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Le radicalisme et l’image
Entretien avec Ange Pieraggi
Ange Pieraggi : Je voudrais commencer par vous interroger sur les dis-
positifs liés à la réception des images. Vous écrivez que « l’invention du
cinéma ne peut se comprendre que comme l’invention du spectateur »1,
c’est-à-dire un sujet « qui se retranche du spectacle de la vie pour s’isoler
avec d’autres dans une salle obscure » afin d’y partager une « expérience
esthétique ». Vous dites par ailleurs que la télévision fabrique un autre type
de spectateur, avec « des programmes interactifs ou de télé-réalité qui visent
une nouvelle logique des regards, […] le règne du mépris, la jouissance du
pouvoir de voir et de juger »2. Ce que Daney appelait « l’exhibition de la
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18. J.-L. Comolli, Face aux fantômes, Film de J.-L. Comolli et S. Lindeperg, INA et
Ciné-Cinéma, 2009.
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nous le supportions ou non, les images les plus idylliques comme les
plus infernales font lien entre nous, tissent en nous la broderie infinie
des relations intersubjectives. Les images sont peut-être le lien lui-
même, hors de tout langage. En tant que né à l’intérieur du langage,
mais « muet », le cinéma provient de cette archè et la porte jusqu’à
nous. J’étudie ailleurs dans mon prochain livre la destruction de la
place du spectateur activée par les formes mêmes des clips de mort de
Daech. Effets appuyés, truquages, ralentis, déchaînements des explo-
sions, destructions, etc., d’origine hollywoodienne, rencontrent et
redoublent ce que l’on observe sur les écrans de tant de cinémas et de
presque toutes les télévisions à travers le monde : un cinéma excessif,
redondant, hyper-spectaculaire, aux effets rabâchés, où l’on a oublié
que penser et parler sont des agir bien plus puissants que donner des
coups de sabre japonais.
A. P. : Pour conclure, je voudrais citer vos propos dans Voir et pouvoir :
« Le cinéma contre la mort. N’est-ce pas ce qui fonde l’invention du ci-
néma, d’opposer un démenti à la ruine des corps, à leur disparition ? »22.
Et pourtant, des clips djihadistes montrent aujourd’hui de jeunes adultes
souriant à la caméra, qui sont des candidats à la mort, des vivants déjà
morts, « des zombies »23. Fethi Benslama rapporte le testament de cer-
tains, « s’imaginant dans une scène de membra disjecta, autrement dit le
fantasme d’être un éclat de chair, la sienne et celle des autres, ayant perdu
leur identité corporelle. Le candidat pense qu’il sera reconstitué ensuite en
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