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Cliniques méditerranéennes, 64
Jean-Louis Bonnat
« Gérard de Nerval »
un précurseur du « stade du miroir »
(ou l’irraison de la psychose, au service de
la raison du gouvernement politique,
« Le Roi de Bicêtre »)
Jean-Louis Bonnat, professeur de psychopathologie, faculté des lettres et sciences humaines, chemin de la
Censive-du-Tertre, BP 81227, 44312 Nantes cedex 3.
1. Textes datés de 1852. Un ensemble de réflexion et de biographies des « pré-curseurs du
Socialisme », qui restera un ouvrage inachevé (Nerval, 1852).
NB : On suivra l’avancée de ce récit au fur et à mesure de l’énoncé des thèmes cliniques que nous
allons décliner, pour garder à notre texte la cohérence de la démonstration.
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2. Cf. Abely, dès 1927. Et, après lui, Delmas, (1929). Mais on retrouve ce thème chez Maupassant,
chez Musset, chez Van Gogh, etc.
3. Cf. Zazzo. La formule « stade » du Miroir n’a rien à voir avec un moment biographique de la
vie du sujet mais est à concevoir, comme Lacan l’a précisé plus tard (en référence à Kirkegaard
et à ses « stades » de l’Éros), comme une phase de la structure.
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Raoul Spifame, Seigneur des Granges est de famille modeste. Son père
était un « seigneur sans seigneurie », établi en Province. À sa mort il laisse peu de
fortune à ses fils. Raoul – notre héros – part à Paris « étudier les lois et se fit avo-
cat ». Ainsi, le présente Nerval.
Lors de « la rentrée des Chambres du Parlement », une année, le Roi,
Henri II, vint en personne présider cette cérémonie. Raoul Spifame « mêlé à
la tourbe des légistes inférieurs et portant pour toute décoration sa brassière
de docteur en droit », découvre en face de lui, le roi « dans sa robe d’azur
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texte. Dès lors, Raoul Spifame est lui-même un mort, un fantôme ; image
déréelle et symbole de la disparition d’un prince marqué de l’au-delà… pro-
mis à la tombe. « Voici, donc, liés le Moi primordial comme essentiellement
aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire : c’est-à-dire la
structure fondamentale de la folie », comme l’évoquait Lacan, dans un texte
de 1946 (Lacan, 1946).
Depuis ce jour on prend Spifame pour support de taquineries et de
moqueries. On l’appelle « Sire ; Votre Majesté… », etc. Raoul s’y croit et com-
mence à faire acte de jugement et appréciations d’autorité : remontrances et
admonestations se succèdent. Notre héros est bientôt suspendu de ses fonc-
tions pour avoir osé critiquer un jugement du Président de la Cour. Lors de
ses plaidoiries il… débloque, sort du sujet de ses propres requêtes ; attaque
les lois du royaume, critique l’autorité royale, etc. On lui interdit l’exercice de
sa fonction. Et, plus tard, sa propre fille et ses frères demandent contre lui
l’« interdiction civile ». Il est appelé à comparaître devant un tribunal. Cette
fois, sa folie devient sévère. La persécution établie, reconnue par lui est à son
comble. Son propre procès avançant il s’entend interpellé et cité : « C’est le
roi ». « Place au roi ! ». « Voici le roi ! » … Sobriquets et moqueries entendues,
ou hallucinations, toujours est-il qu’il va haranguer ses juges, critiquer les
siens qui l’attaquent. Et prendre une posture … royale. Bref ! Il sort de cette
épreuve nouvelle – dit le texte – « écorné du cerveau ». Dès lors, il ne s’ex-
primera plus qu’en termes de sujet royal ; puis cherche dans l’assemblée la
personne de son ancienne identité : celle de Raoul Spifame, son propre
double, réel, détaché de cette autre double, image idéale, le roi Henri II, qu’il
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« Fonder une imprimerie royale » pour soutenir les propos, édits et autres
paroles de son sujet princier.
Ainsi lancé, ce projet va soutenir et le délire et le maintien de l’activité
sociale – et politique – du couple délirant, ainsi que sa productivité esthé-
tique (Ey, 1973). Mais il y a un autre point qu’il nous faut retenir : celui de la
sollicitude des « soignants » de l’époque à l’endroit de cette production déli-
rante. Ces billets, et autres « ordonnances princières » de cette « imprimerie
royale », ont été dûment conservés (du dire de Nerval et de mémoire d’his-
toriens qu’il cite). Ainsi, l’internement de l’époque assura-t-il, déjà, cette
fonction que Lacan recommandera au psychanalyste, qui maintient sa pré-
sence auprès du sujet psychosé, de se faire « le secrétaire de l’aliéné » ; et,
ainsi, de devenir le dépositaire de ses efforts de prélever sur la jouissance une
part de réel supportable.
6. Qu’on se souvienne de la thèse de Lacan et de ses commentaires sur l’œuvre du crime para-
noïaque, de ses idées délirantes et de leur audience auprès d’un large public (Lacan, 1932).
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« L’impression que produisit sur le pauvre fou l’aspect de Henri lui-même lors-
qu’il fut amené devant lui, fut si forte qu’il retomba aussitôt dans une de ses
fièvres les plus furieuses, pendant laquelle il confondait comme autrefois et ne
pouvait s’y reconnaître quoiqu’il fit, ses deux existences de Henri et Spifame. »
La confusion, donc, des deux existences mêlées se réinstalle. La stabilité
acquise est interrompue par cette nouvelle rencontre avec le roi véritable. Le
déclenchement se répète. Les effets, passés, du délire et des connivences
acquises laissent place à nouveau à l’angoisse envahissante, propice à la solu-
tion possible d’un passage à l’acte.
7. Cf. Nerval (1853), et la note qui se rapporte à la Suzeraineté de A. Dumas (cf. Les Correspon-
dances).
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Nous arrêtons ici le commentaire qui nous fait attribuer à l’auteur des
Illuminés une science qui est, déjà, plus que celle des aliénistes de son temps,
à propos de la folie et de ses mécanismes d’aliénation.
Nerval en avait connu les effets, d’expérience (entre 1841 et 1842 et plus
récemment en 1851). Il saura en subir à nouveau l’emprise et sera interné chez
le docteur E. Blanche. Entre ces deux épisodes se situe, donc, cet essai sur les
Illuminés et toute cette littérature, qu’enfant, il a lue dans la bibliothèque de
son oncle, à Mortefontaine, dans le Vallois.
De cette « littérature indigeste », pour son entendement d’enfant, il a su
tirer le commentaire qu’il situe en hommage à « Éloge de la folie » d’Erasme.
Il y présente ces « précurseurs du socialisme » dans la double ironie 8, celle
de la métaphore délirante et celle de l’impertinence à l’égard du pouvoir
politique, laquelle se veut réformatrice de la société dans la gestion du droit
des citoyens et la gourvernance du réel et de ses jouissances.
C’est là une preuve de plus que l’artiste sait devancer, comme l’a évoqué
J. Lacan (dans son « hommage à Marguerite Duras ») le psychanalyste, voire
le clinicien aliéniste du XIXe siècle, déjà.
C’est, aussi bien, la démonstration de ce pouvoir qu’apporte le « créateur
littéraire », quand il sait répondre de cette position que V. Segalen, dans sa
thèse de médecine, de 1906, nommait être celle des « cliniciens es lettres ».
Clinicien ! C’est une tâche noble et combien difficile ! Et « clinicien es lettres »
– ce que Lacan souhaitait au clinicien : d’être lettré – requiert un supplément
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8. Cf. Miller (1992) où se démontre que l’ironie de la psychose vaut pour finalité et adresse de
s’intéresser au discours-maître de la « politique » au sens fort et génial du terme.
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BIBLIOGRAPHIE
Résumé
On met en évidence, ici, à propos d’un texte des Illuminés, de G. de Nerval, comment
la rencontre avec un personnage illustre déstabilise un sujet ; l’entraîne dans une alié-
nation que l’auteur spécifie : par suite d’une identification « par le regard et par la
parole » (texte on ne peut plus de « clinique es lettres » !).
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C’est là les avatars racontés d’un étudiant rencontrant « un-père réel » (J. Lacan) lors
d’un moment de grande solennité. Or, ce qui est le génie de ce texte est de montrer
que, non seulement l’aliénation peut trouver à se stabiliser (dans une réalisation de
pseudo-lien social, imaginaire) mais, de plus, que la folie – selon l’idée d’Érasme –
peut encore servir et éclairer le gouvernement des citoyens. Folie, mais « folie raison-
nante » (et donc « partielle », comme on disait au XIXe) et surtout… folie salutaire à
l’humanisation de l’humanité elle-même (cf. J. Lacan).
Mots clés
Déclenchement, folie et « délire avec fièvre », suppléance imaginaire et stabilisation de et dans
la psychose, forclusion, identification, narcissisme, moi-idéal, idéal du Moi-Insignes, toute-
puissance de la mégalomanie.
Summary
Here the author uses a text, The Illuminati, from by the 19th century Romantic poet
Gérard de Nerval, to highlight how meeting a famous person unsettles a subject, dra-
wing him or her into an alienation explained by the author as following from an iden-
tification « by looking and speaking » (a fine example of literary-clinical language !).
Here we see the avatars recounted by a student encountering a « real father »
(J. Lacan) at a moment of great solemnity. Now, the genius of this text is in the way it
shows not only that alienation can manage to stabilise itself (in a realisation of the
social and imaginary psuedo-link) but, further, that madness – according to
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Key words
Triggering. Madness and « feverous delirium », imaginary substitution and stabilisation of
and in psychosis, preclusion, identification, narcissism, ideal ego, ideal of the ego-insignia,
omnipotence of megalomania.