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De l'utopie numérique à la pratique : le cas de l'annotation

collaborative de films
Olivier Fournout, Valérie Beaudouin, Estelle Ferrarese
Dans Communication & langages 2014/2 (N° 180), pages 95 à 120
Éditions NecPlus
ISSN 0336-1500
DOI 10.3917/comla.180.0095
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De l’utopie numérique
à la pratique :
le cas de l’annotation
collaborative de films
OLIVIER FOURNOUT,
VALÉRIE BEAUDOUIN
ET ESTELLE FERRARESE

L’intérêt pour l’utopie et les utopies traverse le Cet article porte sur un logiciel
XXe siècle 1 . L’imagination utopique, ancrée dans une d’annotation collaborative de films.
L’outil, Lignes de Temps, permet
critique du monde tel qu’il est, un « diagnostic du d’inscrire des commentaires dans le flux
présent »2 ou un « diagnostic historique »3 , produit des du film et d’échanger les annotations
textes « pour faire penser aux lecteurs que l’on peut entre les différents participants. L’étude
imaginer une transformation de notre monde »4 . Tel est articule quatre niveaux d’attaque de la
le cas, en pleine Renaissance humaniste, au début du description de l’outil : les fonctionnalités
logicielles, le discours philosophique qui
XVIe siècle, du livre de Thomas More, L’Utopie, où le l’accompagne, la sémiotique visuelle de
lecteur découvre à la fois, dans la première partie, une l’écran et les premiers usages constatés
critique minutieuse du temps présent (les enclosures, les dans une phase d’expérimentation
méfaits de l’argent, les politiques de la guerre . . .) et, dans originale. Il situe le discours d’escorte
la seconde partie, en contrepoint, la mise en espace d’une dans l’histoire de la pensée, débordant
la stricte innovation technique. Il montre
société idéale. Cette cartographie de l’espace dans l’Île le caractère instituant du design visuel
de Nulle-Part de Thomas More fait écrire à Louis Marin
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de l’écran, en parallèle de l’idéologie
cette proposition paradoxale que « les utopiques sont des et des fonctionnalités logicielles qui
jeux d’espace »5 , formule paradoxale puisque u-topie, au le façonnent. Il confronte la promesse
sens privatif littéral, désigne la contrée qui n’a pas de lieu. politique et cognitive aux premières
pratiques et retours d’usage relevés dans
le cadre de l’expérimentation.
olivier.fournout@telecom-paristech.fr, valerie.beaudouin@telecom-
paristech.fr, ferrarese@unistra.fr Mots-clés : logiciel d’annotation, annota-
tion audiovisuelle, éducation aux médias,
1. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Librairie Marcel Rivière, 1956 ; humanisme numérique, critique amateur
Raymond Ruyer, L’utopie et les utopies, Presses universitaires de France,
1950 ; Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, [1986] 1997.
2. Michel Foucault, Dits et écrits, vol.1, Gallimard, [1967] 1994, p. 606,
665.
3. Aurélien Berlan, La fabrique des derniers hommes. Retour sur le
présent avec Tönnies, Simmel et Weber, La Découverte, coll. « Théorie
critique », 2012, p. 21-85.
4. Laurent Loty, « L’optimisme contre l’utopie. Une lutte idéologique
et sémantique », Europe, 985, 2011, p. 91.
5. Louis Marin, Utopiques : jeux d’espaces, Éditions de Minuit, 1973.

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UTOPIE, INTERNET ET INFORMATISATION


L’Internet, dès le début, est à la fois un jeu d’espace, puisqu’à l’écran de
nouvelles configurations des relations sociales se dessinent, et un projet porté
par une « utopie numérique »6 qui plonge ses racines dans la contre-culture des
années 1960, communaliste et libertaire. Ainsi, de nouveaux liens se tissent entre
technique et politique quand, par exemple, des pirates informatiques contribuent
à « réintroduire de la justice et des principes d’équivalence dans un monde
technique politiquement illisible »7 . Les « médias informatisés »8 prennent donc
leur essor selon une double dynamique. L’une, technique, élabore de nouveaux
espaces qui, à l’écran, redistribuent les connaissances et les relations dans la
société. L’autre, discursive, accompagne l’innovation technologique d’un discours
d’escorte promettant un progrès pour l’humanité, d’ordre cognitif, politique et
éthique, individuel et collectif, lié à l’usage de ces nouvelles technologies. En
même temps que se construit l’Internet en tant qu’infrastructure et traitement
informatisé de l’information s’étoffe un discours d’émancipation qui en vante
les effets. D’où le projet, aujourd’hui, d’un « humanisme numérique »9 ; d’où
la fortune, déjà avant, d’autres locutions doubles, accolant, d’un côté, un terme
plutôt technique et, de l’autre, un terme plutôt politique ou éthique, comme
« outils collaboratifs », « démocratie en ligne », « web social », « amitié virtuelle »,
« intelligence en réseau » . . .
Dans cet article, nous interprétons le développement d’un logiciel innovant
d’annotation de films appelé à susciter un travail collaboratif sur les réseaux
très haut débit10 comme un projet tendu d’utopie dont nous explorons la
valeur historique et heuristique, tant au niveau de l’imaginaire que de la
pratique.
Nous allons successivement, dans la première partie de l’article, décrire notre
objet de recherche, énoncer la problématique et les hypothèses que nous défendons
pour l’étudier, ainsi que le dispositif d’expérimentation que nous avons monté
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à cette fin. Dans les parties suivantes, nous développerons notre analyse de
l’objet, à la fois outil logiciel, interface visuelle et discours d’accompagnement,
en soulignant comment ces différentes dimensions s’articulent à une croyance
en une promesse de progrès cognitif et politique. Il nous importera alors de
souligner que cette promesse d’émancipation, quoiqu’arrimée à des avancées
technologiques récentes, se rattache à une pensée de la politique et de
l’espace public héritée des Lumières. Ce détour historique nous donnera

6. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture. Stewart Brand,
un homme d’influence, C&F Éditions, 2012.
7. Nicolas Auray, « Pirates en réseau : détournement, prédation et exigence de justice », Esprit, 2009/7,
p. 169.
8. Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Presses universitaires du
Septentrion, 2000, p. 65.
9. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
10. La présente recherche a été menée dans le cadre du projet THD, projet FUI piloté par Cap Digital
(2007-2011), qui visait à expérimenter des dispositifs innovants pour nourrir un travail prospectif sur
les applications très haut débit des réseaux de l’avenir.

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du recul pour, dans la dernière partie, confronter la promesse politique


– de longue haleine – à des retours d’usage constatés dans le cadre de
l’expérimentation. Nous conclurons alors sur deux perspectives ouvertes par
l’expérimentation, touchant à l’exercice de la critique filmique et à une certaine
idée de spectacle total, fragmenté et ouvert, initié par les médias informatisés
collaboratifs.

1. L’OBJET D’ÉTUDE ET LE DISPOSITIF D’EXPÉRIMENTATION

1.1. Le contexte : l’essor de l’annotation collective de vidéos


L’annotation de vidéos ou de films au fil de leur déroulement est une
pratique récente en pleine expansion. Certes, recourir au texte pour qualifier
l’image n’est pas en soi novateur : c’est bien le langage qui a toujours été
le principal moyen de commentaire des peintures, des photos et des films.
Les capacités d’interprétation et d’analyse critique par le langage entrent dans
toute définition de media literacy ou « éducation aux médias »11 . Même
aujourd’hui, en dépit des progrès dans l’analyse automatique de l’image, la
plupart des systèmes d’indexation passent par le texte. En revanche, inscrire
le texte dans le flux de l’image constitue une nouvelle opportunité offerte aux
spectateurs.
Les pratiques d’annotation se déploient dans des domaines assez variés.
D’une part, sur Internet, se développent des plateformes de partage de
vidéos, débouchant sur des usages ludiques ou informationnels de l’annotation.
Des sites comme Youtube, Vodkaster, Allociné produisent différentes formes
d’annotation audiovisuelle – titrage, commentaire, incrustation de texte ou
de signes graphiques – qui relèvent de ce que Bourgatte appelle un « agir
annotatif »12 .
D’autre part, en sciences sociales, l’annotation est utilisée comme moyen
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d’analyser les enregistrements vidéo faits sur le terrain. L’usage croissant
de la vidéo pour analyser les pratiques, en particulier dans les champs de
l’ethnométhodologie et de l’analyse de l’activité, est attesté depuis longtemps.
Il a conduit au développement d’outils qui permettent l’analyse et l’archivage
de ces bandes-vidéo. Les chercheurs réfléchissent aux environnements les mieux
adaptés pour travailler à distance sur ces données13 . Quelques expériences
de travail collaboratif sur des vidéos ont eu lieu, mais peu d’articles ont
un retour réflexif sur l’usage du dispositif d’annotation. On peut citer à
titre d’exemple l’expérience menée par Cordelois et Lahlou d’annotation de

11. Tarlach McGonagle, “Media Literacy: No longer the Shrinking Violet of European Audiovisual
Media Regulation”, traduction française : « L’éducation aux médias : cesse-t-elle enfin d’être le parent
pauvre de la réglementation européenne des médias audiovisuels ? », Iris, Observatoire européen de
l’audiovisuel, 2011, p. 7-31.
12. Michaël Bourgatte, « L’écran-outil et le film-objet », MEI (Médiation et information), 34, 2011,
p. 117.
13. Mike Fraser, Jon Hindmarsh, Katie Best, Christian Heath, Greg Biegel, Chris Greeenlagh et Stuart
Reeves, “Remote Collaboration Over Video Data: Towards Real-Time e-Social Science”, Computer
Supported Cooperative Work (CSCW), 15(4), 2005, p. 257-279.

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séquences vidéo14 dans l’environnement de Diver, plateforme d’analyse de


vidéo15 .
Par ailleurs, un champ de recherche très actif dans la communauté ACM
(Association for Computing Machinery) porte sur des prototypes d’annotation
à distance et collective de vidéos, avec des interfaces variées (ordinateur, mobile,
stylo . . .)16 .
Enfin, des initiatives de collaborative video utilisant des systèmes d’annotation
dans le flux du film – auxquels se rattache le logiciel que nous allons étudier –
sont menées aux États-Unis, en vue de « pratiques démocratiques » plus ouvertes
et coopératives17 .
Dans ce paysage, rares sont les travaux portant sur les mutations des pratiques
intellectuelles liées à des expériences collectives d’annotation de films.

1.2. L’objet d’étude :


le logiciel Lignes de Temps et ses quatre niveaux de description
Dans ce contexte d’un essor de l’annotation audiovisuelle, l’IRI (Institut de
recherche et d’innovation) développe depuis plusieurs années Lignes de Temps, un
logiciel d’accès libre dont des chercheurs, enseignants, archivistes, muséographes
se saisissent pour mener des expérimentations dans leur métier18 .
Dans le cadre de cet article, nous abordons notre objet de recherche – le
logiciel Lignes de Temps – selon une méthode d’analyse qui articule quatre niveaux
de description complémentaires : les fonctionnalités informatiques, le design de
l’interface, le discours qui en accompagne l’élaboration, à savoir celui de Bernard
Stiegler, philosophe, qui dirige l’IRI, et enfin les usages qui en découlent. Ce
guide d’analyse susceptible d’être reproduit sur d’autres logiciels en développement

14. Antoine Cordelois, “Using digital technology for collective ethnographic observation: an
experiment on ‘coming home’”, Social Science Information, 49, 2010, p. 445-463.
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15. Roy D. Pea, “Video-as-data and digital video manipulation techniques for transforming learning
sciences research, education, and other cultural practices”, in Joel Weiss, Jason Nolan, Jeremy Hunsinger,
Peter Pericles Trifonas (dir.), The international handbook of virtual learning environments, Springer,
2006, p. 1321-1393.
16. On peut citer à titre d’illustration : Pablo Cesar, Dick C. A. Bulterman, David Geerts, Jack Jansen,
Hendrik Knoche et Will Seager, “Enhancing social sharing of videos: fragment annotate, enrich, and
share”, Proceedings of the ACM Conference on Multimedia, British Columbia, 2008, p. 11-20 ; Yannick
Prié, Olivier Aubert, Bertrand Richard, « Démonstration : Advene, un outil pour la lecture active
audiovisuelle », ACM, 2008, p. 211-212.
17. Voir le test “Peer to PCAST” à l’adresse : http://metaviddemo01.ucsc.edu/dev2pcast/ (consulté le
22 janvier 2013).
18. Pour un panorama récent de ces pratiques en plein essor, consulter le programme de la journée
d’étude, coordonnée par Michaël Bourgatte, « Pratiques de l’annotation Vidéo », Telecom-Paristech,
26 novembre 2012, disponible à l’adresse suivante : http://cinecast.fr/?p=103 (consulté le 4 février
2014). Les expérimentations, qui s’appuient sur les plateformes Lignes de Temps ou Advene, incluent
l’annotation, par exemple, de visites filmées d’expositions (Daniel Schmitt), d’archives de films
féministes des années 1970 à la BnF (Noémie Jauffret), de collections de films pour des cours à
l’université (Alice Leroy et Amaury Belin). Elles touchent aussi à l’enseignement primaire jusque dans
les petites classes (CP, CE1, expériences suivies par Caroline Archat).

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L’outil informatique :
la promesse fonctionnelle

Le discours
d’accompagnement : Le design de l’écran :
la promesse la promesse
discursive sémiotique

L’usage :
pratiques constatées
en phase de test

Figure 1 : Quatre niveaux de description du logiciel en développement

combine des approches à la fois fonctionnelle, idéologique, sémiotique et de


sociologie des usages.
Dans le cas d’un logiciel en phase de test, les quatre niveaux interagissent ;
en particulier, l’usage est susceptible d’influer sur les fonctionnalités, sur le design
de l’écran et sur le discours d’accompagnement, puisque l’éditeur du logiciel peut
tenir compte de remarques ou d’attentes manifestées par les usagers-testeurs ; d’où
les flèches à double sens du schéma ci-dessous, qui relient les quatre niveaux de
description de l’objet.
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1.3. La problématique : quelle articulation utopies/usages ?
Comment un discours, un outil informatique et un design d’écran, conjoints,
portent-ils un projet de progrès pour l’humanité, et comment cette utopie au sens
positif rencontre-t-elle, ou pas, ou partiellement, des usages ?
Une telle question peut être traitée à un niveau général. Le débat peut alors
tourner à l’affrontement des technophiles et des technophobes. Elle peut aussi être
esquivée par une approche strictement fonctionnelle, utilitariste et technicienne.
La technologie et les services qu’elle rend sont alors considérés comme le seul
véritable moteur du progrès, et les discours d’accompagnement comme le design
visuel sont ravalés à une fonction de marketing et de vente, loin d’une véritable
ambition politique ou intellectuelle.
Pour étudier l’articulation d’un discours de progrès, d’un design et d’un outil,
en évitant aussi bien la généralisation hâtive que la dégradation du discours en pure
promotion, une piste, que nous explorons ici, est de réunir trois conditions : d’une
part, se concentrer sur un outil concret en développement, donc limiter le terrain ;
d’autre part, situer le discours qui en a soutenu la conception dans l’histoire de la

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pensée, qui déborde la stricte innovation technique ; enfin, tester la prise en main
de l’outil logiciel par des usagers.

1.4. Le dispositif d’expérimentation


Le dispositif d’expérimentation, conçu en collaboration avec l’IRI, a réuni un
groupe d’une douzaine de personnes, recrutées dans nos environnements respectifs
(recherche en sciences humaines et sociales, recherche et critique en cinéma)19 . Les
participants étaient prêts à contribuer à une expérience d’annotation individuelle
et collective de films, en adoptant une posture à la fois de participation (tous
annotent avec le logiciel) et d’observation critique du processus. Ils présentaient
des niveaux d’expertise très variés tant en analyse de l’image que dans le maniement
du logiciel.
Deux films ont été choisis pour l’expérimentation : Entre les murs (2008) de
Laurent Cantet, d’après le roman de François Begaudeau, avec François Begaudeau
dans le rôle principal, et The Pillow Book (1996) de Peter Greenaway.
Le dispositif d’expérimentation comportait différentes phases :
Phase 1 : Annotation individuelle du ou des films via le logiciel Lignes de Temps
(que nous désignerons parfois par les initiales LDT).

Phase 2 : Présentation et confrontation des points de vue sur le film lors d’une
réunion en face à face d’une journée : présentations individuelles avec mobilisation
partagée de l’écran du logiciel en vidéoprojection et discussions.

Phase 3 : Annotations sur les annotations, faites à distance sur écran : réactions aux
commentaires des uns et des autres sur un site test (plateforme Internet) où toutes
les lignes de temps de tous les annotateurs avaient été concaténées.

Phase 4 : Réunion en visioconférence d’une demi-journée, avec commentaires à


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distance sur des scènes du film et visualisation partagée (vidéoprojection) de la série
des lignes d’annotations.

Entre les phases 2 et 3, des entretiens individuels, de type réflexif, ont été réalisés
auprès des participants sur leur perception du logiciel et du travail produit20 . Les
séances de réunion en face à face et en visioconférence (phases 2 et 4) ont été
filmées21 . La séance de la phase 2 a donné lieu à une analyse des interactions22 .

19. Le groupe, monté et animé par Olivier Fournout, était constitué des trois auteurs de cet article
et de Nicolas Auray, Godefroy Beauvallet, Marta Boni, Frédéric Curien, Nicolas Desquinabo, Isabelle
Garron, Yves-Marie L’Hour, Vincent Puig, ainsi que de Michaël Bourgatte, qui nous a rejoints en fin
de parcours. Nous les remercions vivement pour leur implication, ainsi que Yves-Marie Haussonne et
Thibaut Cavalie de l’IRI, pour leur aide précieuse dans la prise en main du logiciel et le montage des
dispositifs techniques.
20. Les entretiens et leur analyse ont été réalisés par Estelle Ferrarese. Le document de synthèse
intermédiaire produit sera référencé dans cet article comme « l’étude » ou « l’étude d’usage ».
21. Par Julien Figeac que nous remercions.
22. Réalisée par Amélie Arnould (université de Strasbourg) sous la direction d’Estelle Ferrarese.

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De l’utopie numérique à la pratique 101

Dans la suite de l’article, nous allons aborder les quatre niveaux de description
de l’objet logiciel (cf. figure 1), en commençant par la description fonctionnelle,
qui donne une idée d’ensemble de l’outil.

2. LES PROMESSES FONCTIONNELLE, DISCURSIVE ET SÉMIOTIQUE

2.1. La promesse fonctionnelle : l’outil logiciel


Du point de vue de la « raison computationnelle »23 et des actions fonctionnelles
proposées à l’usager, « dans la certitude de la prévision formalisée »24 ,
une innovation majeure de Lignes de Temps est de permettre l’insertion de
commentaires écrits dans un flux filmique, par l’intermédiaire d’un système
d’indexation. Voyons en détail, en nous appuyant sur une saisie d’écran (figure 2),
les fonctionnalités.
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Figure 2 : Capture d’écran de l’interface de Lignes de Temps

L’écran LDT se divise fonctionnellement en deux zones, l’une supérieure,


l’autre inférieure.
La zone supérieure comprend deux parties : à droite, la zone de visionnage du
film avec des outils de navigation, à gauche, le menu du logiciel et, juste en dessous,
une zone d’annotation des séquences.
La zone inférieure de l’écran est composée d’une série de lignes horizontales
correspondant à différents chapitres d’annotation sur différentes séquences du
film. La première de ces lignes (dite « plan à plan ») est le découpage complet, plan

23. Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Les Belles Lettres, 2010, p. 167-
171.
24. Ibid., p. 168.

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à plan, de l’ensemble du film. Ce découpage est généré automatiquement par le


logiciel. Les autres lignes sont introduites par le ou les utilisateurs/commentateurs,
qui colorent pour les accentuer telles ou telles séquences.
L’annotation passe par plusieurs phases :
- l’utilisateur peut définir des lignes d’annotation (ou « lignes de temps »),
qu’il caractérise par un titre ;
- il peut, pour chaque ligne de temps, délimiter des points-images et/ou des
intervalles-séquences sur le découpage plan à plan : autrement dit, il peut
choisir de marquer une image particulière ou bien un segment du film ;
- il peut qualifier chaque image ou séquence sélectionnée, soit par un titre, soit
par un texte commentaire, soit par des mots clés (tags). Les commentaires
ont deux modes d’apparition visibles sur la figure 2 :
o dans le cadre en haut à gauche apparaît un commentaire (« IG :
échanges entre profs ») correspondant à une des séquences alignées
sur le trait rouge vertical dans la fenêtre inférieure. Ce trait rouge est
un pointeur sur un moment du film (ici situé à 40:12.6). Notons que le
titre « IG : échanges entre profs » réapparaît dans le sommaire, colonne
de gauche, zone inférieure de l’écran ;
o dans la moitié inférieure de l’écran, une fenêtre ouverte accueille
un autre commentaire (« N◦ 20 – Pétasses. Insulte ou pas ?? »)
correspondant à une autre séquence. Cette fenêtre apparaît lorsque la
souris de l’ordinateur glisse sur une séquence particulière.
L’utilisateur peut, s’il le souhaite, effectuer un « bout-à-bout » (non représenté sur
la figure ci-dessous) : il extrait des séquences de différents endroits du film et les
colle entre elles sur une ligne de temps. Il propose donc, aux yeux du spectateur, ce
qui se présente comme une sorte de nouveau montage ou collage d’extraits.
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Pour résumer, nous proposons la représentation fonctionnelle de l’interface
LDT suivante (figure 3).

Figure 3 : Représentation fonctionnelle de l’interface de LDT

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Selon la figure 3, il ressort que, en haut à gauche (zone 1), l’utilisateur trouve
les outils (le menu) de navigation dans le logiciel. Il apparaît que le logiciel LDT
synchronise trois espaces à l’écran. Ici, à titre d’exemple, nous considérons une
« séquence i » qui débute en [00:39:23]. Ces trois espaces synchronisés sont :
o en haut à droite (zone 3) : l’image du film,
o en haut à gauche (zone 2) : le contenu de l’annotation correspondant à la
séquence ou au plan considéré,
o en bas (zone 4) : le repérage dans la ligne de temps.
Dans les sections qui suivent, nous allons examiner les promesses véhiculées par le
discours d’accompagnement et par le design visuel de Lignes de Temps.

2.2. La promesse discursive :


organologie, progrès intellectuel et émancipation politique
Selon le projet explicite de l’IRI, tel que le mobilise Bernard Stiegler, les médias
logiciels tels que LDT sont porteurs d’une double promesse, d’élévation des
capacités cognitives, à la fois individuelles et collectives, et d’émancipation d’ordre
plus politique, dessinant les contours d’un nouvel être ensemble en société. Cet
avenir meilleur serait la conséquence d’une pratique interactionnelle, délibérative,
d’un débat public entre pairs, rendus plus intenses, profonds, étendus par les
possibilités de la technologie.
Dans ses écrits, Stiegler défend l’idée d’« organologie politique », c’est-à-dire
d’un ensemble de soubassements techniques ou technologiques qui conditionnent
toute vie politique. Or ceux-ci sont investis normativement, chargés de promesses,
tenant à ce qu’est une vie réussie. Il ne s’agit donc pas simplement de l’idée qu’une
pratique est toujours permise, informée par la technologie au sein de laquelle elle se
réalise, mais bien de l’idée que certaines technologies sont sources d’espoirs, dans
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un contexte de télécratie abrutissante, de déliquescence de l’opinion publique en
audience passive.
Selon Stiegler, il existerait des instruments politiques qui soutiennent la vie
démocratique. Y figurent l’écriture alphabétique, mais surtout des techniques
culturelles et cognitives qui se développent avec la numérisation, qualifiées
d’intrinsèquement participatives, parce que collaboratives.
Cette structure interne leur conférerait deux types de qualités.
D’abord, à l’échelle individuelle, ces technologies obligeraient à l’attention,
à la saisie active d’un énoncé ou d’un contenu, à la critique, bref à « une
renaissance de l’esprit »25 . Si l’on prend l’exemple de la numérisation de la
télévision, il apparaît que celle-ci discrétise les objets temporels, c’est-à-dire permet
le découpage du flux et rend possible la recherche et donc une appropriation
critique des contenus26 .

25. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion,
2008, p. 124.
26. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, p. 218-219.

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104 Dispositifs

Ensuite, à l’échelle collective, ces technologies porteraient une démassification


et une désynchronisation des audiences, c’est-à-dire permettraient de sortir de
l’ornière d’un consentement accordé de manière acritique grâce à l’habileté,
rhétorique et technique, de l’émetteur, qui impose son message pour d’autres
raisons que son éventuel contenu de vérité.
Mais le projet ne se limite pas à l’apparition d’une sphère politique
participative. S’y ajoute celui d’une participation de tous à un effort d’élévation
du groupe au-dessus de lui-même. On se trouve face à l’idée d’une « intelligence
collective »27 , qui se déploierait dans un espace public convenablement appareillé.
Encore faut-il prendre la mesure de la fonction de cet appareillage : Bruno
Latour lisant Le public fantôme de Walter Lippman considère ainsi que ce que
celui-ci fait saillir au premier plan, c’est « la nécessité pour toute théorie de la
démocratie, de s’attacher d’abord à l’appareillage cognitif à la disposition des
malvoyants que nous sommes tous. . . Priver un citoyen des instruments avec
lesquels on doit appareiller les affaires qui les concernent, c’est demander à un
aveugle de jeter sa canne blanche. »28 C’est un dépassement de cette approche,
à vrai dire mue par un fort désenchantement vis-à-vis de la démocratie, que
l’on trouve chez Stiegler. Il ne s’agit pas simplement du fait qu’en l’absence de
certains soutiens, il n’y a pas de délibération collective possible dans un monde
extrêmement complexe, mais de l’idée selon laquelle la délibération ainsi mise en
forme permet une élévation des capacités cognitives collectives.
Cela résulterait notamment du fait que les technologies dites collaboratives
« sont appelées à rendre caduque la division du travail et des rôles sociaux organisés
selon le modèle de l’opposition entre la production et la consommation »29 ,
ce qu’avait rendu possible l’apparition d’appareils technologiques permettant
d’écouter de la musique sans savoir en jouer, d’être lecteur sans être auteur,
etc. Elles rendraient alors possible la constitution de chaînes de savoirs, par
la collaboration de tous, régie par la symétrie des modes de participation,
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au sens où tous ont recours, de la même manière, aux mêmes supports
technologiques.
Selon Stiegler, les contenus diffusés « deviennent annotables, par la voie de
tags, c’est-à-dire d’inscriptions déposées par les spectateurs, comme traces de
leurs regards ; ils deviennent des critères d’indexation, et donc de navigation,
sur la base de technologies coopératives, ce qui est une opération d’association et
d’individuation du regard »30 . Bref, ils permettent une co-individuation, au sens
de Simondon.
Corrélativement, Internet est pour Stiegler la forme d’organologie politique
qui repose sur le renversement toujours possible des positions dans le modèle
communicationnel : tout destinataire d’un message est mis en position d’en

27. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, op. cit., p. 129.
28. Bruno Latour, « Préface », in Walter Lippman, Le public fantôme, Demopolis, 2008, p. 10.
29. Bernard Stiegler et Marc Crépon, De la démocratie participative. Fondements et limites, Mille et Une
Nuits, 2007, p. 69.
30. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, op. cit., p. 219.

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De l’utopie numérique à la pratique 105

devenir le destinateur31 . Tout comme, dans le cadre de l’économie du logiciel libre,


les utilisateurs sont aussi les praticiens.

2.3. La promesse sémiotique : le design de l’écran


Les designers, les scénographes, les typographes, les metteurs en pages d’écran du
logiciel sont eux aussi, avec leurs moyens d’expression propres, et tout autant que
le discours d’accompagnement, porteurs de prescriptions cognitives, éthiques et
politiques. Cette proposition prend son sens dans la lignée de travaux comme ceux
de Goody, Olson, McKenzie, Christin, Souchier, Garron, Harris. . . La conception
sous-jacente de la textualité et de l’image peut être résumée par la formule de
Deremetz, selon laquelle « toute activité de pensée est régulée par un modèle textuel
intériorisé »32 .
Cette approche de la textualité permet de comprendre que les mises en espace
de l’écriture ne sont pas seulement « servantes »33 d’idéologies ou de projets
utopiques préexistants, mais qu’à l’inverse, la pensée de la société, de l’éthique et
des relations humaines, dans les civilisations connaissant l’écriture, est aussi ancrée
dans des phénomènes d’ordre textuel. Elle permet de goûter, par exemple, le sens
d’affirmations comme celle de Roubaud, poète et mathématicien, qui écrit à propos
de la poésie des troubadours : « Jeu et joie d’amour n’existent pas sans jeu et joie
des rimes »34 . Pour nous, la question devient : quelles valeurs politiques, quelle
activité de pensée, quelle représentation des relations dans la société le design de
Lignes de Temps régule-t-il, structure-t-il, institue-t-il ?
Pour répondre à cette question, il faut se mettre en quête de signes concrets,
porteurs d’un ethos, affleurant sur les écrans (nous renvoyons le lecteur aux
figures 2 et 3). Nous les classons en trois familles de signes, ou trois donnés
topologiques, dynamiques, élaborés dans des travaux antérieurs35 pour décrire le
design des formes dialogiques :
- le fond commun,
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- les prises de lieu individuelles,
- les écarts et les rapprochements entre les prises de lieu individuelles.

Signes de fond commun


Le fond commun, à l’écran, est l’espace partagé. Avec le logiciel LDT, il est très
présent. Il s’agit, classiquement, des effets de cadre et de marge, de titre et de
menu. Situé en haut à gauche de l’écran (zone 1), égrène les opérations possibles,
comme « Projet », « Découpage », « Information », « Bout à bout », « Vues »,

31. Bernard Stiegler et Marc Crépon, De la démocratie participative. Fondements et limites, op. cit., p. 78.
32. Alain Deremetz, Le miroir des muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Presses universitaires du
Septentrion, 1995, p. 29.
33. Emmanuël Souchier, « Quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie. Pratiques,
discours et imaginaires », Cahiers GUTenberg, 46-47, 2006, p. 69-98.
34. Jacques Roubaud, La fleur inverse. L’art des troubadours, Les Belles Lettres, 1992, p. 238.
35. Olivier Fournout, « Diatextes », Communication & langages, 156, 2009, p. 3-20 ; Olivier Fournout,
« La matrice relationnelle : du diatexte à l’anthropologie de la communication », Communication &
langages, 162, 2009, p. 29-48 ; Olivier Fournout, Théorie de la communication et éthique relationnelle.
Du texte au dialogue, Hermès-Lavoisier, 2012.

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106 Dispositifs

« Prise de note ». Il donne le fond éditorial commun à tous les annotateurs. Il


constitue « l’architexte »36 du logiciel. Le fond commun inclut aussi la fenêtre
vidéo, en haut à droite de l’écran (zone 3), où il est possible de visionner le film
comme sur n’importe quelle fenêtre vidéo classique. C’est l’espace du film partagé
par le groupe de spectateurs-annotateurs. Le fond commun est aussi fortement
marqué par la ligne « Plan par plan », qui traverse horizontalement l’écran en son
milieu (partie haute de la zone 4). Elle est générée automatiquement, fournie à
tous les annotateurs. Elle rend visible le découpage de l’ensemble du film plan par
plan (d’où le nombre très important de petites barres verticales, qui donne à la
ligne un aspect foncé). Au-dessus, la ligne du temps objectivé donne un repérage
gradué.
Ces signes de fond commun sont porteurs d’une double promesse. (i) Ils
induisent une promesse d’élévation cognitive individuelle. En effet, ils installent
une complexité et une hétérogénéité. Le spectateur-annotateur y trouve de l’image
animée, de l’écriture, des signes graphiques, des emboîtements et un feuilleté
de fonctionnalités, qui réclament un apprentissage. (ii) Ils rendent sensible une
prétention plus collective, qui pourrait se formuler comme une promesse de
totalisation de savoirs multiples, rejoignant, grâce à une communauté de forme,
un monde partagé.

Signes de prises de lieu individuelles


À l’opposé du fond commun partagé, un espace propre est alloué, en cours
d’annotation, aux annotateurs. C’est le lieu de l’écriture individuelle, de ce que
l’IRI appelle des « regards signés ». Cette prise de lieu propre se manifeste dans
trois espaces dédiés.
Dans la colonne de gauche de la moitié inférieure de l’écran (zone 4),
apparaissent les titres des lignes. Au cours du travail, une convention a été adoptée,
qui consiste à inscrire les initiales de chaque annotateur en début de chacun des
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titres de lignes. D’où la liste des « EF », « IG », « OF », « GB », etc., qui se
présentent comme des « casiers » attributifs37 , ou une série de prises de parole
dans un dialogue théâtral.
Les lignes, qui s’étendent à la droite des titres, sont l’objet d’un remplissage
individuel. Chaque annotateur choisit d’y faire apparaître les séquences qu’il juge
pertinentes en regard du titre de la ligne. Il « signe » le choix des couleurs, qui
prennent un sens analytique.
Enfin, des fenêtres d’annotation de chaque séquence sélectionnée apparaissent
comme des casiers à remplir, notamment en deux lieux des figures 2 et 3 : d’une
part, dans la zone 2, d’autre part comme une bulle en superposition dans la zone 4
(cf. le casier « N◦ 20 – Pétasses. Insulte ou pas ?? » dans la figure 2).
Ces espaces pour l’écriture individuelle recèlent des promesses, d’une part,
de parité, puisqu’aucune hiérarchie ni préséance entre eux n’est prédéterminée,

36. Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, « Écriture numérique ou médias informatisés ? », Pour la
science. Du signe à l’écriture, 33, 2011, p. 100-145, 2001.
37. Pour la sémiotique de l’écriture comme emboîtement de « casiers » et la syntagmatique visuelle qui
en résulte, cf. Roy Harris, La sémiologie de l’écriture, CNRS Éditions, 1993, notamment p. 229-233.

communication & langages – n◦ 180 – Juin 2014


De l’utopie numérique à la pratique 107

d’autre part, de liberté, la subjectivité des prises de position étant en quelque


sorte spatialement garantie par le blanc38 , à remplir, offert par chaque bulle
ou fenêtre qui s’ouvre et, enfin, de pérennité, les écrits étant faits pour
rester.

Signes d’écarts et de rapprochements entre les prises de lieu individuelles


Une fois posés le plateau commun de l’annotation et les prises de lieu des
annotations individuelles, tout un jeu d’écarts et de rapprochements potentiels
entre les annotations se met en place.
Le regard peut opérer des rapprochements le long d’un axe vertical. Dans la
saisie d’écran de la figure 2, on peut noter la prégnance du trait rouge39 vertical
(zone 4). Fonctionnellement, il marque la synchronisation de l’image vidéo (zone
3), du plan dans la ligne « plan à plan » (zone 4) et du commentaire (zone 2). Mais
il a un autre intérêt : il relie trois segments colorés issus de différentes lignes au sein
de la zone 4. Ces trois lignes ont choisi la même séquence à commenter. Il y a là
un puissant moyen de rapprochement des spectateurs-annotateurs : ceux qui ont
porté leur attention sur le même passage du film se trouvent reliés par le fil rouge
vertical (rapprochement), tandis que ceux qui ont porté leur attention sur d’autres
séquences sont hors fil rouge (écart).
Des rapprochements peuvent aussi s’opérer au sein du sommaire de titres dans
la colonne de gauche de la zone 4. Une ligne peut être déplacée physiquement vers
une autre ligne (rapprochement) et, à l’inverse, éloignée d’autres lignes (écart).
Tel annotateur peut faire se côtoyer les lignes qu’il souhaite. Une communauté de
commentaires peut ainsi se former, autour d’un accord, tout comme autour d’une
divergence.
Ces signes concrets portent une promesse de négociation sur le sens. Des
rapports de place peuvent s’orchestrer, se construire et se déconstruire, au fil des
prises d’écriture successives. Le progrès espéré est de type dialogique. Il se signale
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d’abord par une forme d’organisation dans l’espace, puis, éventuellement, par la
qualité des discussions effectives, par « la négociation des points de vue » dont, sur
Internet, des écrits comme Wikipedia gardent la trace40 .
L’ensemble de ces trois familles de signes génère un espace potentiel pour
une « danse relationnelle »41 : un plateau commun accueille un jeu de
proximités et d’éloignements, évolutif, entre des corps scripturaires individués.
L’optique (au sens physique) circonscrit un lieu où, à parité, dans une forme de
symétrie, des écritures hétérogènes peuvent entrer dans un processus d’interaction

38. Anne-Marie Christin, Poétique du blanc. Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Peeters-
Vrin, 2000.
39. L’illustration en noir et blanc ne fait pas apparaître les couleurs. Nous maintenons la référence aux
couleurs dans l’analyse pour donner au lecteur une idée de la richesse visuelle.
40. Nicolas Auray, Martine Hurault-Plantet, Céline Poudat et Bertrand Jacquemin, « La négociation des
points de vue : vers une cartographie sociale des querelles dans le Wikipédia francophone », Réseaux,
154, p. 15-50.
41. Olivier Fournout, Théorie de la communication et éthique relationnelle, op. cit., p. 21-23.

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108 Dispositifs

produisant des accords, des désaccords, de la différence, de la délibération, des


controverses.

2.4. Le couplage de la politique et de la culture : un schème hérité des Lumières


Le discours d’accompagnement et le design des écrans de LDT se construisent,
chacun selon son propre registre, sur un ensemble d’attentes normatives relatives
à l’espace public et aux médias de communication qui ne sont pas nées avec le
nouveau logiciel, ni même avec l’Internet. L’articulation d’un discours de progrès
pour l’humanité et d’un médium de communication est un schème hérité des
Lumières.
Si Bernard Stiegler se réfère prioritairement au modèle grec de l’agora et de la
politique, le couplage qu’il effectue de la politique et de la culture le rapproche de
la conception de la sphère publique qui est celle des Lumières. Ainsi ne conçoit-il la
participation politique que comme une modalité particulière d’une participation
qui tire son modèle d’expériences culturelles. L’on se trouve très près du modèle du
XVIIIe siècle d’une sphère publique dont Jürgen Habermas a établi l’archéologie42 ,
montrant comment l’habitude du raisonnement en public, et de la critique, s’est
développée au sein d’une sphère publique littéraire pour se déployer ensuite dans
la sphère publique politique43 .
Or, dans la pensée des Lumières, rendre public signifie instruire, tandis que
la publicité est articulée à la recherche de la vérité comme projet. La publicité,
c’est-à-dire l’usage public de la raison, est ce qui permet la sortie de l’état de tutelle
du public, car « peu nombreux sont ceux qui ont réussi à se dépêtrer, par le propre
travail de leur esprit, de l’état de tutelle et à marcher malgré tout d’un pas assuré »44 .
Le parallèle avec les Lumières est d’autant plus central que le logiciel LDT est
porteur d’une technologie de l’écriture.
L’ensemble des qualités, politiques et morales, attribuées à la sphère publique
par les penseurs des Lumières dépendent en effet du médium qui la permet,
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c’est-à-dire de l’imprimé : la nature de l’écrit est pensée comme structurante dans
l’élaboration de l’espace public. Cette idée est présente dès les origines du siècle
des Lumières, que ce soit sur le mode de la proclamation ou surgissant comme une
évidence.
D’abord, la communication par l’imprimé avantage la réflexion. Elle atténue les
effets propres de l’oralisation où, par la persuasion, l’auditoire peut être manipulé
ou trompé. Elle évite cette éloquence que Rousseau redoute parce qu’elle pervertit
la volonté générale, qui, en l’absence d’orateurs et des intérêts particuliers qu’ils
tentent de faire triompher, serait toujours droite45 . Le médium écrit est un gage
de recherche de la vérité. Condorcet décrit ainsi dans son Esquisse d’un tableau

42. Estelle Ferrarese, Éthique et politique de l’espace public. Habermas et la discussion, Vrin, 2014.
43. Jurgen Habermas, L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Payot, 1992
44. Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF
Flammarion, 1991, p. 44.
45. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique. Œuvres complètes, tome III, Gallimard,
coll. « La Pléiade », 1996, p. 246.

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De l’utopie numérique à la pratique 109

historique des progrès de l’esprit humain le phénomène de la diffusion élargie des


livres et journaux comme ce qui fonde une opinion publique tendue par la quête
de la raison et de la justice46 .
En même temps que la publicité et le débat, par écrit interposé, font circuler
le savoir aussi largement que possible, cette activité dialogique contribue aussi
à une émancipation politique. En effet, la discussion, au sens de l’usage public
de la raison, se voit conférer la capacité de produire de la parité, au sens d’un
égal statut dans l’interaction. La confrontation publique des opinions entraîne
avec elle l’octroi réciproque de la condition de pairs entre les parties prenantes.
C’est là l’autocompréhension des espaces de parole du XVIIIe siècle que sont les
salons, clubs, loges maçonniques, sociétés, etc. Parce que les seules règles y étaient
celles de la discussion47 , leur sociabilité instituait entre les partenaires de l’échange
une parité fondée sur la seule considération de la valeur des arguments. La
sociabilité des salons dépendait de la volonté, ou mieux encore, de la nécessité, pour
chacun des participants, dans chaque système d’échange particulier, d’assumer
autant le rôle d’émetteur que de récepteur (d’énoncé, de jugement, etc.), ce qui
reste encore aujourd’hui un argument clé de promotion des nouveaux médias
électroniques.
Ce double idéal d’émancipation politique et de progrès de la connaissance
attaché à l’imprimé par les Lumières se trouve aujourd’hui couplé aux médias
électroniques. Le projet de LDT, dans sa double dimension de discours
philosophique et de forme matérielle (logicielle et textuelle), vise ainsi à libérer,
dans le droit fil de la modernité, un progrès tant politique que cognitif, individuel
que collectif.
Comment ce projet dont nous venons de souligner toute l’ambition, ancrée
dans l’histoire intellectuelle de la modernité, rencontre-t-il ses premiers usages ?
De quelle nature sont-ils ? Que transforment-ils dans les pratiques du commentaire
critique ?
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3. RETOURS D’USAGE EN PHASES DE TEST
L’expérimentation d’annotation collective de films que nous avons montée permet
de confronter la promesse – discursive et spatialisée par le logiciel – à la pratique,
c’est-à-dire à de premiers usages. Nous livrons ces retours sans hiérarchie entre
eux. Ils présentent tous, entremêlés, des implications intellectuelles, éthiques et
politiques, individuelles et collectives. Souvent, ils se recoupent, parfois, ils sont
en tension, manifestant des tendances paradoxales, par exemple entre des formes
traditionnelles de la critique et de nouveaux champs ouverts à cette même critique.
Ils sont enfin incomplets, d’autres observations ayant été produites dont nous ne
pouvons rendre compte dans les limites de cet article.

46. Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit, Georg Olms Verlag,
1981, p. 177.
47. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Éditions de Minuit, 1979, p. 57 sq.

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110 Dispositifs

3.1. Liberté de l’acte d’écriture.


Diversité d’appropriations du logiciel et des premières annotations
Dans la situation de commentaire oral, en groupe, d’un film, le premier participant
qui parle oriente les prises de parole qui suivent. Il y a contagion d’un tour de
parole sur les autres. Dans l’expérience d’annotation collective, le premier travail
s’est effectué seul face à l’écran. Comme le note un des testeurs : « Le fait d’annoter
en solitaire donne beaucoup plus de liberté, évidemment on n’a pas le point de vue
des autres, donc on se sent peut-être moins influencé, on a un point de vue plus
libre »48 .
Cette liberté est vécue différemment selon les testeurs, soit comme une situation
difficile à surmonter, soit comme un espace d’autonomie gagné sur l’influence des
autres annotateurs qui développent leurs positions en parallèle. Elle s’est traduite
par une grande diversité du contenu des premières annotations et des modes
d’appropriations du logiciel.
La diversité s’est d’abord manifestée dans la manière de s’approprier l’outil. Les
fonctionnalités de base de l’outil avaient été présentées mais aucune consigne sur
la manière d’annoter n’avait été transmise. Il s’est alors installé une grande variété
d’approches : certains annotateurs mobilisent plusieurs lignes, d’autres affinent la
même ligne ; certains définissent des intervalles serrés, d’autres sélectionnent des
séquences longues ; certains utilisent des fonctions avancées comme la prise de
note. La fonction « bout-à-bout » a été très peu mobilisée.
Les niveaux de maîtrise de l’outil, très hétérogènes, ont une incidence sur
les méthodes d’annotation. En effet, avec un outil logiciel, annoter n’est jamais
simplement annoter. La production du commentaire recoupe un ensemble
d’activités complexes, d’écriture, mais aussi de sélection, de classement et
d’activation d’opérations de calcul :

- définir des lignes de temps qui correspondent à des points de vue ;


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- marquer des images ;
- identifier des séquences ;
- donner un titre à une image ou à une séquence ;
- écrire « librement » autour de la séquence ou de l’image ;
- affecter des tags à des images ou séquences ;
- comptabiliser des tags.

Les utilisateurs tâtonnent. Ils se familiarisent lentement. Ils inventent d’abord


des manières idiosyncrasiques de faire. Cette phase constitue un processus
d’apprentissage individuel lié à l’interaction avec le dispositif.
La diversité s’est ensuite fortement manifestée dans le choix des angles
d’analyse. Les contenus des commentaires couvrent une large palette. Cette
richesse est saisissante lors de la première confrontation collective. Les normes
d’annotation, à ce stade, ne sont pas stabilisées.

48. Étude, M. B., p. 5. Pour les citations des entretiens de l’étude d’usage, tantôt nous les allouons à des
initiales (par exemple, ici, M. B.), tantôt nous préservons l’anonymat, soit à la demande des participants
concernés, soit parce qu’il nous apparaissait que l’auctorialisation apportait peu.

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De l’utopie numérique à la pratique 111

Selon les annotateurs, les points de vue sont plutôt ou formels (analyse de
la construction du film), ou thématiques (les enjeux sociétaux ou existentiels
abordés par les films), ou émotionnels (mouvements d’humeur ou sentiments),
ou expérientiels (liens avec un vécu personnel), ou enfin intertextuels (effets de
reprises). Les commentaires sont émotifs, esthétiques, moraux. . . semblables à
ceux que l’on observe dans la critique amateur de livres ou de films49 . Pour le film
Entre les murs, un annotateur s’est concentré sur le repérage des citations de livres
dans le film, un autre s’est penché sur les moments d’échanges professeur-élèves,
un autre sur la manière de filmer l’espace avec les alternances de scènes d’intérieur
et de scènes d’extérieur, plusieurs réactions épidermiques se sont exprimées sur
l’attitude de l’enseignant, le style « documentaire » du tournage et du montage a
été souligné.

3.2. La tension liberté/normativité


Petit à petit, il est apparu que le cadre qui s’offre aux utilisateurs se caractérise par
une ambivalence entre normalisation et liberté.
Tout d’abord, l’espace de travail est très normé par l’affichage du plan à
plan, qui fait ressembler LDT, pour cet aspect au moins, à un outil de montage
vidéo. Comme l’indique FC, l’un des participants, le logiciel est conçu par
des spécialistes du cinéma et en ce sens il est très marqué par les unités
d’analyse propres à ce genre : séquence, plan, image. . . Le découpage du film
se constitue en point de passage obligé pour l’inscription du commentaire. Il
établit la première étape de l’analyse critique et définit un cadre d’annotation
fort, qui pousse à des commentaires locaux, soit d’images, soit de plans, soit de
séquences.
Plusieurs annotateurs regrettent de ne pas avoir trouvé d’espace pour inscrire
des commentaires généraux sur le film, qui ne soient pas liés à des séquences
spécifiques. Un utilisateur souligne toutefois que le commentaire sur l’ensemble du
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film est possible, il suffit que la totalité de la ligne de temps du film soit sélectionnée,
pour annotation. Il y a là toutefois un renversement de l’approche habituelle. Là
où les discussions autour d’un film s’orientent d’abord vers des jugements globaux
(bon film, mauvais film, bien joué, mal joué, comique, dramatique . . .), puis se
focalisent éventuellement sur une séquence, avec le logiciel LDT l’avantage est à
l’analyse. Le regard est sollicité pour se focaliser sur une partie du film, et c’est
par un détour, une sorte d’astuce, que volontairement l’ensemble du film peut être
sélectionné pour commentaire.
En dehors de ces contraintes d’en passer par le découpage et de sélectionner
des images, la nature même du découpage et le contenu des annotations restent
très ouverts. Rien n’est imposé ni suggéré sur la manière dont l’annotateur opère la
sélection. Rien ne dicte non plus le type de contenu et la forme des écrits. Le titre
de la ligne d’annotation, le commentaire, les tags sont libres. Aucune instruction
sur le genre de texte à inscrire n’est donnée.

49. Laurence Allard, « Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma », Réseaux, 99, p. 131-168 ;
Dominique Legallois, Céline Poudat, « Comment parler des livres que l’on a lus ? Discours axiologique
des avis des internautes », Semen. Revue de sémio-liguistique des textes et discours, 26, p. 49-80.

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112 Dispositifs

De cette tension entre contrainte et liberté résulte, pour certains annotateurs-


testeurs, une inquiétude : « Donc je me suis mis un peu à chercher le genre de
choses que je pouvais vouloir accrocher » ; « Ça a évolué, c’est bien ça le problème.
Disons, c’est-à-dire que j’étais partie sur quelque chose de très formel, qui demande
un maniement, je pense un peu expérimenté de l’outil, et donc, je suis revenue sur
des choses plus simples. »
Les participants, surtout les primo-utilisateurs de LDT, se sont interrogés en
amont sur la manière de procéder, sur l’angle à choisir pour annoter. Ils inventent,
définissent et justifient une manière de faire dans un cadre à la fois contraint et très
libre.
Un annotateur relève que certaines formes d’annotation sur LDT l’ont amené
à annoter différemment les livres : « Lignes de Temps m’a appris à annoter avec
des mots clés et des tags. C’est ça qui est curieux. Lignes de Temps a a posteriori
modifié peut-être ma façon d’annoter les livres. Ou en tout cas ouvert d’autres
possibilités. »

3.3. Un outil de partage et de construction d’une interprétation collective


Lors des réunions de travail, que ce soit en présence physique (le groupe travaille
dans une salle, phase 2) ou dans un travail collectif à distance (le groupe se réunit
en téléconférence, phase 4), l’interface du logiciel est mobilisée en permanence
comme un support pour la confrontation orale des points de vue sur le film. Dans
notre expérimentation, le retour aux images, aux séquences, aux scènes précises
était systématique pour appuyer un point de vue et alimenter la discussion. Le
logiciel permet un accès rapide au film pour rejouer la scène, tout en continuant à
visualiser, si nécessaire, les commentaires afférents. Le point crucial pour le travail
de recherche est le suivant : la visualisation de la scène commentée se fait sans
qu’à aucun moment le plan à plan global du film et l’ensemble des lignes d’analyse
et des commentaires ne disparaissent du champ. Comme le note un annotateur :
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« C’est une utilisation possible à travers ce logiciel qui permet, comme je disais,
de travailler sur la structure du film, donc de produire un rendu en même temps
audiovisuel qui à tout moment renvoie une image film ». Il est possible d’opérer en
permanence des allers-retours visuels, très heuristiques, entre la structure complète
des lignes, la situation précise de la scène dans cette structure graphique, le
commentaire écrit qui lui a été attaché, et enfin l’image vidéo correspondante. Lors
des discussions équipées, les prises de parole se confrontent en permanence, en
direct et par écriture interposée, à cette source à la fois filmique et graphique.
Au cours des séances en coprésence, tandis qu’un participant présente son
interprétation, un autre manipule le logiciel et rejoue les séquences qui sont
commentées. Tous les points d’interprétation avancés sont validés ou non, et
ils ouvrent de nouvelles pistes grâce au retour au film. Il semble donc que la
présence de l’écran de LDT comme tiers, comme médiation entre le cinéaste
et les spectateurs, mais surtout entre les récepteurs, permet une complexité et
une diversité accrues dans le travail d’interprétation. Pour reprendre une formule
de Rancière, tout se passe comme si l’écran était cette « troisième chose » qui
n’appartient ni à l’émetteur ni au récepteur, mais qui se tient là, entre eux,
« étrangère à l’un comme à l’autre et à laquelle ils peuvent se référer pour vérifier

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De l’utopie numérique à la pratique 113

en commun »50 ce que tous, autour de l’objet, peuvent en dire et en penser.


La présence permanente en arrière-fond et constamment mobilisée au cours
des échanges de l’œuvre cinématographique permet de relier les interprétations
divergentes, d’établir le dialogue entre des voix différentes, de fabriquer de
nouvelles interprétations qui s’appuient sur les différentes lectures, et en cela
d’enrichir l’interprétation collective.
De ce point de vue, l’expérimentation vécue autour de LDT confirme que le
lecteur (et spectateur d’images) construit en permanence son interprétation en
interaction avec l’œuvre et avec les autres récepteurs. Les travaux sur la réception
qui, au XXe siècle, donnent toute sa place au lecteur dans l’élaboration du sens,
s’en trouvent confortés, dans la lignée d’Umberto Eco qui insiste sur le rôle du
lecteur engagé dans une coopération textuelle51 , ou de Certeau qui remet en
cause le modèle de la lecture comme passivité et la considère comme une activité
de « braconnage » à travers les écrits52 . Les travaux des Cultural Studies ont
eux aussi montré à quel point la réception pouvait être variable et autonome
par rapport au processus de production. Pour n’en citer qu’un, Stuart Hall,
dans son article “Encoding/decoding”, différencie trois formes d’appréciation d’un
programme télévisuel allant de l’acceptation pleine du message jusqu’à son rejet, en
passant par un mélange d’acceptation et d’opposition53 . L’interprétation n’est pas
inscrite dans l’œuvre mais en dialogue avec elle. L’écran LDT rend visibles quelques
traces de cette herméneutique infinie.

3.4. Le retour des hiérarchisations.


La stabilisation de normes d’annotation et de commentaire
Dans les premières phases d’annotation, les annotateurs se présentent comme une
communauté de scripteurs non hiérarchisée. La promesse imputée aux médias
électroniques, comme nous l’avons vu, est d’égalité des points de vue et de
réversibilité des positions. Tout énoncé, tout discours sur le film a droit de cité.
Toutefois, dans les phases de face à face, la dynamique de groupe a tendance
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à réintroduire des hiérarchies. Dès la première confrontation collective (phase 2),
l’analyse des interactions au cours de la réunion montre des déséquilibres dans les
prises de parole et des manières très différenciées de défendre les points de vue
adoptés sur le film. Outre les effets de genre classiques dans tout type de réunion
(les prises de parole des femmes sont moins fréquentes, plus courtes et plus souvent
interrompues), renforcés ici par la mobilisation d’un objet technique (les femmes
thématisent plus fréquemment les difficultés rencontrées dans la manipulation du
logiciel), des effets de statut et d’expertise jouent tout au long de cette séance. Ils
conduisent à l’émergence de normes dans la manière d’annoter et dans le type de
commentaires.

50. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, 2008, p. 21.


51. Umberto Eco, Lector in fabula. Le role du lecteur, Éditions Grasset et Frasquelle, [1979] 1985.
52. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Gallimard, coll. « Folio essais », [1980]
1990.
53. Stuart Hall, “Encoding/Decoding”, in Stuart Hall, Andrew Lowe, Paul Willis (dir.), Culture, media,
language: working papers in cultural studies, Routledge, 1972-79, p. 128-138.

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114 Dispositifs

Les hiérarchies s’établissent selon une double dimension de l’expertise : exper-


tise dans le maniement du logiciel et expertise dans l’analyse cinématographique.
Non pas que la liberté des premiers commentaires ait disparu, ceux-ci continuant
à être affichés à l’écran. Mais au fur et à mesure de l’expérimentation, on voit
se resserrer le champ des commentaires valorisés. Peu à peu, les points de vue
émotionnels et expérientiels disparaissent au bénéfice des approches formelles. Les
premiers restent présents par les annotations mais produisent moins de rebonds
dans la discussion au sein du groupe.
Sans qu’à aucun moment ces normes aient été explicitées, un modèle
traditionnel de l’exercice de la critique prend le dessus. L’expression se fait plus
abstraite, elle met à distance le subjectif, elle s’appuie sur les ressources analytiques
du logiciel. Le modèle de la critique cinématographique ou stylistique qui analyse
les processus de production prend une place dominante. Les annotateurs qui
étaient porteurs des regards signés les plus éloignés de cette norme ont été les
premiers à quitter le groupe. Ainsi, inconsciemment, se met en place une hiérarchie
des points de vue. Dans les entretiens de l’étude d’usage, plusieurs non-experts de
cinéma relèvent une perception de plus grande légitimité des experts de cinéma.
Nous retrouvons ici une des caractéristiques fondatrices liées aux pratiques
numériques : il n’y a plus de barrière à l’entrée, chacun peut créer, commenter,
publier, mais l’enjeu devient alors de capter l’attention du public et donc d’entrer
dans un jeu de compétition et de comparaison entre pairs54 . La construction
progressive de normes au fil de l’expérimentation constitue peu à peu l’annotation
comme un genre à part entière, en entendant par « genre » « un programme
de prescriptions positives ou négatives et de licences qui règlent aussi bien la
génération d’un texte que son interprétation ; elles ne relèvent pas du système
fonctionnel de la langue, mais d’autres normes sociales »55 .
Nous venons de voir qu’au fil de l’expérience, le modèle classique de la critique
avait pris le dessus sur d’autres formes alternatives d’expression d’une opinion.
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En ce sens le projet d’émancipation se trouve en tension avec le processus de
normalisation des prises de position. Si le projet est d’émancipation, la question
suivante reste pendante : ne faudrait-il pas, pour que soit tenue la promesse, que
soit rempli jusqu’au bout l’objectif d’ouverture à de nouvelles formes de critique,
plus riches, plus diverses, de partage de la scène publique pour l’ensemble de
ces nouvelles formes et de mise en discussion généralisée ? En quoi l’expérience
proposée permet-elle d’ouvrir d’autres perspectives qui ne sont pas forcément
inscrites dans le projet intellectuel ni dans sa mise en œuvre logicielle ?

3.5. Danse relationnelle et démocratie du point de vue


L’utopie portée à la fois par le discours d’accompagnement et par la forme
visuelle – la promesse d’une danse relationnelle, d’une négociation collective sur
le sens – se retrouve dans les réflexions des annotateurs-testeurs. Leur analyse de
l’expérience est travaillée par les critères de la prise de lieu individuelle, de l’écart,

54. Valérie Beaudoin, « Prosumer », Communications, 89, p. 131-139.


55. François Rastier, Sens et textualité, Hachette, 1989, p. 36.

communication & langages – n◦ 180 – Juin 2014


De l’utopie numérique à la pratique 115

du rapprochement, du fond commun (cf. § 2.2. ci-dessus), comme le formule par


exemple un membre du groupe à propos du travail collectif :
Ce qu’on est en train de faire, c’est essayer de construire un modèle des relations.
C’est-à-dire de voir comment des points de vue différents, des backgrounds différents,
des références différentes [écarts], vont pouvoir parler d’un objet et dans un espace
[fond commun]. Enfin, de reconstruire un espace où toutes ces données vont
pouvoir exister [prise de lieu] et pouvoir dialoguer, être vues et visibles même
incompréhensibles. Mais au moins être là [prise de lieu], dans cet espace de sens.
Un réseau de sens en fait [écart, rapprochement].
Le même annotateur évoque un peu plus loin le sentiment de
construire des points de vue de spectateurs qui soient peut-être beaucoup plus
larges. Comme par exemple, les faire travailler à une sorte de démocratie du point
de vue. C’est-à-dire donner des points de vue qui seraient plus horizontaux [écart,
rapprochement], où chaque point de vue pourrait avoir une valeur et une existence
[prise de lieu].56
Notons, dans cette analyse, la prégnance du vocabulaire de la spatialisation
(récurrence des mots « espace » et « point de vue », et aussi « réseau », « plus large »,
« plus horizontal » . . .), véhiculant l’image d’un plateau commun où des relations
paritaires peuvent se nouer, respectant les différences, les points de vue propres
(« être là », « existence ») et ménageant des lieux de rapprochement potentiel. La
danse relationnelle ainsi déployée dans l’espace offre une schématisation sensible
du concept de démocratie du point de vue, où chacun, engagé dans son propre
cheminement intellectuel, entame un pas – pas de deux ou plus, faux pas, pas de
côté, pas à pas – avec les autres.

3.6. De l’annotation à la performance collective


Un des annotateurs parle de « performance » pour rendre compte de l’expérience
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d’annotation collective, performance destinée à être reçue par les autres
annotateurs et, à terme, par d’éventuels lecteurs ou visiteurs de sites Internet. Un
autre, qui n’a pas vu un des films et ne l’a donc pas annoté, reçoit le film commenté
par les autres en évoquant une expérience autonome, captivante par elle-même, y
compris pour quelqu’un qui n’a pas vu le film.
Ces remarques mettent en relief la dimension spectaculaire des présentations
de Lignes de Temps. Le logiciel opère une mise en scène qui dépasse, à l’écran, le
seul spectacle du film lui-même. Selon une perspective plus générale, repérée par
Gentès et Jutant sur d’autres chantiers de tests technologiques dans les sciences
de l’ingénieur et des TIC (technologies de l’information et de la communication),
l’expérimentation technique tend à la performance artistique :
À l’instar de la performance artistique, la performance technique est un milieu
d’hybridation des pratiques : elle repose sur la capacité à créer un rapport au monde

56. Étude, F. C., p. 17. C’est nous qui soulignons par l’italique. Entre crochets, nous commentons selon
les critères d’analyse du design de l’écran (cf. § 3.2.).

communication & langages – n◦ 180 – Juin 2014


116 Dispositifs

et aux autres, affecté par les usages mais aussi par l’objet technique inédit ; et à
pouvoir ressentir la technologie émergente comme une expérience esthétique.57

LES EFFETS AMBIGUS D’UNE UTOPIE LOGICIELLE


En conclusion, deux perspectives d’évolution de médias logiciels comme Lignes
de Temps nous semblent à la fois synthétiques des résultats de notre expérience et
partiellement en syntonie avec le projet utopique original.

Vers un nouvel espace d’exercice de la critique collective


L’innovation principale de LDT est de permettre une inscription des commentaires
dans le flux du film. Alors que la critique traditionnelle est un texte en soi, diffusé
sur un support différent du film, élaboré après la vision, lu en l’absence du film, ici
le commentaire est indexé dans le film, dont l’image est accessible dans le même
cadre. Le spectateur circulant dans le film comme le lecteur dans un livre l’annote
au fil des plans. Le geste d’arrêt de l’image et d’écriture produit une suspension de
la situation de réception. Il organise un temps de réflexion. En phase de lecture des
annotations, le regard découvrant le commentaire peut se reporter à tout moment
au flux d’image, permettant des vérifications ou des compléments. Il en résulte
des prises de distance critique aussi bien en phase d’écriture que de lecture. La
discrétisation du film par le découpage plan à plan et par l’insertion d’écriture
dans le flux du film arrache le spectateur-annotateur à la linéarité des images et
du récit pour l’engager dans une activité réflexive. Cette discipline débouche sur
de nouvelles possibilités de la critique, même si les retours d’usage que nous avons
constatés ne laissent entrevoir aucune automaticité dans ce sens (cf. § 3.4. Le retour
des hiérarchisations), incitant plutôt à la prudence dans l’emploi des locutions
qui accolent « humanisme » et « numérique », « outils » et « collaboratifs »,
« intelligence » et « en réseau ».
Reste qu’avec des outils comme Lignes de Temps, les vertus possibles de la
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publicité et du débat entre pairs, de la critique et de l’exercice public de la
raison, tant prisées par la modernité depuis le siècle des Lumières, pénètrent
l’objet cinéma/vidéo, c’est-à-dire s’intercalent dans le flux même des images
audiovisuelles. La nouveauté radicale n’est pas que l’on puisse débattre des films
après leur projection, ce qui existe depuis aussi longtemps que le cinéma, avec la
critique instituée et les discussions entre amis ou en famille à la sortie du film ou
après l’émission de télévision, mais que cette discussion puisse s’inscrire dans le
déroulé du film, dans le courant des images ou en arrêtant celles-ci. La pratique
publique de la critique craquelle, fissure, fragmente l’objet cinéma, qui restait,
jusqu’ici, clos pour le plus grand public. La promesse d’élévation intellectuelle et
d’émancipation politique du projet des Lumières est alors étendue à la culture de
l’image animée sur le site même de son montage, de sa construction comme flux
temporel, plan à plan.

57. Annie Gentès, Camille Jutant, « Expérimentation technique et création : l’implication des
utilisateurs dans l’invention des médias », Communication & langages, 134, 2011, p. 109.

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De l’utopie numérique à la pratique 117

Pour le dire autrement, le livre a très tôt été annoté. Le commentaire en marge
circulait, était lu et apprécié58 . L’annotation du livre était socialisée. En revanche,
depuis l’invention de l’image animée, cette pratique d’annotation de l’œuvre n’était
pas vraiment autorisée par la technique. La révolution d’outils comme Lignes de
Temps est précisément là : l’annotation du film se fait dans les marges du film,
et, d’une certaine façon, le logiciel invente, construit, élabore, édite cet espace de
commentaire du film qu’il synchronise avec le film lui-même. LDT éditorialise une
marge pour le commentaire du film et ouvre ainsi un espace de progrès intellectuel,
moral et politique applicable à la culture de l’image, dont nous savons, par ailleurs,
qu’elle est dominante aujourd’hui.

Vers un spectacle total, fragmenté, ouvert


LDT ouvre sur un potentiel hédoniste et esthétique. Une annotatrice relève que la
pratique de l’annotation conduit à plus aimer le film : « On l’aime plus, je pense,
parce que déjà la répétition, le fait de le revoir, de faire le point sur certaines scènes,
de focaliser l’attention sur certains personnages ou modes de représentation, ça
provoque un attachement forcément, sans lequel on ne pourrait pas faire une
analyse »59 .
Un plaisir se dessine, lié à une nouvelle forme de spectacle, de performance,
ayant une valeur dramaturgique propre qui intègre le film et son commentaire. Les
nouvelles interfaces logicielles du type de Lignes de Temps proposent un spectacle
en soi, d’un nouveau genre, qui articule cinéma et activité critique sur le cinéma.
Ce spectacle a pour caractéristiques d’être total, fragmenté et ouvert.
Le spectacle est total car il englobe une pluralité de modes d’expression :
- le film, où l’émotion est à son climax ;
- les structures graphiques d’analyse de l’image animée, issues des logiciels de
montage, qui sont comme les fils, les coulisses de la construction des images ;
- et enfin les commentaires écrits, qui prennent du recul et ajoutent une
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dimension de dialogue entre les différentes interprétations du film.
Le spectacle est fragmenté au sens où il maintient fermement une particularisation
des espaces de représentation. Il y a coexistence de registres, mais pas fusion : la
fenêtre vidéo, le montage plan à plan et les commentaires sont co-présents mais
distincts, tout comme dans le Bunraku, le théâtre de marionnettes japonais, il y a
séparation entre les marionnettes, les manipulateurs des marionnettes et le choeur
des récitants et des musiciens qui disent un texte et jouent des instruments60 . Cette
spécialisation fait dire à Barthes, à propos du Bunraku, qu’il s’agit d’un « spectacle
total mais divisé », caractéristique à laquelle Lignes de Temps pourrait prétendre.
Enfin, le spectacle est ouvert au sens où le public est invité sur la scène.
L’ouverture est double : le public prend la parole, ce qui est un leitmotiv de
l’Internet en général, mais surtout il a accès à certains des outils et à la grammaire

58. H. J. Jackson, Marginalia: Readers writing in books, Yale University Press, 2002.
59. Étude M. B., p. 6.
60. Roland Barthes, L’empire des signes, Flammarion, coll. « Champs », 1980, p. 63-71.

communication & langages – n◦ 180 – Juin 2014


118 Dispositifs

du montage des films. Le spectacle total et fragmenté lève un voile sur les coulisses
de la fabrication des films, où le public peut vagabonder et manipuler quelques fils.
Pour filer la comparaison avec le Bunraku, la fenêtre vidéo se rapprocherait
des marionnettes, lieu de la mise en acte des émotions, les lignes de temps
seraient comme les fils qui rendraient visibles la manipulation des images (des
marionnettes), et les prises de parole publiques, produisant les commentaires,
seraient comme le chœur générant une interprétation collective de l’œuvre.
Différence fondamentale avec le Bunraku : le « chœur » des annotations n’est pas
composé de professionnels de la vocalisation, mais d’amateurs constitués en public
participant au spectacle.
Autour de ce type de logiciels peuvent être imaginées de nouvelles formes de
création à la fois intégrées et fragmentées, mais aussi de nouvelles formes de media
literacy.

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120 Dispositifs

Prié Yannick, Aubert Olivier, Richard Bertrand, « Démonstration : Advene, un outil pour la
lecture active audiovisuelle », ACM, Metz, p. 211-212
Rancière Jacques, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, 2008
Rastier François, Sens et textualité, Hachette, 1989
Ricoeur Paul, L’idéologie et l’utopie, Seuil, [1986] 1997
Roubaud Jacques, La fleur inverse. L’art des troubadours, Les Belles Lettres, 1992
Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l’économie politique. Œuvres completes, tome III,
Gallimard, coll. « La Pléiade », 1996
Ruyer Raymond, L’utopie et les utopies, PUF, 1950
Souchier Emmanuël, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », L es
cahiers de médiologie, 6, 1998, p. 137-145
Souchier Emmanuël, Jeanneret Yves, « Écriture numérique ou médias informatisés ? », Pour
la science. Du signe à l’écriture, 33, 2002, p. 100-145
Souchier Emmanuël, « Quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie.
Pratiques, discours et imaginaires », Cahiers GUTenberg, 46-47, 2006, p. 69-98
Stiegler Bernard, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006
Stiegler Bernard, Crépon Marc, De la démocratie participative. Fondements et limites, Mille
et Une Nuits, 2007
Stiegler Bernard, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel,
Flammarion, 2008
Turner Fred, Aux sources de l’utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture, Stewart
Brand, un homme d’influence, C&F Éditions, 2012

OLIVIER FOURNOUT,
VALÉRIE BEAUDOUIN
ET ESTELLE FERRARESE
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communication & langages – n◦ 180 – Juin 2014

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