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Jean-Jacques Barreau
Dans Topique 2006/2 (no 95), pages 103 à 125
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 0040-9375
ISBN 2847950761
DOI 10.3917/top.095.0103
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Jean-Jacques Barreau
« non arrivée » (15). Mais c’est dans trois articles de 1896 que Freud expose sa
théorie de la séduction (18) (19) (20) : Les symptômes hystériques y sont
présentés comme des « symboles mnésiques », c’est-à-dire la répétition symbo-
lique d’expériences traumatiques passées. Pour Freud, la cause de l’hystérie
n’est plus l’incident traumatique, comme le pense Charcot, mais son souvenir
refoulé qui agit à la manière d’un « corps étranger ». Les hystériques souffrent
de « réminiscences », leurs symptômes sont « les résidus mnésiques » d’expé-
riences émotives que Freud et Breuer appellent « traumas psychiques » (24) en
référence aux traumatismes physiques auxquels Charcot rattachait la paralysie
hystérique et qui sont, pour Freud, « un ou plusieurs vécus d’expérience sexuelle
prématurée. » (20) Aussi, partant des expériences insignifiantes que révèle
parfois le discours de ses patientes hystériques, il est amené à supposer l’exis-
tence d’une expérience sexuelle plus précoce pour expliquer la force pathogène
d’expériences anodines plus tardives et à découvrir l’effet d’après-coup. Cet
écart que la théorie de la séduction introduit entre la cause de la névrose et
l’incident traumatique se creusera jusqu’à faire le lit de la « réalité psychique ».
C’est en septembre 1897, sous l’effet de son autoanalyse stimulée par ses
voyages en train et par le décès de son père, « l’événement le plus significatif,
la perte la plus radicale intervenant dans la vie d’un homme » (22), que la
position de Freud va changer. Le 21 septembre, au retour de son voyage en
Toscane et en Ombrie, il écrit à Fliess sa fameuse lettre où il annonce qu’il ne
croit plus à sa « neurotica » (13). Il renonce à fonder la théorie de la séduction,
et donc l’étiologie des névroses, sur un traumatisme identifié comme une
séduction sexuelle agie par un adulte pervers sur un enfant innocent, ce qui va
lui permettre de voir « la vie sexuelle de l’enfant se dérouler devant lui dans
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ce discours selon le modèle que Freud défendra contre Jung dans À partir de
l’histoire d’une névrose infantile (33). Ainsi, le Trauma comme cause dit
l’origine, mais comme horizon, comme événement à venir. Il dit l’origine dissé-
minée dans ses devenirs, sur les modes de la répétition, du transfert et de
l’après-coup.
Dans les Études sur l’hystérie, Freud montre comment plus il pénètre en
profondeur les souvenirs des patients, plus ces souvenirs se présentent avec
difficulté jusqu’au moment où il rencontre le « noyau central des souvenirs »
dont le patient persiste à nier l’existence (17). Il pose alors la question suivante :
« S’agit-il réellement de pensées inachevées ayant simplement eu la possibilité
d’exister ? En pareil cas, la thérapeutique consisterait-elle simplement en l’achè-
vement d’un acte psychique resté jadis inaccompli ? » (17) Cet acte psychique
reste inaccompli en raison de la précocité de la survenue du trauma alors que
l’appareil psychique n’est pas prêt à l’accueillir. La prématurité de l’infans et
de sa psyché est partout soulignée par Freud qui cherche toujours à situer plus
précocement l’expérience traumatique qui doit être vécue à une période où les
traces mnésiques ne trouvent pas les moyens de leur traduction, comme il l’écrit
à Fliess dès 1896 (13). Cette conception du Trauma comme « lacune dans le
psychisme » conduira à la conceptualisation de la répétition et du transfert
comme actualisation en lieu et place de ce qui est « non arrivé ». L’accent se
portera sur les conditions de fonctionnement du processus psychique, il se
déplacera du contenu de la scène traumatique à l’événement d’un processus
selon le modèle du travail du rêve. L’accent se déplacera de la recherche d’un
incident traumatique comme cause à la définition de l’événement comme
devenir. Le Trauma, qui était un événement psychique traité comme « non
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d’une inscription non perçue et non vécue par le sujet lui-même, mais condition
de la possibilité de l’événement du vécu. Cette mémoire phylogénétique du
non-vécu – c’est-à-dire de ce qui n’est pas présent et non de ce qui n’est pas
réel – est le socle sur lequel la mémoire individuelle comme oubli peut
fonctionner. Cette mémoire phylogénétique ne revient pas sur le mode du
souvenir mais comme répétition, comme « automaton », ce qui est le mode
d’expression de l’angoisse traumatique. Cette mémoire non vécue est du
domaine de l’idéalité, le Surmoi étant le support de sa transmission (39).
Si, à partir de 1897, Freud doit prendre en compte, à côté de la « réalité
matérielle » (Realität) (35), une « réalité effective » (Wirklichkeit) (44) et la
production d’effets de réalité palpables – car c’est un sentiment d’effectivité
(Wirklichkeitsgefühl) qui caractérise la réalité psychique – la question de la
réalité matérielle du traumatisme ne sera jamais close. Freud y reviendra tout
au long de son œuvre et, sur ce point, la discussion sur la réalité de la scène
primitive de « l’homme aux loups » est exemplaire (33). Si le mot « trauma »
n’est pas prononcé dans l’article de 1937, Constructions dans l’analyse (46),
la question de la réalité matérielle n’y est pas absente. Freud y use de la
métaphore archéologique et parle de « vérité historique », notion qui sera au
centre de son Moïse (48). Il reconnaît néanmoins, comme il avait déjà dû le faire,
qu’il est souvent impossible d’accéder aux souvenirs infantiles ; c’est d’ailleurs
ce qui justifie et nécessite les constructions élaborées par l’analyste.
Si, progressivement, le modèle traumatique fait place au modèle pulsionnel,
celui-ci restera toujours hanté par celui-là. Non seulement le trauma ne disparaît
pas du corpus freudien, mais il continue comme modèle à imprégner, voire à
orienter de nombreux concepts. Il reviendra en force avec la guerre et la névrose
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sur son histoire. Un tel s’avoir n’apporte rien, pas plus que les explications
sexuelles apportées aux enfants ne modifient leurs théories sexuelles auxquelles
ils ne sont pas disposés à renoncer, comme le note Freud dans un autre article
de 1937, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin (45). Le vrai en psychanalyse
est en rapport avec le sentiment de « conviction » (Überzeugung) souvent
accompagné de l’intensité et de l’hyper netteté (Überdeutliche) d’une repré-
sentation, caractères qui sont pourtant sans rapport avec le facteur de réalité,
mais déterminés par deux éléments : l’accomplissement du désir et le degré de
condensation :
« L’intensité la plus grande porte sur les éléments du rêve dont la formation
a exigé le plus grand travail de condensation. Nous pouvons donc penser que
cette dernière condition et celle de l’accomplissement du désir sont exprimées
en une seule formule. » (22)
L’hyper netteté du souvenir-écran et l’intensité des images du rêve, qui sont
liées au transfert de l’intensité des représentations inconscientes sur des repré-
sentations préconscientes, conduisent à une conviction profonde qui ne se
distingue en rien de celle qui est fondée sur le souvenir, et le rêve lui-même est
une modalité du « remémorer » :
« Or, je ne suis pas d’avis que ces scènes devraient nécessairement être des
fantaisies du fait qu’elles ne reviennent pas en tant que souvenirs. Il me semble
absolument équivalant au souvenir qu’elles se remplacent – comme dans notre
cas – par des rêves dont l’analyse ramène régulièrement à la même scène et qui
dans un inlassable remaniement reproduisent chaque morceau de son contenu.
Rêver n’est-il pas également un remémorer, même dans les conditions propres
à la période nocturne et à la formation du rêve. Par ce retour dans les rêves, je
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Freud a besoin pour construire son édifice et qui, pour Lacan, fonde la persis-
tance même du nom de Freud :
« C’est autour du terme de réalité, du vrai sens de ce mot, toujours employé
par nous d’une façon si inconsidérée, que se situe la puissance de la conception
de Freud, et qu’il faut mesurer à la persistance du nom même de Freud dans le
déploiement de notre activité analytique. » (51)
Ce socle pour « installer sa colonne » (13), qu’il cherchera un temps dans
la théorie biologique de Fliess, il le trouvera finalement dans le rêve :
« Dans ce bouleversement de toutes les valeurs, seul ce qui relève du psycho-
logique est resté intact. Le rêve est là en toute certitude…» (13)
Mais c’est un socle fragile qui toujours menace de se dérober sous ses pieds,
comme son Moïse « statue d’airain aux pieds d’argile » (48), ce qui imprime à
sa démarche spéculative cette claudication si caractéristique : réalité-fantasme,
réalité-fantasme… Claudication qui contraste avec la démarche de Gradiva
dont le pied semble ne jamais prendre appui sur le sol. Cette oscillation de la
démarche freudienne se développe de manière exemplaire au cours de la
discussion, qui se termine par un « non liquet », sur le caractère réel ou fantas-
matique de la scène primitive de « l’homme aux loups » (33). L’indécidabilité
entre le fantasme et la réalité, ce « rythme-hésitation » (Zauderrythmus) (38),
est le rythme même de ce texte alors que le « mouvement constant d’oscil-
lation » (33) des investissements libidinaux, trait caractéristique de l’inconscient,
domine le tableau clinique de Serguei Constantinovitch Pankejeff.
Cette vacillation permanente entre le réel et l’imaginaire témoigne, selon
Lacan, de la naissance de la vérité dans la parole qui lui donne sa « structure
de fiction » (52). Mais pour Freud la vérité, comme la réalité, est plurielle, et
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1. Pour Nicolas Rand et Maria Torok, l’oscillation de Freud est le fait d’une « souffrance
interne de Freud » qui conduit à une impasse théorique. Ils rattachent cette « souffrance » à une
crypte de Freud, un pensé laissé par un secret de famille : la condamnation, en 1865, de son oncle
Joseph à dix ans de prison fermes pour une affaire de fausse monnaie et, surtout, le rôle qu’au-
raient tenu ses demi-frères, installés en Angleterre, dans cette affaire. L’indécision serait la
résultante d’une volonté de savoir et d’un mouvement inverse : Voir N. Rand et M. Torok,
questions posées à Freud. Pour d’autres auteurs, cette indécision consécutive à l’abandon de la
théorie de la séduction entendue comme faute des pères, est liée au refoulement par Freud de la
faute de son propre père : Marie Balmary, dans L’homme aux statues : la faute cachée du père,
Grasset, Paris, 1979, reprend l’hypothèse d’une troisième épouse de Jacob, Rebecca, répudiée
et morte de chagrin. Pour Marianne Krull, dans son livre : Sigmund fils de Jacob, la faute cachée
du père serait sa rupture coupable avec la communauté juive orthodoxe.
JEAN-JACQUES BARREAU – DU TRAUMATISME À L’ÉVÉNEMENT 113
temps par ailleurs oubliés. C’est pourquoi un motif secret est bel et bien
nécessaire pour extraire ce petit rien réel et le mettre en forme à la manière
dont en a usé Léonard avec l’oiseau baptisé vautour et son curieux agisse-
ment. » (26)
En revanche, une autre citation de Rolland Barthes est davantage en
accord avec la conception freudienne du référent :
« J’appelle référent photographique, écrit R. Barthes, non pas la chose
facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose
nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y
aurait pas de photographie. La peinture, elle, peut peindre la réalité sans
l’avoir vue. » (5)
Cette distinction entre « la chose nécessairement réelle » et « la chose
facultativement réelle » rejoint la position de Freud sur la réalité de la scène
primitive de « l’homme aux loups ». Il y a une réalité facultative, que Freud
est disposé à abandonner, et une réalité nécessaire qu’il défendra jusqu’au
bout, celle de l’inscription. La photographie réunie deux des modèles utilisés
par Freud pour représenter l’appareil psychique : le modèle optique et le
modèle de l’inscription, ici de l’impression argentique sur la pellicule. La
photo propose un support à l’inscription de la perception qui ne se donne que
dans l’après-coup de son développement sur le film puis de sa révélation sur
le papier :
« Une analogie grossière, mais qui n’est pas inadaptée, avec cette relation
supposée entre l’activité consciente et l’activité inconsciente pourrait être
tirée du domaine de la photographie ordinaire. Le premier stade de la photo-
graphie est le « négatif » ; toute image photographique doit passer par le « tira-
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férence des sexes, d’abord traumatisme, fait événement d’une réalité d’abord
désavouée.
« Par l’entremise du rêve, l’observation du coït faite à un an et demi pro-
duit après-coup ses effets (...) La réactivation de l’image, de cette image qui
peut maintenant être comprise grâce au développement intellectuel plus avan-
cé, agit à la façon d’un évènement récent, mais aussi à la manière d’un trau-
matisme nouveau... » (33)
Le rêve de « l’homme aux loups » est événement en tant qu’il est l’élabo-
ration psychique d’une première scène dite traumatique et traumatisme dans
la mesure où il appelle une nouvelle élaboration psychique, un autre mouve-
ment d’après-coup qui sera celui de l’analyse. Le processus analytique s’ap-
parente à celui qui est décrit dans la cure de l’homme aux loups où un trau-
matisme requiert sa transformation psychique en événement, lui-même trau-
matisme pour une élaboration à venir. Le travail analytique répond à l’exi-
gence de travail psychique qu’impose le Trauma, et l’interprétation psycha-
nalytique peut se décrire comme l’événement dans la pensée de l’analyste et
de l’analysant d’un élément signifiant qui fait effraction dans le déroulement
des pensées flottantes et se comporte comme un corps étranger interne qui
cristallise et réorganise un réseau de représentations latentes :
« La cure se compose de deux parts, ce que le médecin devine et dit au
malade, et, du côté du malade, l’élaboration de ce qu’il a entendu » (25)
Le rêve de « l’homme aux loups », nous dit Freud, se rapporte à « un évé-
nement réellement arrivé » (33). Bien plus que sur la réalité de la scène du coït
a tergo dont Serguei Pankejeff aurait été témoin enfant, c’est la réalité de
l’événement d’une inscription qui fait date qui, pour Freud, est ici en cause.
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invraisemblable que cela puisse paraître, il y pense car l’essentiel à ses yeux
doit être l’absence de moyen de symbolisation du traumatisme. Il faut que la
scène fasse date avant l’apparition du langage ; le traumatisme doit être pré-
verbal. Il ne peut alors s’agir d’une scène oubliée, mais bien d’une scène
imprimée et non symbolisée avant sa reprise par le rêve. C’est par une note
de bas de page que Freud, sur ce point, s’exprime clairement pour la premiè-
re fois :
« À un an et demi il recueillit les impressions dont la compréhension dif-
férée lui fut rendue possible, à l’époque du rêve, de par son développement,
son excitation et son investissement sexuels. » (33)
Quelques soient les hésitations de Freud concernant la perception de la
scène primitive, il ne fait aucun doute pour lui qu’il y a eu inscription d’une
perception, d’une image mnésique déterminant les caractères de l’objet du
désir. La réalité de l’impression d’une perception, la réalité d’une inscription
psychique, d’un « petit rien réel », détermine sur quelle réalité viendra buter
le sujet. Le déterminisme freudien ne se réfère pas à une causalité linéaire à
partir d’un passé qui dicterait les événements du présent, mais à l’existence
d’un passé qui appelle sa représentation. La prédétermination freudienne par
les impressions infantiles a sa source dans une indétermination (réalité ou fan-
tasme) où l’indéterminé de l’impression prescrit sa détermination à venir et la
lecture qui en déterminera le sens. Ce qui est prédéterminé est l’indéterminé
comme possibilité, toujours différée, de son événement. La « réalité de
quelque chose d’inconnu » est la réalité d’une inscription dont le motif ne sera
figuré qu’après-coup dans le rêve puis dans la construction analytique.
L’afflux pulsionnel dont cet événement est l’occasion constitue l’impact trau-
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4. LE CRISTAL DE L’ÉVÉNEMENT
n’existe pas hors du frayage qui trace une voie. Que la trace mnésique ne soit
pas l’image de la chose, la conception freudienne de la mémoire comme
« processus de stratification » de plusieurs enregistrements en est une autre
confirmation :
« Tu sais que, dans mes travaux, je pars de l’hypothèse que notre méca-
nisme psychique s’est établi par un processus de stratification : les matériaux
présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de temps en temps
remaniés suivant les circonstances nouvelles. Ce qu’il y a d’essentiellement
neuf dans ma théorie, c’est l’idée que la mémoire est présente non pas une
seule fois mais plusieurs fois et qu’elle se compose de diverses sortes de
signes (...) J’ignore le nombre de ses enregistrements. Ils sont au moins trois
et probablement davantage. » (13)
C’est ce modèle de transcriptions multiples que reprendra Freud, en le
modifiant quelque peu, dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve où
l’appareil psychique est représenté par une succession d’instances psychiques
(22). Pour Freud, le souvenir ne correspond ni à la perception, ni aux images
mnésiques conscientes. La mémoire est constituée des systèmes de traces et
de leurs enregistrements et transcriptions successives ou simultanées lors de
leur traversée de l’ensemble des systèmes de l’appareil psychique. Au cours
de cette traversée-traduction, ces traces sont investies par les pulsions, affec-
tées et transformées par l’action des fantasmes de désir inconscients qui cher-
chent inlassablement, répétitivement, une voie d’expression. Le passé est tou-
jours transformé, remanié, reconstruit par l’organisation fantasmatique, par la
mise en scène du désir. Pas davantage qu’une série de tableaux juxtaposés, le
passé n’est un panorama que le voyageur peut embrasser d’un seul regard. Le
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Parler ici de récit demanderait de définir avec soin à quel récit s’intéresse
la psychanalyse. On peut déjà avancer qu’il s’agit d’un récit qui ne raconte
rien au sens traditionnel. D’un récit qui ne privilégie pas la mise en ordre des
éléments qui le composent mais qui s’intéresse à chacun de ces éléments, à
l’occurrence, à l’incidence… D’un récit qui n’est pas ordonné linéairement,
mais qui se dissémine dans un réseau de chaînes associatives à travers le
détour, le transfert et la répétition.
« On m’avait demandé : racontez-nous comment les choses se sont pas-
sées « au juste ». _ Un récit ? je commençai : Je ne suis ni savant ni ignorant.
J’ai connu des joies. C’est trop peu dire. Je leur racontai l’histoire tout entiè-
re qu’ils écoutaient, me semble-t-il, avec intérêt, du moins au début. Mais la
fin fut pour nous une commune surprise. « Après ce commencement,
disaient-ils, vous en viendrez aux faits. » Comment cela ! Le récit était ter-
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qui auraient déjà eu lieu et qui existeraient en dehors du récit qui les raconte.
Désir d’un récit qui produit les événements aussi bien qu’il les raconte :
« Ce qui arrive provoque le narrateur et la narration ; et les composantes
de la narration sont ce sans quoi l’événement sans doute n’aurait pas eu lieu.
C’est comme si la condition narrative était la cause de la chose racontée ;
comme si le récit produisait l’événement qu’il est supposé rapporter. C’est à
la condition du récit que l’événement raconté aurait eu lieu : qu’il aura eu lieu
(…) C’est le récit qui donne la possibilité de la chose racontée, la possibilité
de l’histoire comme l’histoire d’un don. » (12)
En 1897, Freud semble se dégager d’une sorte de sidération traumatique
par le discours des hystériques. Mais les remaniements théoriques qui vont se
développer après l’abandon de la « neurotica » étaient annoncés par le concept
d’après-coup, introduit une année plus tôt dans le manuscrit K (13) où déjà le
Trauma se donnait comme toujours reconstruit. C’est dans l’après-coup que
Freud développe ce qui, dès la première conception du Trauma, annonçait une
théorie de l’appareil psychique comme appareil d’écriture et de traduction. Le
Trauma n’est en rien réductible à l’incident ni de la première ni de la secon-
de scène : il est la rencontre de deux scènes comme exigence qu’il y ait tou-
jours une autre scène pour représenter la précédente. Il est à la lisière de la
trace comme négatif – au sens photographique d’impression (Eindrücke) sur
la pellicule psychique – et de son développement en positif dans le cadre d’un
processus où le cliché développé serait, lui-même, le négatif d’un développe-
ment à venir. Un développement qui se présente comme l’événement de la
traduction en tant qu’elle n’est pas simple reproduction, mais qu’elle engage
la répétition comme figure d’affirmation du sujet inconscient du désir dans le
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Jean-Jacques BARREAU
22 Quai du Louvre
75001 Paris
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