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Le radicalisme et l’image

Jean-Louis Comolli, Entretien réalisé par Ange Pieraggi


Dans Chimères 2016/1 (N° 88), pages 162 à 171
Éditions Érès
ISSN 0986-6035
ISBN 9782749251431
DOI 10.3917/chime.088.0162
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Malaysian Airline, huile sur toile, 16 x 22 cm., 2014.
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JEAN-LOUIS COMOLLI

Le radicalisme et l’image
Entretien avec Ange Pieraggi

Ange Pieraggi : Je voudrais commencer par vous interroger sur les dis-
positifs liés à la réception des images. Vous écrivez que « l’invention du
cinéma ne peut se comprendre que comme l’invention du spectateur »1,
c’est-à-dire un sujet « qui se retranche du spectacle de la vie pour s’isoler
avec d’autres dans une salle obscure » afin d’y partager une « expérience
esthétique ». Vous dites par ailleurs que la télévision fabrique un autre type
de spectateur, avec « des programmes interactifs ou de télé-réalité qui visent
une nouvelle logique des regards, […] le règne du mépris, la jouissance du
pouvoir de voir et de juger »2. Ce que Daney appelait « l’exhibition de la
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servitude »3. Quel est le mode de subjectivation induit par la possibilité
d’une connexion en tout lieu et à tout moment avec le web ?
Jean-Louis Comolli : Je crains qu’il ne s’agisse davantage de consom-
mation que de subjectivation. Dans l’éparpillement des images, des
écrans, des miroirs, le sujet est perdu, il se perd lui-même de vue.
Le « stade du miroir » est amené à se rejouer sans cesse et de plus
en plus rapidement, hors de la conscience du sujet. La multiplica-
tion des images, l’envahissement des écrans produisent des intensités
qu’il est devenu impossible de regrouper pour en faire une force. Le
gouvernement du spectacle se fait par l’amas des bribes, des miettes,

1. J.-L. Comolli, Voir et pouvoir, Verdier 2004, p. 291.


2. Idem, p. 14.
3. S. Daney, La Colère du zappeur, Le Nouvel Observateur, 18 juillet 1991.
• Jean-Louis Comolli est critique (Cahiers du Cinéma, Trafic, etc.), réalisateur de
fictions et de documentaires. A publié des ouvrages sur les enjeux esthétiques et poli-
tiques auxquels sont confrontés les spectateurs de cinéma. Son prochain ouvrage,
Daech, le cinéma et la mort, paraîtra en septembre 2016 chez Verdier.
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Jean-Louis Comolli

des coups d’œil rapides, du « zapping ». Le sujet – l’être parlant – est


aujourd’hui dépassé par l’accélération du monde qui va trop vite pour
lui, comme le montre Hartmut Rosa4. Et qui donne naissance à une
nouvelle qualité d’homme, l’homme électronique, branché, connecté,
qui n’est pas un spectateur mais plutôt un guerrier moderne, et qui,
bien qu’enfermé dans les représentations sociales, n’est plus à même
de s’instruire auprès des représentations artistiques. Car si les situa-
tions filmées duraient plus longtemps, à peine plus longtemps, la
probabilité de la critique apparaîtrait, le regard deviendrait davantage
celui d’un examinateur que d’un examiné. Car si je suis vu ne voyant
pas vraiment, bousculé par les images et les sons, émietté, il n’y a plus
de présence à même de résister au flux sans fin du passage sidérant,
le « supervisible » dévore le spectateur. Les machines à filmer et à voir
(écrans, etc.) nous disent : nous sommes la performance du moment,
toujours plus, au-delà même de toute nécessité. Nous ne sommes plus
éblouis par les hommes ou les femmes, mais par les machines, qui
développent une érotique de la vitesse, une esthétique de l’apparence
ou de la voyance. Les aveugles voient mieux que nous car rien ne les
éblouit (cf. « L’enfant aveugle » de Van der Keuken). La logique de la
performance est totalitaire, elle écarte tout ce qui est plus lent, c’est
une logique de la domination, voisine des « records » du sport.
A. P. : Vous écrivez : « Dans un monde bariolé par la publicité, couvert
d’écrans, épuisé de pixels, devenu manteau d’arlequin de la comédie du
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spectacle, l’enjeu n’est-il pas celui du désir d’un accès direct au monde ou,
à défaut d’une relation directe au spectacle ? »5. On remarque en effet une
déréalisation grandissante des rapports sociaux, médiatisés par des repré-
sentations (où la culture est en quelque sorte hors-sol, servant de viatique
à certaines catégories armées intellectuellement pour se positionner sur
l’échiquier social). De la même manière que le terme culture renvoyait
primitivement à la terre, l’argent est dématérialisé, les contacts se font
sur le net, l’emploi n’est pas forcément un travail, etc. On assiste à une
abstraction croissante des valeurs, sauf pour ceux qui réclament une incor-
poration au jeu social, et où c’est la couleur de leur peau qui les pousse
dans l’ornière. N’y a-t-il pas des indices à cette demande d’objectivité –
au double sens d’équité et de tangibilité –, et parfois comme un cri pour

4. H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, la Découverte, 2010.


5. J.-L. Comolli, Lumière éclatante d’un astre mort, Images Documentaires n° 21,
1995, p. 15.

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Le radicalisme et l’image

que « le réel brûle un trou dans l’image »6 comme le disait Benjamin ? Je


pense à l’offre du cinéma populaire pour des fictions « d’après une histoire
vraie » ou à l’appétit d’un certain public pour les films Gore. Une présence
matérielle serait demandée à l’image au-delà de la re-présentation. Je vou-
drais prolonger cette interrogation en considérant le caractère indiciel des
images filmées : elles donnent un surcroit de réel par rapport aux images
faites à la main. Cette dimension indicielle ne joue-t-elle pas de manière
souterraine, sollicitant une équivoque dans le cinéma de fiction – « un
corps pour l’autre : l’acteur pour le personnage » – et qui est à reconsidé-
rer dans le cinéma documentaire où « la personne filmée joue son propre
rôle »7? A quel genre renvoyer les vidéos numérisées des djihadistes, où
certains surjouent leur rôle et où les victimes ne jouent pas8 ?
J.-L. C. : L’écart entre « jouer », « surjouer », « bien ou mal jouer »
me semble de plus en plus difficile à percevoir. La popularité d’un
ou d’une comédienne suffit à qualifier son « jeu ». On n’est plus tenu
d’être un bon acteur pour devenir un « people ». Reste que les comé-
diens, bons ou mauvais, nous donnent une « prime de réel » : quelque
chose d’une présence non numériquement fabriquée passe toujours
dans les êtres réels quel que soit leur « niveau de jeu ». Nous avons
besoin de sentir quelque chose de « réel » car le sujet ne peut pas se
penser comme entièrement artificiel, entièrement dans l’artifice. Le
« désir de réel » ou « la demande de réel » sont réversibles : le réel re-
vient vers moi en me conférant « plus » de réalité. En chacun, quelles
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que soient les pressions de ce que j’appelle après Debord « le spec-
tacle », subsiste et résiste quelque chose qui n’est pas réductible à un
scénario, à un programme, à une définition calculable. L’incalculable
est en nous et s’accommode peu d’un monde hyper-calculable. Tous
les êtres parlants sont dans la position non pas du jeu mais du double
jeu. L’imposture est la dimension générale de la relation humaine.
C’est vrai pour les bourreaux de Daech et « objectivement » pour les
victimes aussi qui sont là dans un – mauvais – rôle qui ne vient pas
d’elles et qu’elles « jouent » malgré elles et surtout, là intervient toute

6. W. Benjamin, Petite histoire de la photographie, Œuvres II, Folios, 2000, p. 300.


7. J.-L. Comolli, Le Cinéma contraire, Intervention aux Ateliers Varan, 31 janvier
2016.
8. « Plusieurs caméras sont présentes, ceux qui parlent à l’image répètent pour trouver le
bon ton. Les scènes sont jouées plusieurs fois. D’où le calme apparent des condamnés à mort
qui ignorent qu’il s’agit de leur tout dernier instant ». (C. Ghys, Sales comme des images,
Libération, 20 décembre 2015).

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Jean-Louis Comolli

l’ambiguïté, à la fois pour et malgré nous spectateurs. Les représen-


tations, mais spécialement le cinéma dans la mesure où il sépare le
sujet du groupe, ont pour effet ce dédoublement : le sujet est à la fois
hors de lui-même et en lui-même. C’est ce que vous nommez à juste
titre « déréalisation des rapports sociaux », mais là encore, nul n’étant
plus en mesure d’être tout un et tout entier, le spectacle sépare ce qui
passait avant-hier pour être lié : nous ne savons plus où nous (en)
sommes, de quel côté du miroir, ou des deux ? Peut-être – mais je ne
prendrai pas l’exemple des clips de Daech –, peut-être que les rapports
sociaux, comme les familiaux, comme les amoureux, sont tous passés
du côté d’une double identité : on y est et on n’y est pas. C’est en ce
sens que le cinéma nous est utile plus que jamais : il nous questionne
quant à notre rôle et à notre place, il est le seul à le faire avec cette
netteté.
A. P. : Il est indéniable que la croyance fait un retour fracassant dans notre
postmodernité. Ce terme renvoie à Lyotard qui la définissait comme « l’in-
crédulité à l’égard des métarécits »9 issus des Lumières, qui donnaient à la
modernité l’horizon « d’une émancipation de la raison et de la liberté »10.
Les espoirs mis dans la Révolution, au xxesiècle, ont été l’expression de cette
quête. Mais « le sens de l’histoire a un peu été oublié en route »11. Reste la
croyance nécessaire en une fable pour donner sens à l’existence. C’est ainsi
que la religion ne vient qu’a posteriori pour donner consistance à une fic-
tion. Et si les métarécits sont désormais inopérants, la pente la plus facile
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à emprunter est celle, comme le dit Nancy Huston, de « l’archétexte » qui,
dans une logique simpliste d’un « nous contre eux », permet l’intégration
à une communauté de déclassés. Une logique dont il ne faudrait pas sous-
estimer la puissance, puisque le « Tu es des nôtres, les autres c’est l’ennemi,
est la structure de base de tous les récits primitifs »12. Tout se passe comme si
les terroristes étaient « envoûtés par une croyance », dit Nicolas Grimaldi.
« La croyance n’est pas une faiblesse de l’entendement, elle est de l’ordre
de la volonté » 13. « Les assassins de Charlie-Hebdo croyaient certainement
éliminer des impies, des coupables, tout en sachant n’avoir affaire qu’à

9. Lyotard, La Condition postmoderne, Minuit 1979, p. 7.


10. Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1988, p. 35.
11. A. Bertho, Les Enfants du chaos, La Découverte, 2016, p. 105.
12. N. Huston, L’Espèce fabulatrice, Babel, 2008, p. 85.
13. N. Grimaldi, « Les Terroristes agissent comme dans un rêve en prenant congé du
réel », Libération, 22 janvier 2016

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Le radicalisme et l’image

d’inoffensifs plaisantins. Tel est le paradoxe de la croyance : on feint d’y


savoir ce qu’on ignore tout en feignant d’ignorer ce qu’on sait »14.
On entend dans ce préambule comme un écho à une question centrale dans
votre réflexion, celle de la croyance en fonction de la place du spectateur.
Dans Voir et Pouvoir, vous écrivez : « Au cœur de l’expérience cinémato-
graphique, de la place du spectateur, la croyance ». « C’est un régime de
croyance singulier que nous propose l’expérience de la séance. Croire et ne
pas croire tout à fait, croire et ne pas croire en même temps »15. Je vous cite
encore : « Il a bien fallu qu’il y ait de la croyance au visible, et une réelle
jouissance dans cette croyance, mais ce qu’on appelle cinéma vise aussi
à travailler et réduire cette croyance »16. Aujourd’hui, certaines butées
n’ont-elles pas sauté entre voir et croire ? Je pense à l’influence de modèles
pris chez des héros de films américains, tels que le revendiquent les tueurs
que l’on peut voir dans les documentaires de Joshua Oppenheimer17, à
l’influence hypothétique de Tarantino sur la conception des clips de Daech
selon Jonathan Nossiter, etc.
J.-L. C. : Oui, la question de la croyance est peut-être depuis des mil-
lénaires et aujourd’hui encore décisive pour définir la dimension hu-
maine. L’autre par rapport auquel le sujet se constitue, l’autre impose
qu’il y ait entre lui et nous l’évidence du fait : « l’autre existe, il est
là » ; mais cette présence indispensable de l’autre rend aussi la fiction
nécessaire, c’est-à-dire la possibilité d’y croire ou pas. La croyance se
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présente toujours comme ambiguë. Si l’on croit, c’est parce que l’on
pourrait ne pas croire. La croyance donc n’est pas aveugle et c’est par
abus qu’on assimile le fanatisme et la croyance. Celui qui refuse de
ne pas croire est du côté du fanatisme. Celui qui croit est au bord
du doute. C’est exactement le cas du spectateur de cinéma qui, à un
moment ou l’autre, s’aperçoit qu’il « n’y croit pas » ou « pas assez ». Il
suffit d’une seconde pour entamer la croyance et accepter une mise

14. N. Grimaldi, Les Nouveaux somnambules, Grasset, 2016, p. 14.


15. J.-L. Comolli, Cinéma, mode d’emploi, Verdier, 2015, p. 173-175.
16. J.-L. Comolli, La Pensée de la machine, Rue Descartes n° 53, 2006.
17. J. Oppenheimer a réalisé deux films documentaires (The Act of Killing, 2012 ; The
Look of Silence, 2014) dans lesquels des tueurs appartenant à des milices paramilitaires
rejouent leurs crimes face à la caméra, en revendiquant leur identification à des héros
de films de gangsters américains. La plupart de ces tueurs – qui ont exécutés plus
d’1 million de personnes en Indonésie en 1965 – évoluent encore dans les sphères du
pouvoir, et jouissent toujours de l’impunité.

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Jean-Louis Comolli

en doute. Ce dont les mal nommés « croyants » de Daech ne veulent


pas. Plus que déni, il y a forclusion. L’autre et son monde sont déclarés
nocifs sans examen et donc niés en tant qu’autres, en tant que relation
éventuellement fertile, en tant qu’humains. L’entrée dans la parole, la
dimension d’« être parlant », implique que l’on accepte l’ambivalence,
le doute, l’ambiguïté, le double sens, etc. Toute parole est digne d’être
suspecte et doit construire une croyance qui restera fragile. Les allers-
retours entre doute et croyance définissent exactement le cinéma, de
la fabrication d’un film, où la question se pose en permanence, à sa
diffusion sur un écran. C’est la question même que pose la création à
l’échelle humaine. Devenir spectateur c’est accepter – même sans en
avoir conscience – d’entrer dans la possibilité du doute. C’est pour-
quoi le cinéma n’est pas fait pour les propagandes, ni pour les fana-
tismes. Je crois que le rapport complexe entre crime, parole, double
jeu, doute et croyance, a été filmé par Avi Mograbi dans « Z 32 ».
D’un mot : la croyance, en tant que portée et entamée par la parole,
ne peut être que relative.
A. P. : Vous dites : « il y a une sorte de perversion dans le désir de voir, parce
qu’on peut contempler l’horreur en en jouissant. Je pense que les images
de la mort font partie de ce stock d’images possibles mais non visibles »18.
Vous avez tenu ces propos dans un documentaire que vous avez tourné en
2007 en collaboration avec Sylvie Lindeperg, qui venait d’écrire un livre
retraçant la genèse de Nuit et Brouillard de Resnais. Film qui, lui-même,
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s’inscrivait dans la démarche du documentaire de Sidney Bernstein – dont
Resnais reprendra certaines images –, La Mémoire des camps, tourné en
1945 lors de la libération de Bergen-Belsen. Malgré l’intention initiale
de le montrer au peuple allemand, il devint vite inopportun de le faire si
on souhaitait que l’Allemagne se relève. Ce film ne fut finalement visible
qu’en 1985. Ce silence de 40 ans, qui dénote une réticence devant les
images de l’horreur, a été néanmoins transgressé dans le film de Georges
Franju, Le Sang des bêtes, qui déplace le regard de la mort sur celui des
animaux, mais dans une crudité qui fait évidemment référence aux atro-
cités nazies. Ces images nous renvoient aux exactions relevées sur le web,
notamment dans les revues numériques comme Dabiq, Dar al islam ou
Inspire Magazine qui font ouvertement de la propagande auprès des as-
pirants djihadistes occidentaux, dont David Thomson affirme qu’en ce
qui concerne les français, « leur seul dénominateur commun est internet

18. J.-L. Comolli, Face aux fantômes, Film de J.-L. Comolli et S. Lindeperg, INA et
Ciné-Cinéma, 2009.

168 CHIMÈRES 88
Le radicalisme et l’image

et la culture des réseaux sociaux »19. Existerait-il de mauvaises images ?


S’agirait-il de mauvaises rencontres avec des images ? S’il faut convenir
que « la force de l’image vient du désir de voir » 20, quel tabou a donc été
bousculé depuis les précautions légitimes entourant les images des camps
dont on voit qu’elles servaient de repoussoir, et les exactions diffusées sur le
net qui semblent au contraire susciter un certains engouement ?
J.-L. C. : Les images, c’est nous. Les images sont faites à notre image.
Nous façonnons des images à notre image. Tout le cinéma, et plus
largement tout ou presque de l’imagerie ambiante, est à notre image.
C’est également ainsi que je comprends une certaine correspondance
entre l’hypothèse de Lacan que le spectateur est dans le tableau et se
regarde lui-même, et l’affirmation par Einstein que « l’observateur fait
partie de l’observation ». L’horreur dans les images, c’est nous, que
nous les fabriquions à propos ou que nous les regardions, puisqu’en
effet le cinéma – et Serge Daney – nous ont appris que nous sommes
dans le film. La répulsion provoquée par les images les plus violentes,
les plus macabres, les plus sanglantes ne peut être que la rime néga-
tive de notre attraction pour ces mêmes images repoussantes. C’est
Saint Augustin qui avait ainsi défini la concupiscentia oculorum, que
nous pouvons appeler « le désir de voir » : « C’est ici que l’on peut
distinguer avec plus d’évidence quelle est la part du plaisir et celle de
la curiosité dans l’expérience sensorielle. Le plaisir poursuit la beauté,
l’harmonie, le parfum, la saveur, la souplesse ; la curiosité poursuit
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aussi leurs contraires, non pour se procurer une nausée mais pour as-
souvir le caprice d’expérimenter et de connaître. Quel plaisir peut-il y
avoir dans la vue de quelque détail glaçant, dans un cadavre déchique-
té ? Et pourtant, dès qu’il y en a un, les gens accourent pour éprouver
un désarroi et pâlir à leur aise […]. C’est à cause de ce désir morbide
que l’on exhibe dans les spectacles toutes sortes de monstres »21.
Seule une résolution éthique fermement tenue peut nous interdire
de voir ces images ou bien, et c’est la même chose, nous autoriser
à les voir aux fins d’étude. Le seuil de la répulsion et celui de l’atti-
rance sont voisins ou se confondent. Mettre à distance à la fois ce
« goût » et ce « dégoût » me semble être la seule réponse à donner
au terrorisme des images. En effet, que nous le voulions ou non, que

19. D. Thomson, Les Français djihadistes, les Arènes 2014, p. 12.


20. M.J. Mondzain, L’image peut-elle tuer ? Bayard, 2015, p. 46, p. 44.
21. Cité et traduit par M. Tasinato, La Curiosité, Apulée et Augustin, Verdier, 1999.

CHIMÈRES 169
Jean-Louis Comolli

nous le supportions ou non, les images les plus idylliques comme les
plus infernales font lien entre nous, tissent en nous la broderie infinie
des relations intersubjectives. Les images sont peut-être le lien lui-
même, hors de tout langage. En tant que né à l’intérieur du langage,
mais « muet », le cinéma provient de cette archè et la porte jusqu’à
nous. J’étudie ailleurs dans mon prochain livre la destruction de la
place du spectateur activée par les formes mêmes des clips de mort de
Daech. Effets appuyés, truquages, ralentis, déchaînements des explo-
sions, destructions, etc., d’origine hollywoodienne, rencontrent et
redoublent ce que l’on observe sur les écrans de tant de cinémas et de
presque toutes les télévisions à travers le monde : un cinéma excessif,
redondant, hyper-spectaculaire, aux effets rabâchés, où l’on a oublié
que penser et parler sont des agir bien plus puissants que donner des
coups de sabre japonais.
A. P. : Pour conclure, je voudrais citer vos propos dans Voir et pouvoir :
« Le cinéma contre la mort. N’est-ce pas ce qui fonde l’invention du ci-
néma, d’opposer un démenti à la ruine des corps, à leur disparition ? »22.
Et pourtant, des clips djihadistes montrent aujourd’hui de jeunes adultes
souriant à la caméra, qui sont des candidats à la mort, des vivants déjà
morts, « des zombies »23. Fethi Benslama rapporte le testament de cer-
tains, « s’imaginant dans une scène de membra disjecta, autrement dit le
fantasme d’être un éclat de chair, la sienne et celle des autres, ayant perdu
leur identité corporelle. Le candidat pense qu’il sera reconstitué ensuite en
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accédant au statut de martyr »24. Marcel Gauchet émet l’hypothèse que les
djihadistes ayant grandi et vécu en Europe se font une idée singulière du
fondamentalisme, qui procèderait d’une rancœur envers une culture indi-
vidualiste dans laquelle ils peinent à trouver leur place. Leur fondamen-
talisme se ferait donc « par une adhésion très individuelle qui serait un
moyen de se nier comme individu »25, une sorte d’adhésion « à reculons » à
une communauté religieuse, qu’ils ne connaissent que superficiellement et
qui est largement fantasmée. Je voudrais vous soumettre une hypothèse, en
rapport avec les propos de Marie Josée Mondzain : « incarner c’est devenir

22. J.-L. Comolli, Voir et pouvoir, op. cit, p. 459.


23. F. Benslama, L’Idéal de la cruauté, Lignes, 2015, p. 27.
24. Ibid., p. 20.
25. M. Gauchet, « Le Fondamentalisme islamique est le signe paradoxal de la sortie
du religieux », Le Monde, 21 novembre 2015

170 CHIMÈRES 88
Le radicalisme et l’image

image, et très précisément image de la passion »26. Une des motivations ne


serait-elle pas l’aspiration à une survivance mais dans l’image, au mépris
de la vie ici-bas. Une sorte de reterritorialisation au sein d’une entité
matricielle d’où procèderait une vie supérieure. Quel est votre regard sur
cette sorte d’échange entre le corps et l’image, dont la chrétienté avait
poussé très loin l’iconographie ?
J.-L. C. : Depuis bien longtemps, et dans tant de civilisations éloi-
gnées de la chrétienté, la longévité des images nous a fascinés, nous est
apparue comme une survivance, notre réponse à la mort. Je rappelle
ici ce que d’autres ont commenté, les « portraits du Fayoum », où
apparaissait une singularité de la représentation de la figure humaine,
personnifiée, nommée, renvoyant par conséquent à un individu mor-
tel en venant orner d’une tête sa momie, et du coup faisant accéder
ce mort ou cette morte, peints avec les traits du vivant, à une sorte
d’éternité figée. Ce que l’image abolit, c’est peut-être bien le temps
lui-même vu comme un précurseur de la mort. L’image en effet peut
être abîmée par le temps, mais elle est faite pour lui résister et mainte-
nir parmi les vivants la figure d’une ou d’un disparu qui, ainsi, ne sort
pas du cercle de la vie. C’est ce que fait le cinéma, effet de réel en plus.
Ce qui se perpétue ainsi c’est une singularité : un unicum a existé, et
son existence peut être rassemblée dans une image qui définit précisé-
ment cette singularité. Plus que l’idée d’éternité, c’est ce maintien de
la différence individuelle qui caractérise la passion pour les images. S’il
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n’y avait pas eu les arts de la représentation, la peinture puis la photo-
graphie et le cinéma, nous ne saurions pas exactement en quoi nous
n’étions « pas pareils ». Autant que l’obsession de dépasser la mort et
la vieillesse, il y a ce souci narcissique des « petites différences » qui
font l’originalité de chacun, et basculent dans l’oubli à sa mort mais
subsistent dans les images. Le cinéma est l’art des singularités. Filmé,
aucun corps n’est égal à un autre. Ce désir de voir les différences des
autres filmés anime le spectateur. C’est évidemment la première at-
traction du cinéma, et c’est pourquoi, sans doute, les images de synthèse
nous laissent insatisfaits.

26. M.J. Mondzain, op. cit, p. 38.

CHIMÈRES 171

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