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Le corps et les écrans.

Toute image est portée par le désir d'une hallucination qui devienne
réelle.
Serge Tisseron
Dans Champ psychosomatique 2008/4 (n° 52), pages 47 à 57
Éditions L’Esprit du temps
ISSN 1266-5371
ISBN 9782847951363
DOI 10.3917/cpsy.052.0047
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Le corps et les écrans.
Toute image est portée par le désir
d’une hallucination qui devienne
réelle.
Serge Tisseron

C
’est avec notre corps autant qu’avec notre esprit que
nous approprions les images, à travers les émotions et
les ébauches de gestes qu’elles suscitent. Chez l’enfant
jeune, l’influence des écrans est plus grande encore puisqu’ils
semblent intervenir sur la construction de l’image de soi. Et,
chez l’adolescent, ils sont inséparables de l’encouragement
aux identités multiples qui participent aujourd’hui à la fois à
l’estime de soi et à l’approche de la relation à l’autre. D’où leur
vient ce pouvoir ? Du fait que tout homme est la première
machine à fabriquer des images à laquelle il ait affaire.
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1. LA TÉLÉVISION ET LE BÉBÉ

Un bébé n’est pas un enfant comme les autres. Chez lui, la


télévision affecte la construction même des repères et des
fonctions psychiques, alors que ceux-ci sont déjà en grande
partie constitués chez l’enfant plus âgé. En pratique, la
confrontation du tout-petit au paysage audiovisuel a trois séries
de conséquences : sur la construction de l’image de soi et de
sa famille, sur les acquisitions linguistiques et sur les modèles 1; Voir à ce sujet mon
internes qui régissent son rapport au monde 1. Tenons-nous en ouvrage : Les dangers de
ici à un seul aspect : la construction de l’image de soi la télé pour les bébés,
Édition Éres, 2009

Serge TISSERON - Psychiatre et psychanalyste, directeur de Recherches à


l’Université Paris X Nanterre

Champ Psychosomatique, 2008, n° 52, 47-57.


48 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

Un jeune enfant interagit avec le monde par tous ses sens. Il


suffit de le regarder jouer pour s’en apercevoir. Il se traîne par
terre en même temps qu’il pousse ses jouets, et préfère ceux
qui sont un peu lourds et lui offrent une résistance à ceux qui
ne pèsent pratiquement rien – d’où le succès à cet âge de ceux
qui sont en bois. En même temps, il les porte sans cesse à sa
bouche et il recherche le bruit qu’ils font… et sait d’ailleurs
les rendre tous bruyants en les traînant sur le sol ! Autrement
dit, la relation du jeune enfant à ses jouets est multisensorielle,
associant la vue, l’audition, le toucher et l’odorat. C’est dans
cette intrication permanente que se tisse son image incons-
ciente du corps et que s’installe son sentiment d’être à la fois
« dans son corps » et « au monde ».
Peter Winterstein, pédiatre allemand, a montré, en utilisant
le dessin d’enfant, que cette première fonction est perturbée
chez les enfants gros consommateurs de télévision. La
consigne « dessine-moi un bonhomme », proposée dans les
mêmes conditions à tous les enfants qu’il a reçus pendant
trente cinq ans, amène de plus en plus sous le crayon de ceux-
2. « L’abus de télé tue la ci des représentations de corps déformés, voire amputés, et,
créativité », in Courrier pour les plus gros consommateurs de petit écran, complète-
International, janvier
2006. Egalement cité par ment aberrants 2.
le mensuel Psychologies,
janvier 2006.
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2. LE CORPS RENDU INVULNÉRABLE PAR LE
SPECTACLE TÉLÉVISUEL

Parmi tous les enfants qui regardent beaucoup les dessins


3. Dimitri Christakis et animés, les garçons présentent un risque élevé de devenir
Frederick Zimmerman. violents à l’adolescence, alors que ce risque n’existe pas chez
(Enquête publiée dans la
revue américaine
les filles 3. En fait, la raison de cette différence se trouve dans
Journal of Pediatrics, les programmes eux-mêmes. La plupart des dessins animés
4 April 2004, vol 113; pour enfants exaltent l’hyper puissance des héros masculins
708-713).
tandis que les héroïnes sont souvent réduites à de super fées,
quand ce n’est pas de simples figurantes rimelisées. Les
garçons qui regardent ces séries sont donc invités à s’identifier
à des personnages invincibles et ont du coup, tendance à
recourir à la violence plus facilement, puisqu’ils se rêvent
volontiers invulnérables. En revanche, les filles invitées à
s’identifier à des poupées ne courent pas le même risque. Bien
sûr, ces programmes ont forcément des effets sur elles aussi,
mais ils n’ont fait, à ma connaissance, l’objet d’aucune étude…
LE CORPS ET LES ÉCRANS. TOUTE IMAGE EST PORTÉE PAR 49
LE DÉSIR D’UNE HALLUCINATION QUI DEVIENNE RÉELLE

D’après mes propres recherches 4, les enfants de quatre ans 4. Etude menée en 2007
et 2008 sur trois écoles
qui regardent le journal télévisé présentent deux différences maternelles de Paris,
majeures par rapport à ceux qui ne le regardent pas : ils ont Argenteuil et Gonesse
d’abord tendance à s’imaginer beaucoup plus souvent en situa- (95). (À paraître).
tion de victime, mais lorsqu’on les invite à privilégier une
posture parmi plusieurs, ils plébiscitent celle de redresseur de
tort. Cette étude confirme celles qui indiquent que le profil
rêvé de la majorité des jeunes français est le héros humanitaire.
Mais « rêver » d’être un tel héros est souvent une façon de
tenter d’échapper à un présent angoissant. Et tel est bien la
situation de tous les enfants qui s’imaginent victimes. Rien ne
prouve pourtant que ce soit le fait de regarder les actualités
télévisées qui produisent cet effet, car le fait de laisser un
enfant regarder ces programmes peut être un élément parmi
d’autres d’un système d’interactions familiales susceptible de
générer une posture victimaire chez un enfant. Cette posture, et
le fait de regarder les actualités, seraient alors deux consé-
quences parallèles d’un certain système éducatif.
Les chercheurs semblent malheureusement plus intéressés
à étudier les conséquences des images quand elles s’exercent
dans le sens des comportements antisociaux que dans le sens
de la dépression ou de la soumission, et pourtant, ce danger est
tout aussi grand.
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3. LE CORPS À L’ÉPREUVE DE LA
PHOTOGRAPHIE PARENTALE

Depuis quelques années, la photographie numérique est en


train de nous faire accomplir une révolution. Les parents
photographient et filment en effet de plus en plus leur progé-
niture, puis installent ces images sur l’écran de la télévision ou
celui de l’ordinateur familial. Et là, que découvre l’enfant ?
Une image qui le représente comme celle du miroir, mais qui
est pourtant bien différente. En effet, alors que les miroirs
d’argent inversent notre image, les miroirs de pixels la redres-
sent. Sur les premiers, nous voyons la moitié droite de notre
corps comme notre partie gauche et vice versa. Au contraire,
sur un écran, nous voyons notre apparence telle que les autres
la voient. Du coup, nous n’avons plus affaire à une seule série
d’images de nous-mêmes, mais à deux : celle des miroirs et
celles des photographies et des films familiaux. Et cela change
50 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

tout, notamment dans le domaine de la relation à l’image de


soi.
Car l’enfant qui grandit en ayant deux séries d’images de
lui-même ne tarde pas à penser qu’il pourrait en avoir
beaucoup plus. Et quand les représentations de soi se multi-
plient, l’identité ne s’attache plus à aucune. Sous l’effet de la
généralisation de la photographie familiale, les jeunes ratta-
chent beaucoup moins leur identité à la représentation visuelle
d’eux-mêmes. À tel point que le traditionnel « stade du
miroir » décrit par Jacques Lacan pourrait bientôt être
remplacé par un « stade des écrans », les miroirs plans n’étant
qu’une variété parmi d’autres de ceux-ci.
L’effet de cette évolution est bien visible au Japon. Les
traditionnelles cabines de photomaton ont cédé la place à des
dispositifs comportant trois pièces : la première pour se
maquiller et se déguiser, la seconde pour se photographier, et la
troisième pour transformer son image à l’aide de trucages
numériques. L’image, au final, est celle qu’on a choisi de se
fabriquer. Elle ne ressemble pas à son propriétaire, et pourtant
il a l’impression qu’elle est une facette de lui-même. L’appa-
rence comme repère de l’identité a cédé la place aux identités
multiples qui sont chacune une partie de soi.
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4. L’ÉCRAN ET LES IDENTITÉS MULTIPLES

Le mot « avatar », qui désigne dans la religion hindouiste


les diverses incarnations sur terre du dieu Vishnou, sert de
5. Les plus connus sont terme générique pour les figurines chargées de nous repré-
les petits personnages de
MSN qui permettent de senter sur nos écrans. L’avatar peut être réduit à une sorte de
repérer si notre interlo- logo ou enrichi d’un grand nombre de détails personnels5,
cuteur est « présent » ou mais, dans tous les cas, il est aussi indispensable pour entrer et
« absent », et les plus
complexes les créatures interagir dans les espaces virtuels que notre carte bancaire pour
fantastiques des jeux retirer de l’argent à un distributeur !
vidéo. Mais on peut Les avatars sont nos ambassadeurs dans les mondes virtuels
considérer que les étoiles
qui figurent chaque et tout dépend de la place que nous leur accordons. Pour
usager d’un site de vente certains, ils ne sont qu’une clé pour accéder aux espaces qu’ils
en ligne comme eBay en souhaitent découvrir. Mais pour d’autres, ils sont beaucoup
font également partie.
plus : une jeune femme adepte de Second life m’expliquait un
jour que « les bulles la chatouillait » quand elle plongeait son
avatar dans un jacuzzi virtuel ! Tout dépend de notre capacité à
nous projeter dans des marionnettes chargées de nous repré-
LE CORPS ET LES ÉCRANS. TOUTE IMAGE EST PORTÉE PAR 51
LE DÉSIR D’UNE HALLUCINATION QUI DEVIENNE RÉELLE

senter. Le roman et le cinéma s’en étaient déjà fait l’écho :


l’héroïne du film de Bunuel La vie secrète d’Archibald de la
Cruz pousse un cri quand le héros touche les seins du manne-
quin de cire grandeur nature qui la représente ! Les avatars,
aujourd’hui, ont ce pouvoir de nous faire éprouver comme
vraies non seulement des émotions, mais même des sensations.
Ils sont en même temps autant de représentations où s’expéri-
mente d’autres représentations possibles du corps.
La preuve en est qu’un adolescent qui joue à des jeux vidéo
en réseau possède toujours plusieurs avatars. Chacun d’entre
eux est lié à des souvenirs, des fantasmes ou des projets diffé- 6. Sur ces identités
multiples, voir mon
rents 6. Aucune de ces identités ne l’incarne dans sa totalité, ouvrage : Virtuel, mon
mais chacune figure une partie de ce qu’il est. C’est pourquoi, amour, Paris, Albin
lorsqu’un adulte voit un enfant jouer avec un certain person- Michel, 2008.
nage – par exemple un chevalier ou un sorcier, mais tout aussi
bien un soldat allemand ou américain–, le mieux est de lui
demander quels sont les autres avatars avec lesquels il joue
puisqu’il en a toujours plusieurs. Et c’est la même chose avec
les blogs. La plupart des adolescents les multiplient. Cette
attitude correspond non seulement aux flottements des identi-
fications à l’adolescence, mais aussi à la nouvelle logique des
miroirs de pixels. De la même façon que le téléphone nous a
familiarisés avec l’idée qu’on peut être présent et absent à la
fois, la photographie numérique nous a sensibilisés avec le fait
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qu’on peut avoir plusieurs apparences et plusieurs identités.
Mais d’où vient ce pouvoir des images d’agir sur le corps ?
Pour le comprendre, un retour aux premiers mois de la vie est
nécessaire.

5. « DANS» ET « DEVANT» LES IMAGES

Si l’homme dès l’origine, et tout homme dès sa naissance,


s’engage dans la fabrication ou la consommation d’images,
c’est parce qu’il est lui-même un dispositif d’images, le
premier avec lequel il ait eu à faire. Ce sont les relations que
l’homme établit avec les images qu’il produit à l’intérieur de
lui qui constituent le prototype des relations qu’il tente ensuite
d’établir avec toutes celles qui l’entourent. Et pour cela, il
fabrique des dispositifs qui créent autour de lui des objets-
images avec lesquels il peut entretenir les mêmes relations
qu’avec ses images du dedans. Cette objectivation n’a pas
52 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

d’autre but que l’appropriation de son monde intérieur dans


son infinie complexité. C’est pourquoi la compréhension de la
manière dont le bébé naît aux images est la meilleure intro-
duction aux diverses formes de relations que nous établissons,
chacun, avec toutes celles qui nous entourent.
7. Les expériences du Lorsque le bébé découvre les images, c’est d’abord sous la
professeur Jouvet, à
Lyon, ont montré que le forme de sensations visuelles associées aux états du corps qui
bébé qui a faim pleure et les accompagnent 7. Il ne se perçoit pas en effet lui-même à ce
crie, puis s’apaise spon- moment comme un sujet regardant une image intérieure, ainsi
tanément sous l’effet
d’une hallucination qui que pourrait le faire un adulte. Sa posture est beaucoup plus
reproduit l’ensemble des proche de celle du rêveur qui se sent faire partie du rêve que,
satisfactions réelles pourtant, il produit lui-même. Il est dans l’image, éprouvant
accompagnant
normalement le moment des sensations, des émotions et des états du corps mêlés indis-
de la tétée. solublement à des représentations visuelles.
C’est seulement dans un second temps que le bébé
constitue ses représentations visuelles sous son regard
intérieur. Il acquiert la possibilité de se former une image de
sa mère en son absence, et prend conscience du fait qu’il porte
cette image à l’intérieur de lui puisque sa mère se trouve à ce
moment-là en dehors de son champ de vision. Il est donc passé
d’une image qui est un espace à la fois visuel, sensoriel et
moteur à l’intérieur duquel il est pris, à une représentation
visuelle devant laquelle il se trouve.
À partir de cette première expérience, l’homme tente de
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fabriquer des images matérielles qui lui permettent de revivre
ce moment fondateur. Ces images, il les crée donc de telle
façon qu’elles alimentent l’illusion de le contenir, et qu’il
puisse en même temps à tout moment s’en dégager et se placer
« devant ».
L’être humain fait constamment alterner les positions
« devant l’image » et « dans l’image », et la façon dont cette
alternance est aussi la clé de son désir d’en fabriquer .
Les images ne doivent pas être envisagées comme des
« représentations », mais comme le support de processus, et
plus précisément de processus par lesquels nous tentons
d’aménager notre monde environnant à l’image de notre
monde intérieur. La nécessité d’envisager les images ainsi
m’est apparue au début des années 1990, à partir de ma
8. Psychanalyse de pratique d’analyste, et m’a conduit à proposer une approche
l’image, des premiers nouvelle des diverses opérations psychiques dont elles sont le
traits au virtuel, Paris,
support 8.
Dunod, 1995.
Tous les dispositifs d’images – depuis la peinture jusqu’aux
LE CORPS ET LES ÉCRANS. TOUTE IMAGE EST PORTÉE PAR 53
LE DÉSIR D’UNE HALLUCINATION QUI DEVIENNE RÉELLE

écrans à cristaux liquides, en passant par le cinéma et la télévi-


sion– répondent à deux objectifs complémentaires, et on peut
parier que les prochains y obéiront encore. D’une part, ils
constituent des espaces à explorer qui créent l’illusion d’une
présence réelle des objets qui y sont représentés et dans
lesquels le spectateur imagine pouvoir entrer avec d’autres
spectateurs. Son corps réel est devant l’image, mais son corps
imaginaire est dedans. Et d’autre part, ces dispositifs ménagent
la possibilité pour chacun de modifier les images, voire d’inter-
agir avec elles, en utilisant son corps réel, et en tout premier
lieu sa main. Ce qui lui permet du même coup de prendre de
la distance par rapport aux illusions engendrées par la première
de ces deux postures.
Les inquiétudes que nous éprouvons face aux images
correspondent d’ailleurs exactement à ces désirs. C’est notam-
ment notre désir d’être contenus à l’intérieur d’elles qui nous
fait craindre d’y rester enfermés. Et le fait d’interagir avec
elles, dans les jeux vidéo, qui nous fait craindre d’être trans-
formés par elles à notre insu plus gravement que par des
images fixes, malgré l’absence complète de travaux scienti-
fiques allant dans ce sens.

6. DES ÉCRANS PAS SI NOUVEAUX


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Nous voyons qu’il n’est pas possible de prétendre que l’on
est passé, avec Internet et les jeux vidéo, à des écrans dans
lesquels on « entrerait », par opposition aux écrans de cinéma
– ou, d’une autre manière, de la télévision– qui seraient en
9. Comme l’argumente
quelque sorte des écrans où on n’entrerait pas, et qui « feraient
par exemple Antoine de
écran »9. Depuis qu’il a commencé à fabriquer des images, Baecque, « La société
l’être humain a rêvé d’y entrer. Dans l’Antiquité, les statues des écrans et la
qui décoraient les temples étaient peintes, ce qui augmentait télévision », in Esprit,
mars-avril 2003.
considérablement leur réalisme, et l’écran de cinéma est
inséparable de l’illusion d’une continuité de l’espace de part
et d’autre de lui, ce dont témoigne la peur qui saisissait les
spectateurs des premiers films de frères Lumière, comme
L’Entrée du train en gare de La Ciotat. Autour des images, le
désir ne se partage pas, même si chaque dispositif nouveau
paraît opérer une rupture avec les précédents. Mais ne nous y
trompons pas. Cette rupture est technologique et concerne la
perception que nous en avons – le psychanalyste dirait le
54 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

système « Préconscient– Conscient »–, elle n’est pas de l’ordre


des désirs qui poussent l’être humain à fabriquer des images.
Là encore, c’est la manière dont chacun est le premier dispo-
sitif d’images auquel il est confronté – d’une manière qui était
probablement la même chez les premiers hommes que chez
10. Ces nouvelles images
objectivent sous le nos contemporains– qui rend compte de la continuité du désir
regard les deux d’en créer.
opérations psychiques de C’est aussi pourquoi il ne faut pas s’inquiéter du fait que
base qui sous-tendent le
développement mental : l’homme fabrique des images qui paraissent de plus en plus
le pouvoir d’enveloppe- « réelles », à commencer par les espaces virtuels10. Et ce n’est
ment et le pouvoir de pas un hasard si les désirs qui mobilisent l’être humain depuis
transformation. Voir à ce
sujet mon ouvrage le début dans ses créations d’images se retrouvent exactement
Psychanalyse de dans la définition que les spécialistes donnent aujourd’hui de
l’image, des premiers ceux-ci : « une base de données graphiques interactives, qu’on
traits au virtuel, op. cit.
peut explorer et visualiser en temps réel sous forme d’images
11. Philippe Quéau, Le de synthèse tridimensionnelles de façon à donner le « senti-
Virtuel, vertus et ment d’une immersion dans l’image »11. Immersion dans un
vertiges, Paris, Le
Champ Vallon, 1992
monde tridimensionnel, interactivité en temps réel, rencontres :
(souligné par l’auteur). ces trois caractéristiques ne définissent pas seulement les
espaces virtuels, mais aussi les désirs qui habitent tout être
humain dès les origines dans ses rapports à toutes les images.

7. LES DÉSIRS À L’ŒUVRE DANS LES IMAGES


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L’image psychique naît donc comme un espace qui nous
contient autant que nous le contenons, et que nous désirons
pouvoir transformer à volonté. Et les images matérielles obéis-
sent au même principe : dès le début, la création d’images n’est
pas seulement guidée par le souci de la signification, mais par
celui de constituer des territoires à explorer et à transformer de
telle façon que le spectateur puisse à volonté se situer dedans
ou devant, exactement de la même manière qu’il le fait avec
ses images intérieures. Une telle approche ne constitue pas une
critique des apports de la sémiologie, mais plutôt une dénon-
ciation de sa prétention à nous donner le dernier mot des
relations que nous entretenons avec les images. Si la sémio-
logie rend remarquablement compte de l’un des aspects de nos
relations aux images – la recherche du sens, consciente ou
non–, elle occulte en effet deux autres aspects non moins
importants : la recherche des pouvoirs d’enveloppement des
images et celle de leurs pouvoirs de transformation. Le
LE CORPS ET LES ÉCRANS. TOUTE IMAGE EST PORTÉE PAR 55
LE DÉSIR D’UNE HALLUCINATION QUI DEVIENNE RÉELLE

moment est venu de préciser un peu mieux les uns et les autres.
Commençons par les pouvoirs de transformation. Ils
concernent chacun des trois pôles de l’image tels que je les
décrivais en 1995, à savoir ce qu’elle représente, son specta-
teur et elle-même. Tout d’abord, les images peuvent contribuer
à modifier l’objet qu’elles figurent, que les sémiologues appel-
lent leur « référent » : c’est, par exemple, les images de
synthèse qui servent de support pour mettre au point ou perfec-
tionner des objets réels. Les images peuvent également contri-
buer à changer leur spectateur : c’est le principe de toutes les
pédagogies en images, qu’elles visent la transformation d’une
personne ou seulement de ses connaissances. Enfin, toute
image constitue le point de départ d’une suite infinie d’images
légèrement différentes et pourtant presque semblables. Là
encore, la transformation des images selon une logique qui
échappe à leur spectateur – et même à leur créateur !– est au
cœur du désir d’en fabriquer, parce qu’elle est au cœur des
premières images intérieures que l’être humain se donne du
monde dans une succession continue de changements. Nos
paysages intérieurs d’images ne cessent de se transformer,
c’est pourquoi l’homme rêve, dès les débuts, de fabriquer des
images qui aient le pouvoir de se transformer toutes seules. Ce
n’est pas parce que les dispositifs actuels d’images se rappro-
chent de ce rêve – notamment dans les jeux vidéo – que celui-
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ci a commencé avec eux. C’est bien au contraire parce que ce
rêve inspire la création de dispositifs d’images depuis le début
que ceux d’aujourd’hui y parviennent un peu mieux que ceux
d’hier… et probablement moins bien que ceux de demain.
Voyons maintenant les trois aspects complémentaires des
pouvoirs d’enveloppement des images. Tout d’abord, nous
l’avons dit, ces pouvoirs constituent chaque image en un terri-
toire dans lequel on désire entrer pour l’explorer. Mais leur rôle
ne se limite pas là. En effet, ils sont également à l’origine de
la capacité des images à éveiller des expériences émotionnelles
et sensorielles comme si les objets représentés étaient présents
en réalité : toute image est porteuse de l’illusion de « contenir »
tout ou partie de ce qu’elle représente. Cette croyance – volon-
tiers traitée par notre culture d’« animisme », de « fétichisme »
ou… d’« infantilisme »– est pourtant fondatrice du rapport
spontané que chaque humain noue avec les images, et elle
constitue même un élément essentiel de la satisfaction que
celles-ci nous procurent. Il ne s’agit bien sûr pas d’une réalité
56 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE

psychique : les images ne contiennent jamais « en réalité » –


« c’est-à-dire pour de vrai »– une partie de ce qu’elles repré-
sentent. Mais ce désir est essentiel à prendre en compte pour
comprendre les relations que nous entretenons avec elles.
Enfin – et c’est le troisième aspect du pouvoir de contenance
des images–, voir, c’est toujours « voir avec ». Autrement dit, à
chaque fois que nous regardons une image, nous imaginons
qu’elle est vue de la même manière par l’ensemble de ses
spectateurs passés, présents et à venir. Cela fait d’elle une sorte
de « bain » qui enveloppe tous ceux qui la regardent de telle
façon que chacun a l’illusion d’en jouir avec tous les autres.
C’est pourquoi, grâce à l’image, notre place dans le monde
change : sans elle, nous sommes inexorablement dans le cadre
du monde ; avec elle, nous pouvons être tantôt dans ce cadre
et tantôt en dehors de lui. Mais, pour savoir que nous sommes
en dehors de l’image, nous devons d’abord y entrer… Tel est
l’un des paradoxes des images : une image dans laquelle nous
n’entrons pas ne peut pas, ensuite, nourrir nos synthèses
personnelles, et, à travers elles, inspirer nos gestes, nos
attitudes ou nos choix. Seules les images dans lesquelles nous
acceptons d’entrer peuvent ensuite être constituées en écran
pour la pensée et participer aux opérations symboliques par
lesquelles nous tentons de maîtriser à la fois notre monde
intérieur et le monde environnant.
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Ces désirs sont bien entendu inséparables des angoisses qui
les accompagnent. À chaque fois qu’un nouveau dispositif
d’image semble réaliser un peu mieux l’un d’entre eux, le
dispositif suivant rétablit l’équilibre. Ainsi, après le pouvoir
enveloppant du cinéma, est venu le pouvoir interactif des jeux
vidéo. Et après celui-ci, viendra le pouvoir « super-envelop-
pant » des hologrammes : ces images en relief créeront en effet
l’illusion physique de nous trouver face à des personnes ou
dans des paysages réels en trois dimensions. Nous n’y entre-
rons plus seulement en pensée – comme dans les espaces des
jeux vidéo– mais avec notre corps entier. Et il est probable que
ce saut technologique s’accompagnera également d’un sursaut
de nos angoisses face aux pouvoirs des images… jusqu’à
l’invention d’un dispositif plus sophistiqué encore, que nous
ne pouvons même pas imaginer aujourd’hui. Mais soyons
certains d’une chose : il engagera notre corps « dans » les
images, pour les transformer. Car c’est la possibilité de pouvoir
transformer les images à son gré qui est le garant, pour l’être
LE CORPS ET LES ÉCRANS. TOUTE IMAGE EST PORTÉE PAR 57
LE DÉSIR D’UNE HALLUCINATION QUI DEVIENNE RÉELLE

humain, de sa liberté vis-à-vis d’elles. Pendant longtemps, la


plupart des hommes ont dû se contenter de transformer les
images mentalement faute d’avoir accès aux dispositifs de leur
création. C’est cette limite à laquelle ont mis fin les technolo-
gies numériques : chacun est invité à y transformer les images
avec son corps pour en prendre possession, et ce n’est pas le
succès de la Wii qui me donnera tort !

RÉSUMÉ

Serge Tisseron – Le corps et les écrans. Toute image est portée par le désir
d’une hallucination qui devienne réelle.

La première machine à fabriquer des images à laquelle chacun ait affaire


est son propre corps. Et l’homme fabrique des images dès l’origine pour
reproduire avec elles la relation qu’il entretient avec ses images du dedans.
Toute image est portée par le désir d’être une hallucination qui devienne
réelle. De là viennent les pouvoirs que nous leur prêtons et les inquiétudes
qu’elles suscitent.

Mots-clés : Image – Hallucination – Schèmes – Enveloppe – Transfor-


mation.

SUMMARY
© L?Esprit du temps | Téléchargé le 26/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 104.28.42.22)

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Serge Tisseron – Bodies and Screens. All images are sustained by the desire
to be a hallucination that becomes real.

The first image-producing machine we all have contact with is our own
body. Man produces images right from the very outset of existence and
replays with them the relationship he entertains with the internal images
within him. All images are sustained by the desire to be a hallucination which
becomes real. This is the source of the powers we endow them with and the
anxieties they arouse.

Key-words : Image – Hallucination – Schemes – Envelope – Transfor-


mation.

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