions du
spectateur et dénonce l’artificielle et protocolaire motivation pour un
changement de plan. Après la coupe, aucun élément ne permet au
spectateur (qui n’a plus accès à la conversation) de prévoir quand le
personnage sortira finalement pour ré-enchaîner les deux plans et justifier,
à retardement, le changement d’axe.
Ce simple exemple permet de distinguer, dans la chaîne des images, les
raccords conservatifs de l’énergie circulant entre les plans (ceux qui
assurent le rebond direct d’un plan à l’autre) des raccords dissipatifs (ceux
qui désamorcent cette logique de l’illusion d’un continuum spatio-
temporel en dénonçant les éléments fonctionnels ou en les éliminant, en
donnant un degré de liberté : ici nous n’avons plus qu’une virtualité de
mouvement, un élan suspendu, une motivation déjouée).

Gond plastique19

Les plans qui mettent en scène et en évidence les articulations sont sans
doute les exemples les plus pertinents pour saisir cette notion de degré de
liberté. On se souvient de l’attention particulière d’Ozu aux petits gestes de
ses acteurs qui suscitaient des raccords. Dans Le Goût du saké, un jeu aussi
précis sur les petits bols de thé ou de condiments est repérable dans les
scènes de repas ou dans des situations semblables autour d’une table. On
suppose qu’Ozu s’est plu à jouer avec l’articulation par l’instabilité de ces
motifs. Au début du film, Hirayama (Chishu Ryu) est assis dans son bureau
face à Shuzo Kawai (Nobuo Nakamura) venu lui proposer un parti pour sa
fille. Dans le champ-contrechamp qui rythme leur conversation, l’attention
du spectateur est attirée par un petit pot blanc rayé de bleu posé sur la
table au premier plan tantôt à gauche tantôt à droite 20. L’effet de
désarticulation introduit par ce pivot, ce dégondage plastique, commente
ou souligne la divergence de point de vue entre les deux hommes (l’un
refuse de marier sa fille, l’autre cherche à le faire changer d’avis) alors que
les regards gardent une certaine convergence puisque cet effet n’est pas
produit par un franchissement d’axe au cours du champ-contrechamp.
Cette divergence dans la logique de cette forme de montage en miroir est
le symptôme d’une libération d’un point de contact. Procédé de
prédilection d’Ozu dans ce film, plusieurs scènes de repas joueront ainsi du
déplacement dans le cadre d’objets utilitaires identiques, commentant les
liens entre les personnages.

Goût du saké, Y. Ozu


Ainsi, le dîner organisé pour le vieux professeur entretient-il ces petites
perturbations au premier plan avec la position d’un bol à rayures
multicolores que l’on aperçoit dans le plan d’ensemble des sept convives
(trois à gauche, un en bout de table, trois à droite 21) à l’extrémité de la
table près du premier assis à droite. Chaque homme est cadré séparément
avec ce même objet figurant à gauche ou à droite du cadre. Rien
d’étonnant à cela, il doit s’agir de quelques condiments servis à chaque
convive. Mais le jeu est voyant, ne serait-ce que parce que la couleur
détache l’objet du fond et que les plans sont peu animés. Ce petit bol
tantôt joue comme pivot, charnière du raccord, tantôt sort du gond. La
position de l’objet sur les plans de Horié (de face dans le plan d’ensemble)
et celui qui est assis près de lui, du côté droit de la table, pourrait
constituer un pivot du raccord comme s’il s’agissait du même petit bol,
pourtant Ozu n’enchaîne jamais ces deux plans. On peut se demander,
dans ce cas et dans ceux qui suivent, si l’on doit ce jeu au hasard de la
conversation où untel intervient plutôt qu’un autre ou s’il y a eu quelque
calcul dans la disposition des objets sur la table. En outre, si Ozu enchaîne
les plans des deux autres assis sur le côté droit de la table (dont Chishu
Ryu) pour lesquels la position de l’objet laisserait supposer qu’il s’agit du
même (à droite du cadre pour le personnage de gauche et à gauche du
cadre pour le personnage de droite), c’est dans l’ordre inverse, évitant
ainsi le lien. Si bien que dans ce montage entre les différents locuteurs,
l’objet ne cesse de changer de place, tantôt à gauche, tantôt à droite,
pervertissant sa fonction de « gond plastique ». Ce refus de la liaison est
encore plus frappant dans un raccord de geste : Kawaï (n o 2) servant du
saké à Hyotan (no 3). Alors qu’une bouteille de bière, au premier plan,
mord sur le bord droit dans le plan sur Kawaï et pourrait être un point de
suture, une charnière avec le plan sur Hyotan, il n’y pas la moindre amorce
de l’objet dans ce plan. Par contre, Ozu s’est plu à enchaîner les plans où le
petit pot rayé est à gauche de chacun des trois locuteurs (du côté gauche
de la table) comme pour donner un point fixe à la liaison et les associer.

Fellini, en maître de la disruption, s’est joué littéralement du gond


plastique en proposant avec la composition de gestes et de mouvements
dans Ginger et Fred (1986) un système d’ouverture et de fermeture d’un
espace qui imite et renvoie à la circulation d’un plan à l’autre. Dans sa
chambre d’hôtel, Ginger parvient à fermer la porte au nez d’un voisin de
chambre, sosie de Clark Gable, et ainsi à mettre un terme à ses avances.
Mais le raccord suivant annule en quelque sorte cette protection : alors
que Ginger referme sa porte, au premier plan, l’homme se tourne vers la
porte de sa chambre puis revient vers celle de Ginger. Ce mouvement de
rotation est repris par le groom à l’intérieur de la chambre de Ginger. La
répétition donne une équivalence à ces deux intrus, comme si le sosie
entrait par effraction dans la chambre. Alors qu’elle réussit à mettre
dehors le groom qui regarde un match de foot à la télévision, lorsqu’elle se
retourne après avoir refermé la porte, dans le contrechamp sur la chambre
et le téléviseur, la porte du placard s’ouvre toute seule. Ce travail
d’articulation est réfléchi, le raccord se joue de Ginger pour laquelle la
fermeture des espaces est problématique. Il porte atteinte à sa volonté de
se protéger. On parlerait volontiers de taquinerie du montage. Au plan
suivant, le miroir du placard redessine les frontières de cet espace déjà
sujet à toutes les intrusions (par les portes, les fenêtres, les reflets, la
télévision). Fellini exacerbe très vite, par ces simples raccords de geste ou
de mouvement, la rupture entre le monde du passé auquel appartient
Ginger et celui où elle se trouve parachutée, rupture à la fois spatiale
(l’espace protégé sans cesse parasité par des intrusions) et temporelle
(télescopage entre passé et présent).
1. « Le monde fluide de l’écran », Écrits (1946-1953), tome 2, Seghers, 1975, p. 151.
2. Cf. Intelligence d’une machine, Écrits, tome 1, op. cit., p. 307. On notera qu’Epstein est
étonnamment proche de Jean Tinguely sur la psychologie de la machine.
3. In Tinguely, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 27.
4. Modèles mathématiques de la morphogénèse, op. cit., p. 122.
5. Prédire n’est pas expliquer, op. cit.
6. Citons, pour compléter, les liaisons à l’aide de clous, de pointes, d’agrafes très employées
danscertaines industries du bois. En construction mécanique, on utilise, suivant les cas, les goupilles,
les clavettes, les épaulements rapportés, les vis, les boulons, les goujons, les cames, les encliquetages
et les douilles élastiques.
7. Mode protocolaire pour entrer progressivement dans un espace d’une scène ou en sortir
progressivement.
8. Considérons un cylindre et un alésage. On peut, si la différence des diamètres est
convenablement choisie, opérer le montage du cylindre dans l’alésage. Par échauffement, il est
possible de dilater suffisamment la bague pour permettre l’introduction du cylindre. Après montage,
la bague, en se refroidissant, tend à reprendre sa dimension initiale. Cette contraction, contrariée par
le cylindre, engendre une déformation élastique de la bague et du cylindre. On a ainsi créé sur la
surface mutuelle de contact des efforts normaux très importants qui engendrent des forces
d’adhérence s’opposant au déplacement relatif des deux pièces.
9. Ce plan composite donnant au premier et à l’arrière-plan la même netteté est réalisé grâce à
unelentille additionnelle ou demi-bonnette.
10. Cf. « Traces », traduit du japonais par Thomas Raucat, Cinéma 02, automne 2001, p. 105-113.
11. Morita, op. cit, p. 111-113.
12. Je renvoie à mon analyse de Liebelei dans Penser et expérimenter le montage, PSN, 2009, p.
14.
13. Luc Moullet, « Mon travail », Trafic, no 39, automne 2001, p. 20.
14. R. Bresson, op. cit., p. 55.
15. Voir mon article « Le spectateur/monteur dans les installations-projections », in Unstable
Cinema. Film and Contemporary Visual Art, Cosetta G. Saba et Critiano Poian (dir.), Campanotto
Editore, Milan, 2007, p. 78-87.
16. Formulation originale de Barbara Le Maître pour décrire ces points d’articulation entre
lesplans chez Ozu. Je la remercie de m’autoriser à la reprendre ici.
17. Cf. Armand Giet, « liaisons mécaniques », in Encyclopædia Universalis.
18. In Cinéma cinéaste. Notes sur l’image écrite, coll. « Côté cinéma », Yellow Now, Crisnée, 2001,
p. 67.
19. Cf. note 1, p. 61. Merci à Barbara Le Maître de m’avoir signalé la séquence d’ouverture du
Goût du saké pour illustrer ce principe.
20. On rappellera un contre-exemple dans la scène du repas de communion d’Hôtel du Nord
(Carné, 1938) où la conversation entraîne l’alternance entre deux groupes de personnages assis du
même côté de la table. Malgré la mise en évidence de la position centrale du gâteau de communion,
le cadrage prend soin de fixer le gâteau sur la droite du cadre, alors que la logique aurait voulu qu’il
soit alternativement à gauche et à droite.
21. Si l’on numérote les convives de gauche à droite, voici la position des principaux : Kawaï esten
seconde position (au milieu des trois de gauche), le professeur en troisième, Horié est au centre de
face, et Hirayama est le septième, le plus proche de nous du côté droit.
2

Chambres d’expérimentation Mécanique


débridée

Si le montage a pu être interrogé, saisi, précisé grâce au modèle de la


mécanique classique des solides, c’est dans les cas relativement simples
d’état conservatif de l’énergie ou des premiers signes d’une dissipation.
Qu’en est-il des états énergétiques extrêmes où l’on ne peut plus parler
ponctuellement de liaisons perverties mais généralement de disruptions.
Deux exemples fondateurs de cette vision mécanique du montage
permettront de tracer ce passage à une mécanique débridée, d’apprécier
in extenso le crescendo du nombre de degrés de liberté jusqu’à un état
entropique : Donald and Pluto (Disney, 1936) et Carrie (De Palma, 1976)
qui, contre toute attente, fonctionnent en diptyque1.

Donald and Pluto


Inventions en tout genre, constructions et machines plus ou moins
performantes ont maintes fois offert à Walt Disney les ressorts de
l’animation et des scénarios de ses films réalisés pendant l’entre-
deuxguerres (The Mechanical Cow, 1927, Building a Building, 1933,
Mickey’s Mechanical Man, 1933, Donald and Pluto, 1936, Modern
Inventions, 1937, Clock Cleaners, 1937). La référence mécanique n’est pas
seulement un thème récurrent du dessin animé. Assemblage de pièces
destiné à produire, transmettre et transformer un mouvement, en faire
varier la vitesse, elle semble résumer l’expression la plus simple de
l’animation : composition de purs mouvements (autant que de formes et
de couleurs), évolution rythmique de lignes graphiques 2. On a souvent
salué la liberté de création d’un espace sans limites fixées, sans cesse en
mutation, indéfiniment convertible et la vivacité du trait pliant et dépliant
les figures qui apparaissent, disparaissent et se transforment à leur guise.
Cette liberté affranchit les cartoons des catégories habituelles d’espace et
de temps, de gravitation et de dynamique. Surgissement, bond et rebond,
transmission ou contamination par le mouvement sont les moteurs de
l’image. La circulation de cette énergie étant au cœur de leur champ
d’expérimentation, nombre de films ont pressenti le principe générateur
du montage : une énergie mécanique. Donald et Pluto l’expose plus
particulièrement grâce à la force exercée par un aimant, énergie
magnétique rendue visible par le dessin. La polarisation des images est
explicite : qu’elle définisse le champ filmique par son équivalent
magnétique (aux deux extrémités du cadre se trouvent l’aimant et la
gamelle contenant l’os de Pluto au centre traversé par l’influx), qu’elle
désigne le jeu entre champ et hors-champ (de part et d’autre d’une porte,
du plafond ou de l’échelle) comme entre deux plans, la découpe du cadre
mettant en évidence la coupe du montage.

La collure comme ligne de contact

De l’idée de mécanique appliquée au montage, ce film retrouve


intuitivement « l’origine ». Dès l’ouverture, Donald, dans la chaufferie, en
équilibre sur une échelle, tente de réparer les fuites des raccords de la
tuyauterie, muni d’outils plus ou moins efficaces et adéquats : pinces,
marteau, bandages de chiffons, aimant… On se souvient de l’utilisation du
terme montage par les chauffagistes à la fin du XIXe siècle. Pluto, couché
près de sa gamelle, fera également l’expérience de l’assemblage, à cause
d’un aimant malencontreusement avalé qui attirera toute une batterie de
casseroles et de poêles venant se greffer comme une queue improbable.
L’influx magnétique est mis en scène dès le départ, avec l’attraction du
marteau qui passe d’un plan à l’autre pour adhérer à l’aimant. Donald s’en
inspire pour boucher la fuite d’un tuyau, mais l’adhérence est incertaine
puisque ce fer à cheval magnétique trace très vite d’autres lignes de forces
dans l’espace et trouble le paisible tête-à-tête de Pluto avec son os en
emprisonnant celui-ci dans la gamelle. Commence alors pour le chien (puis
son maître) une série d’épreuves que l’on propose de lire comme une
initiation au montage.
Donald and Pluto, W. Disney
Le corps de Pluto, malléable, modelable, étirable ou compressible –
toujours la matière-temps –, se substituant à la pellicule, va en effet subir
les deux gestes initiaux du montage : coupe et collure. Au terme de la lutte
avec l’aimant le privant de son os, il réalise un décollage, une coupe par
l’interruption du champ magnétique ; mais se retrouve aussitôt en position
de subir l’épreuve corrélative et fondamentale : pris au piège du champ
magnétique entre l’aimant (devant lui) et la gamelle (derrière), il fait
l’épreuve du choc, de la collision de ces deux éléments (au fond de son
estomac), comme deux plans, deux entités hétérogènes et permet
d’appréhender la puissance pulsionnelle et fusionnelle du montage. Ce
corps, brutalement replié sur lui-même, en accordéon, forme
indéfinissable, inquiète le regard. Les marques de sa disparition « formant
des “plis” ou des “catastrophes” qui sont avant tout des jeux subtils de la
limite, entre l’ouvert et le fermé, le visible et l’invisible 3 » offrent la vision
fugitive et monstrueuse de la collure, du seuil, de ce qui s’y perd, surgit,
s’échange, de ce qui se clôt, de ce qui (re)commence.
Ce corps sous pression, porteur d’une énergie potentielle4 est alors
désigné comme le tenseur du montage dont le paroxysme est atteint avec
le duel final entre Donald et Pluto de part et d’autre du plafond : l’aimant
de Pluto, à l’étage supérieur, « aspire » Donald qui s’écrase contre le
plafond et y reste suspendu. Pluto, sous la force de l’impact, s’étire comme
un élastique, retombe et repart pour une course à travers la pièce
entraînant son acolyte pour quelques tours contrariés par deux obstacles
majeurs : le ventilateur et le lustre. Le montage alterné entre les deux
étages, met en exergue cette « ligne » (résurgence de la collure) où les
corps s’écrasent et s’étirent alternativement comme un jeu de piston, où,
malgré l’interruption du contact direct, la circulation de l’énergie est
tangible. La capacité de travail du montage, c’est-à-dire la force exercée
par un plan sur un autre, est visible. Alors, l’échelle posée au sol sur
laquelle continue ce manège, avec l’alternance régulière et métrée de
barres et de vides formant un cadre où se reconstitue la liaison directe
entre aimant et marteau après chaque brève interruption, se lit comme la
métaphore de la pellicule cinématographique et du montage à sa plus
petite « échelle », celle du photogramme.
Mécanique rythmique

Les courses-poursuites que Pluto va déclencher à travers la maison (en


croisant de trop près plusieurs objets : batterie de cuisine, réveil, ustensiles
de billot, marteau de Donald…) sont autant d’illustrations du montage in
process. Le réseau qu’il décrit révèle sa double motivation : production et
circulation d’un flux énergétique grâce à la transmission et à la
transformation du mouvement et aux variations de rythme. Ainsi
s’enchaînent translations (par glissades), rotations (sur chaque tapis rond
et avec le ventilateur), balancements pendulaires (de l’horloge), bascule (le
fauteuil), déclics et enclenchements (des différents objets sur l’aimant
donnant l’impulsion à une nouvelle course), embrayage (par les différents
guidages de Pluto) et débrayage (par des périodes de relâchement). Les
accélérations – des courses pour se défaire de la gamelle ou du réveil, pour
éviter les couteaux sollicités dans la cuisine, ou semer Donald furieux –
sont parfois ponctuées de césures, de pauses (l’immobile face-à-face avec
le réveil pour échapper au « dos-à-dos » fatal) ou résolues par la cadence
finale (les couteaux se plantant un à un dans le battant de la trappe de la
cave, par laquelle Pluto s’est sauvé).
Il arrive que la machine s’emballe, soit en surproduction : Donald, pris
dans le ventilateur du plafond, fait tournoyer Pluto par conduction. Alors
c’est le court-circuit et l’électrocution (par le lustre, qui propulse Pluto
dans les airs) puis la perte d’énergie (avec la brève chute de Donald jusqu’à
une nouvelle collision due à la gravitation pour l’un et à la reconstitution
du champ magnétique pour l’autre). Ce circuit connaît donc des périodes
de régulation avec les marches parallèles de Pluto et du réveil (le premier,
sous la table, donnant, toujours par magnétisme, sa cadence au second,
sur la table) répétées, avec Donald cette fois, de part et d’autre de l’échelle
ou avec le mouvement régulier du balancier de l’horloge retenant Pluto
pour quelques pulsations avant que celui-ci ne détruise le mécanisme en le
déboîtant pour s’en défaire. C’était attendu, les accidents se multiplient au
moindre obstacle : la traversée par la gueule ouverte de la peau d’ours
étendue sur le sol, le passage sous le fauteuil à bascule qui libère Pluto du
réveil, la machine à laver dans laquelle Donald fait un tour – essorage
compris – etc. Ces enchaînements « coulés » ou plus ou moins heurtés,
syncopés, donnent une « vision » de la fluidité, de la souplesse ou, au
contraire, du principe de concaténation, précipitation des interruptions,
des répétitions, des hiatus du montage avec ces variations rythmiques et
métriques.
Intensité des forces et résistance des plans

Outre le nombre de degrés de liberté faisant varier le jeu aux points de


liaison, il faut tenir compte des conditions d’emploi du mécanisme :
intensité des forces mises en jeu, amplitude et fréquence de variation de
ces efforts, vitesses et accélérations des mouvements, chocs et vibrations.
En effet, si les conditions théoriques des liaisons sont établies à partir de
l’hypothèse de l’indéformabilité des solides, et ne tiennent aucun compte
de la nature et de l’intensité des efforts appliqués à ces solides, les corps
réels eux ne sont pas indéformables. Le contact ponctuel d’un solide avec
un autre a pour conséquence une déformation plastique des matériaux et
une détérioration des surfaces (comme nous avons pu le rappeler dans le
cas du soudage par exemple). Ici ce sont les élongations ou compressions
récurrentes des corps de Donald et Pluto sur l’interface du plafond. Ainsi,
le rythme accidenté du cartoon, les changements d’orientation incessants,
les distorsions infligées aux corps, leurs mouvements inattendus, défiant la
logique et la dynamique, les frottements et échauffements aux points de
contact (ici manifestes dans l’emballement du ventilateur, puis
l’électrocution) suggèrent, qu’appliquée au montage, la tension aux points
de jonction, la force d’un plan exercée sur un autre, peut vite déborder
une mécanique bien réglée.
Cette idée de résistance d’un plan soumis à l’action d’un autre peut par
exemple s’apprécier lors d’une mise sous tension des plans réalisée grâce à
un montage choc, à des conflits plastiques et graphiques (de lignes, de
volume, de masse, de couleur) et des ruptures rythmiques et métriques 5.
Les élongations et compressions des corps figurent donc ici les jeux de
dilatation et de condensation, les effets de ralentissement ou
d’accélération du temps cinématographique. Ces variations de vitesse et la
surfragmentation exacerbent la tension d’un raccord et mettent à
l’épreuve la dynamique et la circulation énergétique. Frottements,
pressions et échauffements figurés par les mésaventures de Donald et
Pluto, ont trouvé d’étranges correspondances avec le montage d’une
séquence exemplaire pour ses expérimentations (mouvements syncopés,
télescopages de plans et leur mise sous tension par l’intervention
complexe du split-screen) : le « bal du diable » de Carrie (De Palma, 1976) à
partir de l’humiliation de la jeune femme élue reine du bal de la
promotion.
Premier point commun : la création d’un champ magnétique (pour Pluto
par l’aimant, pour Carrie par ses dons de télékinésie) comme principe
générateur du montage. Second point commun : la manifestation de cette
transmission d’énergie de part et d’autre de la collure mise en abîme par le
dessin ou par le split-screen. Donald and Pluto et Carrie rendent explicites
le mécanisme des liaisons et leurs fonctions de régulation, d’accélération,
d’opposition, de tension, de relâchement et d’épuisement des forces en
présence. Le montage retient donc de la mécanique « ce qu’elle sait faire
et ce pour quoi elle est prévue, plus, tout ce qu’elle ne prévoit pas, ses
ratés, ses accidents, ses échecs, sa propre mort même 6 » quand elle
s’emballe et que l’énergie productrice ne sert plus qu’à l’autodestruction.
Aucun mécanisme n’y résiste (dislocations, courts-circuits et explosions se
multiplient de part et d’autre). Carrie, elle-même, machine exécutrice et
suicidaire en surproduction, meurt dans l’implosion de sa maison.
Dernière rime : les couteaux poursuivant Pluto depuis la cuisine, que
celui-ci évite en levant la trappe de la cave, resurgissent pour une
crucifixion réussie de la mère de Carrie.

Donald and Pluto, W. Disney et Carrie, B. de Palma


Carrie au bal du diable
La danse, après le slow enivrant de Carrie et Tommy, est ici une véritable
mise à l’épreuve du corps dans l’espace et dans le temps. La courte
séquence du massacre (quatre minutes) a les allures d’un ballet mécanique
infernal, d’une chorégraphie de mouvements – ceux des corps, des objets,
de la caméra et des demi-écrans coulissant – composée par un montage
disruptif, mettant sans cesse en conflit les différentes lignes rythmiques et
dynamiques de ces quelque cent soixante-dix plans.
Rappelons l’étymologie de bal proche de ballein « lancer, jeter », auquel
on attribue le sens de lancer des projectiles et d’où découle la balistique.
Ici, l’humiliation de Carrie, par la douche de sang, catalyse la riposte : le
massacre des moqueurs par toutes sortes de projectiles et par les effets
propulseurs du jet de l’extincteur et du micro électrocuteur. Le même
ballein compose le second terme du titre français plus programmatique
que l’unique prénom du titre original : diable, dérivé du verbe diaballein «
jeter entre, insérer ». Le sens originel de dia, « en divisant », « en
traversant », inscrit le montage en creux dans cette expérimentation :
monter, c’est bien, dès le premier geste, couper, séparer, désunir,
désenchaîner, disjoindre, ce que dénoncent les maintes ruptures et
dysfonctionnements du montage, tels ces mouvements syncopés (jump-
cuts et brefs chevauchements temporels), ces télescopages de plans (par
exemple dans la suite de raccords dans l’axe tous les deux photogrammes)
et leur mise sous tension par la division de l’écran. Mais monter c’est aussi
ce qui traverse, passe malgré l’interruption, une énergie qui circule avec
toutes les variations de flux et de force qu’elle peut subir au cours de son
parcours.
Ce bal du diable peut devenir une véritable chambre d’expérimentation
du montage favorisant contacts et échanges (Bresson), conflits
(Eisenstein), « actions d’un plan sur un autre et réactions ou encore
interactions, interattractions, interrepoussages » (Vertov), accumulations
et conductions, transplantations (Bresson encore), enfin, extase du
montage (Eisenstein). « Aujourd’hui, je n’assistai pas à une projection
d’images et de sons ; j’assistai à l’action visible et instantanée qu’ils
exerçaient les uns sur les autres et à leur transformation. La pellicule
ensorcelée7. » Le nombre croissant de degrés de liberté permet de saisir «
la dialectique entre l’ordre mécanique et le désordre, [entre deux
conceptions extrêmes du montage], qui nous mène vers [un certain] ordre
asymétrique et imprévisible qui caractérise la vie organique 8 » et nous
sensibilise à la complexité du phénomène énergétique.

Carrie, B. de Palma
Split-screen

Grâce à ses dons de télékinésie, Carrie crée un champ magnétique


autour d’elle et en garde le contrôle lors du massacre, à l’inverse de Pluto
qui subit plutôt les conséquences de sa magnétisation. Cette puissance
dominatrice trouve sa première manifestation avec l’introduction du split-
screen (en germe dans le film de Disney, avec la table séparant Pluto du
réveil puis l’échelle ouvrant l’image horizontalement) qui explicite aussi
son omnivoyance. La juxtaposition du sujet regardant et de l’objet de sa
vision est dans un premier temps, repérable par l’utilisation d’un filtre
rouge. Mais ce codage de la délégation du regard est vite perdu. Le
teintage contamine alors les images sans justification (si ce n’est plastique,
par complémentarité/conflit avec d’autres images à dominance bleue) et
Carrie semble devenir l’organisatrice de ce montage polyphonique in
progress jouant sur deux types de collure. Dans ce dispositif de polyvision,
Gance distinguerait le montage vertical (successif, lui-même dédoublé en
deux lignes parallèles) du montage horizontal (dans la simultanéité, avec la
confrontation, les interactions des demi-écrans)9. Les changements de
direction de son regard, les rotations de son corps motivant le claquement
des portes et la fermeture de la salle du bal, semblent tisser une toile de
plans inviolable, un circuit énergétique fermé. Ainsi, les demi-écrans où
Carrie apparaît coulissent, laissant voir le nouveau sujet de son attention
ou ellemême, omniprésente. En outre, la tension exercée sur cette
nouvelle ligne de contact, collure saillante, est particulièrement sensible
avec la confrontation des plans du raccord à 180° de part et d’autre de la
porte de sortie de la salle de bal qui résiste à la poussée de deux étudiants
condamnés à rester enfermés.
Ici exploitées, les virtualités du split-screen donnent une nouvelle lecture
de l’emploi du montage alterné (auquel il peut se substituer) lors du « duel
» final entre Donald et Pluto de part et d’autre du plafond. En effet, dans
l’alternance des plans et l’enchaînement des mouvements de ce gag,
aspiration (de Donald au plafond), compression (des deux acolytes) jusqu’à
l’explosion lors de l’électrocution et la détente avec la brève chute de
Donald, on reconnaît les quatre phases de la mise sous tension d’une
soupape – à la différence que l’on assiste ici plus à une fuite, un
débordement qu’à une simple libération d’énergie comme le figure la
démultiplication10.
Lors d’un montage alterné, la tension peut être accentuée par une
impression d’instabilité des plans (due à leur brièveté – parfois réduits aux
photogrammes) et de « déséquilibre » : cette séquence de Carrie multiplie
les entrées ou sorties de champ fulgurantes et inattendues de corps et
d’objets propulsés ou renversés au moment de la coupe ou encore la
succession de mouvements dans des directions opposées ou
compensatoires tels la propulsion arrière du corps du directeur électrocuté
et l’affaissement de Miss Collins vers l’avant sous le choc de la chute d’un
pan de décor. Rappelons aussi les corps malmenés et projetés d’un demi-
écran à l’autre par la puissance de pression du jet de l’extincteur ; ou,
après la décharge électrique subie par les trois hommes se disputant le
micro (sous l’œil de Carrie dans l’image de gauche), un plan très bref (plein
cadre) montrant un corps jaillissant du hors-champ et tombant sur deux
autres corps gisants. Dans cette séquence, le choix des images de coupe
totalement sous- ou surexposées lors des explosions ou des éclairs de
l’orage est également symptomatique et éprouve les limites des pouvoirs
d’apparition et de disparition du montage11.

Montage à l’état entropique

Nous avons ici affaire à une mécanique débridée, consumant l’énergie


qui l’alimente, destructrice puis autodestructrice, d’où un montage qui ne
répond pas à un ordre raisonnable et logique, mais à une déconnexion
entre cause et conséquence, à une précipitation, à un emballement des
actions de Carrie. Un montage qui rappelle aussi toute sa puissance
dispersive et l’indétermination temporelle première des images dont parle
Jean Epstein dans « Passé et futur actuels 12 ». Reprenant ses termes, nous
ajouterons que le montage joue de la « ruptilité » et de « la mutabilité du
temps cinématographique13 ».
Ruptile, comme le rappelle Nicole Brenez14 est emprunté au lexique
botanique et signifie « qui s’ouvre en se déchirant d’une manière
irrégulière, par l’effet du grossissement des parties enfermées ». De ce
montage ruptile, le split-screen met à nu la déchirure, l’éclatement. La
ruptilité des images cinématographiques connaît par ailleurs de multiples
formes. Citons les plans hybrides de Zabriskie Point où le reflet du
rétroviseur (travaillé sans que le bord soit visible) éclate au cœur du plan
pris de l’intérieur de la voiture selon le point de vue de Marc. Le montage
peut aussi mimer le processus dévorateur de la ruptilité : une image surgit
au cœur d’une autre, l’implose et, par poussées répétées, grandit en elle et
finit par s’y substituer complètement. Cette vicariance des images est
devenue rituelle chez Godard dans les Histoire(s) du cinéma (un exemple
parmi tant d’autres possibles : un corbeau de Hitchcock dévorant le nez
d’une Marilyn inquiète).
Par ailleurs, le refus de toute vectorisation des plans annonce la
mutabilité des fragments temporels. La séquence de Carrie oublie la
linéarité essentiellement avec les troubles introduits par le split-screen.
Celui-ci peut surgir au cœur d’un raccord dans le mouvement entre un plan
occupant l’écran et le demi-écran suivant, ou inversement. Il brise aussi la
dynamique des mouvements intempestifs du tuyau et la fuite de certaines
victimes d’un demi-écran à l’autre. Il met sous tension deux actions
simultanées, arrête le temps et condense l’espace avec le raccord à 180°
déjà cité. In fine, le splitscreen précipite action et réaction d’un plan à
l’autre : les mouvements de tête de Carrie auxquels répondent les
explosions des spots et la fermeture des portes ; les efforts d’un jeune
étudiant, subissant les attaques du jet d’eau, pour maîtriser le tuyau (écran
de gauche), en vain puisqu’il le dirige vers une rampe de lumières (écran
de droite) provoquant un nouveau court-circuit. Disruption, précipitation,
« consumation » (Valéry) conduisent à une vision entropique du montage.
Dans ce système, la pression des plans les uns contre les autres est
exacerbée jusqu’à l’explosion figurée, extase du montage, en passant par
l’explosion littérale – avec l’embrasement de la salle après l’électrocution
du directeur et la destruction de la voiture de Chris et Billy puis de la
maison de Carrie qui sera aussi son bûcher. L’énergie apparaît ici moins à
l’état de travail que de chaleur. Rappelons que la loi de conservation de
l’énergie semble mise en défaut chaque fois qu’il y a frottement et
apparition de chaleur. Face à cette agitation désordonnée, la
thermodynamique a alors permis de définir une autre fonction d’état,
dénommée entropie (du grec entropê, cause d’évolution, ce nom signifie
proprement « changement de disposition », « retour en arrière »).
Toutefois, si le concept d’énergie, dérivé d’une propriété essentiellement
quantitative de conservation, a été facilement considéré comme une
notion première et rapidement vulgarisée, il n’en est pas de même pour
celui d’entropie souvent jugé obscur en raison de son contenu plus
qualitatif, de désordre, de désorganisation et d’irréversibilité.
Un autre modèle nous permettra de préciser cette notion appliquée au
montage puisque ce basculement vers l’entropie par une mécanique
débridée a un père dans l’art moderne, Jean Tinguely, « maître dans
l’organisation de la panne15 ». En questionnant la fonctionnalité et la
productivité de la mécanique, ses œuvres sont particulièrement
pertinentes pour réfléchir au montage lorsqu’il échappe à la logique de la
mécanique classique et que l’on entend définir ces comportements
singuliers autrement que par opposition à des usages. En outre, on tissera
entre ses œuvres et le montage de Carrie d’étonnantes correspondances.

Les Méta-mécaniques de Jean Tinguely


L’œuvre de Tinguely s’inscrit directement à la suite de la réflexion initiée
par Marcel Duchamp dont la rencontre (à New York en 1960) fut décisive :
« Duchamp n’est pas un adepte du culte de la machine ; au contraire, à l’inverse des futuristes,
il a été l’un des premiers à dénoncer le caractère destructeur de l’activité mécanique moderne.
Les machines sont de grosses productrices de résidus, et ces déchets augmentent en
proportion géométrique de la capacité de production. Les machines sont des agents de
destruction, et de là vient que les seuls mécanismes qui passionnent Duchamp sont ceux qui
fonctionnent de manière imprévisible – les anti-mécanismes ou les machines distillent la
critique d’ellesmêmes16. »

Les mécanismes des machines de Tinguely, monde de courroies,


d’arbres à cames, de crans et d’engrenages, de bielles, vilebrequins,
ressorts, pistons, tuyaux, excentriques en tout genre, orchestrent tout type
de mouvement : rotation, translation, balancement pendulaire, déclic et
enclenchement, embrayage et débrayage, reptation, convulsion, sursaut,
bascule. Tinguely « scratche le mouvement de ses machines 17 ». Ces
enchaînements complexes semblent jouer avec le mouvement comme
certaines expériences de montage avec la dynamique des plans pour
lesquelles la scène de Carrie reste notre référence.
« Non seulement les machines de Tinguely ne servent à rien mais, simulant l’efficacité, elles
affectent dans beaucoup de cas l’allure et utilisent les dispositifs des machines qui servent à
quelque chose, d’où la particularité de leur nom : Méta-mécaniques. Il y a tout de même un
peu d’utile dans ces machines, mais d’utile à quoi ? L’axe est utile à la poulie, la poulie à la
courroie, le moteur au mouvement. L’utilité dans ses machines n’est jamais qu’interne, et
réciproque d’un organe à l’autre. La machine elle-même ne sert à rien, extérieurement, et prise
comme un tout. Elle ne produit rien sinon parfois de la fumée, plus rarement une odeur et
toujours du bruit, et quand elle dessine [Cyclograveur, 1960], c’est pour rire, et quand elle scie,
c’est elle-même qu’elle ampute comme dans la Dissecting Machine (1965). Ce qu’elle produit
finalement c’est du vacarme et de la fureur, de l’humour et de l’érotisme 18. »

En outre, les dispositifs de Tinguely organisent, mettent en mouvement


et en action un assemblage d’éléments hétéroclites : roues et ferraille en
tout genre, machine à écrire, frigidaire, fûts et bidons, éléments
d’automobiles, tuyaux d’arrosage, voiture de course éclatée et même des
ossements comme dans les Sorcières ou Blanche neige et les sept nains
(1985). Carrie « récupère » aussi ce qu’elle trouve dans la salle ou sur sa
route : tuyau de l’extincteur, éléments du décor, boules et étoiles
suspendues, micros, couteaux et ustensiles de cuisine, voiture de Chris et
Billy, et bien sûr les corps de ses victimes… Ajoutons avec Hulten que
Tinguely, au fil des ans, s’est de plus en plus intéressé à l’immatériel et,
pour le représenter, recourait à des substances « non matérielles » ou
indéterminées : le son, l’eau, les plumes, les explosifs, la lumière, le feu et
la fumée, les ballons, les miroirs19. On en retrouve certaines chez De Palma
puisque Carrie a à sa disposition les éléments de décoration de la salle
(spots de lumières colorées, ballons, étoiles argentées) et qu’elle jouera
aussi du jet d’eau, des courts-circuits et des mises à feu jusqu’à
l’embrasement final.
D’autres sculptures de Tinguely évoquent particulièrement le dispositif
de Carrie par certains dysfonctionnements mécaniques et autres ruptures
rythmiques, par leurs allures de pandémonium où officie une figure
agressive dans un état proche de la transe. Ainsi Le Cyclop, sculpture
monumentale commencée en 1969 et achevée en 1987, surnommé La
Tête par Pontus Hulten, « c’est-à-dire le centre de la pensée et de la
réflexion toujours en action20 » qu’il symbolise par « un vaste système de
correspondances, un circuit complexe se déployant à travers toute la
construction21 ». Au gré des circonvolutions, on retrouve les jeux
d’apparition / disparition de la pensée, de la mémoire et du montage.
« À l’intérieur de ce circuit matérialisé par des tubes creux à section nervurée, évoluent des
boules en aluminium de 35 centimètres de diamètre. Un mécanisme fait monter les boules au
sommet de La Tête et elles roulent dans le circuit avec une grande liberté de mouvement. Elles
dégringolent une à une toutes les trois minutes environ, jetant des lueurs intermittentes, et
bondissent ça et là à l’intérieur de leur réseau dans une joyeuse frénésie 22. »

Du côté de Carrie, les rouages mécaniques relevés dans la séquence du


bal du diable, l’orchestration des mouvements sous-tendent l’activité de
cette grande organisatrice du montage qui met à nu, grâce au split-screen,
l’espace de l’énergie de la pensée.
D’un point de vue rythmique, Chaos et Eurêka sont tout à fait
exemplaires.
« Chaos 1 (1973-1974) est une construction mécanique extrêmement complexe. Le mouvement
peut changer de rythme et les formes peuvent adopter des comportements différents. Ainsi
certaines parties de la sculpture passent d’une cadence tranquille et harmonieuse à une
gesticulation effrénée [du ralenti aux jump-cuts dans Carrie]. (…) Pour Eurêka (1963-1964), cinq
sections animées chacune d’un moteur composent la partie mobile et leur jeu d’ensemble
permet des mouvements d’expansion23 »

(comme le fluide télékinésique de Carrie peut gagner en amplitude sur


plusieurs plans) et des mouvements de rétraction (réciproquement dans
Carrie, on constate une concentration de l’énergie dans l’espace
notamment entre l’écran de gauche et celui de droite) ou encore des
mouvements de vaet-vient (brèves répétitions et mouvements de
translation des demi-écrans), enfin, de levage (plutôt des propulsions dans
Carrie). Des axes, des embiellages, des roulements à bille, des graisseurs
équipent cette « sculpture-machine-géante-sonore-variable-extensible ».
L’agressivité caractérise bien les sculptures de Tinguely visant à effrayer
le spectateur et renouant ainsi avec l’utilisation des machines de guerre de
la Grèce antique (qui servaient plus à effrayer l’ennemi qu’à l’attaquer).
Ainsi, Char (1965) machine (de 2,20 m de haut et 5 de longueur),
aujourd’hui autodétruite, installée à l’intérieur d’un musée, ne cessait
d’avancer, heurter les murs, changer de directions. Hulten rapporte que le
spectacle était effrayant. « À la menace intellectuelle s’ajoutait la menace
physique. L’installation, sauvage, vibrait d’une énergie débridée 24. »
L’année suivante, la contribution aux décors et à la mise en scène d’Éloge
de la folie de Roland Petit (1966) trahit le même dérèglement : « Un
danseur, dont la silhouette mobile est un des éléments de l’œuvre, pédale
comme un cycliste pour fournir la force motrice. Composée de grandes
roues, actionnées par des courroies de transmission, la machine fait rouler
des balles, osciller des tuyaux [comme celui de l’extincteur dans Carrie] et
tomber des couperets de guillotine 25 » comme le pan de décor qui s’abat
sur Miss Collins.
Dans Enfer (1984), les mouvements vont « de la simple rotation à des
sortes de danses exécutées par de gros dispositifs qui mettent en jeu des
poids, des contrepoids, des ressorts, etc. » 26 – ce que l’on a repéré dans
Carrie avec les différentes oppositions entre plans. L’enchevêtrement de
cette vaste jungle est encore amplifié par les projecteurs de lumière,
statiques ou mobiles, et surtout les ombres. On se souvient des jeux de
lumières de couleurs rouges et bleues ou des flashes de l’électrocution
dans la séquence du bal. Après cette nécessaire introduction à l’univers de
Tinguely, venonsen à une ultime correspondance.

Homage to New York

La parenté de la mise en scène et du montage de la fin de Carrie est


particulièrement saisissante et intéressante avec la première sculpture
autodestructrice de Tinguely installée dans la cour du MoMA le 17 mars
1960 : Homage to New York27. « Composée d’une grande variété de
matériaux, quatre-vingts roues de bicyclettes, des pièces de moteur, un
piano, un kart, des minuteries, une batterie, une machine méta-matic, des
sculptures et d’innombrables tubes, [le tout peint en blanc], Homage to
New York a affronté la foule présente puis s’est désintégré bruyamment 28
». Selon l’artiste, « elle possédait une certaine sophistication compliquée
qui la destinait à se détruire elle-même29 ».
Pour les comparer et saisir les principes mécaniques donc énergétiques
de Carrie à partir de l’analyse de l’œuvre tynguelienne, nous procéderons
par descriptions successives des différentes phases prévues et imprévues
du montage et de l’autodestruction de l’installation puis de la machination
du bal du diable.
Nous empruntons à Bill Klüver30 cette description en deux temps de
l’installation new-yorkaise :
Ce qui était prévu :
« Le piano commencerait à tourner lentement par l’entremise d’un système complexe de roues
dentées. Au bout de quelques instants, des seaux d’essence se déverseraient sur la flamme
d’une bougie, incendiant le piano. Dans le premier Méta-matic, un second dispositif mécanique
viderait le contenu de trois boîtes remplies de couleur sur du papier qui se déroulerait en
direction du public. Du sommet de la première construction partirait une rigole à travers
laquelle glisseraient des bouteilles d’un gallon (3,785 litres) mues par un levier, qui
dégageraient une odeur pestilentielle lorsqu’elles se fracasseraient sur le sol, alors qu’à
l’avantplan une voiture d’enfant effectuerait un incessant mouvement de va-et-vient. Ainsi la
machine devait comporter un système d’au moins une centaine de processus.
Aucune manipulation ne serait possible lorsque la machine fonctionnerait, aussi fallait-il que
ses divers éléments fussent mis en route par des relais pourvus de minuteries. Tout reposait sur
la mécanique et l’électronique, jusqu’à la flamme qui devait s’allumer électriquement sur le
piano. Des éclairs et des signaux fumigènes jaunes monteraient de toute la construction sans la
moindre intervention directe. Ce système combiné de contrôle électronique et mécanique
permettait à Jean de développer sa machine dans la plus grande liberté 31. »

La fin du montage et le début de la destruction étaient inséparables.

Ce qui n’était pas prévu : Courts-circuits et enrayement

« Il avait été prévu que le piano se mettrait à jouer lentement quand la flamme s’allumerait sur
le clavier. Le régulateur de vitesse ayant été détruit lors du transport, le moteur démarra à
plein régime. Cet incident eut pour conséquence que la courroie de transmission sauta de la
roue du piano. J’essayai nerveusement de la remettre en place… Un plomb avait sauté. On le
changea. Le piano marchait à nouveau mais sur trois notes pleines de tristesse. (…) Au bout de
trois minutes, le premier Méta-matic démarra, mais Jean avait mis les courroies à l’envers, de
sorte que le papier en se déroulant montait au lieu de descendre. Jean venait pourtant de
disposer très soigneusement le papier et d’ajuster le bras. Le public devait attendre beaucoup
de choses de cette machine ! Le moteur qui avait pour office d’actionner le bras n’était pas
branché, la situation devint encore plus invraisemblable. (…) Le Méta-matic 21 cracha un mètre
de peinture lorsque les pots de bière se répandirent sur le papier qui se déroulait à l’envers. Le
bras, auquel Jean avait consacré tous ses soins, ne fonctionnait pas. Le ventilateur, en dessous
de la construction, lui, remplissait son office. Il soufflait en direction du public l’épaisse fumée
blanche qui s’élevait de la baignoire d’enfant. La batterie fonctionnait à la perfection.
À la sixième minute, la radio se mit en marche. Il y avait tant de bruit que personne ne pouvait
s’entendre. Le récipient d’essence se renversa sur le piano qui prit feu. La boîte à sous de
Rauschenberg démarra avec une secousse terrible et on ne revit plus jamais les dollars
d’argent. Le moteur du ventilateur commença à taper sur le tambour de la machine à laver
mais les bouteilles refusaient de tomber. Jean avait utilisé un fil trop faible (…) À l’avant du
Métamatic, le petit véhicule à deux roues entreprit son incessant mouvement de va-et-vient.
(…) À la dix-huitième minute, l’extincteur d’incendie devait se mettre en marche derrière le
piano, ce qu’il ne fit pas pour la simple raison que le piano s’était enflammé et que le tuyau de
caoutchouc, brûlé, avait bouché l’extincteur. Mais le véhicule suicidaire se propulsa de trois
mètres en avant. Le moteur était si faible que Jean dut lui donner un coup de pouce. Il avait
toujours su qu’il n’arriverait pas à lui faire parcourir la distance jusqu’à la pièce d’eau. Il ne
remplaça cependant jamais le moteur par un autre, plus puissant, ce qui eût été une opération
facile, pour la simple raison qu’en tant qu’objet fonctionnel il aurait fallu que le véhicule
suicidaire se meuve, mais pas en tant qu’objet d’art.
C’était typique de l’attitude de Jean à l’égard du moteur. La machine comportait, à d’autres
endroits, de gros moteurs qui ne faisaient pratiquement rien ; l’un d’entre eux servait même de
contrepoids ! Pour Jean, le moteur faisait partie de la sculpture. (…)
À la vingtième minute, on brancha les résistances de la première construction. Le métal était en
fusion ; au bout de quelques minutes, tout l’échafaudage cédait sans s’affaisser cependant (…).
Mais les bombes fumigènes s’enflammèrent au contact de la chaleur des résistances. Le feu
gagna rapidement le piano…32. »

Bill Klüver note aussi le « mépris total de [Tinguely] à l’égard des


principes fondamentaux de la mécanique [qui] exigeait soudain qu’un
élément fonctionne, pour le détruire aussitôt par une intervention triviale 33
».
Cette ambivalence dans le montage, entre utilisation fonctionnelle
(raccord de regard essentiellement) et utilisation disruptive (raccord dans
le mouvement, de gestes…) est également sensible dans les raccords de
Carrie comme on le verra dans la description et l’analyse détaillée suivant
la méthode de Bill Klüver.

Ce qui était prévu : une machination

Un plan séquence met en place les derniers éléments de la machination


des étudiants jusqu’à l’élection truquée du couple Carrie White et Tommy
Ross. Norma (P.J. Soles) embrasse son ami pour récupérer les faux
bulletins de vote, les dépose pour le dépouillement, fait signe à Chris et
Billy planqués sous l’estrade de sa réussite et disparaît. Tandis qu’un
vrombissement fait planer une menace, la caméra suit alors le chemin
indiqué par une corde aperçue sous l’estrade et montant le long du fond
de la scène, derrière laquelle on surprend Sue Snell (Amy Irving) qui s’est
subrepticement introduite dans la salle. Mais la corde retient l’attention et
entraîne la caméra au-dessus de la scène, l’invite à traverser le vide jusqu’à
l’instrument de la vengeance : un bac rempli de sang de porc, en équilibre
précaire sur une poutre. Sur la scène, vue en plongée totale, les noms des
gagnants sont annoncés. La caméra descend légèrement vers le seau (au
premier plan) et redresse l’axe pour découvrir, à l’arrière-plan, la table de
Tommy et Carrie avant de zoomer sur eux.
Après cet unique plan, le dispositif d’humiliation, une fois activé, est
beaucoup plus découpé et scandé par un crescendo musical où les violons
entraînent Carrie vers l’irréversible. Ainsi, voit-on successivement les
différents rouages (mouvements et gestes des corps et des éléments du
décor comme la porte et le seau) d’une réaction en chaîne inflexible qui
commande un des mécanismes les plus élémentaires : une sorte de noria.
Le montage de plus en plus rapide concatène les plans, soutenu par la
progression des violons jusqu’au point de tension ultime : Le visage de
Chris (TGP) / Miss Collins (Betty Buckley), jugeant l’intrusion de Sue
inopportune l’entraîne vers la sortie / la bouche de Chris et ses mains
tenant la corde / sa langue passant sur ses lèvres / à nouveau la
professeure tirant Sue / les mains de Chris tenant la corde / le seau de sang
tanguant un peu, vu en plongée totale au-dessus du couple / Sue et Miss
Collins près de la porte / l’œil de Chris / Miss Collins poussant Sue dehors /
Chris tirant sur la corde (décomposé en deux plans sur ses mains : un gros
plan et un autre moins serré) / Miss Collins de dos fermant la porte / le
seau (en plongée) commençant à basculer / Miss Collins se retournant et
soufflant de soulagement, pensant avoir évité un incident. Un glissando
musical accompagne alors la chute du seau et les plans suivants : le sourire
de Chris puis celui de Carrie jusqu’à ce que le flot de sang lui fouette le
visage.

Ce qui n’était pas prévu : l’emballement d’une machine à tuer

La situation va alors monter en tension essentiellement par


l’orchestration de conflits rythmiques qui rappellent Chaos I et Eurêka
(entre autres) et les recherches de Tinguely pour faire coexister des
rythmes et des vitesses différents. À l’arrêt des applaudissements et aux
silences succèdent les rires aigus de l’assistance auxquels se mêle l’écho
des quolibets des étudiantes (lors de la scène de la douche, « Plug it up!
Plug it up! »), du désintérêt blessant du directeur (« We’re all sorry, Cassie
») et des mauvais présages de la mère avant le départ pour le bal («
They’re all gonna laugh at you »). Cette polyphonie de samples vocaux
s’enrichit au fil de la séquence de toutes sortes de bruits : grincements,
claquements de portes, bris de verre, fracas dus à des chutes d’objets
divers, cris stridents, gémissements, sanglots, bourdonnements, jets
d’eau… Composition bruitiste qui n’est pas sans écho avec le montage
sonore de la série des Méta-Harmonies, sculptures géantes ou machines-
musiques conçues par Tinguely entre 1978 et 19851 34. À la décomposition
et au ralenti de la chute finale du seau et de celle de Tommy répond le
tournoiement prismatique des moqueurs. Enfin, l’alternance fomente le
conflit des mouvements convulsifs des rires de la foule (en avant) et des
pleurs de Carrie (en arrière).

Armement du mécanisme

La rupture introduite par le traitement visuel et sonore sans distorsion


du plan de Chris et Billy s’enfuyant va déterminer la riposte de Carrie et
marquer la canalisation de l’influx télékinésique. Son visage se redresse
lentement, ses yeux se fixent et concentrent leur énergie à ouvrir l’espace
et l’image avec l’apparition du split-screen découvrant Chris et Billy à
gauche sortant par la porte de derrière et échappant ainsi de justesse à la
vigilance de
Carrie (à droite) dont le brusque mouvement de rotation (elle se tourne
derrière, vers l’endroit où, selon la circonscription de la salle, on suppose
que le couple est sorti) entraîne la fermeture de la porte. La concaténation
mécanique s’accélère, chaque quart de tour de Carrie, comme la mise en
route d’une roue crénelée, est scandée par un signal sonore prescrivant la
claustration de chaque issue de la salle du bal. Au repositionnement de
profil de Carrie répond (sur l’image de gauche) la virevolte d’une jeune
femme à la longue chevelure blonde paniquant suite à la fermeture d’une
porte derrière elle. Puis, au mouvement de Carrie (rompu par un saut dans
l’échelle des plans – du PP au TGP) revenant de trois-quarts face et
regardant sur la gauche de l’écran, succède immédiatement le claquement
d’une autre porte, comme la dernière trappe du piège. Le regard
fonctionne ailleurs comme un excentrique, assurant l’enchaînement d’une
rotation et d’une translation : par un torseur (ou système de glissière), le
demi-écran de droite, suivant la direction indiquée par le regard de Carrie,
vient se placer à gauche. Après la réorientation immédiate du regard de
Carrie en haut à droite, les spots bleus explosent à leur tour (sur le demi-
écran de droite). La salle est plongée dans le noir et les images sont
baignées de rouge. À 2mn40, la tension entre les plans de gauche et de
droite est un bref instant suspendue par la réalisation d’un éphémère
balancier avec l’omniprésence de Carrie (en gros plan à gauche, en plan
poitrine à droite) et le parallèle de son mouvement de tête de haut en bas.
Tension qui atteint alors son paroxysme avec la stricte simultanéité et
réversibilité de l’espace de part et d’autre d’une porte résistant à la
poussée de deux étudiants (manifestation de la tension d’une soupape
avec ce raccord à 180° horizontal) comme on l’a déjà signalé.

Pression/propulsion

À la troisième minute, une légère détente est marquée par le retour à


l’image unique amorçant en fait une nouvelle montée en tension avec la
multiplication des plans de panique de la foule contrebalancés par ceux de
Norma affolée ou de Miss Collins furieuse de la nouvelle humiliation de
Carrie et surtout « l’armement » du nouvel agent balistique, le tuyau de
l’extincteur, dont la force de jet sera activée à la réapparition du split-
screen (quatrième minute). Cela, pour mieux en décupler la force de
pression : à droite, le tuyau se dressant au premier plan repousse la foule
vers la frontière des deux images ; à gauche, un groupe d’abord poussé
vers l’avant-plan se bouscule (après une coupe) vers la gauche, donnant
alors à voir la ligne dynamique du jet d’eau brisée par le split-screen. Ici se
manifeste, avec récurrence, la perte frictionnelle due à la juxtaposition des
plans. Les mouvements de propulsions des corps par la pression de l’eau se
répètent inlassablement (par exemple, pour chacune des tentatives d’un
étudiant à se relever) ou sont rompus par un raccord se faisant entre une
image plein écran et une moitié d’image (Norma expulsée du champ par la
droite est récupérée par le demi-écran de droite et jetée à terre – 3mn40).

Grippages/Tenseurs

À partir de là (quatrième minute), les grippages se multiplient dans la


séquence. La traversée du champ par une jeune femme blonde est
doublement syncopée et évoque les sauts d’une courroie ou les ratés d’un
engrenage : l’image unique de départ du mouvement est coupée au
moment où la jeune femme a dépassé l’axe central et reprise dans le demi-
écran de droite à la même échelle (PA) mais avec un léger chevauchement
temporel. Ce mouvement est encore répété dans le demi-écran de gauche
cette fois par un plan d’ensemble en plongée totale accusant la disjonction
de l’espace et du temps. L’équivalent mécanique se trouve dans Eurêka de
Tinguely où l’utilisation de tendeurs permet de faire varier la tension des
courroies transmettant le mouvement. Ailleurs, le mouvement de tête de
Carrie, décomposé entre le demi-écran de droite et celui de gauche, trahit
un enrayement tout en donnant l’impression de restituer les rapports
spatiaux entre Carrie et l’espace de son action : à gauche le jet d’eau
(qu’elle va délaisser) ; à droite, l’amorce du mouvement de tête pour
regarder derrière elle se poursuit sur l’image de gauche. Elle semble voir,
sur le demi-écran de droite, le nouveau sujet de son attention : le directeur
de l’école voulant faire une annonce au micro.

Compression/explosion

Enfin (4mn30), l’embrasement de la salle et des images est précipité en


trois plans par l’extrême conductibilité de ce montage : mise à feu par
l’électrocution du directeur puis explosion due au court-circuit enflammant
aussitôt une rampe de spots et transformant la scène en un véritable
bûcher derrière Carrie qui s’apprête à quitter les lieux. Mais l’explosion la
plus efficace du montage, selon les vœux de S. M. Eisenstein, est illustrée
par l’exemplaire compresseur déjà cité : les quatre raccords dans l’axe sur
le regard de Carrie, véritables plans boutefeux, compriment l’énergie,
avant la libération dans l’explosion de la voiture de Chris et Billy.
L’état entropique de l’énergie est exacerbé par ces mouvements rompus
et dissipatifs et les pertes frictionnelles engendrées par la tension entre les
plans de ce montage bifrons (à la fois vertical et horizontal) qui multiplient
les degrés de liberté.
Le nombre croissant de degrés de liberté dans les montages des Fellini,
Tati, De Palma, etc., entre en résonance, chez d’autres, avec cette
indétermination des plans particulièrement travaillée par du jeu aux
jointures, l’insertion du Vide dans le Plein (selon la philosophie chinoise qui
permet de définir ce nouveau type de changement de régime
énergétique). Même si l’énergie du plan nous a invités à reconsidérer
l’énergie du montage en dépassant la question des coupes, le problème de
l’intervalle et le changement de régime énergétique qu’il implique sont
essentiels et méritent que l’on s’y attarde.
1. Ce chapitre reprend et développe un article publié dans la revue Cinémathèque no 15,
« Dessine-moi un raccord… », 1999, p. 72-81.
2. Ce que l’avant-garde des années 1920 avait particulièrement exploité dans les films
commeMechanical Principles de Ralf Steiner, Thèmes et variations de Germaine Dulac, La Roue
d’Abel Gance, ce que reprendra encore dans les années 1950 Jean Mitry avec sa Symphonie
mécanique.
3. Georges Didi-Huberman, « Dans les plis de l’ouvert », Phasmes, Essais sur l’apparition,
Minuit, p. 185-186.
4. L’engloutissement, comme mode de contamination par le mouvement, a souvent été
décliné parDisney (notamment dans les Silly Symphonies prenant les quatre saisons pour thème où
les myriapodes avalant à loisir tout autre insecte sautant ou volant se trouvent agités de
soubresauts) et entre en correspondance avec d’autres hybridations, celles réalisées par certains
raccords dans le mouvement ou raccords de directions hétérogènes, c’est-à-dire associant, reliant
et relayant deux gestes proches ou similaires exécutés par des sujets différents.
5. Ces conflits et ruptures ont été théorisés par Eisenstein, voir entre autres «
Dramaturgie de laforme filmique », in Cinématisme, Presses du réel, 2009, p. 27-30.
6. M. Conil Lacoste, op. cit., p. 21.
7. Bresson, op. cit., p. 72.
8. « Le corps dilaté », in Eugenio Barba et Nicola Savarese (dir.), Un dictionnaire
d’anthropologie théâtrale. L’Énergie qui danse. L’art secret de l’acteur, Bouffoneries, no 32-33, ISTA,
1995, p. 40.
9. Voir le texte du 26 novembre 1957 intitulé « Le Spoutnik du Cinéma : la Polyvision »
cité par
Jean-Jacques Meusy, « La Polyvision, espoir oublié d’un cinéma nouveau », 1895, no 31, Abel Gance,
nouveaux regards, 2000, mis en ligne le 6 mars 2006. URL : http://1895.revues.org/document68.html.
Consulté le 3 mai 2010.
10. Ce procédé graphique de visualisation d’une énergie mettant un corps en mouvement
(renvoyant aux futuristes italiens) ou d’une onde le traversant et le débordant comme ici est
systématique. On se souvient par exemple, dans Clock Cleaners, de Dingo « vibrant » pour s’être
trouvé sous le carillon de Big Ben à la mauvaise heure.
11. Le phénomène de l’éclair sera repris dans la seconde partie.
12. in Écrits sur le cinéma, tome 2, Seghers, 1965, p. 162-165.
13. J. Epstein, op.cit., p. 162.
14. In « Ultra-moderne. Jean Epstein contre l’avant-garde (repérage sur les valeurs
figuratives) »,in Jean Epstein. Cinéaste, poète, philosophe, J. Aumont (dir.), Cinémathèque
française, 1998, p. 205.
15. M. Conil Lacoste, op. cit., p. 33.
16. Octavio Paz, Marcel Duchamp : l’apparence mise à nu…, coll. « Essais », Gallimard,
[1977] 1990, p. 19.
17. M. Conil Lacoste, op. cit., p. 33.
18. M. Conil Lacoste, op. cit., p. 81.
19. P. Hulten, op. cit., p. 72.
20. P. Hulten, op. cit., p. 206.
21. Ibid.
22. P. Hulten, op. cit., p. 207.
23. P. Hulten, op. cit., p. 136 et 178.
24. P. Hulten, op. cit., p. 151. 25. P. Hulten, op. cit., p. 161.
26. P. Hulten, op. cit., p. 306.
27. Il reste peu d’images de ce processus d’autodestruction. Robert Breer et D.A.
Pennabaker ontfilmé quelques-uns des multiples soubresauts, ratés, chutes, explosions jusqu’à
l’embrasement final de cette sculpture spectacle autodestructrice.
28. P. Hulten, op. cit., p. 68.
29. « Tinguely par Tinguely », extrait d’une émission de la Radio-télévision belge de la
Communauté française, présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, 13 décembre 1982, in Pontus
Hulten, op. cit., p. 362.
30. Ingénieur suédois qui travailla aussi avec Rauschenberg et Johns.
31. « La Garden Party », Billy Klüver, cité par P. Hulten, op. cit., p. 76.
32. B. Klüver, op. cit., p. 76-77.
33. B. Klüver, op. cit., p. 77.
34. Voir le catalogue de l’exposition : Meta-Harmonie. Music Machines and Machine-
Music in Jean Tinguely’s œuvre, Kerber Verlag, Bâle, 2016.
3

Énergie de l’intervalle Poétique du Vide


« Le vide et le plein
« Je mets là ce livre ; je regarde mes objets familiers, je me caresse le menton ; je feuillette ce
cahier. – Et tout ceci se passe sans empêchements, comme librement – comme si c’étaient des
événements séparés, indépendants, séparés par du vide, et comme sans action les uns sur les
autres. Et le livre qui repose là, et la main qui est ici, n’ont pas de liaisons entre eux ; ni le
bouton de la porte qui brille – avec les autres choses. – Mais je puis tout à coup voir tout
autrement – et vouloir voir que tout ceci se tient comme les engrenages d’un mécanisme, les
compartiments d’un parquet – et chaque modification est rigoureusement une substitution –
comme dans un liquide où une molécule ne se déplace qu’une autre ne la remplace. – Rien
n’est plus gratuit. Rien n’est plus isolé. Les objets ne sont indépendants qu’en apparence. Leurs
distances, leurs non-contacts sont apparences. Et ma sensation de liberté… 1 »

Cette liberté est celle de l’observateur, du spectateur-monteur qui lit


entre les images par-dessus l’intervalle.

Modification du régime énergétique


D’abord l’idée de jeu aux jointures, mais plus dans le sens où nous avons
déjà utilisé ce mot de Bresson. Ici, plus vraiment de grippages, d’excès de
degrés de liberté entraînant des syncopes dans les mouvements, mais une
forme de coupe particulière : un passage à vide, un passage des images
par le vide. Et les propriétés singulières de ce vide répondent à la
modification de l’état énergétique des plans donc de l’intervalle.
Singularité pressentie par Jean Epstein quand il définit la qualité du
temps dans un film ni selon la logique usuelle des images (volontiers
calquée sur la grammaire, ce qu’il ne peut concevoir) ni selon une causalité
qui n’est au cinéma qu’un trompe-l’œil voire un trompe-l’esprit mais selon
une logique propre aux images : « La substance vive du film apparaît
comme un tissu onirique et poétique dont la cohésion intime n’est pas
tellement d’ordre raisonnable2. » Sans qu’il ait vraiment proposé de
définition du montage (comme d’autres cinéastes théoriciens), Epstein, au
passage d’une réflexion sur la nature des choses telles que les réflexions
scientifiques contemporaines l’y ont invité, décrit les relations entre les
plans selon sa conception du temps et saisit l’essence de l’image
cinématographique qui nous occupe :
« Si les corpuscules matériels peuvent être conçus distincts, ils ne peuvent pas être reconnus
indépendants, car ils exercent tous entre eux des influences réciproques, qui expliquent le
comportement de chacun d’eux. Le réseau de ces innombrables interactions, ou champ de
forces, représentant une trame impondérable, qui remplit tout l’espace-temps des relativistes.
»

L’application de la « théorie de la relativité à l’écran » nous intéresse


d’autant plus qu’elle présente une analogie avec « l’intervalle vertovien »
(« passage d’un mouvement à un autre » ou « mouvement entre les
images »)3.
« Nous tombons, nous nous relevons avec le rythme des mouvements, ralentis et accélérés,
courant loin de nous, près de nous, sur nous, en cercle, en droite, en ellipse, à droite et à
gauche, avec les signes plus et moins, les mouvements se courbent, se redressent, se
partagent, se fractionnent, se multiplient par eux-mêmes, en transperçant silencieusement
l’espace.
« Le cinéma est également l’art d’imaginer les mouvements des choses dans l’espace répondant
aux impératifs de la science, il est l’incarnation du rêve de l’inventeur (…) ; il permet de réaliser
grâce au kinokisme ce qui est irréalisable dans la vie.
« Dessins en mouvement. Croquis en mouvement. Projets d’avenir immédiat. Théorie de la
relativité à l’écran.
« NOUS saluons le fantastique régulier des mouvements. Portés par les ailes des hypothèses,
nos yeux mus par des hélices se dispersent dans l’avenir 4. »

Cette dernière envolée lyrique aurait pu être d’Epstein, laissons le


poursuivre : « Dans cette nouvelle continuité à quatre dimensions,
l’énergie partout latente se condense, çà et là, en granules douées de
masse qui sont les constituants élémentaires de la matière. »
Cette énergie à l’état de réserve, primordiale dans les formes de coupe,
nous la retrouvons dans l’évolution mécanique par la redéfinition du vide.
Contrairement au cas du vide classique, proche du néant, la structure du
vide quantique est riche et complexe. Il est peuplé d’états virtuels qu’une
excitation peut révéler et se comporte comme un milieu polarisable
capable d’interagir avec les éléments, d’écranter l’action des objets qu’il
côtoie5.
Intervalle/intermittence
Il ne s’agit pas de redéfinir la notion d’intervalle au caractère somme
toute assez nébuleux depuis son introduction dans la théorie
cinématographique par Dziga Vertov6 ni de revenir sur les déclinaisons et
réinterprétations dont elle a été l’objet depuis. Ce qui nous intéresse
d’observer c’est moins le rapport, l’ellipse que la modification du régime
énergétique dans l’intervalle, dans la distance qui sépare deux points dans
le temps, deux points dans l’espace, deux plans.
Notons que par figure, intervalle s’est dit (1440-1475) d’un incident
désagréable entre deux personnes, d’où l’idée d’une rupture, d’un
accident, d’un saut qualitatif ou encore rythmique, énergétique selon
notre théorie. La réduction de l’intervalle renvoie bien sûr au principe
générique du cinéma, l’intermittence, du latin classique intermittens, «
laisser au milieu, dans l’intervalle », « laisser du temps en intervalle » d’où
« interrompre, suspendre ». D’origine mécanique, l’intermittence, révèle
une circulation, une transmission d’énergie, à commencer par le flux
lumineux animant l’image, lui donnant vie et matière. Le faisceau qui
disparaît et renaît, resurgit après chaque interimage, comme l’intervalle
d’un plan à l’autre, ouvre la mécanique, traverse déjà le vide, véritable
creuset d’énergie. Ainsi, le cinéma fait sienne, par son mécanisme, la
dialectique Vide-Plein :
« Le Vide n’est pas, comme on pourrait le supposer, quelque chose de vague ou d’inexistant,
mais un élément éminemment dynamique et agissant. Lié à l’idée des souffles vitaux et du
principe d’alternance Yin-Yang, il constitue le lieu par excellence où s’opèrent les
transformations, où le Plein serait à même d’atteindre la vraie plénitude 7. »

L’interruption dans l’intervalle, à savoir suspension et inachevé du Vide,


est ici à prendre pour devenir, pouvoir d’engendrement.

Limite versus bord du plan


Parler du Vide entre deux plans c’est reconsidérer le choix de la coupe,
celui des images de début et de fin des plans à partir desquels se définit et
s’ouvre l’intervalle. C’est d’abord ne plus reconnaître, ni apprécier la
qualité de points des images de part et d’autre de la coupe. C’est donc
appliquer aux plans et au montage la nette distinction, faite par René
Thom, entre le concept de bord et celui de limite. « Parler de limite
contraint à considérer l’infini, en un certain sens, comme, en
mathématiques, une suite infinie de nombres dont on prend la limite
supérieure8. » Le bord est plus concret, il définit la forme. La limite d’un
plan c’est ce que le montage laisse échapper, ce qu’il laisse inachevé ; le
bord, lui, définit ce que l’on retient, un mouvement accompli et suivi par
exemple de part et d’autre de la coupe.
Cette dialectique entre bord et limite du plan, permettant de réfléchir au
type de montage qui nous intéresse ici, trouve un écho dans la dialectique
Vide et Plein où l’énergie tient une place centrale. Cette approche
particulière donne des clés pour observer comment trouer le Plein par le
Vide et ainsi interroger les formes de coupe. Rappelons en l’essentiel avec
le geste du peintre chinois entre savoir retenir et savoir laisser :
« Dans le tracé des formes, bien que le but soit d’arriver à un résultat plénier, tout l’art de
l’exécution réside dans les intervalles et les suggestions fragmentaires. D’où la nécessité de
savoir laisser. Cela implique que les coups de pinceau du peintre s’interrompent (sans que le
souffle qui les anime le fasse) pour mieux se charger de sous-entendus 9. »

La définition même du Trait en calligraphie et en peinture résume son


essence : l’énergie. Ce qui pour nous renvoie à la qualité vibratoire du plan
dépendant de son cadrage et du choix des coupes. Le Trait « n’est pas une
ligne sans relief ni un simple contour des formes [comme le bord pour
Thom] ; il vise à capter le li, “ligne interne” des choses, ainsi que les
souffles qui les animent. (…) Par son plein et son délié, son concentré et
son dilué, sa poussée et son arrêt, le Trait est à la fois forme et teinte,
volume et rythme10. »
Cette référence suscite, comme avec la mécanique, une « vision » du
montage traversé par cette nouvelle qualité d’énergie :
« En peinture, relier une ligne à une autre, ne revient pas à greffer une branche à une autre. La
greffe vise la solidité alors que le tracé des traits cherche à ne pas étouffer le Souffle… Une ligne
est faite de points. Chacun des points a une existence propre ; il promet de multiples
transformations. Poser un point, c’est semer un grain ; celui-ci doit pousser et devenir… Même
pour faire un point, il convient qu’il y ait du Vide dans le Plein. C’est alors seulement que le
point devient vivant, comme animé par l’Esprit. Un tableau débute avec les traces du
PinceauEncre pour aboutir aux non-traces du Pinceau-Encre. Partir du distinct et du tangible
pour atteindre le “Vide éclaté”11. »
La métaphore de la greffe renvoie évidemment aux liaisons mécaniques,
aux raccordements, étymologiquement à la réconciliation d’éléments plus
ou moins hétérogènes. Nous avons décrit précédemment ces greffes plus
ou moins réussies. Ici, la qualité de l’énergie sous-entend la mise à l’index
de la vectorisation et de l’orientation voire de la fixation du sens et du
mouvement du plan en vertu d’une indétermination et d’une mutabilité
temporelles. La question du temps est, on le voit, étroitement liée à celle
de l’espace, en peinture, au cinéma autant qu’en musique comme en
témoigne l’analyse rohmérienne de la Sonate en la majeur pour violon et
piano de Mozart K 526 dont nous ferons un outil d’analyse filmique pour
réfléchir aux questions de vectorisation, de rythme, d’intervalle, d’écoute
(c’est-à-dire de réception de l’œuvre) :
« Chacun des deux instruments a son espace propre. J’emploie le mot espace dans un sens
métaphorique. Tout se passe comme si les lignes de force du violon tendaient vers le haut – un
haut qui n’est pas forcément celui de la gamme [mais qui prononce l’écart] – et celles de
l’espace du piano s’étalaient dans un plan horizontal, même s’il est vrai que l’un et l’autre
instrument reprennent les mêmes thèmes. (…) La musique baroque donne l’impression de
docilité. Les instruments vont de pairs. Leurs chemins, même dissemblables, s’accordent pour
aboutir au même but. Ici, chacun part dans son sens. Ce n’est pas tant qu’il y ait conflit que
divergence. Les belles lignes parallèles de jadis s’écartent, se brisent, se fragmentent. Nous
entrons dans l’ère du discontinu qui laisse place au vide. Vide virtuel plus que réel, car il n’y a
pas en fait plus de “silences”. Mais l’air circule et nous, auditeurs, nous ne sommes plus de la
même façon enrobés de musique, comme d’un vêtement qui colle à la peau, ou d’une
tapisserie qui recouvre entièrement les quatre murs de la pièce où nous nous trouvons. Nous
prenons distance par rapport à l’œuvre, nous y entrons plus ou moins profondément, nous
suivons ou ne suivons pas les directions contraires qu’elle nous indique. Bref, nous nous posons
la question : “Où va-t-on ?”, qui ne se pose pas dans la musique des âges précédents, elle qui
suit sagement, quoiqu’il arrive, la même rassurante direction 12. »

Ainsi, cette question, « où va-t-on ? », nous nous la posons avec une


particulière acuité localement, à l’échelle du raccord, devant de subites
bifurcations. Un raccord des Baisers de secours (Garrel, 1989) en donne
une idée. Jeanne (Brigitte Sy) sort du métro. La caméra accompagne la
montée des escaliers et la traversée de la rue puis quitte la jeune femme
sans que l’on puisse motiver cette désolidarisation et revient pour cadrer
une flaque d’eau et ses reflets abstraits à l’entrée de la station. Cut. Une
porte d’appartement, des pas montant un escalier résonnent. La jeune
femme entre dans le champ. Elle arrive chez Minouchette (Anémone) pour
la convaincre de lui « rendre le rôle » de l’épouse du réalisateur qui lui
revient dans le prochain film de son mari, puisque c’est son rôle dans la vie
et qu’elle est elle-même comédienne. Les plans semblent mis à distance
par la rupture dynamique avec ce mouvement de caméra à contre-courant
de l’élan du personnage, comme un refus du mode de raccordement
attendu pour ce type d’articulation. La dynamique actionnelle est enrayée
et fait buter le regard sur le plan de la porte que l’on ne peut relier
plastiquement que par quelques lignes verticales. Le raccord est-il traité à
contre-courant pour faire aussi buter le mouvement de Brigitte Sy parce
que Garrel l’articule avec une scène dans laquelle les deux femmes se
retrouvent dans une situation insensée ? S’agit-il d’affirmer une bifurcation
là où on s’y attend le moins, de courtcircuiter des articulations que le
spectateur programme d’avance, de laisser ce plan dans l’inachèvement en
faisant passer l’image par le Vide alors qu’en suivant sa dynamique on
aurait renforcé sa vectorisation ? Ce geste de la caméra peut-il être le
symptôme d’une désolidarisation, de Garrel vis-à-vis de sa femme (à la vie
comme à l’écran)13 ? Dans cette divergence des mouvements de la caméra
et de la femme et la mise en évidence de l’intervalle, du vide, peut-on
reconnaître le dialogue des deux voix de la Sonate en la ?
À l’échelle de la séquence, la description des deux espaces dont parle
Rohmer à propos du violon et du piano, leurs mouvements contraires
permettent de saisir le principe de certains montages alternés qui ne
seraient pas tendus vers une résolution (donc différents du suspense
griffithien ou hitchcockien qui implique la vectorisation). Ainsi, l’alternance
mettrait en péril la convergence des actions, des personnages et
affirmerait la divergence et le discontinu au moment des coupes. Bien
entendu, pour voir une équivalence de la divergence entre les voix du
piano et du violon dans un montage alterné, il faut accepter une différence
essentielle entre la musique et le cinéma : le montage n’est le plus souvent
pas polyphonique à part quelques cas de polyvision (comme le split-screen
dont nous avons longuement parlé), donc cette divergence, ce vide
naissent de la juxtaposition non de la superposition.
Dans La Nuit d’Antonioni, Lidia (Jeanne Moreau) laisse son mari écrivain
(Mastroiani), invité pour une signature, à la librairie et déambule dans la
ville. Le montage alterné commence sur cette séparation et s’achève avec
leurs retrouvailles, à l’endroit où ils se sont connus. S’il y a finalement une
résolution, c’est de façon assez inattendue puisque le montage n’est pas
travaillé sur un mode convergent et que les liens entre les lieux et actions
respectifs des personnages sont lâches. Le mode d’alternance est disjonctif
avec les syncopes successives entre les différents espaces que traversent la
femme et l’homme. Ainsi, alors que Giovanni, assoupi sur le sofa dans la
pénombre de leur appartement, se relève légèrement pour regarder par la
fenêtre, la blancheur d’un mur fortement réfléchissant occupant tout
l’écran éblouit le spectateur. Mur dont on se demande pendant quelques
images s’il est en vis-à-vis (même si l’axe de prise de vue ne peut
correspondre tout à fait à la position de Mastroiani) et dont l’échelle est
incertaine jusqu’à ce que Lidia surgisse dans le bas du cadre et gomme le
trouble scalaire de sa composition. Le passage par le vide, le moment de
l’éblouissement, vient du double temps de la perception de ce plan et de la
surprise d’une ellipse après coup. Cette forme de coupe insiste sur la
dissemblance et la saillance, alors que les raccords visuels et sonores
fonctionnent usuellement sur l’abolition du trouble perceptif introduit par
la coupe en choisissant des formes prégnantes et ressemblantes. Il
sensibilise à l’envers du rythme, à une circulation énergétique plus
giratoire que linéaire.

Proposition complémentaire à partir de la distinction entre limite et


bord appliquée au montage : on admettra que lorsque deux plans sont
conjoints, associés plastiquement et/ou narrativement, littéralement
raccordés, chaque plan se définit, est circonscrit par ses bords ; son espace
et ses mouvements sont vectorisés et contenus. Alors que, comme le
pressent Deleuze, lorsque l’on reconnaît un certain type de disjonction
entre les plans, on aura raison de parler de limites (le plan donnant
l’impression de se développer au-delà de la coupe physique).
« Les images, les séquences ne s’enchaînent plus par coupures rationnelles, qui terminent la
première ou commencent la seconde, mais se ré-enchaînent sur des coupures irrationnelles, qui
n’appartiennent plus à aucune des deux et valent pour elles-mêmes (interstices). Les coupures
irrationnelles ont donc une valeur disjonctive et non conjonctive. Dans ce cas complexe (…), la
question est : où passent ces coupures, et en quoi consistent-elles, puisqu’elles ont une
autonomie ? (…) Elles tendent vers une limite qui ne leur appartient plus, pas plus qu’elle
n’appartient à la seconde suite14. »

Qu’entendre par « coupure irrationnelle » ? que l’on n’a pas travaillé au


montage (Pasolini ironique à propos d’Othon de Straub et Huillet) ?
Seraitce accepter que les juxtapositions de plans soient comme
temporaires et démontables ? ou au contraire affirmer le geste du
monteur par le frottement, la dissonance des plans plus que partout
ailleurs ?
« Au montage Straub n’a pas travaillé. L’autopunition sadomasochiste (me voilà, spectateur, à
te torturer ; me voilà, spectateur, à me faire torturer), Straub l’a entièrement savourée en
pensant et en tournant son film, constitué d’une série de plans-séquences élémentaires,
simplement reliés l’un à l’autre à la table de montage. L’absence de montage est justement un
élément provocateur : la liberté par rapport au code cinématographique obtenue par le
sacrifice de soimême, par le fait de se donner en pâture aux fauves, par le fait de se
transformer en “monstres”, provocateurs et martyrs, chouettes et victimes – tend donc
violemment vers la négation du cinéma, vers une déception presque totale qui, si elle n’est pas
le suicide, n’en est pas moins une sorte de claustration ; une ascèse, non dépourvue d’humour,
qui abandonne le monde à son
“imbécile” volonté de lynchage et à son retour aux habitudes 15. »

Ou bien, essayons ceci : couper de manière irrationnelle, serait-ce


prétendre peu se préoccuper du montage comme Rossellini qui coupe
quand il a « montré l’essentiel », laisse les plans inachevés, ce qui ne veut
pas dire inaccomplis mais en devenir, à l’état d’esquisse ? Du moment que
l’on sait qu’une chose est achevée, quel besoin y a-t-il de l’achever ?
Alors qu’est-ce que « ré-enchaîner » ? Restituer l’enchaînement qui a
été omis ? l’achever (relier) ? le (re)faire ? voire le renforcer ? ou l’éliminer,
rendre hors d’usage le terme même d’enchaînement selon une définition
mécaniste – le préfixe re- marquant en effet un mouvement en sens
contraire qui détruit ce qui a était fait ?
Pour Deleuze, ré-enchaîner par-dessus l’intervalle, c’est faire une
lecture, puisque
« l’absence d’accord n’est que l’apparence d’un raccordement qui peut se faire d’une infinité
de manières. (…) Ce que nous appelons lecture de l’image visuelle, c’est l’état stratigraphique,
le retournement de l’image, l’acte correspondant de perception qui ne cesse de convertir le
vide en plein, l’endroit en envers. Lire, c’est ré-enchaîner au lieu d’enchaîner, c’est tourner,
retourner, au lieu de suivre à l’endroit : une nouvelle Analytique de l’image 16. »

On retrouve ici une des principales qualités du Vide. F. Cheng :


« C’est lui en effet, qui, en introduisant dans un système donné discontinuité et réversibilité,
[mutabilité dirait Epstein,] permet aux unités composantes du système de dépasser
l’opposition rigide et le développement en sens unique, et offre en même temps la possibilité
d’une approche totalisante de l’univers par l’homme 17. »
Le Vide permet de dépasser l’opposition continu/discontinu. On
reconnaît alors « l’autonomie » des coupes. On a laissé choir la logique
conventionnelle du montage, l’emboîtement, les structures miroirs qui
scellent le raccord, la ressemblance entre deux plans 18. Les images ne se
développent plus directement l’une avec l’autre, se complétant, se
compensant ou s’opposant… mais l’une indépendamment de l’autre, ce
qui ne veut pas dire l’une sans l’autre (« nouvelle dépendance » pour
Bresson). Certains comprennent alors ces images par blocs juxtaposés ex
abrupto et reconnaissent entre ces blocs la dialectique du Vide et du Plein.
Sur quoi les films des Straub sont particulièrement exemplaires.
« Chaque film serait un jeu entre des blocs – d’inégales durées – espacés : où l’espacement
jouerait aussi. Où l’espacement – l’écart, le blanc, l’ellipse : la suppression des articulations
narratives par quoi le cinéma, d’ordinaire se dénonce comme infirme – l’intervalle (aurait dit
Vertov) serait figure, enfin. Où tout serait signe : l’écart comme le plein, la parole comme le
silence, l’arrêt comme le mouvement19. »

Énergie dans le temps/ Énergie dans l’espace


La modification de l’état énergétique du plan, annoncée infra, est
suscitée en donnant l’impression de laisser retomber son élan plutôt que
de le laisser rebondir au plan suivant (déjà pressenti dans Les Baisers de
secours, cela se confirmera dans Sicilia !). Ailleurs, il peut s’agir de
retrouver la dynamique d’une interruption par le noir (comme dans Moïse
et Aaron) qui correspond remarquablement au commentaire fait par
Schoenberg de l’utilisation dramatique du silence par Beethoven : par ce
silence le compositeur entend « ménager l’espace et le temps nécessaires
à la prise d’un puissant second souffle, avant la vérité profonde qui va
éclater comme une explosion ; c’est un moment de tension, qui renforce la
puissance du moment en attente20 ». Si les exemples annoncés posent
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet comme des références exclusives c’est
que leurs gestes sont particulièrement exemplaires sur ces questions de
montage.
Nouvel impetus

Il s’agit de revenir à l’élan du regard, celui de la mère vers son fils dans
Sicilia ! (1998), celui du plan vers son contrechamp. Nouvel impetus traçant
une ligne de force dans la dynamique du montage d’autant plus tendue
que le cadre fixe pique tel un papillon le profil immobile de la mère (Angela
Nugara). Seul le flot amer des paroles agite ses lèvres. Elle se souvient de
sa tentation, de sa faute… Un voyageur a respiré la miche sortant du four…
La suspension de la voix étire le silence tandis que le regard reste tendu. La
coupe est en attente. Le montage sculpte le temps. Le plan du fils (Gianni
Buscarino) accoudé à la fenêtre à l’écoute de ce récit, intervient comme
avec retard.
Cette pose/pause de la mère soutenue par le montage n’est pas sans
évoquer le mié (suspendu dans l’intervalle) de l’acteur Kabuki
s’interrompant pour montrer un état de tension particulier, par une «
coupure » de l’action, par un « blocage » dans une immobilité vivante,
créant ainsi une nouvelle qualité d’énergie. Le concept d’énergie est dans
la technique de l’acteur souvent associé au cri, au débordement d’activité
musculaire et nerveuse, ici plus verbale, gutturale avec l’impétuosité de la
langue. « Mais il indique aussi quelque chose d’intime dont la pulsion est
présente même dans l’immobilité et le silence, une force contenue qui
s’écoule dans le temps sans se déployer dans l’espace 21. » Dans Sicilia !, le
plan s’étire. Le visage « se dilate » comme le « corps dilaté » de l’acteur
Kabuki suspend l’action, transformant l’immobilité en action, retenant les
énergies par les tensions à l’intérieur du corps – la dilatation est en fait un
travail de réduction. Énergie in petto. Avec cette lente expiration, la pause
statique devient transition dynamique.
Sur ce regard comme sur d’autres images suspendues, plans arrêtés à
l’état photographique (le hareng cuisant dans l’âtre) ou encore sur
quelques photogrammes noirs, les cinéastes tuent le rythme et travaillent
la respiration contre la ponctuation. Ainsi, Jean-Marie Straub et Danièle
Huillet semblent arrêter, retenir, suspendre l’élan, la force de projection
de chaque plan sur le suivant pour ouvrir le montage et pénétrer au cœur
de son système énergétique : une énergie dans le temps qui se manifeste à
travers une immobilité traversée et chargée d’une tension maximale.
Technique que l’on retrouve dans le Kabuki comme dans le théâtre Nô
sous l’expression tameru « qui peut être représentée par un idéogramme
chinois signifiant “accumuler”. (…) Tameru indique le fait de retenir, de
conserver. D’où le tamé, la capacité à retenir les énergies, à absorber en
une action limitée dans l’espace les énergies nécessaires à une action plus
ample »22. Il en résulte que sept dixièmes de l’énergie de l’acteur doivent
être utilisés dans le temps et seulement trois dixièmes dans l’espace
comme si l’action ne se terminait pas là où le geste s’arrête, dans l’espace,
mais continuait bien plus avant. L’interruption du plan par la coupe, son
inachèvement apparent ne signifie pas son inaccomplissement.
Autre élan manifeste dans un plan d’Amerika-Rapports de classes que le
montage laisse choir : Karl Rossmann est arrivé chez l’ami de son oncle
dans l’après-midi et est accueilli dans le jardin par Klara. Celle-ci loue les
talents musicaux du jeune homme et l’invite à venir jouer dans ses
appartements après le dîner. Ils quittent le champ laissant libre le décor
que plantait un arbre immense à l’arrière-plan. Ce nouvel espace n’est pas
une simple pause-transition (comme ailleurs les champs désertés). Sa
durée lui donne une autonomie : il devient paysage. Le paysage est aussi
fait de temps, d’énergie dans le temps. « [Il] n’existe pas dans la nature : il
faut lui donner existence en fondant son espace et son temps. C’est donc
affaire de montage23 » comme le souligne Jacques Aumont à propos des
plans sur la Sainte-Victoire dans Cézanne (1989).

Noir sonore

Le vide visuel animé par le son au début du second acte de Moïse et


Aaron expérimente cette même tension du temps par la dilatation. « De
quel espace, de quels intervalles, de quelle durée est un noir traversé d’un
son ? N’a-t-il que la durée du son ? N’avons-nous pas traversé un espace
incommensurable dans un temps infiniment petit ou grand ? » (Hanoun 24).
L’utilisation du film noir et du film blanc dans Moïse et Aaron témoigne
d’une réflexion sur ce qui, dans l’écriture de Schoenberg, n’est pas
représentable par l’image selon le chef d’orchestre Michael Gielen 25.
À la fin de l’acte I, le peuple d’Israël loue Moïse : « Tu nous as élus.
Conduis-nous en la terre promise. Nous serons libres, libres, libres ! » L’acte
II, « Devant la montagne de la révélation », s’ouvre sur un noir. Le chœur
exprime le désarroi du peuple chuchotant : « Où est Moïse ? Où est le
conducteur ? Depuis longtemps déjà personne ne l’a vu ! Jamais il ne
reviendra ! Où est son Dieu ? Où est l’éternel ? » Ce récitatif part de
l’extrême pianissimo pour aller crescendo tandis que les voix chantées
s’ajoutent, reprenant avec les autres sur la même mesure rythmique. Puis
diminuando. Dans l’œuvre musicale, ces interrogations du peuple hébreu
appartiennent à l’Intermezzo donc répondent à un moment de suspension
de l’action. Placé après le titre de l’acte II, ce noir travaille l’intervalle,
introduit un flottement dans la progression narrative et visuelle indiquée.
Le plan suivant impose alors une double césure, visuelle et sonore, «
éclate comme une explosion » (Beethoven) : l’apparition d’Aaron se tenant
seul sur le bord droit de l’image et regardant vers la droite se fait sur
quatre accords fortissimo, syncopes dissonantes des cuivres mêlés aux
cordes. L’image rejouera d’ailleurs à chaque coupe une résolution
harmonique évitée par ces dissonances26. La tension du noir est tenue par
la poursuite du récitatif des anciens repris par le prêtre : « Quarante jours !
Quarante jours déjà que nous nous trouvons ici. Combien de temps cela
doit-il durer ? Quarante jours que nous attendons maintenant Moïse et
encore personne ne sait le droit et la loi. Irreprésentable loi de
l’irreprésentable Dieu ! (…) » Sur ces reproches, Aaron a baissé la tête et l’a
gardée ainsi tout en la tournant lentement de l’autre côté et en la
ramenant sur la droite. Il la relève enfin : « Quand Moïse descendra de
cette hauteur où la loi se révèle à lui seul, ma bouche vous transmettra le
droit et la loi. N’attendez pas la forme avant l’idée ! Mais elle sera là en
même temps. » Aaron sort légèrement du cadre, effrange la frontière entre
son espace et celui du chœur (hors champ). Mais la riposte – « Cela vient
trop tard… » –, introduisant une péripétie, le fait brusquement reculer et
revenir dans le cadre. Sa position à l’extrémité du cadre et son léger
déplacement ont fait siens le frottement, la tension entre les deux espaces,
comme entre deux plans. Nouveau retrait d’Aaron qui baisse la tête. Des
bruits de pas off lui font regarder sur la gauche indiquant l’entrée du
chœur furieux. La présence du Vide se manifeste toujours dans le hors-
champ sonore, avec ici ceci de plus : ces sons vagabonds ouvrent
l’intervalle. Il y a détournement, car cette intrusion sonore dans le champ
visuel appelle fortement, par le regard d’Aaron, sa visualisation. Nouvelle
substitution du Plein par le Vide. L’inachèvement, la non-résolution de ce
son, le refus de son rebondissement direct dans le Plein, le laisse habiter le
Vide de sa tension, devenir pur intervalle avant d’affirmer l’hiatus, spatial
et temporel, avec le plan suivant sur les anciens qui se tiennent à la gauche
d’Aaron (comme le confirmera un mouvement de caméra reliant par un
arc de cercle les anciens et Aaron isolé). Les anciens donc en plongée : «
Écoutez, écoutez… trop tard… » Le peuple d’Israël (off) : « Où est Moïse ?
Que nous le déchirions ! Où est l’Omniprésent ? Qu’il y assiste ! Où est le
Tout-puissant ? Qu’il nous en empêche ! Ne craignez rien ! Déchirez-le !
L’Irreprésentable ne l’a pas interdit ! Rendez-nous nos Dieux, qu’ils fassent
de l’ordre ! Ou bien nous vous déchirons, vous qui nous avez pris la loi et le
droit ! » Les anciens se tournent vers la gauche : « Aaron, aide-nous !
Parleleur ! Ils nous assassinent ! Toi, ils t’écoutent. Tu as leur cœur ! »
Aaron (en plongée) cède : « Peut-être Moïse nous a-t-il abandonnés, peut-
être son Dieu l’a-t-il abandonné, peut-être vint-il trop près de lui, peut-être
ce Dieu sévère l’a-t-il tué ? Que le peuple retourne donc à ses dieux et qu’il
laisse le lointain à l’Éternel ! » Suit l’épisode du Veau d’or.
Ce film dit d’abord résolument, et presque à chaque plan, le pouvoir du
Vide, de l’incomplétude par la tension venant du hors-champ – puisque
celui-ci ne réalise pas de suture comme un contrechamp avec le champ et
désigne moins le manque que le Vide agissant. Plus particulièrement,
chaque plan garde la dynamique Vide/Plein par le rapport entre champ
visuel et hors-champ sonore. Le noir d’ouverture du film prédisait ce
rapport, le son appartient à l’invisible, à l’irreprésentable et la parole à
l’effacement. Une fois de plus la parole manque à Moïse par son absence.
Manquante, elle trahira par la voix d’Aaron.

Résonance

De la notion de Vide, nous retenons un principe fort pour l’énergie de


l’intervalle : la résonance. Au moment de la coupe, cela se manifeste par
une substitution du Plein par le Vide, selon un des grands principes de
cette dialectique27. Au montage, cette substitution est plus complexe. Si
l’on accepte de dire que les éléments de liaison visuels et sonores de part
et d’autre d’une coupe relèvent du « plein » par cette tendance à masquer
l’interruption, à combler l’ellipse, alors en ouvrant un espace de résonance
par le montage, on réactive et creuse l’intervalle.
Cet espace de résonance entre les plans sous-tend une certaine
indétermination du rapport par exemple selon des critères temporels et
spatiaux. Un film en particulier résume ce passage par le Vide, Stalker
(Tarkovski, 1979), avec la traversée de la Zone, et la figure du passeur qui
interroge cette indétermination, « l’infini de l’image ». Alors
« le film est beaucoup plus qu’il ne paraît et contient toujours davantage d’idées et de pensées
que celles que l’auteur a pu consciemment y introduire. Tout comme la vie, fluide et
changeante, donne à chacun la possibilité de ressentir et d’interpréter chaque instant à sa
façon, de même fait un véritable film, qui fixe avec précision sur la pellicule le temps qui
dépasse les limites de son cadre28. »

Laisser la place au Vide dans un film c’est lui laisser une part d’inachevé
et au-delà, une force de résonance, afin que « le film soit fini par le public »
(selon le mot de Jean Renoir).
Le stalker assis de dos (PT) s’est retourné vers la caméra pour constater
le réveil de l’écrivain et du professeur. En tournant le dos, il coupe la
dynamique du regard. Mais il n’est pas ici question d’emboîter son regard
comme on emboîte le pas de quelqu’un, que nous voyons regarder tout en
voyant ce qu’il regarde. Suit un mouvement de caméra autonome qui ne
se réfère donc pas directement au regard du stalker. C’est dans cette
dynamique qu’a lieu le passage par le vide. On pense alors que traverser la
Zone, c’est être dans l’intervalle, lieu privilégié pour observer la « pression
du temps », ses variations d’intensité ou de dilution. Tandis que l’on glisse
de la terre à la surface de l’eau avant de retrouver une vue en perspective,
les paroles du stalker s’écartent aussi par la métaphore, en substituant au
mystère du sens de notre vie, celui de la musique : « Vous parliez du sens
de notre vie… » La caméra effleure la mousse des pierres : « … de l’art
désintéressé, de la musique par exemple. Elle est moins que tout liée à la
réalité. » La caméra a atteint le bord de l’eau et semble s’élever. « Y serait-
elle liée, c’est sans idéologie, mécaniquement, par un son creux, sans
association ». Dans le cadre, l’opacité de l’eau seulement et quelques
sourdes modulations lumineuses. Sur ce vide, dans ce lieu de la disparition
des figures et de leur inscription libre et infinie, résonnent précisément les
termes de la liaison (« liée », « association »). Le mouvement de caméra
légèrement ascendant anime ce plan qui ne cadre plus que le Vide, le
donne comme un lieu de passage, de circulation, d’ouverture du sens.
Quand les cimes des premiers reflets d’arbres apparaissent : « Et pourtant,
la musique, comme par miracle, pénètre dans le fond de l’âme. » Le cadre
se pose devant un paysage avec lac : « Qu’est-ce qui résonne en nous au
bruit, devenu harmonie, et le transforme en source d’extrême volupté… »
(Cut.) Le professeur et l’écrivain assis l’un derrière l’autre à l’écoute : « …
qui nous unit et nous bouleverse. Pourquoi tout cela et pour qui ? Vous
répondrez : pour personne et pour rien. C’est “désintéressé” : Et bien non.
C’est peu probable car tout, finalement, a un sens, un sens et une raison
d’être. » Imperceptiblement, la caméra s’approche de leur visage qu’une
lente fermeture au noir cerne jusqu’à ne laisser qu’un dernier point
lumineux, un reflet derrière eux, auquel se substitue directement la trouée
de lumière de la profondeur d’un tunnel, dit le « hachoir » – lieu de
passage redouté menant à la Chambre des souhaits.
Lieu où se multiplie le sens, lieu de transformation, lieu de résonance
essentiel au montage, ce mouvement des images dans le Vide, le stalker le
commente très précisément par l’interrogation sur la raison d’être de la
musique et les sensations qu’elle suscite. Rappelons avec Eisenstein que :
« la musique a conservé cette multiplicité de significations émotives dans son discours, cette
polysémie que le langage expulse, lui qui tend à la précision, à l’exactitude, à l’exhaustivité
logique. Or, c’est ce qu’il était avant ; il ne recherchait pas la justesse de l’expression ; mais il
tenait par le biais de la sonorité d’un mot à faire entrer en résonance avec ce mot un large
spectre d’émotions et d’idées associées : à transmettre non pas un concept précis, mais un
complexe de sentiments concomitants29. »

Ces résonances poétiques, cette « sensation de liberté » évoquée par


Valéry, retrouvent l’indétermination et la mutabilité temporelles déjà
analysées pour l’entropie.

Indétermination et mutabilité temporelle


Si l’énergie se soustrait à une certaine vectorisation, le temps faiblement
indiqué rend possible tout changement de direction, toute mutation. Les
réflexions de Jean Epstein sur la qualité temporelle des plans, une fois de
plus essentielles pour appréhender l’énergie de l’intervalle, correspondent
assez précisément à un procédé fréquent dans la poésie chinoise pour
ouvrir le Vide : l’ellipse des compléments de temps. Le chinois étant une
langue non flexionnelle, le temps du verbe est exprimé par des éléments
qui lui sont accolés, tels qu’adverbes, suffixes ou particules modales. «
Souvent dans l’intention de créer un état ambigu, où le présent et le passé
se mêlent et où le rêve se confond avec la réalité, le poète a recours soit à
l’omission des éléments indiquant le temps, soit à la juxtaposition de
temps différents qui rompt la logique linéaire 30. » Il en est ainsi de la
logique des images où « aucun moment de temps cinématographique ne
se produit avec une valeur, d’emblée certaine et pure, de passé, de
présent ou de futur31 ». « L’instrument cinématographique conçoit un
espace-temps variable à volonté32. » Il n’existe pas non plus au cinéma de «
conjonctions-guides » pouvant indiquer précisément d’un plan à l’autre le
rapport qu’il soit direct ou indirect, de cause, de fin, de circonstance.
Epstein précise cela :
« Sans doute, il y a à l’écran des moyens de conjonction [fondus enchaînés et volets de mille
formes], mais qui peuvent recevoir, chacun, presque toutes les significations imaginables de
coordination et de subordination, entre lesquelles, seul, le contexte décide. D’ailleurs,
comment ces liens pourraient-ils s’être spécialisés, puisque (…) un plan adverbial porte, en
général, un sens multiple : de temps et de lieu, d’addition et d’exclusion, de conséquence et de
manière, etc. (…) Soumise en surface et dans ses grandes articulations à un certain formalisme
logique, la substance vive du film apparaît cependant comme un tissu onirique et poétique,
dont la cohésion intime n’est pas tellement d’ordre raisonnable 33. »

Même si bien souvent dans le cas d’Epstein, la théorie du cinéaste n’est


pas un outil d’analyse de ses films, ces propositions commentent avec
pertinence les rapports temporels dans le dernier quart de La Glace à trois
faces. L’épisode consacré à la troisième femme (Lucie), amoureuse du
séducteur, entremêle images du souvenir et images d’un temps postérieur
jusqu’à les confondre par la ruptilité d’un raccord de geste : Lucie a laissé
tomber sa tasse de café sous le regard dépréciatif de l’homme
compromettant ainsi leur idylle. Elle s’est penchée mais ramasse, ironie du
sort, une boîte à lait sur le pas de sa porte, après leur rupture. Plus encore
dans la course finale en voiture, on pense au modelage de la matière-
temps : temps de la prédestination ou de la fatalité (signes de croix d’une
femme, panneaux annonçant le danger) ou temps de la réversibilité (brève
image inversée lorsque la voiture « entre » dans le champ à reculons) ;
temps de la vitesse pure où les figures défilent et échappent au plan ou
temps ralenti à l’extrême puis arrêté de la mort ; temps subjectif (de la
vision du paysage du point de vue du conducteur à l’élévation de l’âme
après la mort) et temps des observateurs sur le bord de la route avec la
mise en évidence de l’hiatus entre le rythme de leur action et l’éclair
cinétique du passage de la voiture dans le champ.
Cette multiplicité et hétérogénéité du temps dans le montage peut
encore se complexifier dans la simultanéité des images avec la forme
intensive de la polyvision même si le nombre d’éléments superposés et
leur mode de combinaison sont relativement simples : surimpression
d’images en mouvements et ponctuellement d’une image gelée. Amos
Gitaï l’utilise par exemple au début de Free Zone (2005) au moment où
deux femmes, une Palestinienne (Hana Laszlo) et une Américaine
(Rebecca, Natalie Portman) embarquées dans la même voiture viennent de
passer le dernier barrage de frontière pour entrer dans la Free Zone. À ce
moment, le passé de Rebecca surgit par la surimpression d’une séquence
de conversation avec son fiancé qui se clôt sur une rupture. Une scène qui
donne peut-être une explication au long plan initial sur son visage en
pleurs (« que la cause suive l’effet » selon l’aphorisme de Bresson). Deux
scènes de voiture superposées, l’une de jour, l’autre de nuit, avec le même
personnage au présent et dans le passé. Pensant la réalité comme une
juxtaposition de fragments, Gitaï va encore dans ce film, dans cette
voiture, réunir trois femmes qui n’ont rien à faire ensemble : une
Israélienne, une Américaine, une Palestinienne, mêlant histoires intimes et
conflit israélo-palestinien. Avec ce dédoublement (par la surimpression) de
la voiture et cette hétérogénéité des lieux traversés, le cinéaste invente un
espace hybride tout à fait singulier, un non-lieu, une « hétérotopie » par
rapport à l’histoire politique et géographique via l’histoire de ce
personnage qui dit à ce moment précis « être nulle part ». Selon la
définition de Foucault34, cet espace hybride né du montage répond à trois
des principes de l’hétérotopie. Il s’expérimente par un système
d’ouverture et de fermeture qui à la fois isole et rend pénétrable l’espace
(la frontière de la Jordanie). Il « juxtapose en un seul lieu réel plusieurs
espaces » (deux zones géographiques, Israël et la Jordanie par la
surimpression), « plusieurs emplacements » (deux voitures mais sur deux
routes différentes, dans deux temps différents) « qui sont eux-mêmes
incompatibles ». Ainsi il ouvre symétriquement à une hétérochronie
d’autant plus complexe que la surimpression multiplie les couches
d’images jusqu’à quatre et joue à deux reprises de l’arrêt du temps, du
mouvement avec une image gelée au cœur de ces flux. La création par le
montage de ce temps et cet espace hybrides propose encore une nouvelle
forme de l’intervalle.
(R)Accords vagabonds

Fragmenter les images, les rendre indépendantes en pervertissant leur


logique associative, en faisant entrer le montage dans le régime de la
saillance, en « émancipant la dissonance » (selon le mot de Schoenberg), «
c’est-à-dire “la dissonance placée sur le même pied que la consonance 35” »,
autant de jeux temporels que Godard retrouve lui aussi via la poésie
(occidentale cette fois) et qu’il expérimente particulièrement dans Made in
USA (1966).
À la fin de la séquence dans la chambre d’hôtel, Paula Nelson (Anna
Karina) trouve une rime pour le roman en vers de l’écrivain. On peut dire
que la rime assure la régularité du rythme, sa dynamique par la répétition
phonétique en même temps qu’elle invite à une lecture verticale (quelle
relation établir entre les mots consonants ?). Sauf qu’ici le vers est laissé
inachevé : le bruit d’un avion masque la rime donnée par Paula.
À la fin de la scène avec l’écrivain, une autre figure de rhétorique de la
poésie (occidentale) a été détournée. La dynamique de l’enjambement est
en effet rompue par le traitement du rejet. Paula met en scène sa sortie :
elle s’approche, regarde l’objectif de la caméra en disant « … dites-lui que
j’ai disparu » puis sort par la gauche. Ce mouvement pour sortir du champ
est très brièvement repris (gardant la même direction) au plan suivant
alors que Paula se trouve cette fois de profil devant une palissade. Le
champ à nouveau déserté, le plan est en attente pendant quelques
secondes du retour de Paula. Ici, même principe de tension dans la
dialectique Vide/Plein et plus particulièrement de la substitution du Vide
au Plein.
De même qu’il y a eu tuilage des sons au moment de la rime attendue, il
y a dissonance, frottement entre les images. Godard monte avant tout des
rapports pour la séquence dans le garage de Made in USA qui travaille
l’équilibre, état de tension par excellence, entre indépendance et
dépendance des fragments visuels et sonores. Paula qui a été assommée
en arrivant au garage pour rechercher Richard Widmark (Laszlo Szabo),
reprend connaissance. Chaque mouvement, chaque position des corps des
deux acteurs (les uns par rapport aux autres et par rapport à la caméra et
au décor) sont oubliés au plan suivant comme les vêtements que Paula
portait (tantôt en imperméable, tantôt sans), comme ce qui a été dit – les
phrases sont laissées inachevées ou brutalement interrompues, ou ne se
répondent pas
(Paula : « Pourquoi m’a-t-on dit qu’il était à l’hôpital ? » Richard : «
Comment avez-vous eu l’adresse de ce garage ? » ou plus loin Richard : «
Vous savez c’est moi qui suis chargé de l’aménagement de tout le territoire
de la région… » – « Non, si vous me tuez, vous ne saurez rien. ») ou encore
riment de façon absurde : Paula : « Je vais vous étonner mais par idéal. —
Ah c’est vrai, je me souviens d’un éditorial. / Il avait écrit que le fascisme
était le dollar de la morale. » D’un plan à l’autre, parfois seul le fond
semble changer comme une toile peinte du cinéma des premiers temps ou
comme une transparence derrière les acteurs : Paula (PP de trois quarts
face) adossée à un bidon bleu au premier plan garde la même position au
plan suivant cette fois devant un mur auquel sont accrochés deux
fragments peints de bandes jaunes et blanches (évoquant directement
Buren). En outre, les plans sont déconnectés par l’insertion de gros plans
sur des vignettes de BD ou des affiches, imagerie pop déjà introduite par le
flipper.
Godard joue sur l’élasticité de l’intervalle, la rhétorique du Vide pour
éviter la « greffe » conventionnelle des plans pour retrouver cette
indétermination temporelle première des images (selon Epstein). De
syncope temporelle en hiatus spatial, le dernier plan achève la déliaison,
en passant à un autre registre d’énonciation. Immobiles face à la caméra,
Richard debout à côté de Paula assise citent leur texte : « Je lui ai dit que je
sais très bien ce qu’elle cherche… » — « Et je lui réponds que tout ça c’est
du chinois » (accompagné d’une mimique où elle étire ses yeux).
Le plan-séquence qui suit nous ramène semble-t-il au début de la scène :
Paula portant encore son imperméable est près de Richard qui joue au
flipper, elle se frotte la tête (juste après avoir été assommée ?) et fait le
tour du garage tandis que la caméra la suit en pivotant sur elle-même et
que Richard commente son parcours et la distance qui la sépare de l’objet
qu’elle cherche : « Froid… très froid… Ah ! le pôle sud… toujours le pôle
sud… Ah ! ça se réchauffe… on passe l’équateur… le Sahara… ça commence
à brûler… ça brûle… » Paula est revenue près de lui et prend une bande
enregistrée dans sa poche. Ce mouvement, qui embrasse pourtant l’espace
et s’attache au mouvement du corps de Karina, ne la ramène qu’à son
point de départ, ne détermine rien par cette circularité vicieuse. Contre
l’artificialité de la vectorisation de l’image, le Vide est un espace giratoire.
Dynamique du vide

Pasolini a aussi travaillé cette tension entre Vide et Plein, dans la


composition du cadre et les formes de coupe. L’Évangile selon Saint
Mathieu (1964) joue particulièrement sur une des virtualités du Vide :
actualiser, faire apparaître. Travail intéressant puisqu’il réfléchit aussi à
l’espace du mystère de l’Incarnation divine. Remarquons que l’Évangile
selon saint Luc est le seul qui fasse une allusion précise à cet événement
fondateur (I, 26-38) ; l’Évangile selon saint Mathieu y fait référence, mais
sous une forme particulièrement elliptique.
La dynamique du Vide est donc au cœur d’un raccord à 180° : après le
départ des rois mages, deux vues de l’entrée déserte de l’habitation de
Joseph et Marie (une de l’extérieur, l’autre de l’intérieur). Le seuil est le
pivot d’un raccord autonome puisque le gros plan suivant sur Joseph
endormi élimine le lien et la justification éventuels du regard. La caméra
panote alors jusqu’au lit de Marie dormant avec l’enfant à ses côtés (GP).
Cut. Sur le seuil, se tient l’Ange Gabriel. À cette apparition, Joseph répond
en ouvrant les yeux. L’Ange lui dit alors d’emmener Marie et l’enfant en
Égypte… Le raccord à 180° est une démonstration : il active le Vide, le
polarise, le désigne comme lieu de mystère et d’apparition, le questionne
aussi par la mise en évidence de l’artifice. Comme la colonne dans le
dispositif de l’Annonciation, il suture deux espaces (divin et terrestre),
exclut et introduit, oppose et unit.

L’Évangile selon Saint Mathieu, P.P. Pasolini et Le Goût du saké, Y. Ozu


Plans de coupe

Pour finir, nous proposons d’interroger certains plans de coupe, plans


réalisés pour donner corps à la coupe et en même temps la masquer, plans
intermédiaires, marquant un passage par le vide et nous interrogeant sur
un éventuel changement de régime énergétique. On a donné plusieurs
noms à ces plans et, qui plus est, attribué plusieurs fonctions aux mêmes
appellations36. Il ne s’agira pas de trancher sur cette question
essentiellement terminologique. Toutefois, nous interrogerons le terme
choisi par Burch pour décrire certains plans de coupe (pillow shot) à partir
des « pillow-word » (makura kotoba) de la poésie japonaise auxquels il
reconnaît quatre principales caractéristiques : l’extra-diégéticité,
l’immobilité, l’incertitude fondamentale, la composition graphique.
L’ambiguïté du terme « makura » est en effet intéressante par rapport à ce
que nous avons dit du passage des images par le vide favorisant la
suspension du sens dont parle Barthes dans L’Empire des signes.
L’analogie faite par Burch part d’une définition simple du «
makurakotoba » (mot-oreiller) dans la rhétorique japonaise : il est
apparemment dépourvu de rapport logique avec le mot qui suit. Dans un
waka de forme classique (tanka composé de cinq vers de 5, 7, 5, 7, 7
syllabes), le motoreiller, souvent une épithète, compte cinq syllabes et
prépare l’introduction du mot suivant (par euphonie ou par association
d’idées). Point important : il évite ainsi, selon Augustin Berque, les entrées
en matière directe37. Au cinéma, on parlera de transition graduelle de «
l’univers inanimé du pillow shot », ou, plus justement, déserté par les
personnages principaux, à celui animé de la diégèse. Il se pose comme «
motif d’introduction d’un lieu ou d’un personnage » vite reconnaissable à
force de répétition dans un film (comme les usines dans Le Goût du saké
introduisent l’espace de travail du père – Chishu Ryu).
Le mot makura joue sans cesse sur l’ambiguïté (par exemple en prenant
différentes acceptions par homophonie). Notons que dans la poésie, la
place importante des toponymes fait qu’à partir du XIIe siècle, le terme en
vient à désigner ces noms de lieux traditionnellement associés à un
sentiment, un souvenir, une image poétique. Leur utilisation permet de
suggérer des événements ou des sentiments sans les décrire 38. Certains
plans intermédiaires tiennent bien ce rôle évocateur d’un personnage,
d’un lieu, d’un milieu social, d’un événement… (voir plus loin Le Goût du
saké).
En outre, l’étymologie du terme est controversée : makura,
littéralement « oreiller », signifierait selon certains, « (livre de) chevet »,
selon d’autres « en-tête » des rubriques39. On pense alors au mode
d’enchaînement tout à fait particulier du célèbre Makura no sôshi (« Notes
de chevet ») de Sei Shôganon, liste de choses éclatée40 où à côté
d’énumérations homogènes (sanctuaires, toponymes, etc.), d’autres listes
proposent une réorganisation du réel par un regroupement de choses
selon leurs qualités « subjectives » (« choses désolantes », « choses qui
donnent une impression de chaleur ») ou selon leurs qualités objectives,
leur forme ou leur mouvement par exemple (« choses qui se courbent
plaisamment », « choses droites », « choses qui s’élèvent », « choses qui
dansent », « choses qui s’inclinent au vent »). Plus les listes de choses qui
s’enchaînent par paronomase, retrouvant l’ambiguïté du mot-oreiller par
homophonie. L’enchaînement de certains plans intermédiaires garde ce
principe d’accumulation des listes : pas moins de trois plans, souvent cinq
successifs pour lesquels une grande attention est portée à la composition
des lignes et des couleurs. Précisons ici que le principe de l’intervalle
introduit,
« dans la suite de signes qu’impose un émetteur quelconque, des zones libres où le récepteur a
le loisir d’inscrire les significations de son goût. Ces zones étant délimitées par l’auteur, la
gamme des significations que l’on peut introduire n’est pas purement aléatoire. Ce qui va
s’établir dans l’intervalle, c’est l’alliance et non pas la dispersion des points de vue possibles. Le
ma serait donc le lieu de la pleine communication – non restreinte à un mode déterminé –
entre le sujet et autrui41. »

Insistons avec Shiguéhiko Hasumi pour dire que si ces plans


intermédiaires sont ambigus, « sur le plan thématique, il n’y a aucun “vide”
de sens » comme Burch le laisse entendre. Ils « n’interrompent donc pas la
durée narrative, mais se chargent activement de l’articuler ». Ils évoquent
plus le vide quantique, semblables à « un champ magnétique foisonnant
de significations »42.
L’étymologie ambiguë du terme permet de dégager un principe essentiel
(l’apparente suspension du sens donne une infinité de possibles et une
articulation) et de saisir comment ces emboîtements de plans tissent un
réseau particulier dont il est intéressant d’observer le travail énergétique.
Deux séquences du Goût du saké (Ozu, 1962) répondent particulièrement à
ces interrogations.
Dans l’auberge où se retrouvent les amis d’Hirayama, il a été décidé que
celui-ci irait donner l’argent collecté pour le vieux professeur qui habite un
quartier éloigné. Une musique débute sur le plan de la patronne de
l’auberge (Toyo Takahashi) s’avançant avec son plateau dans le couloir
(sûrement pour resservir les trois amis) et se poursuit sur les trois plans
suivants qui s’emboîtent par leur composition graphique, jouent sur les
diagonales et l’obstruction progressive du champ pour passer du jour à la
nuit (voir p. 121). 1° Un tas de détritus au premier plan dessine une
diagonale descendante gauche droite qui le sépare des maisons dans la
profondeur de champ. 2° Une palissade sur la diagonale complémentaire
compose le second plan comme le précédent mais en bouchant la
profondeur de champ (on aperçoit seulement le toit d’une maison derrière
elle). Deux femmes passent. 3° Un empilement de tonneaux au premier
plan (répondant à la première diagonale) obstrue totalement le champ,
opérant un aplatissement et un assombrissement de l’image. Les
quatrième et cinquième plans confirment la claustration du cadre et le
passage à la nuit (afin d’introduire un nouveau lieu) avec d’abord quelques
tonneaux empilés au fond d’une rue étroite (vus de face avec les deux
mêmes femmes qui traversent) puis, par un raccord dans l’axe arrière,
l’enseigne d’un café (celui tenu par Hyotan) obstrue la moitié du plan
précédent. Le suivant présente un homme dans le café buvant un bol de
soupe. L’évolution de la composition du cadre allant vers la fermeture
nous fait passer du jour à la nuit. Loin de suspendre le flux diégétique,
l’emboîtement de ces plans nous permet de suivre le cours du temps,
comme nous suivons ces deux femmes dont la marche s’est substituée à
celle de Hirayama, en modulant l’atmosphère et en évoluant
plastiquement de l’espace-temps d’une scène à celui d’une autre (une
auberge le jour à un café la nuit dans un quartier éloigné et plus pauvre).
Le développement de ce type d’espace-temps par des plans de coupe
n’est pas spécifique au film japonais et qui plus est à ceux d’Ozu et Naruse.
Godard a par exemple perverti l’usage de l’insert, élément de liaison isolé
et ponctuel, en le dilatant par la démultiplication des plans sur le magazine
lu par Charlotte au bar de la piscine Deligny dans Une femme mariée. Si un
premier très gros plan est introduit par un raccord de regard entre Macha
Meril et BB en couverture de Elle, les suivants gagnent en autonomie
jusqu’à devenir une séquence à part, le temps d’une chanson de Sylvie
Vartan. Les inserts détaillent essentiellement les photos de lingeries
masculines puis féminines et leurs slogans, légendes et commentaires. Les
mouvements de caméra ne miment pas la lecture comme les premiers
gros plans sur les titres du magazine, mais gardent une certaine
dynamique jusqu’au plan sur une publicité de soutien-gorge dont l’échelle
bascule du très gros plan au plan général, suite au recadrage découvrant
Macha Méril dans la rue devant une affiche très grand format. Les inserts
ont donc « pris la place » d’une ellipse temporelle et spatiale et troublent
la temporalité en la complexifiant. Tout en donnant l’illusion d’une stricte
continuité visuelle à la manière de certains pillow shots assurant la
circulation d’objets, ces plans renvoient aussi à un temps et un espace plus
larges. Ainsi, comme les plans de coupe chez Ozu, ils permettent de
rattacher l’histoire particulière d’un ou des personnages à une histoire
universelle, en donnant des informations contextuelles. Chez Godard, on
passe d’une femme à la femme contemporaine, celle du quotidien comme
celle des magazines, actrices ou chanteuses d’autant que cette suite de
plans propose un moment musical, à la façon d’un scopitone, sur Quand le
film est triste de Sylvie Vartan. Le montage renvoie alors à l’idée initiale du
cinéaste pour ce film qui avait pour titre La Femme mariée (généralisation
que la censure refusa) : entreprendre une enquête sociologique sur la
femme contemporaine.

Passages de l’image, écoulement, transfusion, avec les plans


intermédiaires point une autre qualité d’énergie. Ce montage assure la
circulation d’un fluide. Le Goût du saké ouvrait d’ailleurs sur cela : cinq
cheminées rayées rouge et blanc près d’une usine d’où s’échappe de la
fumée ; puis un plan qui marque plus qu’une modification de la
perspective et un resserrement de cet espace puisque, si les cheminées
sont toujours présentes, la fumée n’est plus visible, des traînées de nuages
dans le ciel l’ont remplacée. La musique s’est peu à peu effacée alors qu’un
bruit mécanique d’échappement la remplace pour redonner du
mouvement à l’image quasi figée. Les mêmes motifs, avec le retour de la
fumée au premier plan cette fois et avec une nouvelle variation de la
perspective (cinq cheminées en enfilade dans la profondeur de champ),
sont repris dans l’encadrement d’une fenêtre. Cet écoulement du fluide
déjà plus ou moins laminaire s’efface peu à peu (au quatrième plan) tout
en assurant le relais avec le mouvement de l’action : dans le couloir
menant au bureau de Hirayama, des ombres abstraites s’animent sur le
mur (celles des flux s’échappant des cheminées ?) tandis qu’un homme
passe au fond du couloir suivant la même direction que la fumée dans le
plan précédent. Enfin, le cinquième plan introduit Chishu Ryu dans son
bureau dont on reconnaît à l’arrière-plan la fenêtre donnant sur les
cheminées.
Au cœur de la notion de Vide réside celle du fluide, souffle énergétique,
état de l’énergie auquel la mécanique des fluides et des ondes donne une
nouvelle perspective.

Si la mécanique classique des solides est beaucoup plus généralement


applicable au montage qui privilégie les articulations et les liaisons, la
reconnaissance des fluides implique une conception tout à fait particulière
de l’énergie à l’œuvre dans les images. Il s’agit ici de privilégier le concept
de forme par rapport à celui de force et de vecteur. Si cela est frappant
dans un corpus de films expérimentaux travaillant la plasticité de l’image,
les films de fiction semblent aussi, avec l’introduction du fluide,
expérimenter sur la matière-film, l’interroger, la sonder, comme pour
percer un mystère, en explorer la nature profonde. Ainsi, dans les
enchaînements que nous proposons d’étudier, quelque chose échappe aux
principes fondamentaux d’articulation et de fragmentation, qui dépasse
l’opposition continu /discontinu et donne à comprendre le montage
autrement.
Qu’est-ce qui apparaît ? Écoulement, propagation, transformation,
transmutation, turbulence : des fluides traceurs de l’énergie.
1. Paul Valéry, Mélange, in Œuvres I, Pléiade, Gallimard, 1957, p. 300.
2. « Tissu visuel » (1947), Écrits, tome 2, op. cit., p. 95. Voir aussi « Logique des images » (1947)
(in Esprit de cinéma), op. cit., p. 30-33 et Intelligence d’une machine, tome 1, op. cit., p. 299-300.
3. La proximité entre les écrits d’Epstein et ceux de Vertov sur certains points, comme
l’intelligence de la machine cinématographique, a déjà été relevée. Voir Jacques Aumont, « Cinégénie,
ou la machine à re-monter le temps », Jean Epstein, J. Aumont (dir.), op. cit., p. 101102.
4. Vertov, « Nous. Variante du manifeste », Articles, Journaux, Projets, coll. « 10/18 », UGE, Paris,
1972, p. 19-20.
5. Je renvoie à mon analyse de Moïse et Aaron in Penser et expérimenter le montage, op. cit., p.
38-39.
6. Voir Jacques Aumont « Le film comme site théorique », À quoi pensent les films, op. cit., p.
4767 et particulièrement pages 62-64.
7. François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, coll. « Points Essais », Seuil, 1991, p.
45-46. (Nous soulignons.)
8. Prédire n’est pas expliquer, op. cit., p. 22. Notons que cette distinction diffère de celle
reconnue par les topologues.
9. Li Jih-hua (1565-1635) cité par F. Cheng, Vide et Plein, op. cit., p. 85-86.
10. F. Cheng, Vide et Plein, op. cit., p. 75. Cela peut être précisé en s’attardant sur deux types de
traits impliquant le Vide interne. Kan-pi « pinceau sec » : imbibé de peu d’encre, le trait qu’il trace, en
équilibre entre présence et absence, entre substance et esprit, crée une impression de discrète
harmonie, comme imprégnée de Vide. Fei-pai « Blanc volant » : les poils du pinceau, au lieu d’être
concentriques, sont écartés en sorte que le trait tracé rapidement comporte du blanc au milieu.
Cheng souligne que l’effet en est l’union de puissance et de légèreté, comme si le trait était « troué »
par le Souffle.
11. Huang Pin-Hung, peintre moderne et théoricien, cité et traduit par Cheng, op. cit., p. 79.
12. De Mozart en Beethoven. essai sur la notion de profondeur en musique, coll. « un endroit où
aller », Actes Sud, Arles, 1996, p. 39-40,
13. Désolidarisation au sens fort du terme dans ce film qui ne cesse d’échanger les
situationsréelles et fictionnelles du couple Garrel/Sy.
14. G. Deleuze, « Les composantes de l’image », L’Image-Temps, Cinéma 2, Minuit, 1985, p. 324.
(Nous soulignons)
15. « Le cinéma impopulaire », in L’Expérience hérétique, Payot, 1976, p. 251. 16. G. Deleuze, op.
cit., p. 319. (Nous soulignons.)
17. F. Cheng, op. cit., p. 46.
18. Ce contre quoi Eisenstein mettait en garde : « Strictement parlant, l’encastrement
d’un fragment dans un autre fragment au moyen du montage est inadmissible, chaque élément
doit être présenté le plus avantageusement possible et d’un point de vue exclusif », in « Le
montage des attractions », Au-delà des étoiles, UGE-Cahiers du cinéma, 1974, p. 139.
19. Jean-André Fieschi, « Jean-Marie Straub », Ça cinéma, no 9, 1975, repris dans
Conversation en archipel, op. cit., p. 33.
20. Schoenberg, « De la liaison entre les idées musicales » (vers 1948), in Le Style et l’Idée,
op. cit., p. 223.
21. Eugenio Barba, L’Énergie qui danse, Bouffonneries, no 32-33, trad. fr. Éliane
DeschampsPria, ISTA, Holstebro, 1995, p. 60-61. (Nous soulignons.)
22. E. Barba, op. cit., p. 15.
23. J. Aumont, « La Terre qui flambe », Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.
HölderlinCézanne, Antigone, Aigremont, 1990, p. 98.
24. M. Hanoun, op. cit., p. 56.
25. « Questions à Michael Gielen », Moïse et Aaron, Ombres, Toulouse, 1990, p. 122.
26. La résolution est un procédé harmonique consistant normalement à atténuer la
tension desnotes dissonantes d’un accord, sur les notes consonantes de l’accord suivant. La
résolution survient généralement par degré conjoint descendant vers la consonance la plus proche.
Dans la résolution évitée, l’accord dissonant est suivi d’un autre accord, également dissonant
(éventuellement modulant).
27. Par exemple, la poésie chinoise, substitue aux mots « pleins » (souvent un verbe
d’action oude qualité ou encore un substantif) les mots « vides » (l’ensemble des mots outils
indiquant des relations : pronoms personnels, adverbes, prépositions, conjonctions, mots de
comparaison, particules, etc.) pour créer un relâchement dans les contraintes syntaxiques, donner
un nouvel élan, insuffler une dynamique par opposition.
28. A. Tarkovski, op. cit., p. 112.
29. Walt Disney, Circé, Strasbourg, 1992, p. 38.
30. F. Cheng, op. cit., p. 49.
31. J. Epstein, « Passés et futurs actuels », op. cit., p. 162. 32. J. Epstein, « Logiques des
images », op. cit., p. 31
33. J. Epstein, « Tissu visuel », op. cit., p. 94-95.
34. Voir « Des espaces autres » in Dits et Écrits : 1954-1988, t. IV, Gallimard, 1988, p. 752-
762.
35. Le compositeur explique dans son Traité d’harmonie que « la raison profonde de cette
égalité réside en ce que consonance et dissonance ne sont pas des entités contraires, mais bien
des degrés différents d’une même entité ; les consonances sont issues des harmoniques
concomitants les plus proches de la fondamentale et les dissonances, des harmoniques plus
éloignée ; leur intelligibilité s’établit en fonction de cette distance, du fait que les sons proches sont
plus faciles à comprendre que les sons éloignés. » (Le Style et l’Idée, Théorie et Composition, «
Opinion ou perspicacité ? » (1926), écrits réunis par Léonard Stern, Buchet Chastel, Paris, 1977, p.
201.)
36. Burch signale qu’« un critique japonais des années quarante (Naubu Keinosuke)
appelait cesplans katen shoto (“plans de rideau”), par comparaison avec la fonction de ponctuation
du rideau dans le théâtre occidental. Mais l’expression n’a pas été généralement adoptée au
Japon, et l’impression [de Burch] est qu’il s’agit d’une simplification excessive et trompeuse. » (Voir
Pour un observateur lointain. Forme et signification dans le cinéma japonais, Cahiers du cinéma,
1982, p. 175.)
37. Augustin Berque, Vivre l’espace au Japon, PUF, 1982, p. 69.
38. Voir Louis Frédéric, Le Japon. Dictionnaire et civilisation, coll. « Bouquins », Laffont,
1996, passim.
39. Voir Jacqueline Pigeot, Questions de poétique japonaise, PUF, 1997, p. 142.
40. Voir J. Pigeot, op. cit, p. 83-108.
41. Ibidem.
42. Voir S. Hasumi, Yasujirô Ozu, coll. « Auteurs », Cahiers du cinéma, 1998, p. 226.
Partie II

Poétique des fluides

Questions d’écoulement
et de transmutation
1 Appréhender les

fluides
La matière demeure, et la forme se perd1
La réflexion sur le Vide a révélé un des principes essentiels de l’énergie :
malgré les apparences, elle ne se perd jamais. Une énergie qui disparaît
sous une forme réapparaît toujours sous une autre. « La perte d’une forme
entraîne la libération d’une force.2 » Son principe est la métamorphose.
Les manifestations et déformations de ce flux deviennent ici notre
principal objet d’étude. Pour cela, le modèle de la mécanique des fluides
est essentiel en ce qu’il offre une extension de la mécanique rationnelle à
une classe de milieux continus exposés à de fortes déformations. On
désigne en effet sous le nom général de fluides des corps matériels, gaz,
liquides et plasmas, qui peuvent se mettre sous une forme quelconque
lorsqu’ils sont soumis à un système de forces.
Avant d’aller plus loin dans la compréhension des manifestations de
l’écoulement (plus ou moins laminaire ou turbulent), de la déformation et
de la pression des corps, que le montage cinématographique ne peut
ignorer, prenons un cas expérimental tout à fait remarquable en ce qu’il
propose à la fois de saisir et de justifier le passage de la mécanique des
solides (avec la synthèse des principes de l’énergie observés jusqu’à
présent) à la mécanique des fluides (principal guide donc avec la
mécanique ondulatoire pour la suite de notre réflexion). En outre, cette
œuvre initie aux propriétés de l’énergie de la matière, donc sensibilise
notre regard à une pure cinétique en laissant de côté pour l’instant la
question des coupes puisque la force heuristique de cet exemple tient à sa
mise en scène : une composition de réactions en chaîne, avec ses jeux de
répétitions et variations qui doit beaucoup aux sculptures
autodestructrices de Tinguely.

Le cours des fluides


Les réactions en chaînes d’un montage d’objets de récupération
hétéroclites orchestrées et filmées en 1987 par les artistes Peter Fischli et
David Weiss, pour Der Lauf der Dinge (Le Cours des choses), insistent sur
l’efficacité de la métaphore mécanique pour la question du montage et la
complètent en proposant d’autres principes de circulation et de
comportement énergétique.
L’énergie qui traverse ce microcosme – à la fois création de l’imagination
des deux artistes et paradigme de l’univers – subit, au gré des réactions, de
fortes variations d’intensité, et ainsi démontre, avec un humour
cartoonesque et grâce à un calcul précis des forces, qu’elle peut encore
générer du mouvement au moment où on la croyait poussée à son
épuisement total. Il y a devant ces assemblages improbables d’objets se
mettant en mouvement, le suspense d’un « hasard en action » qui comme
dans les sculptures de Tinguely avait besoin du coup de pouce de l’artiste
pour continuer à fonctionner, puis la surprise de constater que cela
continue même quand tout semble s’être arrêté. Le cours calculé des
choses. Cette œuvre vidéo, souvent copiée depuis (par la publicité), n’est
peut-être que la réplique de Designs on Jerry (1955), où Tom le chat met
au point un piège pour Jerry, la souris, avec tout ce qu’il trouve dans la
maison. Pour cette invention géniale à la Rube Goldberg, il a dessiné les
plans complexes au tableau dont Jerry, en modifiant un des derniers
chiffres, fausse le mécanisme et retourne la machine contre son
inventeur : l’ultime pièce de l’assemblage, un coffrefort, tombe à quelques
centimètres de Jerry pour assommer Tom. On y retrouve la circularité
réinterrogeant la vectorisation et la causalité.
Pour cette savante coordination spatio-temporelle, Fischli et Weiss
utilisent pour l’essentiel la cinématique des solides et des fluides voire la
cinétique chimique – avec quelques réactions élémentaires qui permettent
d’observer les transformations du « mouvement », de la structure de la
matière.

Le Cours des choses, P. Fischli et D. Weiss


L’ouverture renvoie à l’origine du mouvement naturel des choses : la
gravité. Le déroulement, après torsion, de la ficelle à laquelle est suspendu
un sac-poubelle donne la première impulsion à une longue succession de
péripéties et de catastrophes (par lesquelles on entend passages d’un état
d’énergie à un autre) ludiques : chutes, projections, propulsions et
renversements, déclics et enclenchements, explosions et propagations. La
première rotation provoque donc la collision du sac-poubelle avec un pneu
qui roule jusqu’à un obstacle complexe : une planche bascule de
l’horizontale à la verticale ; un petit cylindre métallique est alors invité à
sortir et chute dans la direction du point de départ tandis que, par un jeu
de contrepoids, la position verticale instable de la planche est rompue et
sa rotation terminée, relançant, après cette petite digression cinétique, le
pneu qui percute une autre planche.
Nouvelle perturbation d’un équilibre précaire : une échelle double
commence une glissade maladroite le long de la planche inclinée en pente
douce. Juste derrière le butoir qui la stabilise : un échafaudage de tables
avec une bouteille à son sommet. Évidemment, le petit bras fixé en haut
de l’échelle a juste la longueur requise pour renverser la bouteille.
Aussitôt, un autre crescendo de péripéties : au déséquilibre de la bouteille
succèdent celui de la table puis celui des tréteaux soutenant la planche sur
lesquels elle était posée. Cette planche glisse alors sur une autre plus
petite agrémentée de roulettes et poursuit son mouvement jusqu’à la
prochaine collision et la réaction par transmission de mouvement qui lui
est consécutive : un bardeau s’abat sur un matelas pneumatique en
équilibre sur sa tranche longitudinale. En s’affaissant, le gonflable
déséquilibre par une poussée d’air une planchette au pied d’un piquet,
mouvement auquel répond, sans que la liaison de cause à effet soit visible,
la chute d’un objet qui retenait la ficelle d’enroulement d’un petit sac noir
– réplique miniature du sac-poubelle de départ. Celui-ci entame à son tour
une rotation autour du piquet prenant de l’amplitude et de la vitesse au
fur et à mesure que la ficelle se déroule. Ce déploiement dans l’espace se
traduit vite par un débordement : heurtant une barre métallique inclinée
contre un autre sac suspendu (identique au premier) pour le maintenir
immobile, l’énergie potentielle est transformée en énergie cinétique de
rotation. Le choc a libéré le mouvement pour une virevolte qui répète
exactement la situation de départ du film en initiant le roulement d’un
autre pneu…
Ces premières séries de réactions en chaîne utilisent les lois simples du
mouvement des solides dont la transmission est entretenue par de petites
perturbations (principe des tentatives du perpetuum mobile), la mise en
péril d’un équilibre précaire : rotation et chute gravitationnelles,
roulement, basculement, renversement, glissade, culbute. Les événements
suivants mettent en scène les fluides. Ainsi le pneu qui roule va buter
contre une table renversant une bouteille qui dévale la pente, se glisse
sous une plaque dont l’inclinaison permet à un liquide mousseux de se
déverser dans un entonnoir de fortune placé au-dessus d’un bidon. La
chute du liquide noir (sûrement de l’azote liquide) provoque alors une
émanation blanche. La force de propagation de ce nouveau fluide subtil va
pousser un autre pneu sur lequel est fixé un arrosoir dont la culbute libère
un geyser blanc vers une nouvelle superposition de tables, dont on
appréciera bientôt la cascade en escalier…

Suspense
Devant une telle orchestration de l’énergie, on pense aux exemples déjà
analysés qui présentaient une forte tendance à l’entropie et à la
combustion de l’énergie en pure perte (c’est-à-dire non stockée, non
réutilisée) : Donald and Pluto, Carrie ou les machines de Tinguely. Ici
cependant, même si le système semble courir les mêmes risques par la loi
des choses (notamment à partir de l’apparition du feu), donc même si une
part de l’énergie est transformée en chaleur, l’autre reste à l’état de travail
assurant ainsi sa conservation et sa réutilisation. Cet appareillage
rythmique est donc concentré sur la circulation de l’énergie sous ses
formes multiples (potentielle ou cinétique, impulsive ou régulée par les
propriétés de la mécanique des solides et de celle des fluides) qui perdure
malgré les obstacles et témoigne ainsi d’une grande richesse dans la
nature et les modes de transmission du mouvement.
Toute la gamme est utilisée : des arrêts dus au retard de certaines
réactions (comme le renversement du pneumatique) aux accélérations
progressives (le déroulement du sac gagnant en amplitude) ou subites
(propulsions, bascules et gicleurs), en passant par les lentes glissades, les
écoulements en pente douce, le roulement des pneus à la vitesse
élémentaire du mouvement, le balancement pendulaire (d’une des
répliques réduites du sac-poubelle initial), les progressions par palier (un
projectile heurte un pneu placé entre deux barreaux d’une échelle
ascendante qui en se déplaçant d’un cran en pousse un autre et ainsi de
suite jusqu’en haut de l’échelle et encore après sur une planche avec
d’autres objets cylindriques de plus petite taille). Fischli et Weiss élaborent
aussi un système de vases communicants à partir de pneus dans lesquels
sont dissimulées des bouteilles (l’une réceptrice, l’autre débitrice). Le
premier, grâce à une impulsion extérieure, fait un quart de tour pour se
placer à côté d’un autre, ainsi le contenu de la bouteille se déverse dans
celle, vide, de l’autre pneu. Nouvel équilibre précaire. Par un jeu de
contrepoids entre les deux bouteilles, le second pneu fait un quart de tour
et le liquide de la « débitrice » est à son tour transmis à la « réceptrice » du
troisième pneu et ainsi de suite…
Cette maîtrise du suspens entretient les doutes du spectateur sur le
succès de chaque étape de ce circuit énergétique. Combien de tours
faudra-t-il attendre avant le choc des sacs-poubelle suspendus ou de leurs
diverses répliques (petit baluchon, ballon gonflable, « boule de feu ») qui
assure la transmission du mouvement – en générant le roulement d’un
pneu, ou en percutant un verre dont le liquide déversé fera son effet, ou
encore en embrasant un liquide répandu sur le sol ? L’impulsion sera-t-elle
suffisante pour relancer les réactions prévues ? Le ralentissement par une
surface collante ne sera-t-il pas fatal au roulement d’une boîte
cylindrique ? Quel sort est réservé au petit équilibriste de fortune (avec sa
tête de bille de bois et ses grands ciseaux en guise de bras et de balanciers)
? Ne tombera-t-il pas avant d’avoir atteint le point de chute prévu pour la
conservation de l’énergie ? Et les « petits véhicules » (chariots bricolés de
tailles variées ou bouilloire montée sur roulettes) ? Parviendront-ils à
vaincre les obstacles semés sur leur route et à transmettre leur cargaison
(source d’énergie liquide, feu ou explosif) ? Autre inquiétude : combien
d’autonomie gardera une paire de chaussures (montée sur un arbre à
came) pouvant imiter la marche ? Quelle distance pourra parcourir un
liquide sur une surface totalement plane ? Sa force motrice sera-t-elle
suffisante ou s’épuisera-t-elle avant l’effet attendu ? Le spectateur ne se
laissera-t-il pas surprendre par la simple vérification de la poussée
d’Archimède (une boîte de conserve dans un sceau remonte au fur et à
mesure qu’il se remplit d’eau et fait basculer la chaise qui était en appui) ?
Suivant les péripéties de ces mobiles, notre œil s’attache au mouvement
même, à ses transformations et à la variabilité des « mobiles »,
appréhende l’énergie rythmique, essence de l’image cinématographique.
La forme est mouvement et réciproquement comme le rappelait Epstein
en redéfinissant la relation entre mouvement et forme,
« relation qui pourrait bien être d’unité, d’identité. Dès qu’une forme reçoit une modification
dans sa façon de se mouvoir dans l’espace ou dans le temps, elle change, elle devient soudain
méconnaissable. (…) Dans la représentation cinématographique, le mouvement paraît inhérent
à la forme ; il est et il fait la forme, sa forme. Ainsi un nouvel empirisme – celui de l’instrument
cinématographique – exige la fusion de deux notions premières : celle de la forme et celle du
mouvement. Le cinématographe ne tient la forme que pour la forme d’un mouvement 3. »

Transfusion
On retrouve dans ce principe epsteinien fondant la photogénie, l’origine
du mot grec rythmos et sa relation avec schèma (« qui désigne la forme
dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide 4
»). On a donc moins affaire à un chronos (un temps divisible) qu’un
rheuma (un temps indivisible), un flux en perpétuel changement. D’où ce
nouveau champ d’investigation : les fluides, c’est-à-dire liquides, gaz et
plasmas (si les deux premiers ont déjà pu être identifiés, ici, on sera surpris
de voir comment « se manifestent » les troisièmes…). Rhein a aussi formé
« rhéologie », science qui étudie l’écoulement et les déformations, la
résistance de la matière dont les manifestations sont ici aisément
observables.
Fischli et Weiss utilisent indifféremment des corps très déformables de
la catégorie des fluides et des matières qui ont la propriété de se
dissoudre, de changer d’état. Ainsi, les liquides se répandent, débordent
ou sont canalisés par un entonnoir. L’air gonfle ou s’échappe des ballons.
La vapeur fait tourner ou avancer toutes sortes de petits « véhicules » (le
chariot à roulettes sur lequel s’élance une bouilloire, les mobiles à vapeur
totalement autonomes avec leur système autoproductif d’énergie).
Conséquences des réactions chimiques (mélange d’eau et d’azote liquide) :
les émanations se propagent avec plus ou moins de force. Au cours de ce
mécanisme réactionnel, un obstacle à la progression du mouvement peut
subir une transition de phase. Ainsi un bloc de sel (à première vue)
s’interpose sur le passage d’un des petits véhicules qui libère
immédiatement de l’eau. La dissolution qui s’en suit lui fraye un passage –
l’inclinaison du plan assurant la poursuite de sa course. Le passage de
l’énergie potentielle à l’état cinétique est toujours entretenu. Plus loin, un
autre petit chariot transportant une bouteille est également arrêté par un
butoir. Cette fois ce sont ses roues avant faites d’un composé salin sous sa
forme cristalline qui sont peu à peu solvatées 5 – un liquide les attendait sur
le sol. Le déséquilibre consécutif assure le relais en déversant le contenu
de la bouteille. Passage de la cinétique chimique à une nouvelle séquence
de cinétique des fluides. Enfin, même changement d’état de la matière
pour un autre hydrosoluble : de petits carrés de sucre fondant sous
l’attaque d’un liquide répandu déséquilibrent l’objet qu’ils supportaient
entraînant un crescendo de réactions – clin d’œil aux anciennes exigences
causales selon lesquelles il faut « qu’il n’y ait rien dans un effet qui n’ait été
d’une semblable ou plus excellente façon dans la cause » (Descartes,
Réponses aux IIe objections). Explication causale moulée sur les principes
de la mécanique newtonienne, qui, en philosophie, a inspiré très
directement la réflexion de Kant et sa définition de la causalité. Faire
l’expérience du Cours des choses, c’est finalement défier le principe de la
causalité, jusqu’à le dénoncer comme un fantôme de l’esprit, jusqu’à en
révéler toute la vanité ? Arthur C. Danto commente ainsi l’expérience : «
The casual chain in The Way Things Go has no function and no goal. But in
concatenating slides, rolls, tumbles, spills, booms, bangs, and spins, it
vividly illustrates what Kant offers by way of characterization of the work
of art : it seems purposive while lacking any specific purpose6. »

Alors, ce qui a avant tout inspiré Fischli et Weiss n’est-ce pas de


retrouver le principe d’un monde en perpétuelle mutation, d’une matière
soumise à un cycle incessant de conversions et d’échanges, principe qui
libère de ses entraves une énergie qui tarie ici, peut rebondir là. La
matière-énergie, passe ici de forme en forme. Transmutation que révèlent
les propriétés des fluides. D’où dans ce film, un personnalisme de la
matière, un certain animisme avec en vedettes les petits véhicules en tout
genre et surtout la marche des chaussures et le pantin équilibriste. Cette
influence du cartoon et plus particulièrement des dessins de Disney dont
Eisenstein a commenté la plasmaticité, s’affirme dans les sortilèges du feu.
Ces mutations rappellent que selon Héraclite « toutes choses sont faites de
feu et sont des états différents de la transformation perpétuelle du feu 7 ».
Sortilèges du feu
« Près des racines des arbres de gais petits feux couraient, tels des
écureuils, en agitant une queue rouge. Une légère fumée bleue ondoyait.
On voyait distinctement le feu grimper en se jouant sur l’écorce des troncs,
s’entortiller autour, se cacher on ne sait où, et des fourmis d’or grimper à
sa suite, et les lichens verdâtres virer au gris, puis au noir… » Gorki 8

… Un gobelet tombe sur une planche entraînant le roulement d’une


bougie allumée qui enflamme une mèche. Les petits véhicules reviennent
en piste, chargés de bougies ou d’explosifs. L’un se dirige vers un cordeau
pour l’allumer, une petite flamme « grimpe » (comme celles que Mickey
pompier chassait), jusqu’à la dynamite portée par un autre véhicule monté
sur rail qui est alors propulsé… On rencontre aussi la rotation d’une boule
de feu, autre réplique du premier sac-poubelle qui en passant trop près
d’une flaque d’essence propage l’embrasement. La mise à feu de mèches
diverses peut simplement donner une impulsion pour la mise en
mouvement d’un objet ou en provoquer l’embrasement qui gagnera
rapidement les objets environnants ou encore plus efficacement une
flaque ou un circuit de liquide hautement inflammables. De son côté, la
poudre peut fuser – vision de trois petits volcans se consumant lentement
– et bien sûr détonner dans une réplique de canon. Fischli et Weiss se
souviennent eux aussi de l’origine balistique de l’énergie mécanique.
Qu’en est-il de la troisième catégorie des fluides : les plasmas, reconnus
comme le quatrième état de la matière. Cette appellation couvre une très
grande variété d’objets physiques de températures et surtout de densités
très différentes (par exemple un gaz fortement ionisé), que Fischli et Weiss
n’ont, à raison, pas pu manipuler à l’envi mais pour mieux jouer avec le
feu… Notons que dès la Grèce antique, Empédocle avec son modèle de la
matière basé sur quatre éléments (terre, eau, air et feu), avait déjà associé
au feu un état spécifique de la matière.
Par ailleurs, Eisenstein, dans ses réflexions sur l’art de Walt Disney 9, nous
donne une précieuse analogie lexicale. La « plasmaticité » des flammes, «
la variabilité de leurs formes vivaces, la multiformité des images qu’on y
déchiffre10 » font des visions dans le feu un « berceau de métonymies »
pour les auteurs qui comme Gorki dans l’extrait cité en exergue ou dans les
Incendies savent « décrypter d’un regard aigu d’artiste le jeu “élémentaire”
du feu11 ». « Le feu est comme l’incarnation du principe d’un monde en
devenir perpétuel, en perpétuel engendrement et en perpétuelle
toutepuissance. En cela, il est semblable au potentiel du plasma originel
d’où tout peut naître12. » Parallèlement, en sciences, notons que les
plasmas présentent une forte instabilité et, comme tout fluide, une grande
capacité à se déformer. Cette idée maîtresse pour Eisenstein est
récurrente dans tout son essai sur Disney et fait naître un principe de
montage. « L’être reproduit dans le dessin, l’être de forme déterminée,
l’être ayant atteint une certaine apparence se comporte à l’instar du
protoplasme originel qui n’avait pas encore de forme “stabilisée” mais
était apte à en prendre une, n’importe laquelle… 13 » Disney « crée quelque
part dans les tréfonds les plus purs et les plus primitifs. (…) Il crée au
niveau d’une représentation de l’homme non encore enchaîné par la
logique, la raison, l’expérience. (…) Tel est le courant électrique de deux
images s’interpénétrant l’une l’autre »14. À nouveau l’idée d’une
transfusion d’énergie, d’une mise en phase des ondes par le montage qui
oublie ses critères conventionnels, logico-déductifs pour retrouver son
essence. Eisenstein reprend à son compte la vieille croyance en une
nébuleuse de matière animée au sein de laquelle toutes choses
communiquent et, liées par le même flux vital, s’interpénètrent ou
échangent leur forme15. L’énergie, via l’investigation que permettent les
propriétés des fluides, révèle la dimension plasmatique du montage
même.
En outre, la plasmaticité des formes renvoie à un nouveau processus ou
principe de montage, emprunté à Gilles Deleuze dans son essai sur le pli,
où les replis de la matière sont comparables à ceux du montage : « Plier-
déplier ne signifie plus simplement tendre-détendre, contracter-dilater,
[comprimerexploser… mais] envelopper-développer, involuer-évoluer 16. »
Les premiers couples d’oxymores appartiennent à la terminologie des
liaisons mécaniques majoritairement utilisée dans la première partie de
cet ouvrage, les seconds à celle qui point chez Eisenstein et nous invite à
penser un montage animé d’une énergie, d’une force qui altèrent les
plans, un montage plasmateur avec pour maître mots : fluidité, mutabilité,
imprévu des formations.
Tel est notre programme : une fois reconnus et décrits les fluides dans
l’image, nous en suivrons le mode d’écoulement, en noterons les
transformations, en apprécierons la plus ou moins forte pression et le
degré d’instabilité. La malléabilité du fluide prévoit donc que nous
observions la matière-film, la matière-temps, la matière cinétique évoluer
en deçà du montage.
Transmutation (Alchimie du cinéma)
Dans Le Cours des choses, Fischli et Weiss insistent : Tout s’anime, tout
est lié par des correspondances et des flux vitaux qui rénovent les choses
en les transformant. La fonction attribuée aux objets détournés par les
artistes marque une première transformation. Leur mise en mouvement et
leurs interactions par l’énergie qui les traverse, les anime ou les consume
en sont une autre. Parallèlement, nous reconnaissons la vie des images
cinématographiques avec Jean Epstein qui rejoint d’ailleurs les théories
animistes qui ont inspiré Eisenstein dans son essai sur Disney :
« Le gros plan porte une autre atteinte à l’ordre familier des apparences. L’image d’un œil,
d’une main, d’une bouche, qui occupe tout l’écran – non seulement parce qu’elle se trouve
grossie trois cents fois, mais aussi parce qu’on la voit isolée de la communauté organique –
prend un caractère d’autonomie animale. Cet œil, ces doigts, ces lèvres, ce sont déjà des êtres
qui possèdent, chacun, ses frontières à lui, ses mouvements, sa vie, sa fin propres. Ils existent
par eux-mêmes. Ce ne semble plus une fable, qu’il y ait une âme particulière de l’œil, de la
main, de la langue, comme le croyaient les vitalistes 17. »

Epstein touche ici une propriété essentielle des figures


cinématographiques. Ce qui relève pour lui de l’aura photogénique des
figures filmées en gros plan, il semble que l’on puisse l’étendre à toutes les
échelles. Toute figure, par l’opération du montage, n’est-elle pas douée
d’une énergie de transformation, ne se confond-elle pas avec cette matière
vivante ? Rappelons que la figure est une forme, donc un aspect
momentané de la matière. Son origine est le modelage (le latin figura tient
de fingere, modeler). Éphémère et perméable est la forme. Si bien que sa
perte entraîne la libération d’une force et relance le procès figuratif.

Instabilité
Cette vie de la matière renoue avec les théories des présocratiques : «
Diffuse et bienveillante, l’âme du monde assure le renouvellement des
énergies au sein d’une économie magique où rien ne se perd. (…) Tout
change par la circulation des atomes. Les corps s’agrègent et se
désagrègent, les particules élémentaires bondissent à travers le vide en
quête de nouvelles combinaisons…18 » Ce que les métamorphoses d’Ovide
ou la fascinante plasticité du monde lucrétien inspirent aussi : « Les
fleuves, les feuillages, les gras pâturages se métamorphosent en troupeaux
; les troupeaux se changent en corps humains… 19 » Les images, que cette
génération spontanée convoque, suivent la dynamique des fluides à
laquelle l’intelligence hydraulicienne du montage participe.
Cette physique fondée sur l’écoulement et la transformabilité de la
matière (mater, materia, matrix, l’étymologie confirme cette force) est
encore précisément celle que retrouve Jean Epstein avec un
« cinématographe [qui] détient le pouvoir d’universelles transmutations 20
». Le mouvement dote les images d’une énergie capable de mutations, les
place sous le signe de la varietas. Grâce à lui triomphe la métamorphose :
« De par sa construction, de façon innée et inéluctable, le cinématographe représente l’univers
comme une continuité perpétuellement et partout mobile, bien plus continue, plus fluide et
plus agile que la continuité directement sensible. Héraclite 21 n’avait pas imaginé une telle
instabilité de tout, une telle inconsistance des catégories qui s’écoulent les unes dans les autres,
une telle fuite de la matière qui court, insaisissable, de forme en forme. (…) Cette magie se
réduit à la capacité de faire varier la dimension et l’orientation temporelles 22. »

Deleuze l’articule ainsi : « La matière-pli est une matière-temps, dont les


phénomènes sont comme la décharge continuelle d’une “infinité
d’arquebuses à vent”23. »
La mise en évidence répétée de ces écoulements de matière, déjà
pointés par Eisenstein, recèle une force heuristique. Le montage opère par
« transplantation » (Bresson), germination et marcottage, et par
étrangement des images (principe essentiel des Histoire(s) du cinéma24). Il
le fait d’autant mieux lorsqu’il « rapproche des [images] qui n’avaient
encore jamais été rapprochées et qui n’étaient pas prédisposées à l’être ».
Avec la même mission donc que celle que Paul Éluard assignait à la poésie
dans Donner à voir : « Réunir systématiquement ce qui semblait à tout
jamais séparé (…) Tout est comparable à tout, tout trouve son écho, sa
raison, sa ressemblance, son opposition, son devenir partout. Et ce devenir
est infini. »
Transition de phase
Jean Epstein, dont la pensée permet d’articuler avec pertinence
proposition théorique et analyse filmique, a commenté les changements
d’état de la matière (de l’ordre de la sublimation, de la condensation, de la
déliquescence ou de la viscosité), que réalise le cinéma grâce à l’accéléré
ou au ralenti. « Nous découvrons la reptation du minéral, la floraison des
cristaux, l’élasticité et la solidité de l’eau25, la viscosité des continents, (…)
la rigidité des nuages, lancés à travers le ciel comme des flèches 26. » « Les
plantes gesticulent et expérimentent vers la lumière 27. » Tantôt, l’homme
est pétrifié, devenant sa propre statue, tantôt il « acquiert la densité d’un
nuage, la consistance d’une vapeur ; il est un pur animal gazeux, d’une
grâce féline, d’une adresse simiesque. Tous les systèmes compartimentés
de la nature se trouvent désarticulés. Il ne reste plus qu’un règne : la vie.
(…) Sous ces mirages, le peuple des formes se révèle essentiellement
homogène et étrangement anarchique 28. » Ces transitions de phase sont,
au montage, opérées par les variations rythmiques du mouvement qu’avait
déjà laissé percevoir la caméra analytique de Yervant Gianikian et Angela
Ricci Lucchi. On les retrouve d’une image à l’autre, d’une forme à l’autre
puisque l’on pressent des distinctions de l’ordre de la compressibilité, de la
densité, de la pression…

Rhéologie
Ces remarques permettent d’apprécier combien la rhéologie peut
nourrir la réflexion. Son enseignement permet d’exposer certains
écoulements complexes. Cette science fut en effet créée pour répondre
aux besoins de la technologie moderne puisque les différentes branches de
la mécanique développées au XIXe siècle (l’élasticité, la plasticité, la
mécanique des fluides) n’étaient fondées que sur certains schémas simples
de comportement, schémas quelquefois insuffisants pour décrire
fidèlement les réponses de la matière réelle. Or, les techniciens qui
étudient la transformation des matériaux, leur emploi ou simplement leur
transport dans des conduites ont besoin de connaître aussi exactement
que possible leurs propriétés mécaniques. Science exacte pour la
mécanique, la rhéologie inspirera notre approche des transformations de
figures, des forces d’action et d’échanges des fluides et des transferts
d’énergie, de l’écoulement aux « points de contact » (selon le terme
mécanique, changements de plan pour le film).
Il faut, dans un premier temps, se familiariser avec ces propriétés à
l’aide d’exemples où la reconnaissance des fluides semble relativement
évidente. Dans ce monde des images voué à la transformation, nous nous
arrêterons volontiers à observer des structures mobiles, des objets souples
et malléables : l’eau et la fumée, le feu encore, un faisceau lumineux, la
pression du vent, les circonvolutions nébuleuses et autres phénomènes
météorologiques. Cela n’en fera pas pour autant des exemples ad hoc. Ces
motifs ne restent pas à un niveau métaphorique, ils gardent un caractère
expérimental. Nos investigations, au cours de l’analyse, permettront alors
de mieux poser les problèmes de montage, d’appréhender les variations
énergétiques.
Pression du temps
La recherche et la reconnaissance des propriétés des fluides dans
l’image cinématographique renvoient à l’énergie du plan et à l’évidence de
l’essence du montage révélée par les films Lumière. Outre la forme
endogène du montage, rappelons la relation biorythmique des figures en
mouvement et de la caméra elle-même, deux points essentiels pressentis
et explicités par Andreï Tarkovski. Quelles que soient les distinctions entre
les fluides reconnus dans les plans, l’idée maîtresse est celle du flux, de
l’écoulement (rhein29) qui renvoie le montage à son origine chez les
chauffagistes, les raccordements de tuyaux assurant circulation et
production d’énergie. Origine qui a permis au cinéaste soviétique de
pointer ce qui doit retenir notre attention : la pression du temps dont il
parle en termes de fluide et d’écoulement.
« Les morceaux qu’on ne peut monter ensemble sont ceux où le caractère du temps est trop
radicalement différent. Ainsi, on ne peut pas plus monter du temps réel avec du temps
conventionnel qu’on ne peut raccorder ensemble des tuyaux de diamètres différents. Cette
consistance du temps qui s’écoule dans un plan, son intensité ou au contraire sa dilution, peut
être appelée la pression du temps30. »

On notera l’exactitude des qualificatifs des fluides même s’il faut lire
densité pour intensité versus dilution.
Intuitivement, Tarkovski développe la métaphore autour de l’étymon de
cette science de l’écoulement qu’est la rhéologie : rr(h)ée, appartenant à
une famille indo-européenne – de couler, torrent, fleuve, rivière, ruisseau,
conduite d’eau, canal, tranchée, écoulement, faire couler, pousser, mettre
en mouvement31. Toute l’attention du cinéaste porte sur les veines
liquides, leurs contractions, leurs lieux de circulation et surtout leur
dynamique. Il peut se heurter à la complexité des écoulements avec des
courants et des contre-courants qu’évoquait aussi Bresson32.
« Monter des morceaux à valeur temporelle inégale mène nécessairement à une cassure du
rythme. Pourtant, si cette rupture est amenée par la vie intérieure des plans montés, elle peut
alors être indispensable à l’élaboration du tracé rythmique. Pour désigner ces intensités
temporelles inégales, prenons les métaphores du ruisseau, du torrent, du fleuve, de la cascade,
de l’océan, lesquels, articulés ensemble, constituent un tracé rythmique unique, une nouvelle
formation organique, reflet de la perception du temps qu’a l’auteur 33. »
Notons que cette métaphore intuitive est née alors qu’il avait éprouvé la
complexité des écoulements en montant le Miroir(1974) :
« Ce fut un travail colossal. Il y eut plus de vingt versions différentes. Et par version, je
n’entends pas quelques modifications dans l’ordre de succession de certains plans, mais des
changements fondamentaux dans la construction et l’enchaînement des scènes. J’avais le
sentiment, par moments, que le film ne pourrait jamais être monté et que des erreurs
impardonnables avaient été commises au cours du tournage. Le film ne tenait pas debout, il
s’éparpillait sous nos yeux, n’avait pas d’unité, pas de liant intérieur, pas de logique 34. »

Cette dissolution ou perte de liant, c’est respectivement en mécanique


des fluides une dilution, à savoir, une plus faible concentration d’atomes
dans la matière, quelque chose de l’état gazeux. Cette perte de densité
s’accompagne effectivement d’une perte de pression. Donc, perdre le liant
interne, c’est par exemple ne pas savoir contenir le fluide ni orienter le flux
en le laissant se dissiper. À moins qu’une dernière variante ne laisse «
apparaître » le film (la métaphore du fluide, permet bien, pour Tarkovski
comme pour nous, une autre vision du film), que « le matériau se [mette] à
vivre » (toujours la matière protéiforme), que « les différentes parties du
film [se mettent] à fonctionner ensemble, comme si quelque système
sanguin les réunissait ». Retour à l’intelligence hydraulicienne et organique
du montage qui rappelle l’énergie potentielle de l’image que le montage a
le pouvoir de polariser. Selon Giorgio Agamben, « l’image aurait pour
Warburg la même fonction que, pour Semon, l’engramme dans le système
nerveux central de l’individu : en elle se cristallisent une charge
énergétique et une expérience émotive (…) qui peut être réactivée et
déchargée dans certaines conditions »35. Le rôle du montage est bien de
libérer, décharger ou activer l’énergie des plans comme l’analyse d’une
séquence suffit à le révéler.
D’abord un long plan séquence dans la maison de la forêt commençant
sur un regard caméra vite dérobé puis explorant les pièces, s’arrêtant pour
observer un personnage ou réagissant à son mouvement : la jeune sœur
décrochant une lampe descend d’une chaise, sort du champ tandis que
nous découvrons le jeune frère assis sur un tapis. La caméra peut aussi
précéder/anticiper le mouvement d’un mobile. Ainsi, elle recule quand
l’enfant vient cacher son livre à l’arrivée de sa mère et suit celle-ci avec
attention jusqu’à sa disparition sur la terrasse, l’attend et, quand elle
repasse, l’accompagne jusqu’à l’extérieur de la maison. Alors, elle s’en
désolidarise pour revenir à l’intérieur (obstruction du champ par une
cloison) surprendre le jeune frère qui craque une allumette pour le plaisir
(comme l’enfant de Lyotard). Ici, la caméra définit et active les différents
courants qui peuvent traverser un plan. Le battement entre champ et hors-
champ, apparition/disparition, l’accordage ou l’indépendance entre
mouvements des corps et de la caméra relèvent du montage endogène. Le
second plan (en noir et blanc) s’ouvre sur une forme de ressort grossi par
l’effet de loupe du vase au fond duquel il se trouve. Un zoom arrière, suivi
d’un changement de point, fait basculer ce gros plan sans profondeur vers
un plan large au passage du petit garçon derrière la fenêtre. La caméra,
ayant franchi la frontière de la fenêtre de la maison, suit l’enfant dans le
jardin puis le laisse de côté pour se rapprocher d’une autre maison, à
l’arrière-plan, jusqu’à la butée du regard par la perte de profondeur : le
très jeune tronc d’un arbre se détache sur le fond sombre et flou de la
maison. Les zooms miment les mouvements de poussée dans le plan repris
par les fluides dans les plans suivants. Pendant le dernier renversement du
rapport figure/fond par le zoom, un appel se fait entendre : « Mama ! » La
coupe opère une substitution (le jeune arbre et le jeune enfant – de dos
devant la maison sombre) mais introduit le mouvement : une porte s’ouvre
devant lui en grinçant. Une main surgit du bord gauche et finit de la tirer
invitant le petit garçon à pénétrer dans une pièce sombre. Ce petit
mouvement vers la gauche (celui de la main qui attire l’attention de
l’enfant) est aussitôt – Cut – répété par une poule passant à travers le
carreau d’une fenêtre. Cet élan interrompu net (juste après que la poule
soit passée de l’autre côté) est relayé par un travelling latéral (droite-
gauche) dans les herbes hautes accompagnant la poussée du vent (au
ralenti) jusqu’à la table du jardin où des objets sont renversés. Suit un
autre travelling (avant cette fois) dans le jardin venté où l’on aperçoit à
nouveau le petit garçon qui court se réfugier dans la maison. Le linge flotte
dans le battement des branches. Une pluie de pétales tombe. Dans le
jardin, les mouvements s’échangent. Cut. Le petit garçon, au premier plan,
arrive devant une porte qu’il ne peut ouvrir. Il s’en va. Son ombre luisant
sur la porte a tout juste disparu que le battant s’ouvre et découvre sa mère
accroupie regardant vers l’enfant hors-champ. À ses côtés, le chien sort
dans la même direction.

Le Miroir, A. Tarkovski
Ainsi décrite, la rythmique de ces quelques plans donne une première
idée des réflexions de Tarkovski sur la pression du temps, la labilité du
monde fluide de l’écran et la complexité des écoulements des fluides
(mouvements d’un corps humain ou animal, de la caméra, du vent). C’est
bien un souffle, un élan qui passe d’un corps à l’autre et que le montage
rejoue d’un plan à l’autre.
L’intuition du fluide pour définir la pression du temps est sans doute née
chez Tarkovski de la pratique du montage et a nourri sa réflexion
théorique, même s’il en reste à la métaphore. La spéculation théorique
rejoindrait alors la part intuitive et sensitive que plusieurs monteurs
reconnaissent à leur travail. Il n’est, bien sûr, pas question de parler d’«
applicabilité » de la théorie mais seulement de comprendre, en le dépliant,
un phénomène complexe. Cependant, on peut faire l’hypothèse qu’un
monteur aurait de ces modèles une connaissance intuitive qui le guiderait
en parallèle des critères narratifs (on retrouve ici le contre-rail défini par
Epstein) et que ces principes mécaniques et hydrauliques lui viendraient,
comme à nous spectateurs, de l’intelligence de son corps ? Léonard de
Vinci explicitait ainsi l’hydraulique :
« Les anciens ont appelé l’homme un microcosme, et en vérité cette épithète s’applique bien à
lui. Car si l’homme est composé d’eau, d’air et de feu, il en va de même pour le corps de la
terre ; (…) si l’homme recèle un lac de sang où les poumons, quand il respire, se dilatent et se
contractent, le corps terrestre a son océan, qui croît et décroît toutes les six heures, avec la
respiration de l’univers ; si de ce lac de sang partent les veines qui se ramifient à travers le
corps humain, l’Océan emplit le corps de la terre par une infinité de veines aqueuses 36. »

Tarkovski le résume ainsi : « Monter un film de manière correcte signifie


ne pas rompre le lien organique entre certains plans et certaines
séquences, comme si le montage y était contenu à l’avance, comme si une
loi intérieure régissait ses liens, et en fonction de laquelle nous avions à
couper et à coller37. »
De cette connaissance intime, sensitive, intuitive, de la même « écoute »
témoignent les réflexions du cinéaste Johan van der Keuken lorsqu’il
cherche à découvrir le fonctionnement autonome des images.
« Au montage, on repart de zéro. D’une certaine façon, je suis le spectateur de ce qui va se
passer entre ces images ; je découvre les “tendances” qu’il y a dans les images. (…) [On ne
détermine pas le rythme du film,] à un certain moment les images partent de leur propre
temporalité et je crois que le travail du cinéaste consiste à essayer de reconnaître ce qui se
passe et à préserver le plus possible cette “tendance intérieure” des images 38. »
Quelle est cette « loi » ou « tendance intérieure » si ce n’est
l’intelligence hydraulicienne et organique du monteur qui sait capter les
fluides et les orienter, en faire varier le flux, circulation à laquelle le
spectateur est également sensible par empathie ? Au cœur de l’idée d’un
montage endogène réside cette puissance de déformation des fluides et de
transformation des figures.
Fluides filmiques
Au-delà de l’évidence de certains écoulements (comme les phénomènes
météorologiques), dans quelle mesure se fait la reconnaissance et l’analyse
des fluides de l’image cinématographique ? Qu’est-ce qui permet de parler
de fluides au cinéma ? Peut-on énoncer leurs caractéristiques, leurs
propriétés comme le fait la science ? Essayons ceci : ce pourrait être une
force de déplacement, une poussée, la mise en mouvement d’une «
quantité de matière » dans le plan qui pourra revêtir plusieurs formes, que
l’on qualifiera par leur plus ou moins grande concentration et organisation
dans le champ. On s’interroge alors sur le rapport des fluides à l’espace et
à la durée du plan. Si le fluide est un corps qui épouse la forme de son
contenant, à l’échelle du plan, qu’est-ce qui le circonscrit ? Comment
identifier ce contenant dont la forme peut aussi varier ? Peut-on attribuer
cette fonction au cadre ? Repérera-t-on d’autres « orifices » de
circulation ? Si l’on agrée l’idée de viscosité, de compression, de densité et
de pression pour les fluides de l’image, et les variations de leurs
écoulements (laminaires ou plus irréguliers voire turbulents), quel
enseignement en tirer pour le montage ?
Pour ces figures, la coupe marquera, le plus souvent, un seuil critique
s’accompagnant d’un changement d’état (d’ordre, de densité) ou de forme
même si elles évoluent aussi sans cesse au cours du plan. Peut-on décrire
la fonction du montage en ces termes : canaliser, dériver, stopper, réguler
ou dérégler l’écoulement du fluide reconnu dans le plan ?
On le voit, l’analogie, autant qu’elle suscite notre adhésion, repose la
même question : que peut l’analyse via ce nouveau modèle dans la
compréhension du montage ? progresser sans doute dans la description et
la compréhension des configurations d’images. Comme la mécanique des
solides permettait d’exposer les enchaînements, de déplier les liaisons et
d’offrir une vision simplifiée d’un phénomène complexe, irréductible aux
paramètres conventionnels de l’analyse du montage, l’analogie proposée
ici invite à dépasser la question des coupes qui souvent limite la réflexion
sur le montage pour se concentrer sur celle du rythme. Car monter c’est
rythmer, essentiellement.
1. Ronsard, « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine ».
2. Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, de
Vinci à Montaigne, Macula, 1997, p. 42.
3. J. Epstein, « Forme et mouvement », in le Cinéma du diable (1947), op. cit., p. 347-
348.
4. E. Benveniste, « La notion de rythme dans son expression linguistique » (1951), in
Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 333.
5. En chimie, se dit d’un composé soluble combiné ou associé avec son solvant.
6. In « Play/Things », Peter Fischli/David Weiss, Elizabeth Armstrong (dir.), Walker Art
Center, Minneapolis, 1996, p. 104.
7. J.-F. Pradeau, « Héraclite », in Lire les présocratiques, PUF, 2012, p. 124.
8. Eisenstein cite de nombreux extraits du recueil des Œuvres choisies paru en 1932 dans
Walt Disney, Circé, Strasbourg, 1992 (p. 42, pour celui-ci).
9. Ibidem.
10. S. M. Eisenstein, op. cit., p. 47.
11. Ibidem, p. 42.
12. Ibidem, p. 63.
13. Ibidem, p. 28.
14. Ibidem, p. 11. (Je souligne.)
15. Voir Michel Jeanneret, op. cit., p. 50-51.
16. G. Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Minuit, 1988, p. 11 et 13.
17. Intelligence d’une machine, Écrits, tome 1, op. cit, p. 256.
18. M. Jeanneret, op. cit., p. 36.
19. Lucrèce, De la nature I, Les Belles Lettres, 1948, p. 150, cité par Jeanneret, ibid.
20. J. Epstein, op. cit., p. 324.
21. auquel se réfère également Eisenstein, op. cit., p. 66.
22. J. Epstein, op. cit., p. 325. Nous soulignons.
23. G. Deleuze, op. cit, p. 10.
24. Étranger des images comme on étrange un gibier en l’éloignant ou en le détournant
de sa ligned’erre. Nous devons le rappel de cet ancien verbe à Philippe Forest qui l’a lui-même
emprunté à Jean-Philippe Miraux (voir Maurice Blanchot, Quiétude et inquiétude de la littérature).
Cf. « La rose dans la poussière de l’acier », Le Siècle de Godard, Guide pour les Histoire(s) du
cinéma, Art Press, Hors série, novembre 1998, p. 23.
25. Ailleurs on lit encore : « Les chevaux planent au-dessus de l’obstacle ; (…) les
cristauxs’accouplent, se reproduisent, cicatrisent leurs plaies ; la lave rampe : l’eau devient huile,
gomme, poix arborescente » (Cf. « Unité de la vie », Intelligence d’une machine, op. cit., p. 275), ou
« l’eau colle, les nuages cassent » (« Le monde fluide de l’écran (Diversification du temps) », Les
Temps modernes, no 56, juin 1950, in Écrits, tome 2, op. cit., p. 149).
26. « Logique de temps variable », Alcool et Cinéma, Écrits, tome 2, op. cit., p. 217.
27. « Le monde fluide de l’écran », op. cit., p. 149.
28. « Unité de la vie », op. cit., p. 257.
29. Rappelons que Pasolini, en reprenant le terme « rhème » (mot) à la classification des
signes dePierce, introduit l’idée d’écoulement du plan cinématographique. « Le plan, aussi bien à
l’intérieur de lui-même que par rapport aux autres plans, doit obéir aux règles de la successivité ; il
doit s’écouler comme la réalité et le cinéma (même imaginés). C’est un “rhème”. » (L’Expérience
hérétique, trad. Anna Rocchi Pullberg, coll. « Traces », Payot, 1976, p. 271.)
30. A. Tarkovski, op. cit., p. 110.
31. De nombreux composés en Rhéo- ont été formés dans le domaine de la physique
(électricité, mécanique des fluides) et de la biologie : l’élément réalise l’idée de « courant
électrique » et d’« écoulement de la matière ».
32. « Proust dit que Dostoïevski est original surtout dans la composition. C’est un
ensembleextraordinairement complexe et serré, purement interne avec des courants et des
contre-courants comme ceux de la mer, qu’on trouve aussi chez Proust (d’ailleurs combien
différent) et dont le pendant irait bien à un film. » (R. Bresson, op. cit., p. 127).
33. A. Tarkovski, op. cit., p. 115-116.
34. A. Tarkovski, op. cit., p. 110.
35. In Image et mémoire, op. cit., p. 21.
36. Les Carnets de Léonard de Vinci, « De la nature de l’eau (Début du traité sur l’eau) »,
tome 2, trad. Louise Servicen, coll. « Tel », Gallimard (1942), 1992, p. 18-19.
37. A. Tarkovski, op. cit., p. 110.
38. « La violence du regard » (1974), Aventures d’un regard op. cit., p. 12.
2

Figures d’écoulement et de diffusion

Outre la multiplicité des éléments fluides déjà relevée, les notions


d’écoulement, d’échange et de propagation impliquent différents états de
l’énergie aussi bien que des énergies de natures différentes. Les sciences
se sont ainsi spécialisées dans l’observation et la compréhension des
phénomènes fluides mais aussi ondulatoires, magnétiques et électriques. Il
ne s’agit pas ici de faire une typologie de ces différentes natures de
l’énergie au cinéma, mais d’utiliser plutôt l’une que l’autre pour mieux
décrire et tenter d’expliquer les phénomènes observés dans les films du
corpus. Il est donc utile de retenir quelques principes et propriétés de base
pour lire les fluides et effluves à l’œuvre dans le montage telles
l’hydrodynamique, la propagation de l’onde lumineuse et l’induction.
Hydrodynamique
Le montage serait familier des expériences hydrauliques dès qu’il y a
mouvement dans le champ et qu’il s’agit d’en suivre le cours et la
propagation. Avant d’aborder les cas complexes de densité et de plus ou
moins grande diffusion des fluides, envisageons le cas relativement simple
des vases communicants.

Vases communicants
Un des grands principes hydrauliques, l’un des plus simples aussi, est
sans doute celui des vases communicants. Qu’est-ce qui communique
entre deux images ? Deux espaces traversés par le même élément ? Deux
temps qui versent l’un dans l’autre ? Qu’est-ce qui circule de l’un à
l’autre ? Le raccord reconduit le principe de la vanne dans le montage
hydraulique. Par lui, sont sélectionnés les éléments de circulation, ceux qui
passent d’un plan à l’autre. Comme certains cinéastes ont pu le dénoncer,
tel Ophuls s’attaquant particulièrement à déprogrammer ces clapets du
montage. On se souvient, dans Madame de…, du jeu sur le battant de la
porte exposant ce principe de vanne1.
Quelques exemples permettent d’observer ce phénomène, d’en mettre
à nu le principe, la logique et ce qu’il affecte dans l’image et ce qu’il nous
apprend du comportement de l’énergie dans le montage.

Dévider l’énergie

Une séquence de L’Auberge du dragon (Raymond Lee, 1992) met en


scène des vases communicants avec diminution d’un côté et augmentation
de l’autre, système hydraulique réglé par le montage. La lutte entre les
deux femmes, Reine de Jade (Maggie Cheung) et Yau Mo-yan (Lin Ching
Hsia), travaille les courants, les évacuations, les entraînements par les
interactions de leurs mouvements. Jade, cherchant à connaître l’identité
de Yau qui se fait passer pour un homme, la surprend à sa toilette. Au
cours du combat qui s’en suit, le montage assure la transmission,
l’écoulement des vêtements d’un corps à l’autre : la première était nue au
début de la scène, la seconde le sera à la fin. Les mouvements purement
cinétiques des formes changeantes des vêtements sont traités par le
montage comme la circulation d’un fluide d’un plan à l’autre. On retrouve
ici l’image d’un fluide ininterrompu contenue dans le grand principe du
Traité originel du Taiji quan : « Faire se mouvoir l’énergie comme un fil de
soie que l’on dévide d’un cocon. » Ou encore : « La longue boxe est
semblable aux flots d’un long fleuve ou de la mer, qui se meuvent
continuellement et sans fin2. » Ces comparaisons suggèrent que tout est
relié par un seul souffle. Dans le combat, les échanges d’énergie sont
incessants, un des adversaires utilisant la force de l’autre.
D’autres événements cinétiques participent également des fluides. Ainsi
à l’ouverture du combat, Yau jette l’eau d’un seau jusqu’à la lucarne par
laquelle Jade l’épie. Trois plans décomposent ce mouvement : de
l’impulsion à la propagation du liquide dans l’air, enfin, au choc sur le
visage de Jade. Les deux gestes qui suivent, quasiment indissociables –
l’une saisissant un linge de toilette et l’autre envoyant immédiatement des
fléchettes pour l’en empêcher –, sont traités comme un seul. Leurs
dynamiques s’entraînent plus qu’elles ne se répondent. Idem pour le saut
en vrille de Jade (décomposé en trois plans) pendant lequel Yau saute de
côté et dissimule plus ou moins son corps avec les linges. Le mouvement
en spirale de la jupe de Jade vue en contre-plongée se poursuit dans les
gestes de Yau s’enveloppant des linges. Après la reprise de la garde, Yau va
initier la mise à nu de Jade, l’écoulement de ses vêtements, leur circulation,
d’un plan à l’autre, et d’un corps à l’autre. Le montage insiste sur le
tournoiement de l’une autour de l’autre, l’entraînant pour la dévêtir. Yau
tire une première veste que Jade reprend, l’entraînant en sens inverse
tandis que Yau recommence avec le second kimono qu’elle revêt. Jade
n’est plus qu’en caraco, la première veste récupérée a été déchirée en
deux. Elles échangent quelques mots, jusqu’à une nouvelle interaction
lorsque Yau voit une ceinture suspendue au fond de la chambre. Un zoom
avant semble déjà la projeter vers l’objet. Cette traversée physique de
l’espace par l’œil de la caméra, est une énergie invisible que Jade semble
percevoir puisqu’elle se prépare déjà à l’en empêcher. Ces mouvements en
cascade, filmés alternativement en gros plan ou en plan large, insistent sur
l’énergie cinétique ou restituent les repères spatiaux et l’amplitude des
mouvements : l’impulsion de Yau (GP) vers la gauche du cadre entraîne
celle de Jade (GP) qui disparaît sur la droite pour réapparaître par la droite,
en plein vol (PM en contre-plongée). Son élan est reconduit par les
fléchettes lancées vers la jupe (pourtant selon une dynamique venant de la
gauche du cadre). Le plan suivant (PG) saisit les vols de l’une et l’autre se
croisant. Yau attrape la jupe de Jade (GP) et l’entraîne dans une virevolte
en trois plans (les séparant ou les réunissant) au terme de laquelle Jade
tombe en grand écart à terre tandis que Yau, debout, la nargue en
enroulant la jupe autour de sa taille. L’échange des mouvements des corps
et des vêtements se fait malgré les trajectoires opposées (pour Jade par
exemple). Le montage, ici affranchi de la logique spatio-temporelle
conventionnelle, retient l’essentiel : un principe dynamique, énergétique.
Jade riposte en décochant une série de fléchettes que Yau évite en faisant
une pirouette montée en deux plans. Ici le mouvement amorcé par les bras
de l’une est poursuivi par ceux de l’autre. C’est un principe : les corps se
relaient, échangent leur énergie aux coupes. Tandis que Yau vole au-
dessus de Jade pour lui arracher son caraco, celle-ci prend son élan pour
sauter. Son pied prenant appui sur un baquet d’eau, Jade s’élance vers une
poutre de la toiture. En bas, Yau atterrit et la regarde avec moquerie. Enfin,
au cours du dernier saut de Jade s’échappant par la lucarne du toit, le
montage échange la dynamique des corps. L’impulsion à peine amorcée
(PP de Jade tournant très légèrement le dos) est poursuivie par l’élan de
Yau (décomposé en 2 plans) la rattrapant pour lui arracher son jupon (PG
en contre-plongée). À la fin, Jade, sur le toit, chante nue au clair de lune.
Dans cette substitution d’un corps par un autre dans le mouvement, que
réalise le montage rapide de ces fragments, l’enchaînement des plans rend
non seulement explicite la circulation d’un fluide par le truchement du
motif dynamique des vêtements, mais rejoue le travail de l’énergie du
combat au moment de recevoir le coup. Ainsi, au moment où l’adversaire
émet l’énergie, la riposte consiste à l’absorber et à la renvoyer. L’énergie
d’un corps verse dans l’autre ou y est aspirée. Dans les mouvements de
Yau suivant Jade ou inversement, un plan semble absorber l’énergie du
précédent et poursuivre le mouvement sans donner l’impression qu’il a été
interrompu. La réversibilité, sur laquelle joue la mise en scène avec les
situations de départ et d’arrivée en miroir (Yau nue, Jade vêtue ; Yau porte
les vêtements de Jade dénudée) l’échange des rôles, la transmission des
énergies évoquent un autre principe du rapport énergétique entre les
adversaires : « Placés face à face, les deux combattants n’affrontent pas
leurs forces respectives, mais se considèrent comme une unité, un Taiji,
formé de deux éléments complémentaires, chacun des deux devant
s’efforcer d’être en harmonie avec l’autre 3. » Ce modèle énergétique
précise les propriétés des flux, leur indifférenciation dans la miscibilité.
Devant l’extrême fragmentation des mouvements et leurs trajectoires
souvent contraires, le montage oublie la logique des articulations pour
préférer celle de la mutation où les effets de saillance recréent une
continuité, un souffle énergétique.

Écluses et vannes

De toutes les figures de montage dites hydrauliques, la plus proche des


vases communicants est sans doute celle du montage alterné. Le principe
de l’écluse y est fondamental. Ainsi, pour peu qu’il règle les articulations
par tous les types de raccords dynamiques (de mouvement, de direction,
d’écoulements divers…) remplissant les fonctions des vannes, ce principe
de montage ne laisse aucun flottement quant à la progression temporelle.
Il intègre l’idée d’un flux d’autant que l’on cherche souvent à dissimuler
l’interruption syntaxique en suggérant la simultanéité des actions.
L’ouverture d’un film, Don’t Look Now (Nicolas Roeg, 1973) a
particulièrement travaillé ces principes par le montage alterné et révélé
ces jeux de contamination et perméabilité d’un espace à l’autre en
insistant sur la puissance de pensée d’un personnage. D’un côté, un jardin
où deux jeunes enfants jouent (le garçon sur son vélo, la fille avec son
robot ranger autour d’un étang) ; de l’autre, à l’intérieur de la maison, les
parents discutent tout en ayant chacun une activité (le père regarde des
diapos, la mère lit un livre). Le passage de l’extérieur à l’intérieur est tissé
de correspondances : plastiques avec des gros plans presque abstraits (le
reflet de l’imperméable rouge de la petite fille avec les flammes dans la
cheminée ; une forme rouge sur la diapositive, comme un corps voilé,
grossie par la loupe du père et le reflet de la petite fille sur le lac) ; de
mouvement de réponse d’un geste par l’autre (la mère demandant une
cigarette en mimant de sa main/la petite fille portant sa main à sa bouche ;
les lancers d’un paquet de cigarettes par le père et du ballon par la petite
fille, immédiatement suivis du renversement d’un verre sur la table
lumineuse et de l’éclaboussure du ballon tombant à l’eau ; le père plonge
dans l’eau/la mère jette une diapositive sur le canapé) ; de jeux de regard
abolissant les frontières spatiales et scellant la simultanéité temporelle
jusqu’à donner au père la possibilité de « voir » et surtout de comprendre
le drame qui se joue à l’extérieur. À partir de la chute du ballon dans l’eau,
l’alternance se resserre, rapidité mimant la prescience du père qui a fait
l’association entre deux événements plastiques, avant qu’elle nous soit
donnée à voir : la tache rouge éclatant au cœur de la diapositive comme le
sang d’une plaie et l’imperméable rouge de la petite fille se noyant dans
l’étang. Cette pensée qui connecte comme un seul flux les images, avec ces
associations évidentes (lancers d’objets, raccords de geste), plus étranges
(mais raccordés comme un lien de cause à effet : les chutes du verre et du
ballon dans l’étang) ou franchement énigmatiques (le motif de la
tacheblessure). Cette puissance du montage à penser est ici fictionnée par
une sorte de don de double-vue.
Split-screen

Une autre forme singulière du montage alterné (le split-screen) a le


pouvoir de mettre à nu, de rendre évidente les veines fluides. Les
écoulements sont ainsi largement favorisés et rendus plus complexes par
la coexistence de deux voies (minimum) de circulations des fluides. Le
splitscreen porte les propriétés du montage alterné à une puissance
élevée, ce qui n’exclue pas le détournement de ses vertus hydrauliques. La
circulation d’une image à l’autre est ainsi directement visible, les « traceurs
» des écoulements sont mis en évidence par cette coprésence. On se
souvient par exemple de la propagation du fluide magnétique de Carrie
d’un demi-écran à l’autre, de la source émettrice à sa cible.
Figure de prédilection de Brian De Palma, le moment-clé du split-screen
du début de Sisters (1973) (après le meurtre) nous instruit sur ces
principes. D’un côté, le médecin complice de la meurtrière manœuvre
pour dissimuler le cadavre ; de l’autre, une journaliste, à laquelle la victime
avait lancé un dernier appel, et la police commencent leurs investigations.
Le montage progresse du champ-contrechamp (entre deux immeubles en
vis-à-vis, entre la victime et la journaliste) qui a initié l’apparition du split-
screen (juxtaposant face et revers de l’espace) à la stricte contiguïté des
deux espaces de part et d’autre de la frontière : deux points de vue
différents sur le couloir où aura lieu le chassé-croisé entre le médecin
emportant le corps et la police arrivant sur les lieux du crime. La
communication entre les deux images semble rendre inévitable la
rencontre, terme de ce montage alterné donné en simultanéité. Malgré ce
dispositif mettant en attente d’une confrontation, la dénonciation du
meurtre est avortée. N’est-ce pas une manière de déjouer la logique
hydraulique déterminée et implacable que le montage avait suivie et à
laquelle le spectateur est habitué ? N’est-ce pas in fine le moyen de
dénoncer l’espace escamotable du cinéma par un jeu de disparition, de
trappes (les portes) malgré l’illusion d’un espace total, de l’omnivoyance
du spectateur ?
Contamination

Dans Pulsion (De Palma, 1980), le jeu sur la communication de deux


espaces, avec des éléments visuels et sonores identiques, ira jusqu’à les
confondre. Le split-screen est, comme souvent chez De Palma, mis en
scène par la mise en abîme d’un regard (Carrie et la journaliste de Sisters,
ici, l’œil mécanique d’une caméra de surveillance) et justifié plastiquement.
Il débute ainsi sur la mise en place par le fils de Kate (Angie Dickinson –
assassinée dans un ascenseur) d’un appareil permettant de filmer les
entrées et sorties du cabinet du psychiatre de sa mère. Il cherche à faire le
point sur un des barreaux de la grille, hésitant puis marquant la frontière
entre la gauche et la droite du champ. Nous suivrons donc deux actions
dans deux lieux : chez le psy (Michael Caine) et chez Liz (Nancy Allen –
témoin du meurtre de Kate) observée par le meurtrier depuis la rue. Le
lien entre les deux lieux est assuré par la voix du tueur qui parle de Liz sur
le répondeur du psy et truque la simultanéité : il dit l’avoir retrouvée et
semble commenter en direct les images de Liz alors que nous le voyons
l’épier de la rue. À ce moment du film, la double identité du personnage du
psychiatre n’est même pas supposée par le spectateur, mais la clé est déjà
donnée par ce dédoublement de l’image. Très vite, la confusion règne au
début du split-screen et invite à une tentative de sélection, à une
séparation, à une écoute partagée entre la conversation téléphonique de
Liz et les confessions du meurtrier qui se poursuivent auxquelles
succéderont bientôt les paroles d’une émission TV sur les transsexuels.
Confusion accrue d’autant que les niveaux sonores ne sont pas réglés pour
privilégier une conversation plutôt qu’une autre. Pourtant, chacune de ces
informations est importante pour le spectateur : celles données par le
tueur comme les paroles de Liz (personnage dont il sait peu de chose mais
qui devient la nouvelle proie). L’image répond aux tuilages des éléments
sonores par la fragmentation et la multiplication des images : un écran TV
dans chaque espace, parfois démultiplié par des miroirs, et le visage de Liz
dans sa glace à trois faces. De la divergence temporaire opérée par les
éléments sonores, nous passons vite à la contamination d’un espace par
l’autre avec l’unité retrouvée de la bande son (l’émission TV) et avec un
point de simultanéité visuelle par une sorte de diffusion des mouvements
des deux personnages : le psy, assis à son bureau, se lève et s’approche du
premier plan comme s’il venait chercher Liz pour l’entraîner vers la gauche
du cadre, celle-ci emboîtant exactement son pas. La circulation d’un demi-
écran à l’autre, la perméabilité sont d’autant plus évidentes qu’ils sont
cadrés à la même échelle. Puis, lui s’enfonce dans la profondeur tandis
qu’elle revient vers le premier plan. La contamination est bien un des
risques des vases communicants et un des thèmes récurrents du film. À
partir de ce moment, les deux espaces deviennent réversibles. Un seul son,
celui de la TV, verse d’un espace à l’autre et le jeu des miroirs permet de
donner l’illusion d’un champ-contrechamp « mis côte à côte ». Avec le «
même » gros plan sur le petit écran, tantôt à gauche, tantôt à droite, les
deux espaces sont interchangeables. En outre, le dispositif télévisuel
répond en général à ce principe de diffusion d’un espace dans l’autre,
d’investissement. Réciproquement, le miroir est un espace totalement
perméable. Cette contamination des espaces, éprouve bien sûr
l’enveloppe des corps, leur étanchéité. Le travail des images révèle déjà ce
que le scénario dissimulera encore un peu : le dédoublement du
psychanalyste qui n’est autre que le criminel.

Pulsion, B. de Palma
Plusieurs principes hydrauliques ont pu être reconnus et utilisés pour
l’analyse de cette séquence : vannes, diffusion et tension interfaciale
(superposition) des courants. Ce travail habituellement observable autour
de la coupe, est ici exposé par le split-screen qui offre une vision simplifiée
des écoulements, une sorte de schématisation du montage traditionnel. Le
système des vases communicants a déjà permis d’aborder la question de la
miscibilité, de la diffusion des éléments fluides, il faut cependant observer
plus précisément certains événements comme la tension interfaciale. Ce
qui nécessite, dans un premier temps, de faire le point sur la densité du
flux.
Densité du flux
Prenons une séquence exemplaire, parmi tant d’autres, où se manifeste
un flux dont le montage va devoir rendre l’écoulement dans toute son
intensité : la charge des bisons dans La Conquête de l’Ouest (épisode
réalisé par Henry Hathaway, 1962). Le troupeau déboule du haut d’une
colline et coule à gueule bée jusqu’au campement des pionniers installant
le chemin de fer. On parle sans hésiter de la traversée d’un fluide à forte
densité et à forte pression. Sa composition et les déformations subies
rappellent plutôt les propriétés des liquides. Ainsi, il se divise de part et
d’autre d’un obstacle (un chariot renversé), en épouse les contours et se
reforme juste après. Puis, la pression étant trop forte, le fluide finit par
avoir raison de ce barrage (démantelé et emporté) et par se répandre à
nouveau sur toute la largeur. Cette force de pression est soumise à
l’observation par une vue générale en plongée comme pour mieux en
apprécier le comportement, les déformations, les accidents, c’est-à-dire
analyser et comprendre ce phénomène, appréhender dans l’image ce que
la mécanique décrit par les interactions des particules entre elles. Tout
mobile dans le plan semble donc participer, par sa force cinétique, à la
reconnaissance de l’énergie de la matière. Il le fait d’autant mieux ici, que
sa force de pression est prise en charge par le montage avec un crescendo
de plans courts et serrés sur la masse des corps ou le martèlement des
pattes. Ces vues rapprochées donnent aussi une idée de l’incompressibilité
de cette veine dont les débordements semblent éclater les orifices de
circulation.
Avec cet exemple, nous avons relevé deux points essentiels dans la
compréhension des fluides cinématographiques : les forces de pression du
fluide que le montage peut faire varier (croissantes ici, on verra plus loin
qu’il peut les décélérer, ou les contrarier plus ou moins périodiquement) et
le degré de densité qu’exacerbe le cadrage. Les exemples suivants
permettront de confirmer ses propriétés (notamment le travail de
Pelechian) et de découvrir d’autres qualités.
Artavazd Pelechian est un cinéaste emblématique dès que l’on touche à
la puissance énergétique des figures en mouvement. Celle-ci anime
invariablement sa conception et sa pratique du montage. Il poursuit les
recherches plastiques du cinéma des années 1920 où le mouvement avait
fait l’objet d’une certaine fétichisation (Eisenstein ne voyait plus en lui, que
ce qui « vient unifier tous les niveaux de la problématique du montage 4 »)
et était essentiel dans la définition du cinéma. « L’art du mouvement, voilà
ce qu’est le cinéma, et j’entends par mouvement le déroulement de la vie
même avec les faits extérieurs qui se succèdent et le mouvement d’esprit
qui les cause. Tout est mouvement, autour de nous dans l’inconnu des
choses, dans les faits perceptibles et non perceptibles 5. » Germaine Dulac
semble ici, comme ailleurs Epstein, renvoyer indirectement aux
préoccupations scientifiques de ses contemporains : comment
appréhender les phénomènes ? « Il ne s’agit de rien moins que de savoir si
le monde est analysable (la matière étant relativement stable et possédant
des propriétés spécifiques) ou s’il ne l’est plus (ou de façon incertaine,
comme l’énonce le principe d’incertitude absolue d’Heisenberg) puisque
traversé par des forces énergétiques ignorant les limites des objets et des
solides6. » Patrick de Haas poursuit en rappelant la redéfinition du rapport
matière/énergie par Ostwald, Bohr, De Broglie, Einstein et, en philosophie,
par Bergson. En renouant avec la pensée du mouvement constitutif de
toute chose, il s’agit pour les cinéastes des années 1920 (Epstein, Delluc,
Dulac, Man Ray, Chomette, Ivens, Steiner…) et plus tard pour Pelechian de
retrouver ce langage abstrait que Marey captait sur un cylindre de fumée,
celui de la « force unique revêtant des formes diverses et présidant à tous
les phénomènes de la nature7 ».

La Conquête de l’Ouest, H. Hathaway et Les Saisons, A. Pelechian


Dans Les Habitants (1970), l’écoulement commence par un déploiement
donnant à éprouver la force de l’image dialectique dont la source est bien
à chercher chez Marey et Muybridge. Cette première image offre une vue
rapprochée d’un des éléments du fluide : le battement d’ailes répété d’un
oiseau jusqu’à son envol. Les deux plans suivants reprenant l’envol de
plusieurs mouettes puis d’une multitude (par élargissement du cadre)
expriment la propriété expansive de certains fluides (gazeux par exemple).
L’oiseau unique et la colonie occupent en l’occurrence, à des échelles
différentes, toujours la totalité du cadre comme pour mieux en apprécier
l’intensité et la densité – le cadrage est une découpe dans le fluide qui le
déborde. Le montage va répéter cette expansion en associant les
mouvements de plusieurs animaux solitaires ou en groupe. « Mon but,
quand j’utilise des images d’archives, ce n’est pas de les mettre en
morceaux, mais de les fondre en matière première pour pouvoir recréer
une nouvelle forme8. » Ce que filme Pelechian c’est bien l’essence de tout
événement, sa puissance énergétique : comme « les masses humaines
explosives de Au début, ou les dendrites de Nous, les éruptions solaires de
Notre siècle » (F. Niney), les torrents, les avalanches herbeuses ou
minérales des mouvements de la transhumance dans Les Saisons.
Pour Les Habitants, cela recommence par plusieurs gros plans :
l’agitation d’un reptile et sa proie, celle d’un autre animal dans l’eau sont
reliées à la fuite d’un petit félin dans la brousse comme le mouvement
d’un seul. Échappée qui s’enfle par la reprise des battements d’ailes puis
l’invasion des bois de cerfs, l’afflux de troupeaux de gazelles, d’éléphants,
ou encore d’autres nuées d’oiseaux se répandant dans le ciel comme un
fluide noir. Notons que l’effet cinétique pur est sans doute atteint avec un
groupe de faons progressant les uns contre les autres comme le
mouvement d’une seule robe avec les oscillations de taches blanches. Si
bien que l’on a tantôt l’impression d’une diffusion9 de ces différentes
couches de fluides par le montage composant un seul mouvement avec
plusieurs, tantôt d’une superposition rendue par les répétitions du passage
de certains troupeaux.
Cet écoulement, par les variations de vitesse des mouvements, est
irrégulier voire turbulent avec la collision virtuelle qu’opère la juxtaposition
des débordements des éléphants et de gazelles en sens contraire. Ce
crescendo turbulent aura pour rupture le cri d’une voix féminine. Alors, ce
flux aux formes instables devient quasi abstrait avec une série de plans où,
telle une menace, d’abord trois formes blanches sur fond noir ondulent et
semblent s’avancer en mimant la marche, et inversement, plusieurs
formes noires sur fond blanc. La fuite des troupeaux est reprise par une
vue générale aérienne avant une nouvelle irrégularité où le flux (répétition
des premiers plans sur les oiseaux, de l’envol d’un seul au papillonnement
d’une myriade) est sans arrêt rompu par les images d’animaux, retenus en
cage, arrachés à leur groupe et à leur milieu. Un montage alterné,
confrontant liberté des mouvements de l’animal sauvage et fixité de ceux
que l’homme a capturés, imite alors simplement pour mieux la dénoncer
l’intervention de l’homme devant ces fluides qu’il s’est fait une mission de
canaliser, de dériver, de contenir, jusqu’à faire barrage à leur force de
pression, à la dissoudre, jusqu’à les anéantir.
L’analyse de cet exemple a pointé une propriété des fluides qu’il est
important de préciser, celle qui permet de distinguer leur plus ou moins
grande diffusion.
Questions de diffusion
Selon leur nature, les fluides témoignent soit d’une miscibilité soit d’une
tension interfaciale. Ainsi les gaz diffusent facilement les uns avec les
autres alors que certains liquides, de densités différentes, ont plutôt
tendance à se superposer par couches. Comment interpréter cette
propriété pour les images en mouvement, lors de la rencontre de deux
veines dans le plan et surtout au moment de la collure ? Comment cela se
manifeste-t-il ? Y a-t-il expansion, propagation ou superposition, tension ?
Quel enseignement tirer de cette propriété pour le montage ?

Ondes en phases
Une veine du cinéma semble avoir eu pour préoccupation première la
découverte des principes des fluides essentiels à l’image en mouvement en
l’affirmant, au cœur de l’abstraction, par les métaphores visuelles oscillant
du déluge pluvial au crépitement igné, du ruissellement à la cascade
chromatiques. Pour analyser les fluides, on est très vite amené à parler
d’écoulement mélodique et rythmique, de composition harmonique. La
référence musicale, souvent faite pour le montage, s’affirme avec la
reconnaissance des fluides dans l’image. Eisenstein avait par exemple noté
que le rapprochement du feu et de la musique, fait par Gorki dans les
Incendies déjà cités, n’était pas fortuit :
« La musique est remarquable par le fait que les images créées par elles coulent sans
interruption telles les flammes, sont sans cesse changeantes comme le jeu des flammèches,
mobiles et variées à l’infini10. »

La mise en phase (dont parle la mécanique ondulatoire) trouve par


exemple un point d’aboutissement avec la recherche du synchronisme
entre autres par plusieurs cinéastes d’avant-garde (Richter, Ruttmann,
Eggeling ou Fischinger). Avec la rythmique des formes abstraites, il
s’agissait de rendre visible l’audible, en termes rythmique et séquentiel.
Même si le synchronisme n’était pas explicitement recherché par Len
Lye, on assiste à une mise en phase des « ondes » sonores et visuelles
particulièrement frappante dans Color Cry (1953). La pellicule a été
directement exposée à travers des gélatines colorées et l’image créée par
un ou plusieurs caches constitués de formes abstraites ou d’objets divers.
Les géométries de lignes ou les formes plus libres et les variations du
nombre de signes en mouvement suivent précisément les jeux sonores de
la voix et de l’harmonica de Sonny Terry. Elles donnent souvent
l’impression de traduire en sinusoïdes libres les oscillations sonores en
étant attentives à leurs qualités. Elles font varier la tonalité lumineuse
(évoquant ainsi les deux procédés du cinéma sonore, à élongation variable
ou à densité variable) et la gamme des couleurs (en fonction de la couleur
du son, du timbre, renouant avec les tentatives synesthésiques qui ont
marqué la création des années 1910-1920). La complexité de la
composition musicale – fréquence et amplitude, contrepoint rythmique,
motifs mélodiques… – serait rendue visible.
À l’opposé, on citera un exemple extrême des interférences qui ont pour
forme le « montage discrépant ». Il s’agit pour Maurice Lemaître de
plaquer sur un son indépendant des images sans rapport avec lui,
d’entretenir la tension par la superposition de deux flux, l’un visuel, l’autre
sonore : « La rupture entre l’image et le son donne un montage inédit qui
fractionne l’attention du spectateur en la multipliant par la diversité 11. »
L’indépendance entre ce que l’on voit et ce que l’on entend a par ailleurs
connu de nombreuses illustrations dans le décollement d’une voix par
rapport à l’image (Pollet, Godard, Duras, Robbe-Grillet, Des Pallières), dans
les possibilités du contrepoint (Clair, Renoir, Tati, Étaix, Godard, Fano et
Vienne…).

Les phénomènes fluides de ces exemples offrent un moyen de


redescription heuristique du mouvement des images et d’une musicalité
des plans grâce à leur abstraction. Comment reconnaître dans les images
assujetties à la représentation ce que nous pouvons tirer de l’observation
des films de Len Lye par exemple ? Au moment de la coupe et de la
rencontre de deux fluides potentiels, sur quoi travaille le raccord ? sur leur
fusion ou leur juxtaposition ? Si les effets de diffusion sont sans doute
assez convaincants et clairs (nous les avons déjà évoqués pour Les
Habitants ou Pulsion), qu’en est-il de la tension interfaciale ? Peut-on la
reconnaître dans certains raccords sur le mouvement d’un corps ou d’un
objet dans le plan ?
Tension interfaciale
Kyôshi Kurosawa, avec l’effet de cisaillement (de déformation du fluide)
qui caractérise son montage, traite ainsi la dynamique des mouvements.
Dans Vaine Illusion (1999), une jeune fille (centre d’attention du film
depuis le début) saute du haut du toit du bureau de poste où elle travaille.
Quelques séquences plus tôt, elle avait assisté au même saut dans le vide
d’une femme fantôme. Après cette chute : gros plan sur un toaster d’où
sautent (en l’air cette fois) des tranches de brioches. En dépit du cadrage
serré, on peut reconnaître l’appartement de la jeune fille avant que celle-ci
ne prenne les toasts. Cauchemar ou dérèglement temporel ? Le trouble est
permanent chez Kurosawa. Ce qui importe ici, c’est que l’écoulement des
fluides et du temps est à nouveau mis en rapport, le premier interrogeant
le second. Les directions opposées rendent ces deux mouvements
incompatibles, irréconciliables. Ils ne peuvent diffuser et laissent coexister
leurs lignes temporelles respectives puisque la tension interfaciale
intervient lors d’un trouble entre les degrés de réalités sur lesquels joue le
film.
Kurosawa superpose ainsi des couches temporelles indépendantes,
couches de réalités différentes dans son récit. L’opposition des
mouvements n’est cependant pas décisive pour parler de tension plutôt
que de miscibilité. Ainsi, dans un raccord des Yeux de l’araignée
(Kurosawa, 1998), c’est par l’association de deux gestes pourtant presque
similaires en termes de direction et de mouvement qu’un saut est introduit
entre deux situations totalement différentes. Un homme, dont la petite
fille a été assassinée, séquestre un suspect dans un entrepôt pour le
torturer. Il est difficile de situer les différentes actions au début du film en
fonction d’un point de repère présent 12. On ne sait comment raccorder
temporellement ces plans avec ceux de son épouse dans leur
appartement. Après le retour du père chez lui, le trouble de l’alternance
s’accentue encore lorsqu’à un mouvement brusque du bras de la femme
tirant le rideau succède un nouveau coup de poing violemment asséné par
le père sur la tête de son prisonnier. Deux mouvements successifs se
superposent mais non pour marquer un point de simultanéité aux actions
alternées (comme on l’a vu dans certains cas). Ici les repères spatio-
temporels et le guide narratif sont perdus. Nous sommes dans l’étagement
plus que dans la ramification.
L’image temporelle singulière de la tension interfaciale peut préciser le
principe du saut chez Eisenstein qui prône la superposition plutôt que la
juxtaposition. Le principe du raccord fondé sur la ressemblance, une forme
de répétition du même (raccord objet, mouvement, direction, couleur,
forme…) pouvait laisser penser, comme en musique, à la création d’une
durée par compénétration et développement, par la « pénétration
mutuelle » (Bergson) des notes de la mélodie 13. Or, au « l’un dans l’autre »,
on peut opposer le « l’un à côté de l’autre » 14. On retrouve dans cette
description bergsonienne du temps spatialisé les caractéristiques du saut
eisensteinien. Un certain usage de la répétition en permet la description.
Discursive, affirmative, univoque, la répétition, est pour Eisenstein
synonyme d’interruption, d’arrêt, de dilatation temporelle. Elle marque un
changement de régime perceptif : elle s’adresse au spectateur pour
insister sur le sens d’un événement, d’un geste. Qu’elle structure un
montage des attractions ou signale un moment de césure, une rupture,
elle est un « moment agressif », saillant et discontinu. Rappelons un
célèbre exemple d’Octobre (Eisenstein, 1927), au moment d’un des
premiers mouvements de révolte : la chute du cheval et l’ouverture du
pont. Le schéma de la répétition est complexifié par le travail rythmique
sur le battement et la scansion créant un effet de contamination, de
résonance d’un plan à l’autre. Ainsi, le pied d’une bourgeoise sur la
barrière bat la mesure, amorçant la salve de tirs des canons, puis la chute
du cheval directement raccordé au moment où la barrière cède sous la
pression du pied. On apprécie grâce au profil de cette répétition, la
complexité du temps qui ne peut être pensé sous le signe de la continuité
ou de la saillance mais d’une dialectique entre
compénétration/développement et rupture/arrêt du temps. Après ce
montage associatif travaillant une forme de concaténation (le pied
déclencheur de la chute du cheval) tout en dilatant l’action, le moment de
l’ouverture du pont sous le corps de la femme à la longue chevelure insiste
sur la suspension temporelle ou l’impression d’un temps arrêté. Les
différentes positions de caméra autour de la femme donnent un
mouvement circulaire à l’enchaînement, comme le schéma d’un temps
cyclique.
Interroger l’écoulement temporel
Les écoulements fluides interrogent naturellement l’écoulement
temporel. Pour Brakhage, il a été question de sa viscosité, pour Kurosawa
de tension, de superposition de couches temporelles. Au contraire, pour
Len Lye, le film, comme une mélodie, est essentiellement un flux : il se
constitue dans son unité comme écoulement. Comment le cinéma peut-il «
donner l’écoulement du temps, puisqu’il le donne moins tel qu’il passe,
que tel qu’il a passé, c’est-à-dire forcément diminué ? » Si le cinéma a
directement affaire au temps de la vie, s’il peut le capter « comme une
éponge », « il ne le rend que dans son incessante interruption 15 ». Par
ailleurs, qu’est-ce qui permet de décider des contractions ? toujours une
histoire à raconter ou un discours à proposer ? Cette logique motive très
généralement les coupes à moins que l’on dote le montage d’un pouvoir
de questionnement. Il interroge l’écoulement, l’idée que nous nous faisons
d’un flux. N’est-ce pas une lecture possible de la fin énigmatique de
L’Éclipse (Antonioni, 1962) ? Le cinéaste réfléchit aux moyens
cinématographiques de donner le temps, de nous faire sentir son passage
mais en comprenant qu’il ne peut que le rendre (c’est-à-dire, selon ce qui a
été dit, condensé par le présent). Déjà la minute « réelle » de silence,
après l’annonce de la mort d’un courtier, interrompant l’agitation de la
corbeille à la bourse, interrogeait ce principe de contraction. Stiegler voit
ce moment, « cette pure image-temps » comme une éclipse : « Cette
minute qui dure une minute est sertie dans le temps condensé du cinéma
comme une éclipse16. » Éclipse du temps de la vie par celui de l’arrêt
devant la mort, « la mort comme totale dé-contraction ». Pourtant, au
cours de cette minute, il semble que nous restions encore sensibles,
perméables au temps psychologique, à ce temps de la vie avec la
conversation de Piero et Vittoria qui commentent de surcroît cette minute.
En outre, même s’ils se parlent très peu, cela a son importance dans
l’histoire de leur relation.
Peut-être est-ce au cours du montage final (lorsque les deux
personnages ont déserté les lieux dans lesquels ils avaient l’habitude de se
voir) qu’Antonioni réussit encore le mieux à éclipser un temps par un autre
: le temps comme arrêté ou invisible (les plans fixes de lieux sans vie et de
choses immobiles comme photographiés selon l’impression décrite par
Victor Burgin : « the world in the shots as if it were being photographed17
»), le hors-temps photographique (Dubois) et le cours du temps, son
écoulement auquel nous sommes sensibles par une « réalité en
mouvement » avec ici le roulement (la poussette, le sulky, le bus) et le
ruissellement de l’eau ou son jaillissement 18. D’une part, nous voyons,
comme Einstein, que le passage du temps n’est qu’illusion 19, qu’un mode
d’appréhension des phénomènes :
« Le temps perd la rigidité et le caractère universel que lui avait attribués Newton. Il n’est plus
indifférent à l’univers dans lequel il est censé s’écouler invariablement mais devient élastique
quand il se révèle tributaire du mouvement de l’observateur. (…) Pour le physicien moderne, le
temps ne s’écoule plus : il est simplement là, immobile, comme une ligne droite s’étendant à
l’infini dans les deux directions20. »

Sur quoi Epstein le rejoint : le cinéma peut révéler que « l’effet est
devenu cause ; la cause, effet 21 » ou nous introduit « assez brutalement
dans l’irréalité de l’espace-temps22 ».
D’autre part, certaines images nous font éprouver le temps par l’espace
parcouru (le cheval sur la route, un piéton traverse, l’eau circule). Selon
l’image de Trinh Xuan Thuan :
« Sur notre navire immobile ancré dans le présent, nous regardons la rivière du temps qui
éloigne les flux du passé et apporte les vagues du futur. Nous accordons une dimension
spatiale au temps, et c’est cette représentation du mouvement du temps dans l’espace qui
donne la sensation du passé, du présent et du futur 23. »

Cette éclipse se traduit par une indétermination, une indécision devant


le temps des images tandis que la nuit tombe au cours de ces six minutes
comptant quarante-cinq plans. Mais, dans ces images qui nous disent que
le temps s’écoule, rien de moins sûr que la sensation d’un flux, d’un
écoulement, au contraire, sans cesse, sa dénonciation, son interruption, sa
déconnexion, sa contraction. Nous l’avions annoncé : le montage interroge
cet écoulement, ce passage du temps. Retrouver le temps pour le rendre
est son unique et impossible souci.
Pour saisir ce que le montage opère au cours de cette séquence, un
rappel chronologique des quarante-cinq plans est nécessaire et
l’énumération, devant la fragmentation, est sans doute le moyen le plus
rapide pour l’analyse.
1° La caméra panoramique sur les cimes de grands arbres vus en
contreplongée et capte le visage de Vittoria qui regarde en l’air, en bas
puis s’échappe.
2° Dans le parc, une nurse avançant avec une poussette, la caméra se
décale jusqu’au jet d’arrosage en marche.
3° Un « château » de briques.
4° La barrière du carrefour (où Vittoria et Piero se donnaient
rendezvous).
5° Le bidon rempli d’eau (derrière la barrière) que la caméra délaisse
pour les premières bandes du passage clouté.
6° L’échafaudage d’un immeuble.
7° Le haut de la structure métallique de l’échafaudage se découpe sur le
ciel.
8° Un tronc d’arbre barre la vue jusqu’à ce que surgisse sur la droite un
jockey passant en sulky dont la caméra suit la direction sur la route où il
croise la nurse.
9° Le marquage du passage clouté pris en plongée, un piéton surgit, la
caméra emboîte son pas et se redresse. La coupe n’est pas motivée par
cette dynamique et survient après sa sortie du champ.
10° Changement d’angle sur le carrefour : la barrière en perspective, on
distingue le même homme à l’arrière-plan.
11° Le vent dans les branches d’un acacia.
12° Vue générale en plongée de la route : au bout de quelques
secondes, la caméra glisse jusqu’au carrefour
13° Vue large et frontale de l’immeuble « emballé » par l’échafaudage
14° D’un petit tuyau jaillit l’eau du bidon
15° Changement d’angle : le même jaillissement, dont la caméra va
suivre le ruissellement jusqu’au caniveau.
16° Une femme (PR) attendant dans la rue regarde sur sa gauche.
17° Une autre de trois quarts dos (PM).
18° Une vue générale de la rue, un bus arrive et tourne sur la droite.
19° Raccord dans le mouvement avec le gros plan d’une roue tournant –
gros plan sonore aussi avec le crissement des pneus.
20° Le bus s’arrête, une femme puis un homme tenant L’espresso en
descendent (en PA). Ce dernier s’avance jusqu’à ce que l’on puisse lire les
gros titres : « La guerra atomica. »
21° Raccord dans le mouvement de sa marche : nous lisons derrière son
épaule une page intérieure : « La pace è debole. » En s’éloignant, il ouvre le
cadre et l’on aperçoit le jet d’arrosage à l’arrière-plan tandis que l’on
entend des cris d’enfants.
22° Comme un raccord dans l’axe avant, la caméra est sous le jet, les
enfants s’approchent.
23° Changement d’axe : le jet au premier plan, un jardinier à
l’arrièreplan coupe l’eau, le jet faiblit.
24° Quelques gouttes d’eau perlent sur des feuillages.
25° Vue générale d’un carrefour, un immeuble blanc à l’arrière-plan.
26° Rapidement, un raccord dans l’axe avant ne cadre plus que le profil
des terrasses de l’immeuble.
27° Aussitôt, nouveau raccord dans l’axe : une seule terrasse.
28° Dans le ciel, la trace laissée par un avion.
29° Un couple sur le toit de l’immeuble, l’un a le bras pointé vers le ciel.
30° De petits papiers flottent sur l’eau du bidon (TGP).
31° Le ruissellement dans le caniveau (GP).
32° L’eau à peine perceptible file sur le ciment (TGP).
33° Détail d’un visage (TGP) : le lobe de l’oreille, la joue gauche.
34° Un œil dissimulé par les reflets du verre des lunettes.
35° Reprise de distance : la tête de l’homme de face.
36° Il se détourne et sort du champ (PA), la caméra recadre légèrement
le même carrefour.
37° Le coucher du soleil dans un ciel tourmenté.
38° Le visage d’une femme (celle du plan 17 ?) derrière des barreaux.
39° Un lampadaire en contre-plongée : il s’allume.
40° La nuit, des voitures passent dans une rue (PG).
41° Une rue déserte (PG).
42° Autre rue ou autre angle sur la même rue déserte, finalement le bus
arrive.
43° L’arrière du bus arrêté, des gens descendent et s’éloignent dans la
rue.
44° Nuit noire, un lampadaire dans le fond. On croit reconnaître la
masse carrée de l’immeuble enserré par l’échafaudage. La caméra panote
jusqu’à l’enfilade des lampadaires dans la rue.
45° Effet de raccord dans l’axe avant sur celui qui était au premier plan
avec ce gros plan sur le globe lumineux. Le mot « FINE » grossit à côté puis
le lampadaire disparaît. Noir total.
Enfin, donnons quelques informations sur les bruits et la musique
(absence de la parole). La bande son travaille la déconnexion : silence des
premiers plans ; quelques notes de piano très graves résonnent sur l’image
des briques ; quelques-unes dans l’aigu ; le trot du cheval ; le bruit sourd
des passants ; puis la montée des vents (clarinettes et basson). La musique
s’éteint pour laisser place aux bruits d’eau et reprend sur l’attente des
deux femmes. Elle est à nouveau rompue par le crissement des pneus, puis
les cris des enfants. Un motif mélodique très bref et isolé suit les raccords
dans l’axe sur l’immeuble. Autres ruptures avec les retours du
ruissellement, puis du thème plus oppressant des vents et du piano dans
les graves avant le crescendo final du raccord dans l’axe sur le lampadaire
qui se clôt sur le noir total.
Il est évident que le trouble temporel qu’introduisent ces images tient à
une autre éclipse : celle de l’histoire de la relation entre Piero et Vittoria.
Cette séquence commence après leur séparation et la disparition, la fuite
de Vittoria. Nous reconnaissons ces lieux, ils ont été marqués par les
personnages. Ils ont joué avec le jet d’arrosage du parc, se sont embrassés,
séparés, attendus au même carrefour. Ils ont traversé, arpenté ces rues.
On n’a pas oublié le rôle du passage clouté : « De l’autre côté, je
t’embrasse. » Vittoria a regardé et fait bouger plusieurs fois le petit papier
dans le bidon rempli d’eau. Leur simple passage (devant l’échafaudage ou
les briques empilées) et leur regard ont marqué ces lieux d’un temps. Par
ailleurs, leur marche, leur attente étaient aussi peuplées de mouvements
parasites ou secondaires (le passage du jockey) qui pouvaient parfois
dévier l’attention du plan : dans la rue, un homme avait attiré l’attention
de Vittoria et sa marche avait retenu la caméra et évincé les personnages
dans le horschamp. Ainsi, avant même leur disparition du film, il y avait
déjà une tendance à troubler, à dériver la vectorisation du temps que
peuvent inspirer les déplacements des personnages ou plus généralement
la dynamique narrative quoique faiblement ressentie. Les plans des
mêmes lieux de la séquence finale appartiennent à un autre temps qui
nous échappe ou que nous saisissons par fragments alors que le temps des
personnages malgré les ellipses sensibles de ce film nous faisait
reconstituer une continuité. Ces images s’intéressent à d’autres
personnages du quartier (ceux qui attendent le bus, ceux qui en
descendent, ceux qui se promènent dans le parc ou passent dans les rues,
ceux qui habitent les immeubles) avec parfois une plus grande attention
même qu’envers Vittoria et Piero : le choc des deux très gros plans sur le
visage de l’homme. Ces images substituent au temps particulier, individuel
de l’histoire du couple un temps différent pour chacun, mais qui pourrait
devenir commun, universel avec l’éclipse ou métaphoriquement avec la
disparition (par la guerre atomique), un temps physique qui nous échappe,
que nous ne pouvons appréhender ou dont nous n’avons conscience que
dans sa fuite. (« Quand tout paraît dit, quand la scène majeure semble
terminée, il y a l’après24. ») La fragmentation de cette séquence nous met
en garde : « le passage du temps est insaisissable dans l’instant présent qui
ne s’écoule pas25 » malgré le trompe-l’œil des écoulements fluides. « Le
temps appartient à la vérité relative du monde des phénomènes, au
domaine du vécu, et n’est qu’un concept lié à une transformation perçue
par un observateur26. » Le montage est « un jeu avec le fantôme du temps
» (Schefer), jeu d’énigmes. Burgin pointe dans le film les deux images
formant une boucle temporelle, circularité reprise dans son film hommage
Alle otto. Solito posto (2008) :
« In the first sequence of The Eclipse Vittoria, in the early morning, opens the curtains in her
lover’s appartment upon the view of a large scale concrete water tower, we do not see the
tower again until it apperas in the background of a shot in the last sequence. In a moment of
surprised recognition a path through space and a time folds back on its beginning. The figure
traced by the camera around a closed path in the final sequence of the film is a mise-en-abyme
of the closed path the entire film takes in its unreeling. These paths that circle in space might
also been as describing a circle in time. (…) We might easily view the coda as a prelude to a
repetition of the same27. »

Ces plans sont interrogatifs : où finit l’histoire, où finit le film, où finit le


temps ? Réciproquement, ce questionnement est aussi celui du
commencement : où commencent l’histoire, le film, le Temps ?
L’éclipse, jouant de la contraction et de l’écoulement, rappelle toute la
complexité du temps et les manipulations du montage. Au-delà des fluides
qui renforcent l’illusion de donner des images du temps, il est des modèles
énergétiques, comme celui des ondes électromagnétiques, qui en révèle
l’invisibilité par ses contradictions.
Caprices du montage / Décharges d’énergie
Il sera ici question de précipitation, de la mise en présence par le
montage de forces agissantes, associées aux forces électromagnétiques. Le
pouvoir du montage à régler une apparition subite ou le ravissement de
quelque chose à notre vue, voire sa mutation, évoque les déflagrations, les
décharges de la foudre. Certains cinéastes ont pressenti cette puissante
accélération de l’énergie et l’ont traduite par la coupe.

Traversée de la matière
Welles introduit par un semblable court-circuit le début des
investigations pour retracer la vie de Kane. La séquence s’ouvre sur une
apparition, un choc visuel et sonore : le portrait peint de Susan Alexander
sur un éclair. Ce fluide électrique, outre ce pouvoir de faire surgir des
figures, donne aussi vie à l’inanimé comme le montage actualise et
précipite le temps. Suivant cette logique, notons que Citizen Kane (Welles,
1941) abonde en raccords d’accélération (raccourcis très en vogue à
Hollywood depuis les années 1930 que pervertit Welles tout au long de
son premier film28), d’« actualisation », d’« animation » (la page blanche
devient neige, les équipes des deux journaux photographiées prennent vie)
ou de « pétrification » (la femme de Kane devant la porte de Susan saisie
par un photographe fera la une…) Après l’éclair sur le portrait de Susan, la
caméra remonte jusqu’à l’enseigne lumineuse de son night-club, s’avance
pour passer entre les lettres jusqu’à la verrière où l’on distingue une
femme prostrée sur une table. Deux légers éclairs causent sa dissolution
derrière la vitre martelée par la pluie. Sur cette image floue, un éclair
beaucoup plus violent surexpose l’image. Ce choc visuel et sonore appelle
la coupe et nous fait passer à l’intérieur du club, juste derrière la vitre,
comme si nous avions traversé le verre. L’éclair, comme la lumière, est un
« courrier » (Camille Flammarion) et son cavalier, le muntedur est le
monteur (selon une plaisante coïncidence étymologique). La « flamme de
l’éclair transperce toute surface et se propage vers l’intérieur ». (Il est
même une espèce particulière d’éclair « qui fait fondre l’argent dans la
bourse qui reste intacte29 ».) Traversée de la matière : l’éclair a précipité le
passage d’un plan à l’autre. La foudre est aussi au cœur du processus de
transmutation, « elle catalyse le passage d’un élément à l’autre à la
manière de l’œuvre alchimique30 ». Le procédé le plus simple pour le
montage, est sans doute la surimpression. Comme on impressionne
directement une image sur une autre, ici les deux plans lors du passage de
l’intérieur à l’extérieur, la foudre peut réaliser « un miracle figuratif en
frappant une empreinte photographique sur une surface – tel le cas le plus
invraisemblable de céraunographie31 » : « la photographie d’un paysage sur
l’intérieur de la peau de moutons foudroyés 32. » La foudre « joue du
contact et de la distance, inverse les rapports du proche et du lointain, du
dedans et du dehors, du contenant et du contenu 33 ». Ceci nous intéresse
particulièrement pour saisir les rapports de plans. La vitesse de l’éclair qui
dégringole l’échelle du nuage au sol abolit l’intervalle à moins que la
foudre ne soit pur intervalle.

La carotte de Carrie
Revenons brièvement à Carrie pour signaler que l’alerte aux
courtscircuits et autres décharges d’énergie à l’œuvre dans les
dérèglements mécaniques de la séquence du massacre, est donnée juste
avant l’humiliation.
Comme le raccord, la durée de l’éclair est infime mais son mécanisme
est complexe. On décrit la descente du nuage, par bonds successifs de
quelques dizaines de mètres, de petites décharges à peines visibles se
ramifiant puis repartant d’une branche pour descendre à nouveau. C’est
ainsi que nous imaginons les « foudres » de la mère de Carrie s’abattant
sur quelque substitut de sa fille. Une brève séquence, cinq plans rapides,
au cours de la scène du bal juste avant l’élection du couple Carrie/Tommy,
montre en plongée totale Madame White faisant les cent pas autour de la
table de cuisine. Le montage va alors activer et permettre de visualiser la
force de frappe comme venue d’en haut par quatre raccords dans l’axe
avant. Madame White s’arrête devant le plan de travail, pose une carotte
sur la planche et en coupe les fanes avec un couteau de boucher. Un
raccord dans l’axe avant amorce une première descente : elle coupe une
rondelle. Principe répété pour les deux bonds suivants : deux autres
tronçons sautent. Puis la lame du couteau frappant seulement la planche
suscite un dernier raccord dans l’axe, après lequel elle tape encore trois
fois. Les répétitions du geste, ainsi soulignées, ne jouent pas seulement
comme une simple accumulation pour insister ou en décupler la force, les
raccords dans l’axe successifs leur donnent une véritable dynamique. Par la
succession des décharges, le montage trace un canal ionisé directement
jusqu’à ceux qui actionneront le dispositif d’humiliation (Chris et Billy en
embuscade sous l’estrade).
La décharge opère via la coupe et ce choix donne des modes rythmiques
variables. Si l’on prête attention au rapport entre image et son, la coupe
visuelle suit immédiatement l’impact sonore du couteau sur la planche et
dédouble le rythme par ce décalage (comme en musique deux doubles au
lieu d’une croche). Discret, le son « retarde » la coupe et la marque. Même
dans ces cas où le plan ne dure que quelques images, la même question
essentielle se pose toujours : comment couper ? qu’est-ce qui permet d’en
décider ? et avec quelle conséquence sur le temps ?
La foudre défie les conventions temporelles, interroge la simultanéité,
inquiète la temporalité et intéresse le montage lorsqu’il court-circuite
notre perception des phénomènes. La brièveté des images de ces
séquences, jouant sur de subites apparitions et disparitions, renvoie au
paradoxe de la foudre qui éclaire sans rendre visible, révèle des formes et
les ravit aussitôt. Certes, « elle déchire la nuit, illumine le paysage, mais
son éclat nous aveugle et ne nous fait voir le paysage que comme en
négatif, fantomatiquement, passagèrement. (…) Prodige de l’empreinte,
prodige de la lumière et de la distance, [ce phénomène] est aussi prodige
de l’immédiateté, de l’instantanéité 34 », de la précipitation des images, de
leur impact par les coupes.
La connaissance de cet « électrométéore », comme d’autres
phénomènes météorologiques, nous donne une certaine acuité pour
décrire le montage à l’échelle du photogramme. Ajoutons que la force
mythique de ce modèle favorise l’approfondissement de notre
connaissance de l’essence du montage. En sciences, le savant Georg
Christophe Lichtenberg (comme le rappelle M. Wetzel) a vanté le sublime
modèle de la foudre comme apte à ouvrir le champ de la recherche sur la
matière électrique. Son article « Von einer neuen Art die Natur und
Bewegung der elektrischen Matrie zu erforschen » (D’une nouvelle manière
de rechercher la nature et le mouvement de la matière électrique), prend
comme métaphore de départ la comparaison des étincelles de la décharge
électrique avec de petits éclairs. Pour quelle découverte ? Par ces
recherches, il s’agit toujours « d’atteindre l’énigme de la création, scellée
par cette autre énigme fondamentale : le temps. Car depuis les premiers
discours sur la matière et l’énergie, ou plus généralement sur la question
de la lumière – cette dimension mi-matérielle, mi-immatérielle et sublime
– ce qui importe c’est le questionnement de la temporalité en tant
qu’instantané : l’instant donné d’un clin d’œil, d’un coup d’œil, d’un coup
de foudre et de tonnerre35. » En construisant son électrophore qui lui
permettait « de révéler, de conserver la signature de la foudre, c’est-à-dire
assurer à la perception humaine un moyen pour lui rendre visible les
données réelles, Lichtenberg assurait pour la première fois que l’état des
choses est énergétique36. »

Orages électriques
Le montage est bien « une foudre, c’est-à-dire un capteur et un
transmetteur d’énergie. (…) “Quelque chose de semblable à l’électricité ou
à la radioactivité, une force qui transfuse, soude et unifie 37” »38. Il répond
ainsi aux mêmes exigences que la poésie pour Ezra Pound ou encore pour
Charles Olson : « Ainsi le poème [comme le montage] est-il dans
l’obligation d’être une construction d’une haute énergie, en tout point une
décharge d’énergie39. »
Le montage dit à « haute énergie » est le sentiment que donne un
montage soumis à une certaine contingence. Les mouvements incessants
des plans (ceux observés dans le champ et ceux de la caméra) subissent
des bifurcations imprévues et fréquentes, chapelet d’images soumis à des
conflagrations. Terre en transe (Glauber Rocha, 1967) rend
particulièrement sensibles ces « orages électriques » (Brakhage), d’autant
plus que ceux-ci confrontent souvent des images prises dans des
conditions extrêmes de lumière, inquiétant nos repères spatiaux et
temporels dans un récit déjà fortement accidenté.
La caméra laisse échapper les corps en mouvement ou au contraire
répond à leurs gesticulations, s’approche d’eux ou leur redonne de l’air.
Les coupes accusent les hiatus temporels en jouant sur le mouvement.
Ainsi elles confrontent les gros plans du sénateur Diaz immobile (juste
après son discours d’investiture) et dansant avec Silvia dans son palais. À
l’opposé, lorsque Paulo raconte l’épisode du meurtre d’un homme et
l’accusation portée sur lui par la foule, le geste de son bras tendu vers nous
raccorde précisément avec celui de la veuve le désignant.
Les bifurcations des mouvements associées à la ramification des
décharges définissent le montage tout au long du film. Le phénomène le
plus frappant est la création d’une trajectoire ionisée empruntée à deux
reprises, au début et à la fin du film, par une « première décharge » et par
une « seconde » encore plus rapide qui correspondent toutes deux à un
montage différent de la même séquence. Les premières images au palais
du gouverneur Vieira nous plongent dans l’effusion des mouvements et
l’agitation d’un regroupement sur la terrasse devant la situation politique
extrêmement tendue à Eldorado. Un solo de batterie martèle les syncopes.
Nous suivons Vieira de près. Cut. La caméra zoome sur un revolver et
remonte jusqu’au visage de l’homme qui le tient. Un troisième plan
reprend de face Vieira surgissant derrière un pilier et s’avançant dans le
couloir, suivi de Sara et de l’homme au revolver tandis que, hors champ,
des voix protestataires s’élèvent. Comme l’objet de sa vision, le plan
suivant révèle un groupe d’hommes sur la terrasse à l’arrière-plan. Le
mouvement de caméra avançant vers eux poursuit l’élan de la marche du
plan précédent. Une précipitation élide l’approche de Vieira et nous
projette directement au cœur du groupe déjà rassemblé autour du
gouverneur dans un mouvement circulaire cette fois qui se concentre à la
fin seulement sur Vieira et Sara. Le plan suivant s’ouvre sur une autre
décharge : il leur crie de cesser. Après une nouvelle syncope, on le
retrouve de face montant quelques marches jusqu’à une autre terrasse où
tout le monde le suit (la caméra asservie à son mouvement a effectué une
rotation à 180° puis le laisse s’éloigner de dos). Mise en attente par
l’immobilité des corps, mise sous tension aussi avec le martèlement
continu qui va gagner en intensité au plan suivant en accusant la saillance :
Un homme (vu de dos) au volant d’une voiture en mouvement. On
suppose que c’est lui qui entre dans un hall au plan suivant. Retour sur la
terrasse : on apprend à Vieira que le président demande sa démission.
L’homme (Paulo) monte les escaliers, la caméra l’accompagne jusqu’au
groupe. Il tend une mitraillette à Vieira.
Confrontation : Paulo lui demande de résister. La caméra active le
rapport de force : derrière Vieira, elle cadre Paulo de face puis contourne
le gouverneur pour avoir les deux hommes de profil l’un en face de l’autre.
Vieira ordonne alors de disperser les manifestants. La tension devrait être
rompue, pourtant la caméra souligne encore l’opposition en passant
derrière Paulo cette fois pour cadrer Vieira de face (position symétrique au
début de plan). Cut. Elle passe sur les visages interdits de l’assistance. Cut.
Celui de Sara, captant toute la lumière sur un fond obscur, est isolé. La
tension retombe quelques images, le temps d’une césure : en se
retournant, la jeune femme « ferme » le plan sur un noir et le « rouvre »
symétriquement. La caméra recule pour réintroduire Vieira qui lui dicte sa
lettre de démission. Paulo, passant derrière ou devant eux, l’interrompt,
dénigre « leur grand chef » et poursuit ses reproches sur la coupe alors
qu’il s’enfuit déjà avec Sara en voiture. Ils forcent un barrage de police. Les
motards les poursuivent, tirent sur eux… Enfin, changement de tempo, un
plan s’étire (le thème du piano se développe) : la silhouette d’un homme
(Paulo) tenant une mitraillette titubant dans un désert blanc. Par une
brève surimpression, une lettre adressée à Sara commente cette mort et
rappelle le souvenir du dieu de sa jeunesse, don Porfirio Diaz. Première
image de la mémoire : Diaz, très solennel, défile dans une voiture en
brandissant un christ…
Les mouvements de caméra incessants interagissant avec l’agitation du
champ ont activé l’ionisation des plans. De même les coupes, venant
rompre ces mouvements pour leur en substituer d’autres, ont participé à
la multiplication des décharges entre les plans et ainsi tracé ce canal ionisé.
« Celui » qui sera réemprunté à la fin du film, avec un montage accéléré
qui boucle le récit qui a retracé l’épisode politique jusqu’à la crise. Cela
recommence donc précisément avec le solo de batterie sur les quatre
plans très courts de Vieira : d’abord immobile en gros plan et en plan
rapproché, il se met en marche (plan taille) et poursuit avec Sara à ses
côtés (dans la coursive jouxtant la terrasse). Ces quatre plans donnent les
impulsions de la suite du montage avec Paulo dans la voiture, le
regroupement sur la terrasse et un chapelet de plans reprenant des
fragments de ceux du début (notamment le plan circulaire autour du
groupe, l’arrivée de Paulo sur la terrasse) et d’autres, sur les protestations
de tout l’entourage de Vieira. La rapidité des plans, les subites bifurcations
empêchent la synchronisation.
Les fragments de paroles ont un ancrage flottant dans l’image d’autant
qu’ils doivent rivaliser avec la puissance du retour de la batterie mixée
avec les chants tribaux qui accompagnaient la première apparition de Diaz
(au début du film). On entend les reproches de Paulo : « Ce sera le début
de notre histoire, voir Diaz assumer le pouvoir. » Et comme par un hasard
de montage, un bref synchronisme fait retour lorsque Paulo bouscule
Vieira dictant sa lettre de démission : « Regardez, c’était notre chef, notre
grand chef ! »
Nouvelle précipitation accusée par le décalage image et son (la première
en avance sur le second selon la première chronologie) : le premier plan de
Paulo et Sara dans la voiture sur un « Respectez les ordres, dispersez les
manifestants ! » de Vieira. Le martèlement des tirs des motards
poursuivant la voiture a remplacé celui de la batterie (tandis que le thème
du piano revient). Les saccades du montage confrontent les coups reçus
par Paulo d’un côté et par Diaz de l’autre au cours d’une cérémonie de
couronnement. Puis, sur la plainte off de Paulo devant cette situation
impensable, un travelling avant sur Diaz attendant de recevoir la couronne
alterne avec celui au ralenti sur Paulo rampant sur le dos, une mitraillette à
la main. Alors, un filé partant de Paulo et Sara enlacés sur la route jusqu’à
Diaz couronné recevant plusieurs charges de mitraillette (que l’on
continuera d’entendre sur les plans suivants) initie la salve finale : désordre
photogrammatique de flashes blancs et d’inserts de Paulo sur la route
soutenu par Sara, ou, tenant la couronne aux côtés de Diaz, la lâchant et
s’écroulant. Ce sont « les orages électriques constitués de photogrammes
complètement blancs qui sont intercalés entre les images enregistrées
d’une machine qui est en train de te broyer l’existence 40 » écrit Brakhage à
propos de l’expérience du spectateur de cinéma. Le montage n’est plus
que précipitation, syncope et dérivation du temps, hiatus. Un filé,
identique au premier, revient sur Diaz en gros plan et son discours
fanatique jusqu’à la crispation finale. À nouveau les bruits incessants des
tirs sur le même plan de Paulo et Sara seuls sur la route. Elle lui demande
ce que prouve la mort. Réponse : « Le triomphe de la beauté et de la
justice. » La caméra se détache d’eux devançant la marche de Paulo sur la
route. Lorsqu’une convulsion l’arrête, elle creuse encore la distance. Image
finale : Paulo reparaît seul tenant sa mitraillette sur un horizon vide tandis
que l’on entend les décharges répétées, les bruits de sirène, et le même
concerto pour piano qui accompagnait déjà cette image au début du film.
Le temps s’y étire jusqu’à ce que ses genoux fléchissent tandis que la lutte
entre l’orchestre et les tirs de mitraillettes se poursuit encore sur le
générique final.
Le montage, par précipitation et ionisation des plans, a créé un chenal
plasmique lors de la séquence d’ouverture « réemprunté » pour celle de
clôture. Ces deux décharges encadrent le film et réduisent l’intervalle,
l’histoire de cette vie, à néant. Alors, pourquoi raconter ? À quoi servent
ces images dont le flux chaotique est donné comme celui de la conscience
de Paulo ? À comprendre, à donner sens ? Qu’est-ce que raconter ?
Promettre l’impossible : donner le temps ? La foudre met en garde contre
le temps, « élément de l’invisibilité même » : « Le temps soustrait tout ce
qui pourrait se donner à voir. Il se soustrait lui-même à la visibilité 41. »
L’acteur comme fluide
« L’espace cinématographique ne possède ni homogénéité, ni symétrie, c’est qu’il représente
un espace en mouvement ou, pour mieux dire, un espace suscité, non plus comme un espace
euclidien, par des positions bien déterminées de solides aux formes stables, mais par des
déplacements mal définis de spectres qui sont mobiles aussi dans leur forme et qui se
comportent comme des fluides42. »

Plusieurs analyses ont révélé ce comportement fluide du corps de


l’acteur (comme dernièrement Terre en transe). Le mouvement d’un
acteur franchissant la coupe ou le mouvement de ce corps conducteur
transmis à un autre est la dynamique essentielle que capte et suit le
montage. Plusieurs raccords le placent au cœur de l’articulation : raccords
de position, de mouvement, dans le mouvement, de direction, de regard.
Certains le dotent d’un « pouvoir de coupe ». Ainsi, il provoque la fin du
plan, l’accident figuratif par sa force d’écoulement, sa fuite (celle de Daria
à la fin de Zabriskie Point par exemple). Par ailleurs, le corps peut occulter
le champ, fermer le plan par un type de volet naturel, et réciproquement
ouvrir le suivant (head on/tail away autant utilisé par Hitchcock pour La
Corde que par Cassavetes dans Shadows43, Faces, Chinese Bookie). Le
montage saisit alors l’énergie du corps-pinceau de l’acteur
dessinant/inventant l’espace filmique.
Le corps définit aussi l’état énergétique du plan connaissant, comme
tout système, des degrés d’ordre variables. Mais le simple fait de faire
communiquer des espaces-temps, de circuler à travers le montage n’en
fait pas un fluide. Sa force d’écoulement est plus complexe. Toutes les
remarques sur les propriétés des fluides faites à partir d’Eisenstein,
Epstein, des penseurs présocratiques et de leur influence à la Renaissance,
nous invitent à rapprocher le corps de l’acteur de la figure de l’humaniste
qui, avec Protée pour modèle, fait de l’homme « un pur potentiel ». La
protéiformité doit aussi atteindre le corps de l’acteur modelé par les
coupes. Comme l’a remarqué Michel Jeanneret, « au début de l’Oratio de
hominis dignitate de Pic de la Mirandole, règne une image
extraordinairement stimulante : celle d’un être qui, affranchi des formes,
est une force que rien n’arrête44. » Ses mouvements, ses gestes, ses
paroles sont les signes visibles de cette force en action (energeia) plus ou
moins ordonnée, plus ou moins continue, à des vitesses et à des niveaux
de forces variables.
Corps conducteurs
Observons la figure de Johannes dans Ordet (1954) par laquelle Dreyer
semble avoir joué dès la première séquence du principe des vases
communicants dans la mise en scène relayée par le montage. Le départ de
Johannes entraîne en effet la désertion de la maison par les hommes de la
famille : Anders le jeune frère d’abord, son père puis son frère aîné Mikkel.
La caméra accompagne cette circulation comme si l’on suivait une veine
liquide. Deux espaces, l’intérieur et l’extérieur de la maison, sont articulés
par les regards ou par de petits gestes – Mikkel enfile sa veste et s’apprête
à sortir / Cut / à l’extérieur, le père enfile la sienne. Ce transfert des corps,
de l’intérieur vers l’extérieur, initié par Johannes s’enfle au fur et à mesure
que les autres hommes le suivent. Johannes est bien une figure de
l’écoulement, de la fuite mais douée d’une force advective, entraînante. Il
glisse dans le souffle du vent. Il est un fluide en puissance que l’on ne peut
ni circonscrire, ni contenir, qui reste dans l’indétermination de sa forme et
de sa direction. Sur cette capacité à prendre une forme, notons la
fulgurance d’un événement : À la mort d’Inger, Johannes suit Mikkel,
emboîte très précisément son pas, imite son allure avec la même manière
de courber les épaules jusqu’à la chambre.
Par ailleurs, il flue dans les plans, débonde les espaces par ses intrusions
au milieu d’une scène, son mouvement redéfinit le cadre. Ainsi, il fait
irruption au cours du petit-déjeuner qui suit la fuite du début en déclarant
être Jésus. Il dérive la caméra de son centre d’attention. Elle l’accompagne
pour traverser la pièce jusqu’à la fenêtre où il place deux chandeliers, et
pour repartir. Inger va alors souffler les bougies et rétablit « l’ordre », en
nous ramenant au centre de la scène, à la table où se tient le vieux Borgen.
Enfin, ses mouvements incessants et le flot de ses paroles, énigmatiques et
confuses pour son entourage (l’origine de logorrhée est aussi dans
rhein/rrhée), trahissent sa tendance à l’expansion, voire à la dispersion.
Avant le miracle, ses paroles et ses mouvements se diffusent, se dissolvent
dans le vent comme lors de cette première fuite.
Débonder les plans
Rappelons qu’un fluide est reconnaissable au cinéma par sa qualité
cinétique et la manière dont il réagit au milieu dans lequel il s’écoule (les
notions de frottement et de canalisation, de domestication sont
essentielles). Monter les fluides repérés dans le plan, c’est les laisser
s’écouler plus ou moins librement ou les interrompre, ou encore les retenir
pour en augmenter la pression.
Dans Rome ville ouverte, la course vers la mort de Nina (Anna Magnani)
exacerbe ces contraintes. Cela commence par la tension de l’immobilité
imposée au groupe des femmes et surtout l’agacement de Nina par les
avances d’un soldat. Elle claque cette main qui lui caresse le bras puis
regarde hors champ ceux que la police emmène. Retour au cadrage
précédent où Nina, bloquée par le soldat, se débat et appelle Francesco.
Celui-ci, maintenu par deux soldats, lui répond en cherchant à se libérer. Le
cadrage serré sur les tentatives de débordement semble retenir leur
mouvement, en fomenter la pression comme le fait un barrage. Au
contraire, le plan plus large qui suit libère le fluide et accélère la traversée
du champ par les gardes qui l’emmènent. De son côté, Nina lutte contre le
soldat qui lui barre la route et finit par l’écarter pour franchir le cadre par
le bord droit qu’il obstruait. Le montage répond à cette dynamique et
rattrape Nina devant le porche où une femme au premier plan, tente en
vain de l’intercepter. Le choix des images de coupe, en début comme en
fin de plan, semble dicté par la configuration des lieux, les limites de
l’espace traversé. Ainsi le montage souligne la force de pression de la
course de Nina qui débonde l’espace et le galvanise par le battement entre
blocage et libération de son mouvement à chaque seuil. Alors, elle file vers
le fond du porche jusqu’à un cordon de soldats qu’elle essaie de déborder.
Le montage est ici accordé à la mise en scène. Le plan débute quand Nina
entre par une borne du cadre délimitée par celles de l’espace, l’entrée du
porche au tout premier plan et se termine quand elle tente de sortir à
l’autre extrémité. Le plan suivant (vue de la rue) la retrouve prise dans le
filet des soldats. Francesco est déjà dans le fourgon et l’appelle une fois
encore. Elle gagne du terrain, entraînant les hommes qui la retiennent vers
le bord du cadre. Nouveau plan plus serré pour mieux éprouver l’extrême
tension de sa poussée, élan incoercible grâce auquel elle se soustrait à
cette dernière entrave. Le plan d’ensemble qui raccorde sur cette
échappée en libère toute la force en lui laissant le champ libre. Se
dégageant du groupe, elle s’élance dans la rue la main tendue vers
Francesco. Mais déjà, à ce point, le montage interrompt son mouvement
par une vue de profil qui semble chevaucher légèrement l’image
précédente. Suivent un plan du curé retenant le fils de Nina et un autre de
Francesco. Les coups de feu retentissent « sur la collure », lieu de la chute
fatale qui rompt définitivement le flux.
La tension entre les forces de développement et les forces de résistance
aboutit à une rupture et à une échappée jusqu’à un nouvel obstacle. Il
s’agit d’interrompre l’écoulement et, par cette transition, de lui donner
une nouvelle dynamique. La mise en scène a ici défini un espace de
circulation que le montage exacerbe en créant des résistances, faisant
naître de nouvelles tensions pour mieux relancer sa force de pression :
tuer le rythme selon l’expression, traduite du japonais jo-ha-kyu, qui
désigne les trois phases scandant toutes les actions de l’acteur et du
danseur dans le théâtre japonais classique. La première phase est
déterminée par l’opposition entre une force qui tend à se développer et
une autre qui la retient (jo, retenir) ; la deuxième phase (ha, rompre,
briser) est le moment où l’on se libère de cette force pour arriver à la
troisième phase (kyu, rapidité) où l’action atteint son point culminant,
déploie toutes ses forces pour ensuite s’arrêter brusquement comme
devant un obstacle, une résistance nouvelle 45. L’intelligence hydraulicienne
du corps en mouvement, créant des tensions pour mieux relancer sa force
de pression, est mise en évidence par cette technique de l’acteur japonais
que peut recomposer le montage.
Turbulence
L’évolution spatiale ou temporelle de nombreux phénomènes est
caractérisée par l’absence apparente d’ordre, la coexistence d’échelles très
différentes, l’impossibilité d’une prévision détaillée. Le premier modèle
mécanique avec la croissance des degrés de liberté avait déjà permis
d’envisager un basculement du système vers l’entropie. Le second modèle
a aussi donné une vision de ces phénomènes turbulents. Les écoulements
fluides offrent par exemple les images les plus courantes avec rafales de
vent et tourbillons d’un torrent. Le travail des coupes peut favoriser le
passage d’un état stable à un état chaotique. La turbulence est un lieu de
mutation privilégié dont le montage propose des formes. Ce régime
complexe d’écoulement y est même assez fréquemment observable.
Attracteur étrange
Pour introduire le phénomène turbulent au cœur du montage, revenons
à Johannes. Après sa disparition (à la fin d’Ordet), les membres de la
famille le recherchent. Six plans brefs séparés par des volets montrent des
silhouettes lançant des appels dans toutes les directions que le souffle
incessant du vent étouffe. Six plans dont on peut lire une description
métaphorique dans un texte de Véronique Campan :
« Le vent, devenu figure de montage, balaye et déroule d’un même mouvement les images, et
l’absence de Johannes, élément perturbateur du film, crée visiblement un trou d’air où
s’engouffre un maelström qui agite des rythmes contraires. D’un plan à l’autre, les figures se
croisent, dirigée chacune dans un sens différent, franchissant les sutures et niant les fractures
spatiales46. »

Ainsi, entre les deux disparitions de Johannes dont nous avons proposé
une analyse, se dessine le passage d’un état stable à un état turbulent. On
se référera alors à l’image donnée pour comprendre la dynamique d’un
système dissipatif non chaotique convergeant vers un comportement
unique d’équilibre : de même que tous les ruissellements d’une même
vallée aboutissent dans la rivière qui coule dans le fond, toutes les
trajectoires (situées dans ce que l’on appelle le bassin des attractions)
convergent vers un attracteur. On se souvient du mouvement que la fuite
de Johannes avait initié au début : les hommes de la maison partis
successivement à sa recherche le rejoignaient. Il était un point de
convergence. Dans le second extrait au contraire, la dynamique des plans
est divergente (les directions des personnages sont doublées par celles des
volets latéraux) et trahit la présence de ce que l’on nomme
scientifiquement, pour les mêmes raisons dans les phénomènes turbulents
observés, un attracteur étrange. Le corps de l’acteur (ici Johannes) serait
une cause turbulente, comme d’autres corps en mouvement le laissaient
pressentir.
Forme transitionnelle
La turbulence n’est pas seulement synonyme de chaos. On lui reconnaît
un pouvoir créateur de formes transitionnelles entre autres.
Retrouvons ici l’intelligence hydraulicienne du cinéaste Artavazd
Pelechian. Les Saisons (1975) s’ouvre sur un des archétypes de la
turbulence : un torrent emportant un homme et son mouton.
Mouvements violents auxquels le montage réagit par l’irrégularité des
plans plus ou moins courts en fonction de la résistance de l’homme à se
maintenir hors de l’eau. Les coupes interviennent presque toujours dès
qu’il disparaît dans un rouleau, mimant l’intermittence cinématographique
avec ses effets de disparition et de surgissement, que l’agitation soit
maximale ou que les images ralenties et le thème vivaldien bercent le
tumulte. Mouvement retenu auquel succède la rondeur des vagues de
nimbus blancs dans un ciel noir sur quatre longs plans fixes. Après cette
ouverture, plusieurs écoulements se manifestent par les mouvements de
la transhumance et de la moisson. Les groupes d’hommes emportant les
moutons ou charriant les meules de foin ruissellent sur le flanc des
montagnes minérales ou enneigées pour les uns, herbées pour les autres.
Leur vitesse varie aussi en fonction du degré de frottement sur le sol. À
part ceux qui se fondent dans le torrent, les autres forment des figures
d’écoulement : glissement des meules sur l’herbe entraînées par la course
des hommes dont on reconnaît à la rapidité un moindre degré de viscosité
par rapport aux glissades dans les ravins ou sur les pentes enneigées de
ceux qui dévalent assis, leur mouton dans les bras.
L’enchaînement de ces flux est complexe puisque Pelechian ne joue à
aucun moment sur le montage continu : jump-cuts dans le désordre du
torrent, directions opposées des troupeaux, des courses avec le foin,
brusques changements d’échelles pour les autres glissades. Ces séquences
sont par ailleurs entrecoupées de différents chapelets d’images au cadre
fixe ou aux mouvements quasi figés : sur les montagnes, les maisons d’un
village et les visages des habitants. Le montage final, par contre, mêlera et
enchaînera plusieurs plans extraits de ces différents écoulements. Mettant
un terme à la séquence du mariage dans le village où le couple est
emporté par le fleuve de la foule, une coupe convoque l’image du marié au
milieu des tourbillons (celle de l’ouverture du film). L’alternance se met en
place et se complique d’un troisième élément : l’homme avec son mouton
glissant sur la neige. Ce tissage permet de passer de la longue séquence du
mariage à celle de la descente dans la neige via la résurgence de celle du
torrent qui joue un rôle conducteur et, enfin, à celle dans le ravin. Déjà, les
mouvements désordonnés de la foule qui obstruent trop souvent le
champ, motivaient des coupes et suscitaient ces basculements, le passage
à ces formes transitionnelles, étaient propices aux mutations.
Passons à l’autre signe de turbulence très sensible dans le cinéma de
Pelechian. Comme la mécanique des fluides se heurte à la difficulté de
décrire les fluides en mouvement dans la mesure où les objets ne sont pas
a priori identifiables et sont en nombre quasiment infini 47, le cinéaste, ne
peut circonscrire ou encadrer l’objet filmé : fleuves sans rives, nuages dans
des ciels sans fin, foules, troupeaux sans marges. La théorie de la distance
prend alors un sens particulier : dans ses montages, pas de début ou de fin
d’événement toujours pris in media res, pas d’avant ni d’après (répétition,
inversion du temps, retour du même), peu ou pas de repères temporel et
spatial (exit la relativité, « nos conceptions et nos lois déterminant l’espace
et le temps sont caduques48 »), pas de but ni d’origine suivant la prophétie
en exergue au texte « Le montage à contrepoint » : « Une naissance sans
géniteurs. Imaginez un monstre qui dévore ce dont il est issu. Ou encore
un processus, dans lequel les uns en mourant ignorent à qui ils donnent
naissance, les autres, en naissant, ignorent qui ils tuent 49. » Comme dans
une nébuleuse ou un ouragan, chaque particule est en relation dynamique
avec toutes les autres et à tous les niveaux. Le montage à distance entraîne
les plans dans le même tourbillon, dans une même turbulence.
« Les éléments ou complexes fondamentaux, les détonateurs du montage à contrepoint,
exercent une action réciproque sur d’autres éléments selon une droite et remplissent une
fonction que l’on pourrait qualifier de nucléaire, entretenant ainsi un double lien
contrapuntique avec n’importe quel autre élément du film, selon des lignes vectorielles. Ils
provoquent une “réaction en chaîne” bilatérale entre tous les maillons subordonnés,
descendante d’abord, ascendante ensuite 50. »

Au fil de sa description, Pelechian peine à décrire ce désordre croissant,


à le modéliser. La métaphore avec la mécanique classique échoue dans la
compréhension de ces phénomènes complexes. D’autres critères doivent
être requis lorsque l’on traite d’état chaotique.
« Les éléments conducteurs, reliés par de telles lignes, forment de part et d’autre de grands
cercles, entraînant à leur suite et dans une rotation correspondante tous les autres éléments.
Ils obéissent à des mouvements centrifuges inverses et s’engrènent l’un dans l’autre et
semblent s’effriter, comme les dents de pignons mal réglées 51. »

Cette indécision directionnelle se retrouve à deux reprises dans le film


avec la puissance cinétique du fluide. L’image nous entraîne au cœur de la
matière. Nous ne percevons plus que mouvement et transformation
comme au cœur d’un cataclysme. Figure de prédilection de Léonard,
souvenonsnous de ses dessins presque abstraits qui « ne montrent pas tel
ou tel objet, mais des vapeurs de particules qui transitent d’un endroit à
un autre, d’une forme à une autre. (…) Désagrégées par la tempête, les
choses ne sont plus rien que matière en suspension, sans figure ni
identité52 ». L’état turbulent a souvent pour symptôme une atomisation de
l’image. Comme si celle-ci offrait deux modes de description du fluide, l’un
à l’état macroscopique (à grande échelle) et son correspondant à l’état
microscopique caractérisé par les propriétés détaillées des atomes
composant le système. Ainsi, juste avant le départ des troupeaux, le
montage égrène quelques plans sur les activités des villageois, puis le
champ se remplit jusqu’à saturation avec un plan serré sur les troupeaux
de moutons. Les bergers les guident jusqu’à un tunnel dans lequel tous les
éléments, visuels et sonores, vont témoigner d’une grande agitation. On
ne distingue plus dans une lumière rasante que la mouvance du dos des
moutons serrés les uns contre les autres. Le passage à des échelles de plan
plus petites dissout pratiquement les formes dans l’obscurité. Seules
quelques taches lumineuses laissent deviner les mouvements désordonnés
du troupeau auxquelles il est facile de substituer les phares des camions
perçant l’obscurité. La bande son connaît une turbulence semblable dans
la confusion et la saturation par le tuilage des cris des bergers, du
bêlement des moutons, des ronflements de moteurs des camions. À la
sortie du tunnel, nous revenons à un état plus stable de l’écoulement. La
différence de vision du fluide selon qu’il est dans la lumière ou dans
l’obscurité renvoie donc aux deux modes de description d’un même
phénomène. Cette modification du regard est guidée et orchestrée par le
montage.
Le même basculement vers la turbulence et l’atomisation de l’image se
fait lorsque la pluie survient. Après une série de plans des hommes
dévalant avec leurs meules selon des diagonales opposées, le chargement
des camions se fait sous la pluie striant la surface de l’image où le regard
oscille entre la reconnaissance de formes (les corps notamment) et la
présence atomique de la matière imageante. La substitution des bergers,
eux aussi sous la pluie battante, passe presque inaperçue. Puis, au
miroitement des gouttes d’eau succède le crépitement lumineux du feu de
camp. On reconnaît les mutations de la matière. Au cœur de ces plans, les
repères spatio-temporels ont quasi disparu, nous ne suivons que
l’oscillation, la mouvance de formes vagues et changeantes de plan en
plan. Ces types de transformations rappellent une fois de plus les
descriptions d’Epstein. Le mouvement, l’énergie fluide ici, la vie pour lui
« va et vient à travers la substance, disparaît, reparaît, végétale où on la croyait minérale,
animale où on la croyait végétale et humaine ; rien ne sépare la matière et l’esprit, qui sont
comme le liquide et la vapeur d’une même eau dont la température critique serait une
inconstante absolue ; une identité profonde circule entre l’origine et la fin, entre la cause et
l’effet, qui échangent leurs rôles, se montrent substantiellement indifférents à leur fonction 53. »

La réversibilité qu’introduisent le principe du montage à distance et le


basculement à un état proche de l’atomisation de la matière imageante
nous intéresseront particulièrement quand nos interrogations seront
concentrées sur la matière-temps modelée par le montage.
Nous retenons pour la suite que la turbulence met en évidence le
recours à l’alternance initiant le principe du basculement, du saut ou de la
mutation qui affecte les formes. L’instabilité, l’état chaotique des plans
favorisent la saltation (du latin saltatio, sauter, qui décrit justement le
déplacement des particules d’un fluide par brusques entraînements
successifs).
Seuil d’écoulement/saltation
Rappel : un système présente généralement divers états ordonnés de
complexité croissante avant que la turbulence apparaisse ; il passe d’un
état à un autre d’une façon soudaine, appelée bifurcation. Généralement,
un petit nombre de ces bifurcations (trois ou quatre) amènent le système
du repos à l’état chaotique.
On suivra précisément cette évolution au rythme des coupes dans une
séquence choisie pour sa littéralité, exemple ad hoc en ce qu’il schématise
le processus, le rend intelligible appliqué au montage. Il nous permet de
voir comment la saltation peut se produire au cœur des images. Dans cet
extrait de Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Denis Young) by Wilma
Schoen (1974), Michael Snow filme sa femme Joyce à travers la fenêtre
d’une maison, plaçant sa caméra à l’extérieur sous la pluie. Les coupes
vont activer les précipitations et la dissolution du sujet. Mais le dispositif
est complexe et les notes du carnet de Michael Snow 54 ne permettent pas
vraiment d’élucider certains points. Qu’observons-nous ? Une femme
derrière une fenêtre, un petit sapin sur la droite du cadre. Un crépitement
se fait entendre, celui d’un feu ? Une coupe (après laquelle on conserve
exactement le même cadre comme à chaque fois tout au long de cette
séquence) introduit une première perturbation dans l’image : une vitre a
été interposée entre la caméra et la fenêtre qui retient les gouttes de pluie
jusque-là invisibles. Nous identifions donc à présent le martèlement
sonore entendu depuis le début. Presque un phénomène d’hystérésis
(fréquent dans le basculement vers la turbulence) avec le retard de l’effet
visible sur la cause audible. La reprise au niveau sonore de la confusion
entre deux éléments, feu et eau, propose une nouvelle équivalence de la
protéiformité de la matière. Peu à peu, on distingue le ruissellement de
part et d’autre du verre avec un léger effet de profondeur entre les
gouttes. La coupe suivante, elliptique, accélère le processus de
défiguration : de plus en plus de gouttes frappent la vitre. Un ou deux
autres raccourcis temporels accusent encore le brouillage. Le prochain saut
l’achève : une autre vitre a sûrement été interposée entre la première et
l’objectif, sur laquelle les gouttes mêmes perdent leurs formes pour
s’acheminer vers une danse de taches colorées. Le regard pénètre alors
dans ce nouvel espace en perspective et en apprécie la stratification
d’autant mieux que d’autres gouttes lumineuses perlent sur l’objectif. Mais
ce qui a d’abord permis à notre œil d’apprécier progressivement ces
strates, de l’arrière au tout premier plan, n’est plus que confusion à ce
stade. Trouble de la vue, de l’espace et du temps. Nos repères sont
inquiétés. Léonard l’avait prédit :
« Tout naturellement, les gens désireux de savoir qu’il pleut, regardent l’air interposé entre leur
œil et quelque lieu obscur ; alors les minces fils que les menues gouttes d’eau dessinent dans
l’air étant éclairés, ils se détachent aisément sur le fond sombre. Mais les gens considèrent les
premiers fils, à portée de leur main, comme s’ils étaient les derniers et touchaient presque
l’endroit obscur, sans s’apercevoir que cet endroit est parfois si lointain qu’il ne serait pas
possible d’y distinguer une tour55. »
Au fil des coupes, nous avons suivi les bifurcations, les basculements
successifs vers l’état turbulent. À ce stade, une nouvelle coupe, qui va de
pair avec l’interposition d’une plaque de plexiglas rouge, redonne une
vision monochrome plus nette de Joyce même si elle est plus sombre. Le
plan suivant est comme un retour au premier, sans aucune vitre, avec
seulement le bruit de l’eau. Réversibilité du temps ? Cut. La pluie redevient
visible par le procédé que nous connaissons. Le crescendo se poursuit à la
différence qu’après la coupe, Joyce s’est évanouie – la fenêtre est
désertée. Au cœur de la matière, le temps n’a pas de direction et le
montage déjoue le principe de la thermodynamique souvent rencontrée
dans la première partie : l’entropie. Le processus initié par Micahel Snow
sur la première image semble proposer, plus clairement encore que
Pelechian dans Les Saisons, deux « visions » d’un même phénomène, l’une
à l’échelle macroscopique (les deux premiers plans) l’autre à l’échelle
microscopique (précisément le dernier plan du premier crescendo avant le
monochrome rouge). Autre fonction heuristique : les expérimentations sur
les fluides aident à saisir cette faculté du montage à révéler l’essence des
images en mouvement, leur nature originelle, pure énergie, et à repenser
le temps loin des premières images conventionnelles d’écoulement par
exemple dans plusieurs directions ou selon une boucle.

Saut dialectique

L’analyse d’un dernier exemple permettra la synthèse des remarques sur


les fluides. Les transformations incessantes des fluides se manifestent, au
début du rêve de Martha (La Ligne générale, Eisenstein, 1929), par une
substitution systématique des plans. La « méthode tonale 56 » permet dans
un premier temps de saisir ces phénomènes. Cette utilisation peut être
autorisée (même si elle n’est pas tout à fait fidèle à la définition qu’en a
donnée Eisenstein) dans le sens où pour l’œil les rapprochements des
éléments, entre autres lait et eau, et de leur mouvement sont aisément
compréhensibles comme le sont pour l’oreille ceux des accords suivant les
règles de la tonalité (puisque celle-ci a été établie en partant des lois de
l’acoustique). Ces règles « entendent désigner un point fixe,
reconnaissable à l’oreille, ouvertement maintenu comme centre
d’attraction harmonique57 ». Ainsi, une pluie de lait y a la matière
grumeleuse des nuages. La correspondance est redondante : suit un autre
plan de la pluie de lait et le ressac de l’écume filmé de très près. Puis la
substitution systématique annoncée devient exponentielle. L’écoulement
du lait sur la machine, par saut dialectique, se fait torrent (simulant la
dynamique de la production). Aux forces de frottement dues à la viscosité
(la crème coulant le long du cylindre nervuré) succèdent les forces de
pression (le courant d’un fleuve rencontrant un barrage). Cette dynamique
doit encore contaminer l’image fixe de la crème retenue sur la machine. Le
crescendo reprend avec le remplissage des bouteilles à la chaîne, les
cochons tétant leur mère, les poussins naissant sous couveuses…
L’engendrement est bien la règle du fluide. Eisenstein l’avait déjà introduit
avec les virtualités plasmatiques de la matière, l’organicité fondamentale
du montage.
Pour la séquence de l’écrémeuse, Eisenstein a précisément donné le
modèle de l’explosion comme principe de transfiguration 58. Même si ce
concept obsédant La Non-indifférente Nature est perverti par la
surutilisation de l’idée du « bond qualitatif »59, le développement qu’il en
fait dans « Piranèse et la fluidité des formes 60 » nous intéresse ici. Il fonde
la méthode de « l’extatisation » qu’il va appliquer à une eau-forte, Carcere
oscura, comme il l’avait fait au Jésus chassant les marchands du temple du
Gréco61. Sauf qu’en « insufflant l’extase à cette œuvre, en la faisant sortir
hors d’elle », s’opère une dissolution des figures plutôt qu’une explosion
selon un schéma classique. « Au lieu de la frénésie et du si impressionnant
déchaînement – c’est le lyrisme fluide d’un “état d’âme”. » Puisque,
comme le commente Giesecke dans son ouvrage sur Piranèse cité par
Eisenstein : « Les formes déjà sont tout à fait amollies, tout à fait indécises,
comme dans un processus d’autodissolution (Auflösung) et le dessin lui-
même s’éparpille tendrement en ruisselets de menus traits séparés… 62 »
On retrouve les propriétés des fluides déjà exposées. Les sauts
dialectiques équivalent aux seuils d’écoulement qui désignent des
changements d’états qualitatifs. La perméabilité des catégories présente
chez Lucrèce et Epstein revêt ici deux aspects : mutation de matière et de
forme : « Le croisement des charpentes de bois – remplaçant l’arc de
pierre – permettra un “bond” simultané hors du matériau et de la forme
» ; « Les arcs vont ressentir l’explosion à l’intérieur de leur forme, c’est-à-
dire que, tout en conservant “l’idée” d’un arc, ils vont se transformer en
opposition de caractère » ; les forces de pression comme celles « du
tempérament [feront] “s’élancer” l’espace enclos entre les piliers a1 et a2
[délimitant respectivement les bords gauche et droit du cadre] hors ces
limites63 », etc. Eisenstein décrit ainsi les forces plastiques qui doivent faire
« exploser la figuration des objets ».
Dans la séquence de l’écrémeuse, le lait est par saltation métamorphosé
en eau, puis les jets d’eau comme en crépitement igné. « Le montage
propulse en un jeu continu d’incandescences répétées (…) cette matière
ambiguë, eau d’artifice64. » Ce jeu de mot qui a donné son titre à un film de
Kenneth Anger (1953), résume le montage propulsif des transmutations
que ces deux cinéastes opèrent, dans une troublante filiation, en
conjuguant les oxymores, en inquiétant la perception que nous avons de la
qualité physique de ces jets65. « Connexions diverses, densités, chocs,
rencontres, mouvements, grâce auxquels se forme toute chose. »
(Lucrèce) Nous replongeons dans les théories antiques où courent les
conceptions alchimistes dont le cycle d’engendrement. Ainsi, pour
Aristote, « le feu, l’air, l’eau, la terre viennent les uns des autres ; chacun
de ces éléments existe en puissance dans les autres 66 ». Suivant la
protéiformité de la matière, les images se contiennent toutes en
puissance.

La flèche du temps n’existe plus

Le schéma simple de l’explosion (montée de la tension suivie d’une


succession d’explosions67), qu’Eisenstein propose pour l’épisode de la
rencontre du « Potemkine » avec l’escadre, peut satisfaire l’analyse à
première vue. Vu sous l’angle des fluides le montage semble plus
complexe. (Mais il ne s’agit pas de faire valoir un modèle plutôt que
l’autre.) Observons ce qui se passe autour de l’apparition de la goutte de
lait, telle qu’elle est décrite (dans « La Centrifugeuse et le Graal » en
194668) et telle qu’elle a été montée en 1929. Eisenstein a souligné dans sa
description des plans l’ininterruption du crescendo à partir du moment où
elle tombe.
« La goutte se détache.
Tombe !
Et s’éparpille en étoile de minuscules gouttelettes en frappant le fond du seau vide.
Et déjà, irrésistible, s’échappant sous une furieuse pression du corps de la centrifugeuse, le jet
de l’épaisse crème blanche cogne ce même fond.
Et déjà, jets et éclaboussures recoupent, par le montage, le torrent de gros plans exultant – en
cascades de lait neigeux, en jaillissement argenté de flots impétueux, en feu d’artifice de
tumultueux remous.
Et comme en réponse à la comparaison involontaire, après explosion du premier jaillissement
de lait, voici qu’à l’écran s’entrelace au montage des ruissellements laiteux une matière
étrangère : les colonnes, baignées de lumière de… jets d’eau jaillissant des fontaines 69. »

L’accumulation avec un effet de chevauchement par les itérations du


syntagme « et déjà » précipite l’expansion du fluide dans ces images et
semble dérégler le temps conventionnel. Deux conceptions antagonistes
coexistent : d’une part, on retrouve le grand principe d’évolution
thermodynamique, fidèle au modèle mécanique choisi (l’explosion), où par
la concaténation des « sauts » (pointés par le texte, du jaillissement à
l’embrasement, du noir et blanc à la couleur, du figuratif au non figuratif…)
l’entropie augmente ; de l’autre, un montage qui semble déjouer la flèche
du temps si l’on prend pour point de repère celui que nous donne le texte,
c’est-à-dire que, pour lui, l’explosion commence à partir du moment où la
goutte d’eau tombe (la mise en page marque la césure). Or, il apparaît
dans les images, qu’avant la chute, avant l’enclenchement du détonateur,
ce même scintillement, cette éclaboussure a déjà contaminé les figures.
L’alternance des mêmes plans (les turbines et le tuyau de la centrifugeuse
avec les visages) crée déjà une dynamique qui tend à la fusion.
Lorsqu’après un plan de l’extrémité du tuyau et un autre du disque du
mécanisme de la centrifugeuse tournant follement, la goutte de lait
tremble dans l’orifice, le miroitement éclate déjà et se propage. Ce «
staccato lumineux » sur les visages a gagné le montage avec, à mesure que
croissait la cadence, un crépitement des plans clairs et sombres alternés
plus saccadé
– puisque la tonalité des prises de vues fait écho au « jeu des doutes » : les
plans de l’espoir grandissant devenant graduellement plus clairs, les plans
de la méfiance redoublant s’assombrissant70.
Le temps aurait deux directions possibles. Finalement, nous revenons à
cette conclusion : les transformations de la matière (dont le montage a la
charge et que l’analogie mécanique nous permet d’analyser à l’échelle
mésoscopique) rappellent ici encore l’agitation primordiale des particules,
leur impermanence fondamentale. Défiant la convention adoptée à
l’échelle macroscopique71, rappelons, qu’à l’échelle subatomique, le temps
n’est plus unidirectionnel. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan le démontre
simplement :
« Dans le monde des particules, la flèche du temps disparaît et le temps peut s’écouler dans les
deux directions. Deux électrons convergents entrent en collision et repartent. Inversons la
séquence des événements dans le temps, et nous aurons encore deux électrons qui
convergent, entrent en collision et repartent. Les deux séquences sont identiques. Les lois
physiques qui décrivent ces événements ne portent pas en elles l’empreinte d’une direction de
temps particulière. Les films du monde des particules peuvent être projetés dans les deux
sens72. »

Il en serait ainsi de la séquence de l’écrémeuse comme de celle de


Rameau’s Nephew ou de celles du tunnel et de la pluie des Saisons.
L’intelligence de la machine, en laquelle Epstein avait placé tous ces
espoirs, désignait sans aucun doute cette préscience, cette faculté de nous
libérer de nos a priori, et devant les bouleversements scientifiques de la
connaissance de la « réalité », de changer notre regard ou au moins de
l’interroger, de l’inquiéter et relativiser toute vérité.

Il semble que l’on soit revenu au point où nous avait déjà conduit
l’analyse du Cours des choses. Mais l’intuition première d’une intelligence
hydrodynamique du montage a été précisée et complétée au fil des
analyses ; la prédisposition des fluides à la mutation et à la transformation
également développée à partir de la vertu plasmatrice du montage. La
mécanique des fluides facilite sans doute la description d’autres types de
comportement énergétique qui échappaient à la mécanique classique des
solides. Suivre l’évolution scientifique n’était pas motivé par la croyance
d’en tirer la vérité (bien relative en sciences plus qu’ailleurs depuis que le «
réalisme scientifique » a été ébranlé 73). L’enchaînement de ces deux
modèles s’est imposé au fur et à mesure que l’observation des
phénomènes énergétiques se précisait. La mécanique des fluides invite à
réfléchir à la nature même de l’image filmique, à ses propriétés
fondamentales. Or le montage s’est aussi défini par rapport au principe
mécanique du cinéma, à l’intermittence, par la dualité entre l’illusion de
continuité du film et la pensée des coupes comme le lieu
de toutes les disparitions/apparitions/transformations.
1. Voir p. 70 « raccord dissipatif ».
2. « Les treize postures de la longue boxe » de Wu Yuxian cité par Catherine Despeux in
Taiji Quan, art martial, technique de longue vie, Éd. Guy Trédaniel, Maisnie, 1991, p. 113.
3. Catherine Despeux, op. cit., p. 91.
4. J. Aumont, Montage Eisenstein, op. cit., p. 89.
5. Cinéa-ciné pour tous, janvier 1925, repris dans Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma
(19191937), Paris expérimental, 1994, p. 51.
6. P. de Haas, op. cit., p. 78.
7. Étienne-Jules Marey, La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et
principalement en physiologie et en médecine, G. Masson, éditeur, libraire de l’Académie de
Médecine, 1878, p. IX. Cité par Georges Didi-Huberman « La danse de toute chose », in
Mouvements de l’air, Gallimard, 2004, p. 250.
8. Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint » (1971-1972), Trafic, no 2, 1992.
9. On parle de diffusion moléculaire lorsque deux fluides peuvent se mélanger librement
et intimement, qu’ils sont miscibles.
10. Eisenstein, Disney, op. cit., p. 37.
11. Maurice Lemaître, Le film est déjà commencé ? (Séance de cinéma), coll. «
Encyclopédie du cinéma », André Bonne, 1952, p. 59.
12. Outre le goût de Kurosawa pour les turbulences temporelles, ces scènes font suite au
Chemin du serpent (réalisé la même année) dont il reprend le même personnage quelques années
plus tard.
13. Voir Johan Girard, Répétitions. L’esthétique musicale de Terry Riley, Steve Reich et
Philip Glass, PSN, 2010, p. 182-183.
14. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, (1927) PUF, p. 75, cité
par J. Girard, op. cit. Sur la saltation, voir F. Albera, op. cit.
15. B. Stiegler, La Technique et le temps, 3. Le Temps du cinéma et la question du mal-
être, Galilée, 2002, p. 58.
16. Ibid.
17. Cf. « The Eclipse of Time », in Cinéma et Cie, vol. IX, Carocci editore/Téraèdre,
printemps 2009, p. 80.
18. Au début, le rythme alterné des plans fixes et des plans en mouvement accuse les
oppositionsénoncées. Plans en mouvements : n o 1, 2, 5, 8, 9, 12, 15, 19, 21. Plans fixes : n o 3, 4, 6,
7, 10, 11, 13, 14, 16, 17, 18, 20.
19. En 1955, Einstein écrit dans une lettre après la mort de son ami Michele Besso : «
Pour nousautres physiciens convaincus, la distinction entre passé, présent et futur n’est qu’une
illusion, même si elle est tenace. » Cité par Trinh Xuan Thuan, L’Infini dans la paume de la main,
op. cit., p. 194.
20. Trinh Xuan Thuan, op. cit., p. 192-194.
21. « Tête-à-queue de l’univers », Intelligence d’une machine, Écrits, 1, op. cit., p. 258.
22. « Le temps n’est pas fait de temps », op. cit., p. 286.
23. In L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 197.
24. M. Antonioni, intervention au colloque du 31 mars 1958 avec les élèves du C.S.C.
publié inBianco e Nero, no 6, juin 1958, trad. fr. Fabrizio Donini Ferretti, Écrits, Images modernes,
2003, p. 11.
25. M. Ricard, L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 194.
26. Ibidem.
27. V. Burgin, op. cit., p. 85.
28. Voir pour exemple l’analyse de Dante’s Inferno d’Harry Lachman (1935) dans Penser
et expérimenter le montage, PSN, 2009, p. 46-47.
29. Jacques Roubaud, « Le temps de l’éclair. Poèmes (un prélèvement) », De la foudre,
Antigone, no 19, 1994, p. 20.
30. E. Bullot, « La foudre A+B », in Météorologie, Cinergon, no 10, 2000, p. 63.
31. Images créées par les « rayons cérauniques » adjectif barbare, ou plutôt grec, dont
CamilleFlammarion donne l’étymologie : kéraunos, la foudre. Voir C. Flammarion, Les Caprices de
la foudre, 1905, p. 249, cité par p. 249 ou la retranscription de cette page dans Antigone, no 20, p.
137.
32. C. Flammarion, op. cit., p. 276.
33. G. Didi-Huberman, Les Caprices de la foudre, L’Empreinte du ciel, Antigone, no 20,
1994,.
34. G. Didi-Hubermann, op. cit., p. 37 et 55.
35. Michael Wetzel, « La signature de la foudre. G. C. Lichtenberg et l’Électrophore »,
Antigone, no 19, p. 96.
36. Op. cit., p. 97.
37. Ezra Pound, Au cœur du travail poétique, trad F. Sauzey, L’Herne, 1980. p. 55.
38. Erik Bullot, op. cit., p. 66.
39. Charles Olson, « Le vers projectif », 1950, trad. M. Pleynet, in Tel Quel, no 19, 1964, p.
4, cité par E. Bullot, ibid.
40. Métaphores et vision, trad. Pierre Camus, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 45.
41. J. Derrida, Donner le temps. 1 La fausse monnaie, coll. « La philosophie en effet »,
Galilée, 1991, p. 17.
42. J. Epstein, « Logique du fluide », Écrits, tome 2, op. cit., p. 214.
43. Voir Nicole Brenez, Étude critique de Shadows, coll. « Synopsis », Nathan, 1995, p. 61.
44. M. Jeanneret, op. cit., p. 165. Nous aurions aussi bien pu nous référer à la figure
emblématique d’Erasme.
45. Voir « Rythme », in E. Barba, L’Énergie qui danse, op. cit., p. 198.
46. Véronique Campan, « Humeurs changeantes du ciel et de la voix (Ordet, Vampyr, Le
Sacrifice) », in Météorologie, Cinergon, no 10, 2000, p. 48.
47. Voir D. Salin et J. Martin, La Mécanique des fluides, op. cit., p. 46.
48. « Le montage à contrepoint », op. cit., p. 105.
49. A. Pelechian, op. cit., p. 90.
50. A. Pelechian, op. cit., p. 103.
51. Ibid.
52. Voir M. Jeanneret, op. cit., p. 76.
53. « Tête à queue de l’univers », Intellignence d’une machine, op. cit., p. 257.
54. Merci à Stefani de Loppinot de m’avoir montré les notes de Michael Snow.
55. Carnets, « Atmosphère », tome 1, op. cit., p. 406.
56. Selon la définition d’Eisenstein tirée des « Méthodes de montage » (in Le Film : sa
forme/son sens, op. cit., p. 65-68) : « Dans le montage tonal, nous concevons le mouvement dans
son sens le plus large. La conception de mouvement va en effet embrasser les vibrations de toutes
sortes qui peuvent se dégager d’un plan » (p. 65). Il donne comme exemple la séquence du port
d’Odessa dans le brouillard jouant sur les vibrations lumineuses. « Le montage tonal ajoute [ainsi]
au montage rythmique [qui prend en compte la durée ressentie par le spectateur s’opposant au
montage métrique] une autre qualité, métaphoriquement musicale elle aussi : les plans successifs
sont montés pour obtenir des rapports de “sonorité émotionnelle” ; ce qui unifie les plans d’un
même moment du film, c’est qu’ils proposent au spectateur la même émotion, la même “tonalité”.
» (Voir J. Aumont, Les Théories des cinéastes, op. cit., p. 16.)
57. A. Schoenberg, « Opinion ou perspicacité » (1926), op. cit., p. 200.
58. In La Non-indifférente Nature, op. cit., p. 112-113.
59. Voir Jacques Aumont, Montage Eisenstein, op. cit., p. 87-88.
60. In La Non-indifférente nature, Œuvres 2, coll. « 10/18 », UGE, 1976, p. 271-338.
61. « El Greco », op. cit., p. 251-269.
62. S.M. Eisenstein, « Piranèse et la fluidité des formes », op. cit., p. 277.
63. S.M. Eisenstein, op. cit., p. 279-280.
64. E. Bullot, « La foudre A + B », op. cit., p. 64.
65. Voir l’article d’E. Bullot, op. cit., p. 61-68.
66. Aristote, Météorologiques, coll. « Des Universités de France », Les Belles Lettres, 1982,
p. 4.
67. À moins que le nombre de fragments « détonateurs » et la distinction entre
compression etexplosion ne soient pas si évidents dans ce type de séquence. « Le centre de gravité
de leur effet n’est pas tant dans les explosions que dans les processus de compression qui
précèdent les explosions. L’explosion peut survenir. Parfois elle est à la hauteur de l’intensité des
tensions qui l’ont précédée, parfois non, parfois elle est presque inexistante. L’essentiel de la
décharge d’énergie est consommé dans le processus de dépassement, et il n’y a pour ainsi dire pas
d’arrêt au point atteint, car le processus même du dépassement est déjà un processus de
libération. Presque toujours, ce sont précisément les scènes de compression que l’on retient le
mieux de mes films. » (« Serge Eisenstein », Mémoires 1, Œuvres 3, trad. J. Aumont, UGE, 1978, p.
70.)
68. Voir La Non-indifférente Nature, Œuvres 2, op. cit.
69. In « La Centrifugeuse et le Graal », op. cit., p. 126.
70. Op. cit., p. 125.
71. Notons au passage que le montage subit lui aussi le poids de cette convention au
point quel’on parle souvent d’accident lorsque l’unidirectionnalité non justifiée par le récit n’est
pas respectée, essentiellement à partir du parlant qui ramenait les images à notre mode
d’appréhension des phénomènes, de l’espace et du temps (si l’on s’en remet à la vieille querelle
entre le monde du rêve caractérisant le cinéma muet et celui de la réalité le parlant). Il a donc fallu
tout un appareillage formel pour introduire les changements de direction du temps (analepse ou
prolepse). Un film en a multiplié les symptômes : Le jour se lève. Lors du premier retour en arrière
où, après un carton explicatif sur le mode de récit adopté (ajouté à la demande du producteur), le
dispositif s’encombre de trois types de raccord alors qu’un seul aurait pu suffire (d’autres films de
la même époque et voire antérieurs font preuve d’une économie d’effets) : la substitution
présent/passé se fait dans l’alternance du champ-contrechamp entre Gabin regardant par la
fenêtre et la place devant son hôtel, le soir (alors que la police l’attend) et le matin du crime ; elle
est soulignée par la surimpression et encore, par la petite musique stridente et la voix de Jules
Berry rappelant le souvenir.
72. Voir « Questions de temps », L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 204.
73. Devant les succès remportaient par la physique depuis le XVIIe siècle, nombreux
étaient ceux qui voyaient dans la science une méthode permettant de dévoiler la vérité ultime de
la réalité, qui considéraient que la validité d’une théorie physique tient au fait que tout le monde
s’accorde à reconnaître qu’elle donne une description « vraie » de la nature. Mais à la fin du XIXe,
plusieurs événements firent que la méthode scientifique ne garantissait plus qu’une théorie donne
une description réaliste de la nature. On s’interrogea alors sur le type de savoir généré par les
sciences. Une des réponses fut donnée par les positivistes… Voir, Yoav Ben-Dov, Invitation à la
physique, coll. « Points Sciences », Seuil, 1995, p. 138.
3

Montage plasmateur
Géométrie de l’instable
Les phénomènes impermanents, le mouvement essentiel des choses
mobilisent l’objectif depuis la tentative encyclopédique de Marey
s’intéressant aux « changements de profils des liquides dans les ondes »
comme aux déformations des mouvements de l’air qu’il tente d’enregistrer
en construisant la machine à fumée 1. « Il en résulte à l’écran un monde où
l’attention de l’observateur se trouve appelée, bien plus fréquemment et
plus vivement que dans le monde réel, sur la diversité et le changement 2. »
Nombreux sont ceux qui furent frappés, devant les premières images du
Cinématographe, par ces mouvements infimes, essence même des images
animées. Jean Louis Schefer commente l’importance de cet événement :
« Les personnages sous le masque dur de leur grimage blanc, avec leurs lèvres passées au noir,
se dépla[çaient] luttant contre les rides d’un vent invisible dans un monde amolli (chutes, bris,
vent, pluies, rafales de toute sorte ou nuit soufflant : ôtez tout cela des premières images et
vous n’avez plus de mouvement parce que ces déplacements de grains météorologiques –
nuages passant, feuilles agitées – sont la première respiration du monde dans les images : et
son âme, longtemps hostile, est le temps apparu)3. »

Fluides et ondes rappellent que dans le monde des images, comme le


vent ou les nuages, « le temps est entré comme une perturbation
météorologique4 ». La forme toujours changeante (le grain apparu, la «
floculation mouvante de toute surface ») est son véhicule. Dans le final d’À
travers l’orage (Griffith, 1920), la fuite de Lilian Gish en lutte avec les
bourrasques de neige expose un corps sans cesse remodelé par le
poudroiement de l’image et par un échange d’énergie : « L’héroïne,
débordée par son corps qu’elle ne peut plus (re)tenir, le prête à la neige
qui en retour, lui transmet son énergie. La danse jaillit dans l’entrelacs de
ces deux corps mobiles5. » Cette danse de la matière imageante « tisse le
vêtement du temps6 ».
Ici, comme dans les exemples précédents, l’analogie avec les fluides se
manifestant dans l’image est un moyen de former l’œil aux phénomènes
énergétiques difficilement appréhendables, application du principe selon
lequel « ce qui se montre permet de voir les choses qui ne sont pas
visibles7 ».
Inquiétude du regard
Ces transmutations, auxquelles les fluides étaient prédisposés, nous
ramènent à la puissance du cinéma à faire peser l’incertitude sur notre
regard devant les formes instables du monde. Epstein proposait d’en faire
l’expérience avec une table soumise à l’observation de l’objectif.
« En sautant, en glissant, en volant, l’objectif approche, éloigne, grandit, rapetisse, étale,
incline, abaisse, élève, élargit, étire, illumine, obscurcit, reforme, transforme cette table,
chaque fois que celle-ci se présente dans le champ et jusque dans le cours des plans 8. »

On repense alors aux expériences de la vision de Brakhage dans


Anticipation of the Night (1958) qui interroge le regard porté sur les choses
qui nous entoure (arbre, lumière, corps) et renvoie directement à la
géométrie de l’instable chère à Epstein :
« Euclide, dit-on, traçait ses figures sur le sable des plages d’Alexandrie. (…) À un monde
foncièrement animé, il faut une sorte de géométrie qui soit valable sur le sable mouvant. Et
cette géométrie de l’instable commande une logique, une philosophie, un bon sens, une
religion, une esthétique, fondés sur l’instabilité 9. »
« Le regard de l’objectif, lui et de lui-même, obéissant à sa loi organique, perçoit et nous
représente les aspects mobiles de l’univers, y insiste, les favorise, avec une prédilection qui va
jusqu’à transmuter les éléments stables en instables, les solides en fluides. Ainsi, dans le
monde qu’il voit à l’écran, le spectateur qu’il le veuille ou non, qu’il le comprenne ou non, a son
attention attirée, à l’encontre de ses habitudes d’esprit classiques, sur le changement, la
malléabilité, l’écoulement des formes10. »
« La prédilection du cinéma pour les aspects mobiles de l’univers en est vite venue à
transmuter toutes les formes stables en instables. L’image animée, quand elle est animée
autant qu’elle a la faculté de l’être par le mouvement de l’objectif, des objets ou de la lumière,
montre partout diversité, transition, inconstance 11. »

La turbulence nous a déjà confrontés, avec les bifurcations subites


essentiellement introduites par le montage, parfois avec les mouvements
aléatoires de la caméra, à « un temps varié et variable, uni à un espace
varié et variable, révél[ant] un continu dont les quatre dimensions, en
continuelle évolution, représentent, de notre habituel système de
référence, comme une caricature par liquéfaction12. »
Anticipation of the Night commence par une apparition : l’ombre
projetée d’un corps passant dans un faisceau de lumière, à laquelle le
montage substitue la danse de quelques éclats lumineux dans la nuit. Ce
battement est répété à l’identique avec simplement l’inversion droite
gauche du premier plan et encore avec trois plans (dont l’échelle se réduit
à chaque coupe) sur l’encadrement d’une porte ouvrant sur des arbres
dans la lumière du crépuscule. Au cadre fixe et large du premier succèdent
le murmure du mouvement des branches puis, au plus près de la matière,
leur miroitement légèrement voilé. Le montage va substituer avec
persévérance aux très éphémères plans fixes et nets (sur l’ombre du corps,
sur une rose, sur un paysage, sur une porte) des plans où la caméra
témoigne d’une grande mobilité, captant au gré de ses mouvements
erratiques des projections diverses de formes plus ou moins abstraites
(comme des feuillages), ou des sources lumineuses (des spots, jusqu’à la
solarisation parfois), ou encore la danse cinétique d’un manège de fête
foraine. Autant de fragments d’images témoignant d’une grande agitation
auxquels le flicker impose la fugacité tout en en activant la force vibratoire.
Le motif des arbres est ensuite exploré par des mouvements désordonnés
ou par des rotations à des vitesses variables. De nouvelles bifurcations sont
sensibles avec ces plans filés qui se stabilisent pour quelques
photogrammes sur une touffe d’herbe ou une branche. Le filage de la
caméra en tous sens, comme le flicker, travaille toujours l’instabilité et la
transformation des formes lumineuses et colorées.
Le défilement tiendrait de l’écoulement. Plusieurs tentatives de
transformation du matériau en fluide par la métamorphose et l’abstraction
des formes participent de cette impression. L’absence de repères dans les
espaces (même quand ils sont nets) et l’indétermination temporelle (par
les passages fulgurants de motifs tous azimuts) y concourent. Il s’agit, par
exemple, de faire défiler ce qui est fixe (les arbres) ou de réduire les sujets
ou motifs en mouvement à des formes abstraites (des enfants sur un
manège). Pour un cinétisme intégral. Cependant, Anticipation of the Night
réalise ce que nous cherchons : un point de résistance. Il n’est pas évident
de reconnaître un fluide comme ailleurs avec les figures idéales et
prédestinées circulant dans le montage. C’est pourquoi on parle de
résistance et, malgré elle, ce même principe : une matière protéiforme.
Après les images du manège, les plans sont toujours plus instables : la
caméra passe devant des figures fugitives, à peine identifiables, tels un
corps adulte allongé sous un drap, un bébé endormi, son visage, quelque
chose du battement d’aile d’un oiseau… Sous ces mouvements rapides et
les saccades du montage, les figures choient. Formes dissemblantes dans
la nuit du ruban, elles s’échangent. Mais cette essence de l’image que nous
percevons là aisément dans le murmure des formes persiste-t-elle quand
elle a à nouveau à charge de représenter, de ressembler, par exemple
lorsque Brakhage filme les arbres à la fin ? Peut-être. En tout cas c’est ainsi
que nous percevons le dernier « raccord » du film où la coupe est
précisément réalisée dans la dynamique d’une image vers l’autre, dans
leur transport. Entraîné par le défilement, un tronc d’arbre noir découpé
dans le ciel bleu se dresse sous le mouvement de la caméra. Suivent un
balancement devant l’ombre d’un corps tenant une corde sur un mur blanc
et le retour des images de l’arbre. Et finalement, au cœur de cette forte
divergence, un même balancement, une dynamique raccorde l’un à l’autre,
substitue la droiture du pendu à celle de sa potence. D’un plan à l’autre,
une impression de mouvement. Finalement, selon la mise en garde de
Bergson : en vain cherchera-t-on, sous le changement, la chose qui change.
Matière-énergie
Le fluide est sans doute le milieu par excellence où l’on peut extraire le
mouvement de la chose mue, ou la mobilité du mouvement lui-même (voir
le programme plastique de H2O de Ralph Steiner, 1929).
« Plus [la science] progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers
l’espace, en mouvements qui courent ça et là comme des frissons, de sorte que la mobilité
devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un
support. Mais, à mesure qu’elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent en
molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules : finalement le
support assigné au mouvement semble bien n’être qu’un schéma commode, – simple
concession du savant aux habitudes de notre imagination visuelle. [Wurtz fonde en effet
l’atomisme sur cet antique argument qu’on ne peut “imaginer de mouvement sans quelque
chose qui se meut”13.] Mais point n’est besoin d’aller aussi loin. Qu’est ce que le “mobile”
auquel notre œil attache le mouvement, comme à un véhicule ? Simplement une tache
colorée, dont nous savons bien qu’elle se réduit, en elle-même, à une série d’oscillations
extrêmement rapides. Ce prétendu mouvement d’une chose n’est en réalité qu’un mouvement
de mouvements14. »

Aujourd’hui encore, la possibilité d’un niveau matériel fondamental


n’étant pas facilement écartée, ce mouvement de mouvement a un nom :
les cordes et les supercordes.
« Les particules ne sont pas des éléments fondamentaux mais les vibrations de bouts de corde
infiniment petits (…) dont la longueur par rapport à la taille d’un atome, est comparable à la
taille d’un arbre par rapport à celle de l’univers. (…) Tout comme les vibrations des cordes d’un
violon produisent des sons variés et leurs harmoniques, les sons et harmoniques des cordes
apparaissent dans la nature et pour nos instruments de mesure sous la forme de protons, de
neutrons, d’électrons, etc.15. »

Cette théorie nous permet d’approfondir notre lecture des


manifestations de l’énergie dans le processus du montage et l’importance
de la plasmaticité et de la photogénie. Il n’y aurait finalement rien d’autre
qu’un flux en constante transformation qui se manifeste de diverses
façons16.
Développons : la science en est venue à dire que la matière n’a
finalement pas d’existence intrinsèque. Il est vrai que « ce que l’on appelle
“matière” doit être envisagé sous des aspects multiples – onde, particule
ou masse, énergie – qui ne peuvent coexister à un moment donné. Si bien
qu’aucun élément de la réalité ne peut être qualifié d’entité permanente 17.
» C’est pourquoi sans doute on a longtemps accordé un certain crédit aux
idées des énergétistes pour lesquels tous les phénomènes pourraient se
décrire, non par des mouvements d’atomes (selon les mécanistes) mais
par des échanges d’énergie18 : l’énergie comme substance, non plus
seulement comme propriété.
L’« absence d’existence intrinsèque » de la matière rappelle aussi
l’impermanence fondamentale d’un univers en évolution constante, d’un
monde constitué non pas d’objets statiques, mais de flux dynamiques qui
interagissent continuellement. Ceci marque un retour à l’intuition des
présocratiques, Héraclite en particulier « qui maintenait que l’univers est
en perpétuel devenir et que tout n’est que mouvement et écoulement
sans commencement ni fin19 ». On a déjà insisté sur l’importance de cette
référence dans l’explication des phénomènes fluides dans le montage et
de son influence sur les réflexions de cinéastes comme Epstein et
Eisenstein. Elle touche à présent plus essentiellement la dynamique des
images. « Le mouvement doit se dépasser, mais vers son élément matériel
énergétique. L’image cinématographique n’a donc pas pour signe le
“reume”, mais le “gramme”, l’engramme, le photogramme 20. » Deleuze
insiste sur le dépassement de l’écoulement21.

La mise en évidence de la circulation d’un flux dynamique au cœur de la


matière-film était essentielle à notre réflexion (non par une certaine
tendance au réductionnisme qui voudrait que l’on passe du rapport de
plans au rapport de photogrammes). Le montage serait donc moins une
affaire de plans, de coupes, que de vibration et d’énergie c’est-à-dire un
processus modelant et composant la matière imageante. La vidéo a
d’ailleurs permis de définir le montage comme processing, c’est-à-dire
comme forme contemporaine de la cinéplastique, de la photogénie ou de
la plasmaticité. « Processing c’est travailler l’image elle-même, sa matière,
son flux. » La différence fondamentale entre l’image cinématographique («
un photogramme immobile mis en mouvement par un agencement
mécanique ») et l’image vidéo (« un profil en formation continue peint par
un pinceau électronique [puisque] l’image vidéo reçoit son mouvement
directement de l’ondulation de la matière, elle est cette ondulation même 22
») ne doit pas empêcher de penser que l’image a différents devenirs
possibles et que monter c’est actualiser les possibles de l’image.
1. Voir L. Mannoni, E-J Marey, op. cit., p. 369 et suiv. et encore G. Didi Huberman et L.
Mannoni, Mouvements de l’air, op. cit.
2. J. Epstein, « Le monde fluide de l’écran », op. cit., p. 146.
3. Du monde et du mouvement des images, op. cit., p. 14.
4. J.-L. Schefer, op. cit., p. 18.
5. Fabienne Costa, « Sur les pas de Lilian Gish », in Cinémathèque no 17, printemps 2000,
p. 28.
6. Mary Wigman citée par Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine,
Contredanses, 2000, p. 141.
7. Enoncé par Anaxagore et admis par Démocrite, ce principe est cité par Giuseppe
Cambiano inLire les présocratiques, op. cit., p. 49.
8. « Le monde fluide de l’écran (Mobilisation et décentralisation de l’espace) », op. cit.,
p. 146.
9. « Logique du fluide », Alcool et cinéma, Écrits, 2, p. 215.
10. Op. cit., p. 211-212.
11. « Le monde fluide de l’écran », op. cit., p. 146.
12. Op. cit., p. 150.
13. Voir Bachelard, « Matière et rayonnement », Le Nouvel Esprit scientifique, op. cit., p.
65.
14. Bergson, La Pensée et le mouvant, (1938), Quadrige/PUF, 1999, p. 164.
15. L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 152-153.
16. Cette notion de changement perpétuel se retrouve dans toute la cosmologie
moderne. Rappelons par prudence que nous ne cherchions pas une validation scientifique avec ce
modèle. D’autant plus que, comme le précise Trinh Xuan Thuan, la théorie des supercordes « n’a
que très peu de chances d’être vérifiée expérimentalement, car il faudrait pour cela mobiliser des
énergies beaucoup plus grandes que celles que nous pouvons produire avec les accélérateurs de
particules les plus puissants. D’autre part, elle est enveloppée d’un voile mathématique qui
s’épaissit de jour en jour, si bien qu’elle s’éloigne de plus en plus de la réalité. Or, tant que la
physique n’est pas ancrée dans l’expérience, elle n’est que métaphysique. » (L’Infini dans la paume
de la main, op. cit., p. 155.) 17. L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 146.
18. À la fin du XIXe siècle, les théories anti-atomiques des énergétistes s’opposaient à
l’interprétation du concept d’énergie par les mécanistes. Voir « mécanistes contre énergétistes »,
Invitation à la physique, op. cit., p. 93-98.
19. L’Infini dans la paume de la main, op. cit., p. 158.
20. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 121.
21. « Car, si l’on part d’un état solide où les molécules ne sont pas libres de se déplacer
(perception molaire ou humaine), on passe ensuite à un état liquide, où les molécules se déplacent et
glissent les unes entre les autres, mais on arrive enfin à un état gazeux, défini par le libre parcours de
chaque molécule. (…) C’est le programme du troisième état de l’image, l’image gazeuse, au-delà du
solide et du liquide : atteindre à une “autre” perception, qui est aussi bien l’élément génétique de
toute perception. » (Deleuze, « Image-perception », L’Image-mouvement, op. cit., p. 121-123).
22. Maurizio Lazzarato, « Paik et Bergson : la vidéo, les flux et le temps réel », in P. Javault
(dir.),Vidéotopiques. Tours et détours de l’art vidéo, Musée de Strasbourg/Paris-Musées, 2002, p. 25.
Conclusion

Vibration est sans doute le terme qui résume le mieux les points
essentiels qui ont été abordés. Dans la première acception du terme vibrer,
on retrouve l’origine balistique de l’énergie mécanique du montage : «
action de lancer une arme (par exemple) après avoir brandi » au sens latin.
La vibration est réaction, mise en mouvement et correspond à divers «
schémas » de montage. En outre, mettre en vibration implique un
changement, une modification et même une transformation profonde des
éléments, comme on l’a vu pour le corps de l’image. Ainsi, pervibrer
signifie « modifier un corps dans ses propriétés physiques, par vibrations »
(DHLF) et renvoie à la vision de la matière-image, que l’on pourrait dire
sous influence aristotélicienne, comme « une sorte de continu qui peut
acquérir des qualités, des formes ». Ce principe générateur des
transformations a été proposé pour développer l’idée d’énergie dans le
montage. Montage ou vibrage des images, c’est finalement ce que les
analyses ont toujours pointé. Cette vision trahit sans doute une certaine «
métaphysique du continu » (même si elle considère la saltation) d’autant
plus forte que l’on a insisté sur une des propriétés essentielles de
l’énergie : la conservation. Cela peut surprendre sachant que la
problématique du montage est plus souvent posée en termes
d’articulation, de collage associatif. « Le caractère discret d’une
transformation est une simplification réalisée par notre appareil perceptif 1.
» Ainsi, observer les étapes, les discontinuités d’une transformation, en
repérer les agents, simplifie et favorise la compréhension. La terminologie
usuelle de l’analyse du montage invite à une approche discontinue par
l’identification locale des modes de raccordement et même pour les
structures de montage, à l’échelle de la séquence (champ-contrechamp,
montage alterné) voire du film (montage parallèle). C’est ce que mettent
en évidence certaines équations de montage : 1+1=1 ou 1+1=3, c’est-à-
dire, « une image plus une image fusionnent en une image résultante, par
complexification ou abstraction ; ou alors, les deux images originelles
gardent leur autonomie, et leur combinaison forme une image nouvelle
qui ne les annule pas mais s’ajoute à elles2. »
Si la discontinuité, la fragmentation et la disjonction ont été
particulièrement envisagées dans la première partie, c’est en gardant,
comme principe directeur, la force de travail de l’énergie. La théorie de la
distance de Pelechian propose aussi de dépasser la description locale du
montage, en pointant que l’association de deux fragments peut se faire à
distance en étant attentif à cette intelligence énergétique du montage, en
pensant à l’interaction des éléments sous le régime de la polarisation
d’une chaîne d’images. Les deux modèles mécaniques d’appréhension des
enchaînements (discrets et continus) utilisés ici renvoient d’ailleurs à ces
deux modes d’appréhension des phénomènes discret et continu.

La nature duelle du montage s’affirme : tantôt il s’élabore à partir de ce


qui peut donner l’illusion d’une continuité, tantôt il dénonce les ruptures
par le frottement, les grippages ou marque l’écart (en laissant un peu ou
beaucoup de vide, en retranchant dans l’espace et le temps) et suscite,
chez le spectateur, un ré-enchaînement, une lecture qui invente, produit le
passage. Ainsi, le montage rejoue la dualité irrésolue entre distinct et
continu parce que le cinéma interroge notre mode de perception des
phénomènes. René Thom l’articule ainsi :
« Le problème de la réalité externe est très délicat. Savoir si le fond de la nature est continu ou
discontinu est un problème métaphysique, et je ne crois pas que quiconque dispose d’une
réponse. Personnellement, je suis effectivement un continuiste, en dépit du fait que je mets
l’accent sur les discontinuités phénoménologiques. (…) Précisément, l’essence de la théorie des
catastrophes, c’est de ramener les discontinuités apparentes à la manifestation d’une évolution
lente sous-jacente. (…) dire que le continu existe n’exclut pas la possibilité d’une discontinuité
opérant sur le continu3. »

Cette question a occupé Jean Epstein, comme nous l’avons dit, sur
plusieurs pages d’Intelligence d’une machine4 : « Qu’une réalité puisse
cumuler continuité et discontinuité, qu’une suite sans fissure soit une
somme d’interruptions, que l’addition d’immobilités produise le
mouvement, c’est ce dont la raison s’étonne depuis les Éléates 5. » De
même, Eisenstein fondait l’organicité du montage sur les oppositions. Tous
deux renouaient avec la pensée héraclitéenne articulant une contradiction
fondamentale : la nature perpétuellement changeante de toutes choses et
l’ordre et l’unité qui pourtant les régit toutes6.
« L’harmonie des contraires suppose que chaque chose puisse être désignée comme une
tension entre deux contraires, ou bien comme étant constituée d’un ensemble de contraires, et
qui explique que l’identité apparente de chaque chose repose sur cette harmonie des
contraires. (…) [Celle-ci] introduit dans la compréhension de ce que sont les choses une forme
de relativisme : une même réalité peut être considérée différemment selon qui la perçoit mais
aussi et surtout, selon ce avec quoi elle entre en rapport 7. »

Ainsi, Epstein considérait les aspects continus puis discontinus, avant de


les articuler et de proposer la résolution de cette dualité : « La machine des
frères Lumière (…) réalise la transition entre les deux aspects primordiaux
de la nature, qui, depuis qu’il y a une métaphysique des sciences,
s’opposaient l’un et l’autre et s’excluaient réciproquement 8. » Ici, comme
pour Héraclite,
« L’animation et la confluence de ces formes se produisent, non pas sur la pellicule, ni dans
l’objectif [puisque, comme il le précise, à l’extérieur, il n’y a pas de mouvement, pas de flux],
mais seulement en l’homme lui-même. La discontinuité ne devient continuité qu’après avoir
pénétré dans le spectateur. Il s’agit d’un phénomène purement intérieur 9. »

La sensation d’une énergie circulant dans et entre les plans, avec ses
variations et ses transformations, faciliterait donc le phénomène du
continu, entre autres par la connaissance intuitive qui nous vient du corps.
Cette vibration des images implique donc une autre « réaction », celle du
corps du spectateur. La qualité vibratoire du montage, celle d’une force
mettant en mouvement, redit alors l’intelligence énergétique toute
intuitive (qu’elle soit mécanique ou hydraulique), que l’on a reconnue au
monteur et que l’on suppose pour le spectateur. Elle assurerait cette
transfusion, ce passage de l’énergie du montage par le corps du
spectateur. Cependant cette mise en mouvement du spectateur n’implique
pas seulement « un regard vif parmi les plans, [c’est-à-dire un] amour du
plan, (…) des interstices où se fourrer, caché ou accueilli par le déroulé du
film10 », mais, littéralement, une émotion (« emotion picture »). Ce que l’on
peut appeler « émotion », c’est justement « le mouvement de caméra à
l’envers, celui qui passe dans le corps du spectateur11 ». Daney ne donne-t-
il pas ici une équivalence, pour le spectateur, de l’« écoute » des images,
de la connaissance intuitive de l’énergie des plans dont part le monteur
pour créer leur vibrage ? Dans ce que nous appellerons mouvement de
montage à l’envers, « “à l’envers” désigne donc l’effet mystérieux de
réponse, par lequel le film bouge ou paraît bouger à l’intérieur du corps 12
». Ce mouvement inverse n’est pas contrariant ou opposé, mais bien
complémentaire, il naît par conduction.
En outre la naissance de l’émotion, telle que la décrit Daney, rappelle les
premières observations sur l’énergie du plan et l’énergie mécanique du
montage avec les films Lumière par exemple. L’essentiel à retenir est la
variation rythmique, la musicalité, le battement pneumatique de l’énergie.
« L’émotion n’est jamais donnée au départ, elle naît en cours de route, à des moments
mystérieusement précis, par accumulation, fatigue, envie d’accélérer ou de ralentir. Deux
exemples pour moi inoubliables. Le ralentissement de la Nuit du chasseur : les enfants
échappent à l’ogre qui rugit, montent dans une barque et le plan d’après, tout a basculé selon
le rythme du fleuve. L’accélération de The Saga of Anatahan, au milieu du film, avec les
stocksshots de la fin de la guerre13. »

Le ralentissement du premier exemple, le changement d’état


énergétique, par la sensation de la pression du temps ou par les variations
du flux, est décrit de manière moins elliptique dans un texte antérieur :
« Le moment où Mitchum poursuit les enfants, entre dans l’eau et pousse de vrais cris de bête,
et où, sans transition, l’image suivante est celle des enfants endormis dans la barque qui
dérive, c’est le plus beau de tous les moments. C’est la vie comme elle passe, avec la faculté
d’oubli des enfants, avec ces réserves de temps qui tissent les images comme les nuages font
glisser le ciel sur lui-même. Le monde a changé et c’est bien le même monde : il continue sur sa
lancée14. »

Ainsi la vision du montage proposée grâce au modèle énergétique, loin


de l’enfermer dans un système (comme la force des modèles
métaphoriques pouvait le laisser craindre), réconcilie les propositions
théoriques et la part intuitive, sensorielle de l’expérience du spectateur et
de la pratique du montage.

Pour conclure, un dernier exemple permettra de décrire idéalement


cette mise en résonance des images en mouvement par la création d’un
espace vibratoire. Une œuvre de Michael Snow a particulièrement mis en
évidence les puissances de transformation et de mutation du montage et
affirmé la labilité des images mouvantes par la projection sur un écran
liquide. Installé au Club 357 à Montréal et au Transpalette de Bourges en
France en 2005, Hue, Chroma, Tint est un puits d’images. Par une
projection verticale, les images s’animent sur l’eau (un bassin à Bourges,
une piscine à Montréal). Lieux, objets, mobiles en tout genre, motifs sont
sans cesse transformés par le filmeur, les choix de cadrage (du fait des
variations de distance de la caméra et de l’instabilité de l’axe de prise de
vue) et du sens de l’image (tantôt vertical, tantôt horizontal). En outre,
l’architecture du Transpalette permet au spectateur de faire varier la
distance et le sens des images en tournant autour de l’écran : soit au
niveau du bassin, avec une vision haptique, soit en accédant, par un
escalier à vis, aux deux étages de coursives lui offrant parfois presque
parfaitement la vision en totale plongée proposée par certains plans. Ces
images révèlent le plus souvent des paysages essentiellement vibratoires,
mélodiques opérant par glissement sur des motifs fluides. Il en est ainsi
particulièrement de la longue séquence sur les cours d’eau avec
écoulement, ruissellement, cascade, le vent agitant l’herbe ou les fleurs,
l’eau encore berçant des bouchons de liège ou la peinture dessinant une
spirale colorée comme un hommage à Sarkis… Au cours de ce montage
vibratoire, on retrouve la relation d’identité et d’unité entre le mouvement
et la forme, le mouvement est et fait la forme. Cette installation de
Michael Snow, Hue, Chroma, Tint, en confondant l’instabilité essentielle de
l’univers, des images et la nature fluide, variable, transformable de l’écran
liquide retient les qualités ondulatoires de l’image cinématographique. Le
modèle musical, si souvent convoqué pour décrire, saisir et penser le
cinéma, et particulièrement l’énergie, s’impose ici aussi pour articuler
l’image intermittente avec l’image ondulatoire. D’une part, les effets de
résonance sont visibles dans le miroitement des reflets lumineux de ce
puits d’image (d’autant plus sensibles que Snow a placé un ventilateur près
du bassin pour rider la surface aqueuse et la rendre réactive). Le
spectateur devient alors un résonateur possible de cet espace visuel
également pensé en termes acoustiques et kinesthésiques. Il éprouve,
comme un danseur, le rythme comme « une transformation profonde de la
matière, une perturbation dynamique des substances et des énergies 15 ». Si
cette connaissance rythmique est essentielle pour le danseur, elle est aussi
fondamentale pour le spectateur puisqu’à partir de la notion de flow
labanien (traduit tantôt par « flux » ou « énergie » ou encore « intensité
tonique »), « le corps du danseur touche au corps du spectateur, le
travaille dans des mutations de consistance » 16. Le « corps du film », pensé
comme un flux, touche aussi au corps du spectateur et propose une
expérience rythmique et temporelle singulière. Devant les images de
Snow, qui s’affirment toutes comme des passantes, notre regard est
dérouté par le vertige du mouvement et fait l’expérience de l’image à la
fois « présente et passée, encore présente et déjà passée, à la fois, en
même temps. Si elle n’était pas déjà passée en même temps que présente,
jamais le présent ne passerait. Le passé ne succède pas au présent qu’il
n’est plus, il coexiste avec le présent qu’il a été 17. » Ce trouble perceptif
entraîne peut-être un glissement, comme si nous appréhendions ces
images sur le mode de l’écoute puisque selon les termes de Marie-Louise
Mallet : « Écouter c’est ne pas pouvoir maintenir présent, comme sous un
regard, ce que l’on écoute. C’est, en même temps qu’on l’écoute,
l’entendre déjà s’éloigner, devenir comme un lointain écho dans la
mémoire18. » Sans doute le dispositif imaginé par Snow au Transpalette
permet-il de concevoir cette installation comme une œuvre musicale, et
cette musique est, d’une part, celle composée par Snow pour le Quatuor
The Burdocks (en 1999), d’autre part, celle des plans et du montage. Dès
l’entrée, notre écoute est sollicitée par la diffusion, dans une petite salle,
d’un premier enregistrement. Plus loin, dans l’espace de projection, « au
fond du puits », résonne une interprétation de la même partition (assez
classique pour le cinéaste, en trois mouvements pour piano, violon, alto et
violoncelle). Dans une autre salle du premier étage, jouxtant la coursive,
une captation audiovisuelle de la performance musicale par le même
quatuor est proposée. Ces trois versions, dont la durée varie de quelques
minutes, créent plusieurs échos, par leur coprésence dans l’espace
résonnant du Transpalette au cours de la projection. L’écoute insiste sur
l’impossibilité de saisir, de capter ce que l’on entend et invite à prendre
conscience de l’impossibilité d’un l’œil propriétaire face à la labilité des
images. « Échos, résonance, répétition disent ne pas pouvoir maintenir,
maintenir présent. [Voir ces images en mouvement], c’est comme les
écouter, les entendre s’éloigner, se perdre comme un écho fugace 19. » Or
l’écoute, qui est par essence interprétative (Nietzsche), invite le spectateur
à une expérience performative de cet « espace-image » 20. Par sa mobilité, il
invente le montage, au sens archéologique du terme et au sens le plus
courant, c’est-à-dire qu’il le découvre et le produit simultanément. Dans ce
lieu omni-visuel et omnisonore, le spectateur-monteur est dans
l’intervalle, appréhende le mouvement d’un plan vers l’autre, l’énergie
délivrée de la mobilité, et le temps libéré du mouvement. Cette théorie
énergétique du montage pourrait être développée au-delà des formes
cinématographiques du montage avec les formes contemporaines
notamment de l’installation-vidéo, des dispositifs de polyvision (ce
qu’annonçait déjà la complexité du split-screen et de l’image composite)21.
1. R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, op. cit., p. 63.
2. J. Aumont, Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, P.O.L., 1999, p. 19.
3. R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, op. cit., p. 62-63. Pour imaginer cette évolution
continue, Thom mentionne ce que l’on appelle en mathématiques un front d’ondes, c’est-à-dire
une surface variable au cours du temps qui peut se plier, attraper des accidents divers, se ramifier,
subir quantité de transformations.
4. « Le quiproquo du continu et du discontinu », in Intelligence d’une machine, op. cit., p.
259281.
5. Op. cit., p. 260.
6. Voir J-F Pradeau, op. cit., p 122-123.
7. Op. cit., p. 123-124.
8. Op. cit., p. 259.
9. Op. cit., p. 261.
10. S. Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., 1993, p. 32-33.
11. S. Daney, « Paris, Texas, Wim Wenders », Ciné Journal, vol. 2 (1983-1986), coll. «
Petite bibliothèque », Cahiers du cinéma, 1998, p. 165.
12. R. Bellour, « Le dépli des émotions », Trafic no 43, automne 2002, p. 109.
13. S. Daney, L’Exercice…, op. cit., p. 96. (Je souligne.)
14. Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991, p. 134.
15. L. Louppe, op. cit., p. 158.
16. Op. cit., p. 162.
17. G. Deleuze, L’Image-Temps, op. cit., p. 106.
18. M.-L. Mallet, La musique en respect, Galilée, 2002, p. 149.
19. Ibid, p. 49.
20. R. Bellour, « La chambre », Trafic no 9, Paris, P.O.L., hiver 1993, p. 52.
21. Voir T. Faucon, Gestes contemporaines du montage. Questions de médium et de
performance, Éditions Naima, 2017.

Bibliographie
Écrits de cinéastes

Antonioni Michelangelo, Écrits sur le cinéma, trad. fr. Fabrizio Donini


Ferretti, Images modernes, 2003.
Brakhage Stan, Métaphores et vision, trad. Pierre Camus, Centre Georges
Pompidou, 1998.
—, Entretien avec P. Adams Sitney : Pour présenter Stan Brakhage (Film
Culture, 1963), trad. Christian Lebrat, coll. « Les cahiers », Paris
Expérimental, 2001.
—, « Manuel pour prendre et donner des films », trad. Christian Lebrat,
Trafic, no 42, été 2002, p. 17-39.
Bresson Robert, Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1986.
Dulac Germaine, Écrits sur le cinéma (1919-1937), Paris expérimental,
1994.
Eisenstein S. M., Le Film : sa forme, son sens, Christian Bourgois, Paris,
1977.
—, La Non-indifférente Nature, trad. Luda et Jean Schnitzer, col. « 10/18 »,
UGE, 1976.
—, Au-delà des étoiles, UGE-Cahiers du cinéma, 1974.
—, Mémoires, Œuvres 3, trad. J. Aumont, coll. « 10/18 », Éditions
SocialesUGE, 1978.
—, Cinématisme : peinture et cinéma, trad. V. Posener, E. Rolland, A.
Zouboff, D. Huillet, F. Albera, Presses du réel, 2009.
—, Walt Disney, Circé, Strasbourg, 1992.
Epstein Jean, Écrits sur le cinéma, t. 1 et 2 (1921-1953), Seghers, 1974 et
1975.
Garrel Philippe et Mescure Thomas, Une caméra à la place du cœur,
Admiranda/Institut de l’Image, Aix-en-Provence, 1992.
Gianikian Yervant et Ricci Lucchi Angela, « Notre caméra analytique », trad.
J.-C. Biette, Trafic, no 13, hiver 1995, p. 32-40.
Godard Jean-Luc, Godard par Godard, tome 1 (1950-1984, première
édition 1985) et 2 (1984-1998), Cahiers du cinéma, 1998.
—, Histoire(s) du cinéma, 4 volumes, Gallimard, 1998.
—, Histoire(s) du cinéma, 4 volumes et CD, ECM, 1998.
Hanoun Marcel, Cinéma cinéaste. Notes sur l’image écrite, coll. « Côté
cinéma », Yellow Now, Crisnée, 2001.
Keuken, Johan van der, Aventures d’un regard, trad. F. Albera, Cahiers du
cinéma, 1998.
Lemaître Maurice, Le film est déjà commencé ? (Séance de cinéma), coll. «
Encyclopédie du cinéma », André Bonne, 1952.
Marey Étienne-Jules, La Méthode graphique dans les sciences
expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, G.
Masson, éditeur, libraire de l’Académie de Médecine, 1878.
Moullet Luc, « Mon travail », Trafic, no 39, automne 2001, p. 16-27.
Pasolini Pier Paolo, L’Expérience hérétique, langue et cinéma, trad. Anna
Rocchi Pullberg, coll. « Traces », Payot, 1976.
—, Écrits sur le cinéma, Institut Lumières-PUL, Lyon, 1987.
—, Les Écrits corsaires (Garzanti, 1975), trad. Ph. Guilhon, Flammarion,
1976.
Pelechian Artavazd, « Le montage à contrepoint ou la théorie de la
distance », Trafic, no 2, printemps 1992, p. 90-105.
Renoir Jean, Écrits 1926-1971, Belfond, 1974.
—, Jean Renoir, entretiens et propos, (L’Étoile, 1979) coll. « Poche cinéma
», Ramsay, 1986.
Rohmer, Éric Le Goût de la beauté, coll. « Champs Contre-champs »,
Flammarion-L’Etoile, 1989.
Tarkovski Andrei, Le Temps scellé, Cahiers du cinéma, 1989.
—, Journal 1970-1986, trad. Anne Kichilov et Ch. H. Brantes, Cahiers du
cinéma, 1993.
Vertov Dziga, Articles, journaux, projets, trad. Silviane Mossé et André
Robel, UGE-Cahiers du cinéma, 1972.
Théories du cinéma

Albera F., Gaudreault A., Braun M. (dir.), Fragmentation du temps, arrêt


sur image. Aux sources de la culture visuelle moderne, Lausanne, Payot,
2002
Amiel Vincent, Esthétique du montage, Armand Colin, 2001 (2010).
Aumont Jacques, À quoi pensent les films, Seghers, 1996.
—, Les Théories des cinéastes, Nathan, 2002.
Aumont J. (dir.), Le Montage dans tous ses états, Conférences du Collège
d’histoire de l’art cinématographique, no 5, Cinémathèque française,
1993.
—, Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe, Cinémathèque française,
1998.
—, L’Invention de la figure humaine. Le cinéma : L’humain et l’inhumain,
Cinémathèque française, 1995.
—, Pour un cinéma comparé. Influences et répétitions, Cinémathèque
française, 1996.
—, Aventure et Cinéma, Cinémathèque française, 2001.
Aumont Jacques et Marie Michel, Dictionnaire théorique et critique du
cinéma, Nathan, 2001
Baudry Jean-Louis, L’Effet-cinéma, Albatros, 1978.
Bellour Raymond, L’Entre-images 2 (Mots, Images), P.O.L., 1999.
—, Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités P.O.L., 2009.
—, « La chambre », Trafic no 9, Paris, P.O.L., hiver 1993.
Bonitzer Pascal, Le Champ aveugle, Cahiers du cinéma, Paris, (1982) rééd.
1999.
Brenez Nicole, De la figure en général et du corps en particulier. L’invention
figurative au cinéma, coll. « Arts et cinéma », De Boecke Université,
Bruxelles, 1998
Burch Noël, Pour un observateur lointain. Forme et signification dans le
cinéma japonais, Cahiers du cinéma, 1982.
—, Praxis du cinéma, Folio, Gallimard, 1986.
Casetti Francesco, Les Théories du cinéma depuis 1945, trad. Sophie Saffi,
Nathan, 1999
Chion Michel, Un art sonore, le cinéma : histoire, esthétique, poétique,
Cahiers du cinéma, 2003.
Cinergon, no 10, Météorologie, 2000.
Cinergon, no 4-5, Arrêts sur montages 2, 1997-1998.
Dagrada Elena (dir.), Limite(s) du montage, Cinémas, vol. 13, no 1 et 2,
automne 2002.
Dubois Philippe, Verraes Jennifer (dir.), Cinéma et Cie, vol. IX, Carocci
editore/Téraèdre, printemps 2009.
Daney Serge, L’Exercice a été profitable, Monsieur, P.O.L., 1993.
—, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991.
—, Ciné Journal, vol. 2 (1983-1986), coll. « Petite bibliothèque », Cahiers du
cinéma, 1998.
De Haas Patrick, Cinéma intégral. De la peinture au cinéma dans les années
vingt, Transédition, 1985.
Deleuze Gilles, L’Image-mouvement, Cinéma 1, coll. « Critique », Minuit,
1983.
—, L’Image-temps, Cinéma 2, coll. « Critique », Minuit, 1985.
Faucon Térésa, Penser et expérimenter le montage, coll. « Les
Fondamentaux », Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009.
—, « Dessine-moi un raccord… », in Cinémathèque no 15, printemps 1999,
Cinémathèque française, p. 72-81.
—, « Géométrie de l’instable. À propos de deux installations : Hue,
Chroma, Tint de Michael Snow et You and I, Horizontal d’Anthony McCall
», in Cinéma 011, printemps 2006, p. 118-127.
—, « Aventure balistique. Carrie au bal du diable », in Aventure et cinéma,
J. Aumont (dir.), Cinémathèque française, 2001, p. 189-205
—, « Le spectateur/monteur dans les installations-projections », in
Unstable Cinema. Film and Contemporary Visual Art, Cosetta G. Sabaet
Critiano Poian (dir.), Campanotto Editore, Milan, 2007.
Morita Yuzo, « Traces », traduit du japonais par Thomas Raucat, Cinéma
02, automne 2001, p. 105-113.
Nacache Jacqueline (dir.), L’analyse de film en question, L’Harmattan, 2006.
Païni Dominique (dir.), Projections, les transports de l’image, Hazan/Le
Fresnoy/AFAA, 1997.
Rollet Patrice, Passages à vide. Ellipses, éclipses, exils du cinéma, P.O.L.,
2002.
Schefer Jean Louis, Du monde et du mouvement des images, Cahiers du
cinéma/L’Étoile, 1997.
—, Images mobiles (Récits, visages, flocons), P.O.L., 1999.
Stiegler Bernard, La Technique et le temps, 3. Le Temps du cinéma et la
question du mal-être, Galilée, 2002.
Thouvenel, Éric, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années
vingt, PUR, 2010.
Écrits sur des cinéastes ou des films

Le Siècle de Godard, Guide pour les Histoire(s) du cinéma, Art Press, Hors
série, novembre 1998
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Hölderlin-Cézanne, Antigone,
Aigremont, 1990.
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, Moïse et Aaron, Ombres, Toulouse,
1990.
Aumont Jacques, Montage Eisenstein, coll. « ça cinéma », Albatros, 1979.
—, Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, P.O.L., 1999.
Bellour Raymond, « L’arrière-monde », in Cinémathèque no 8, automne
1995.
Bergala Alain, Godard au travail, les années 1960, Cahiers du cinéma, 2006.
Bouhours Jean-Michel (dir.), Len Lye, trad. Pierre Camus, Centre Georges
Pompidou, 2000.
Brenez Nicole, Étude critique de Shadows, coll. « Synopsis », Nathan, 1995.
Costa Fabienne, « Sur les pas de Lilian Gish », in Cinémathèque no 17,
printemps 2000.
Didi-Huberman Georges et Mannoni Laurent, Mouvements de l’air,
Etienne-Jules Marey, photographe des fluides, Gallimard, 2004.
Faux Anne-Marie (dir.), Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Conversations
en archipel, Cinémathèque française-Mazzotta, 1999.
Hasumi S., Yasujirô Ozu, coll. « Auteurs », Cahiers du cinéma, 1998.
Leutrat Jean-Louis, Des traces qui nous ressemblent, coll. « Spello »,
Comp’Act, 1990.
Mannoni Laurent, Étienne-Jules Marey : la mémoire de
l’œil, Cinémathèque française/Mazzotta, 1999.
Nancy Jean-Luc, L’Évidence du film. Abbas Kiarostami, Gevaert, Bruxelles,
2001.
Païni Dominique, Rencontres avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet,
Limelight-École régionale des Beaux-Arts du Mans, Strasbourg-Le Mans,
1995.
Véray L. (dir.) Abel Gance, nouveaux regards, 1895, no 31, AFRHC, 2000.
Théorie et philosophie de l’art

Agamben Giorgio, Image et Mémoire, coll. « Arts & esthétique », Hoëbeke,


1998.
Armstrong Elizabeth (dir.), « Play/Things », Peter Fischli/David Weiss,
Walker Art Center, Minneapolis, 1996
Berque Augustin, Vivre l’espace au Japon, PUF, 1982.
Carrouges Michel, Les Machines célibataires (1930), Chêne, 1976.
Cheng François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, coll. « Points
Essais », Seuil, 1991.
Conil-Lacoste Michel, Jean Tinguely. Énergétique de l’insolence, coll. « La
Vue et le Texte », La Différence, 1989, I (Texte), II (Œuvres).
Deleuze G., Le Pli, Leibniz et le baroque, Minuit, 1988.
Didi-Huberman Georges, Devant l’image. Question posée aux fins d’une
histoire de l’art, Minuit, 1990.
—, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Minuit,
2000.
—, L’Empreinte du ciel, édition et présentation des Caprices de la foudre,
de Camille Flammarion, Antigone, Revue littéraire de photographie, no
20, 1994, p. 11-64.
—, Phasmes, Essais sur l’apparition, Minuit, 1998.
Gombrich Ernst, Aby Warburg. An Intellectual Biography (1970) Phaidon
Press, 1997.
Hulten Pontus, Tinguely, catalogue de l’exposition, Centre Georges
Pompidou, 1989.
—, The Machine (as seen at the end of the Mechanical Age), MoMA, New
York, 1968.
Javault Patrick (dir.), Vidéotopiques. Tours et détours de l’art vidéo, Musée
de Strasbourg/Paris-Musées, 2002.
Jeanneret Michel, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des
œuvres, de Vinci à Montaigne, Macula, 1997.
Paz Octavio, Marcel Duchamp : l’apparence mise à nu…, coll. « Essais »,
Gallimard, [1977] 1990.
Peter Fischli/David Weiss, (textes de E. Armstrong, A. C. Danto, Boris
Groys), Walker Art Center, Minneapolis, 1996.
Seitz William C., The Art of Assemblage, MoMA, New York, 1961.
Vinci Léonard, Les Carnets, tomes 1 et 2, trad. Louise Servicen, coll.
« Tel », Gallimard (1942), 1992.
Théories musicales

Adorno Theodor W., Alban Berg. Le maître de la transition infime, (Ö


stereichischer Bundesverlag, 1968), trad. Rainer Rochlitzcoll. «
Bibliothèque des Idées », Gallimard, 1989.
Boulez Pierre, Relevés d’apprenti, Seuil, 1966.
Decarsin François, La Musique, architecture du temps, L’Harmattan, 2001.
Girard Johan, Répétitions. L’esthétique musicale de Terry Riley, Steve Reich
et Philip Glass, PSN, 2010.
Mallet Marie-Louise, La musique en respect, Galilée, 2002.
Marnat Marcel, Maurice Ravel, Fayard, 1986.
Rohmer Éric, De Mozart en Beethoven. Essai sur la notion de profondeur en
musique, coll. « un endroit où aller », Actes Sud, Arles, 1996.
Schoenberg Arnold, Le Style et l’Idée, Théorie et composition,
BuchetChastel, 1977.
Szendy Peter, Tubes, Minuit, 2008.
Écrits sur la danse

Barba Eugenio et Savarese Nicola (dir.), Un dictionnaire d’anthropologie


théâtrale. L’Énergie qui danse. L’art secret de l’acteur, Bouffoneries, no
32-33, ISTA, 1995.
Laban Rudolf, L’Art du mouvement, Acte Sud, 2007.
—, Espace dynamique, Contredanse, 2003
Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Contredanses,
2000
Philosophie des sciences

Aristote, Physique, trad. P. Pellegrin, Flammarion, 2000.


—, Météorologiques, coll. « Des Universités de France », Les Belles Lettres,
1982.
Bachelard Gaston, Le Nouvel Esprit scientifique, (1934), Quadrige/PUF,
1983.
Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, (1927) PUF,
2007.
—, La Pensée et le mouvant, (1938), Quadrige/PUF, 1999.
—, L’Évolution créatrice (1941), Quadrige/PUF, 2001.
—, Matière et Mémoire, Quadrige/PUF, 1999.
—, Durée et simultanéité (à propos de la théorie d’Einstein), Quadrige/PUF,
1988.
Brisson Luc, Macé Arnaud, Therme Anne-Laure (dir.), Lire les
présocratiques, PUF, 2012.
Derrida Jacques, Donner le temps. 1 La fausse monnaie, coll. « La
philosophie en effet », Galilée, 1991.
Hempel Carl G., Éléments d’épistémologie, trad. Bertrand Saint-Sermin,
Armand Colin, 1972.
Husserl Edmond, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime
du temps (1964), trad. H. Dussort, PUF, 1996.
Lefebvre Henri, Méthodologie des sciences, Anthropos, 2002.
Lucrèce, De la nature I, Les Belles Lettres, 1948.
Histoire des sciences

Arnould Henri, L’Énergie, ses transformations, ses applications, Quillet,


début du XXe siècle (non daté).
Ben-Dov Yoav, Invitation à la physique, coll. « Points Sciences », Seuil,
1995.
Black M., Models and Metaphors, Cornell University Press, 1962.
Boudenot Jean-Claude, Histoire de la physique et des physiciens, Ellipses,
2001.
Bradu Pascal, L’Univers des plasmas, Du Big Bang aux technologies du III e
millénaire, Flammarion, 1999.
Breuer Hans, Atlas de la physique, trad. C. Morin, coll. « Encyclopédie
d’aujourd’hui », Livre de poche-Librairie Générale Française, 1997.
Collins L. (dir.), The Use of Models in the Social Sciences, Tavistock
Publications, 1976.
Duhem Pierre, La Théorie physique. Son objet-sa structure, 2e édition revue
et augmentée, Librairie philosophique J. Vrin, 1981.
Feyerabend P. K., Against Method outline of an anarchistic theory of
knowledge, Humanities Press, New York, 1975.
Harré R., The Principle of Scientific Thinking, Mac Millan, 1970.
Hawking Stephen, Une brève histoire du temps. Du Big Bang aux trous
noirs, tad. I. Naddeo-Souriau, « Champs », Flammarion, 1989.
—, Trous noirs et bébés univers, trad. R. Lambert, Odile Jacob, 2000.
Hempel G., Éléments d’épistémologie (Philosophy of Natural Science,
1966), trad. Bertrand Saint-Sermin, Armand Colin, 1972.
Largeaud Jean, Intuition et intuitionnisme, Librairie philosophique J. Vrin,
coll. Mathesis, 1993.
Le Hir Jean, Becam Annick, Lalande Julien, Chimie générale, cours et
exercices résolus, Masson, 1996.
Piaget Jean (dir.), Logique et connaissance scientifique, Encyclopédie de la
Pléiade, Gallimard, (1967) 1996.
Salin D. et Martin J., La Mécanique des fluides, « Points Sciences », Seuil,
1992.
Sarman Jean-Pierre, Dictionnaire de la physique, Hachette, 1981.
Simon Yvan, Énergie et entropie, la physique au P.C.E.M., coll. « U »,
Armand Colin, 1979.
Stengers Isabelle, L’Invention de la mécanique : Pouvoir et raison,
Cosmopolitiques II, La Découverte, 1997.
—, Les Concepts scientifiques, Invention et pouvoir, (La DécouverteConseil
de l’Europe, 1988), coll. « Folio-essais », Gallimard, 1991.
Thom René, Paraboles et catastrophes, (Il Saggiatore, 1980), coll. « Champs
», Flammarion, 1983.
—, Prédire n’est pas expliquer, entretien avec Émile Noël, Eshel, 1991.
—, Modèles mathématiques de la morphogenèse, Christian Bourgois, 1980
Trinh Xuan Thuan, Le Chaos et l’Harmonie. La fabrication du Réel,
Gallimard, 2000.
Trinh Xuan Thuan et Ricard Matthieu, L’Infini dans la paume de la main, Du
Big Bang à l’Éveil, Fayard/Nil, 2000.
Woodcock A. et Davis M., La Théorie des catastrophes, coll.
« Cheminements », L’Âge d’Homme, Lausanne, 1984.
Littérature

Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale, 1, coll. « Tel »,


Gallimard, 1966.
Foucault Michel, Raymond Roussel, Gallimard, 1992.
Olson Charles, « Le vers projectif », 1950, trad. M. Pleynet, in Tel Quel, no
19, 1964
Pigeot Jacqueline, Questions de poétique japonaise, PUF, 1997.
Pound Ezra, Au cœur du travail poétique, trad F. Sauzey, L’Herne, 1980.
Valéry Paul, Œuvres I, Pléiade, Gallimard, 1957.
Autres phénomènes énergétiques

Louis Frédéric, Le Japon. Dictionnaire et civilisation, coll. « Bouquins »,


Laffont, 1996.
Despeux Catherine, Taiji Quan, art martial, technique de longue vie, Éd.
Guy Trédaniel, Maisnie, 1991.
De la foudre, Antigone, no 19, 1994.
Liste des abréviations
GP – gros plan
GPI – gros plan intermédiaire
PA – plan américain
PE – plan d’ensemble
PG – plan général
PM – plan moyen
PP – plan poitrine
PR – plan rapproché
PT – plan taille
TGP – très gros plan
Index

A
advective (force) 185
Alle otto. Solito posto
176
Anticipation of the Night 202-204
ANTONIONI Michelangelo 32, 61-63, 65, 106, 170
ARNOLD Martin 43
À travers l’orage 202
Auberge du dragon (L’) 154
Au début 163
Au hasard Balthazar 60
AUMONT Jacques 13, 23, 111, N2, N3, N26, N48, N59, N63, N67

B
Baisers de secours 109
balistique 7, 37, 39, 83, 97, 139, 209
Belle ensorceleuse (La) 55
bielle 43
Blow Up 62
Blow Out 54, 65
BRAKHAGE Stan 169, 180, 183, 202, 204
BRENEZ N. 43, 87, N43
BRESSON R. 61
BRESSON Robert 13-14, 53, 60, 69, 83, 99, 108, 117, 143, 146
BURGIN Victor 170, 175
C
calorique 8
CARNOT Leonard Sadi 8
Carrie 39, 69, 75, 81, 83-84, 86-87, 89-92, 94-98, 135, 158-159,
178
catastrophes (théorie des) 19, 77, 134, 210, N25, N38, N42, N64
Cézanne 111
chaleur 7-8, 28-29, 88, 94, 123, 135
champ magnétique 77, 80-81, 84, 124
Chaos 1 90
CHAPLIN C. 54 Char 91
cinématique 36, 132
cinétique des fluides
138
circulation 22, 28-29, 37, 49-50, 68, 73, 76, 79, 81, 102, 106,
115, 125-126, 132, 135, 142, 145-146, 151, 154-156, 158-159, 162,
185,
187, 207, N19 Citizen
Kane 177
CLAIR R. 55, 167
Clock Cleaners 75, N10
Close-up 36-37 collage 30,
51, 57, 68, 209
compresseur 39, 98
condensation 81, 144
Conquête de l’Ouest 160
contamination 76, 157, 159, 169, N4, N19
courroie 89, 91, 93, 97-98
Cours des choses (Le) 132, 138, 141, 200
Crossroads 42
Cyclograveur 89
Cyclop (Le) 90

D
DANEY S. 28, 212, N56
DE PALMA B. 39, 54, 66-67, 75, 81, 90, 98, 158-159
degré de liberté 14, 22, 27, 51, 68-70, 75, 80, 83, 98-99, 188
DES PALLIERES A. 167
Designs on Jerry 132 DICKINSON
T. 55
diffusion 9, 153, 159-160, 165, 167, 215
discret 209-210
DISNEY W. 75, 84, 139-141 Dissecting
Machine 89
dissolution 59, 138, 147, 177, 193, 196
Don’t Look Now 157
Donald and Pluto 75, 81, 135 DREYER
C. T. 185

E
Éclipse (L’) 170
EISENSTEIN S.M. 4, 8, 14-15, 19, 24, 31, 35, 40, 42, 83, 98, 115,
139-141, 143, 162, 166, 168-169, 184, 195-198, 207, 211, N5, N18,
N21
électromagnétique 176
EMPEDOCLE 140
energeia 7, 31, 185
énergie 6-10, 13-14, 17, 19-22, 24-29, 31-33, 37-39, 42, 48-49,
52, 59-60, 68-70, 75-77, 79, 81, 83-84, 86, 88, 90-91, 96, 98-104, 106,
109-111, 113, 115, 121, 124, 126-127, 131-132, 134-143, 145,
147, 153-156, 162-163, 176, 178-180, 184, 192, 195, 200, 202, 205-
207,
209-215, N1, N19
Enfer 91
engramme 38, 147, 207
entropie 8, 69, 88, 115, 135, 188, 194, 198
EPSTEIN J. 8, 14, 22, 24, 35, 47-48, 87, 100-101, 108, 115-116, 119,
137, 141-142, 144, 150, 162, 171, 184, 192, 196, 199, 202-203,
207, 211, N2, N14, N62
Eurêka 90-91, 95, 98
Évangile selon Saint Mathieu (L') 120
excentrique 96
explosion 14-15, 31, 33, 35, 39, 86, 88, 98, 109, 112, 196-198, N26

F
FELLINI Federico 73, 98 FISCHLI P.
132, 136-141
flow 31, 214
fluide 7-8, 25, 44, 48, 63, 91, 114, 126-127, 135, 137, 140-141, 143,
146-147, 150-152, 154, 156, 158, 160, 162-163, 165, 167, 176, 184-
186, 191-193, 196, 198, 204-205, 214 flux 29, 79, 83, 102, 118, 125-
126, 131, 137, 141, 145, 147, 151, 156-157, 160, 165, 167, 170-171,
183, 187, 190, 206-207, 211, 213-
214, N19 force 6-8, 11, 13-16, 18, 21, 26-28, 31-32, 35-36, 39, 48, 51,
54, 6061, 67, 76-77, 80-81, 83, 91, 97, 100, 104, 109-110, 114, 123,
127, 131-132, 135-136, 138, 141-143, 145, 151, 155-156, 160, 162-
163,
165, 176, 178-181, 184-187, 195-197, 204, 210, 212-213, N8
Fury 39
fusion 59, 9l4, 137, 167, 198

G
GARREL P. 105
Gaslight 55
GIANIKIAN Y. 38, 144
Ginger et Fred 73
GITAI A. 117
Glace à trois faces (La) 116
GODARD J.-L. 13, 32, 87, 118-119, 125, 167
GOLDBERG R. 132
gond plastique 65, 72-73
GONDRY M. 53-54
Goût du saké (Le) 57, 71, 123-124, 126
gravité 134
Grève (La) 42
GRIFFITH D.W. 42, 202 guidage
49, 68, 79

H
H2O 205
Habitants (Les) 163, 167
Hana-Bi 35
HANOUN M. 70, 111
HELLMAN M. 39
HERACLITE 139, 143, 206, 211
Histoire(s) du cinéma 87, 143, N24
HITCHCOCK A. 39, 53, 65, 87, 184
Homage to New York 92
Home Stories 43
Hommes, Années, Vies 38
Hue, Chroma, Tint 213
HUILLET D. 107, 109-110

I
impetus 37, 109
Inconnu du Nord Express (L’) 53
intervalle 32, 35, 37, 60, 68, 98-105, 108-114, 116, 118-119, 123-
124, 178, 183, 215
Intolérance 42

J
jo-ha-kyu 187 jump-cut
32, 83, 91, 190

K
KIAROSTAMI A. 36-37
KITANO T. 35
KOULECHOV L. 40
Kristall 43 KUROSAWA K. 167-
169, N12

L
LAPLACE P.S. 7
LAVOISIER A. 7
Le vent nous emportera 36
LEE R. 154 liaison
complète 52, 55, 67
liaison démontable 65
liaison élastique 59
liaison non démontable 50, 52, 63, 65, 67-68
liaison rigide 52, 57, 67
Ligne générale (La) 15, 195
LUMIÈRE L. 26, 28-29, 31-32, 145, 211-212 LYE L.
166-167, 170
M
Madame de... 59, 70, 154
Made in USA 118-119
MAREY E.-J. 9, 26, 31, 162-163, 201
matière 7-8, 10, 24-26, 35, 57, 77, 101-102, 117, 121, 127, 131-132,
137-145, 147, 151, 162-163, 176-177, 179, 191-192, 194-199, 202-
207, 209, 214, N31 matière-
énergie 138
mécanique des fluides 10, 30, 126, 131, 144, 147, 190, 200
mécanique des solides 10, 12, 16, 27, 44, 47, 75, 127, 131, 135,
152,
200 méta-matic 92 Méta-
mécanique 88-89 mickey-
mousing 56 Miroir (Le) 146
miscibilité 156, 160, 165, 168
Moïse et Aaron 109, 111, N5
Mon oncle d’Amérique 67
montage alterné 12, 40, 65, 79, 86, 106, 157-158, 165, 209
montage parallèle 42, 209
moteur 37, 48-49, 62, 76, 89, 91-94, 192, N26
MULLER M. 43

N
NARUSE M. 36, 125
Nuit (La) 61, 106, 174
Nuit du chasseur (La) 212

O
Octobre 169
Oiseaux (Les) 39
ondes 7, 10, 14, 24, 126, 140, 166, 176, 201-202, N3
OPHULS M. 59, 70, 154
Ordet 185
Othon 107
OZU Y. 56-57, 70-73, 124-125
P
PASOLINI P.P. 107, 120, N29
PELECHIAN A. 14, 24, 31, 162-163, 189-191, 194, 210, N70
Pièce touchée 43, 49 pillow
shot 121, 125 piston 43, 79,
89, N19 pivot 65, 72, 120
plasma 131, 137, 139-140
plasmaticité 139-141, 206-
207 Play 43 polarisation 76,
210 polariser 6, 147 Politics
of Perception 42 POLLET J.-D.
167 pompe 10, 39 prégnance
14, 51
pression 15, 22, 28, 31-32, 35, 61, 77, 86, 88, 97, 114, 131, 141,
144-147, 150-151, 160, 162, 165, 169, 186-187, 196, 198, 213
principe d’incertitude 162 Pulsion 159, 167

R
raccord à 180° 57, 62, 84, 87, 97, 120
raccord dans l’axe 39, 54-55, 66, 83, 98, 124, 173-174, 178
Raccord dans le mouvement
173 raccord de mouvement 56
raccord de regard 62, 94, 125
Rameau’s Nephew 193, 199
rasoir d’Occam 18
réductionnisme 207 relativité
14, 25, 100-101, 190 RESNAIS A.
67
ressort 35, 59, 148
rhein 145, 186
rhéologie 137, 144,
146
RICARD M. N25
RICCI LUCCHI A. 38, 144
ROEG N. 157
ROHMER E. 105
Rome ville ouverte 186
ruptilité 87, 116

S
Sacrifice 31
saillance 106, 118, 156, 169, 181
Saisons 163, 189, 194, 199
Sicilia ! 109-110
Sifflement de Kotan (Le) 36
Sisters 158-159
SNOW M. 193-194, 213-215 Soif
du mal (La) 31
solide 14, 24, 51, 68, 80, 132, 135, 162, 184, 203, N21
Sonate en la majeur 104-105
Sorcières ou Blanche neige et les sept nains 89
soudage 59, 68, 80 soupape 86, 97
split-screen 6, 35, 53-54, 61, 69, 81, 84, 86-87, 90, 96-97, 158-160,
215
Stalker 114
statique 37, 53, 110
STEINER R. 162, 205, N2
STENGERS I. 16, 18, N36
STRAUB J.-M. 107-110
Sugar Water 53

T
tameru 110
TARKOVSKI A. 8, 14, 24, 31, 114, 145-147, 150, N69
tension 15, 35, 38, 42, 54, 59, 61, 80-81, 83-84, 86-87, 95, 97-98,
109-113, 119-120, 167-169, 181, 186-187, 197, 211
tension interfaciale 160, 165, 167
Terre en transe 180, 184
The Shooting 39
thermodynamique 7-8, 10, 14, 24, 29, 88, 194, 198
THOM R. 10-11, 13, 16-17, 19, 22, 50, 102-103, 210, N1, N64
THUAN T.X. 18, 171, 199, N16
TINGUELY J. 24, 49-50, 88-92, 94-95, 98, 132, 135, N2 torseur
96
travail 7-8, 11, 21-22, 28-29, 38, 51, 68, 73, 79, 88, 110, 123-124,
135, 147, 150-151, 156, 159-160, 162, 169, 178, 188, 210
turbulence 127, 188-190, 192-193, 203

U
Une femme mariée 125
Un espion a disparu 57

V
Vaine Illusion 167
VAN DER KEUKEN J. 13, 150
Vertigo 59
VERTOV D. 12, 25, 31, 37, 83, 101, 109, N3
VEYRE G. 29
Vide 24, 98-99, 102-105, 108, 112-116, 119-120, 126, 131
vide quantique 101, 124
VINCI Léonard 14, 150, 191, 194
viscosité 144, 151, 169, 189, 195
VON MAYER J.R. 8
Voyage à Tokyo 56-57

W
WEISS D. 132, 136-141, 220 WELLES
O. 31, 176-177

Y
Yeux de l’araignée 168

Z
Zabriskie Point 32-33, 42, 62, 87, 184
Table of Contents
Page de titre
Copyright
Table
Remerciements
Introduction
Une théorie énergétique du montage Qu’est-
ce que l’énergie ?
Question d’intuition
Question de modélisation
Question d’analogie
Question de méthodologie : théorie
explicative ou descriptive
Question de vérification et de pertinence
Question de corpus
Introduction à l’énergie du plan
Montage en puissance dans le plan
Le plan et la coupe
Introduction à l’énergie mécanique du montage
Roue
Roulement
Rouage
Partie I Analyse des forces Questions de liaison et d’articulation
1. Modèle de la mécanique classique des solides
Mise en garde
Mise au point
Liaisons mécaniques : types et fonctions
Degrés de liberté
2. Chambres d’expérimentation Mécanique débridée
Donald and Pluto
Carrie au bal du diable
Les Méta-mécaniques de Jean Tinguely
3. Énergie de l’intervalle Poétique du Vide
Modification du régime énergétique
Intervalle/intermittence
Limite versus bord du
plan
Énergie dans le temps/ Énergie
dans l’espace
Indétermination et
mutabilité temporelle
Partie II Poétique des fluides Questions d’écoulement et de transmutation
1. Appréhender les fluides
La matière demeure, et la forme se perd
Le cours des fluides
Suspense
Transfusion
Sortilèges du feu
Transmutation (Alchimie du cinéma)
Instabilité
Transition de phase
Rhéologie
Pression du temps
Fluides filmiques
2. Figures d’écoulement et de diffusion
Hydrodynamique
Vases communicants
Densité du flux
Questions de diffusion
Ondes en phases
Tension interfaciale
Interroger l’écoulement temporel
Caprices du montage / Décharges d’énergie
Traversée de la matière
La carotte de Carrie
Orages électriques
L’acteur comme fluide
Corps conducteurs
Débonder les plans
Turbulence
Attracteur étrange
Forme transitionnelle
Seuil
d’écoulement/saltation
3. Montage plasmateur
Géométrie de l’instable
Inquiétude du regard
Matière-énergie
Conclusion
Bibliographie
Liste des abréviations
Index

Vous aimerez peut-être aussi