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collaborative de films
Olivier Fournout, Valérie Beaudouin, Estelle Ferrarese
Dans Communication & langages 2014/2 (N° 180), pages 95 à 120
Éditions NecPlus
ISSN 0336-1500
DOI 10.3917/comla.180.0095
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De l’utopie numérique
à la pratique :
le cas de l’annotation
collaborative de films
OLIVIER FOURNOUT,
VALÉRIE BEAUDOUIN
ET ESTELLE FERRARESE
L’intérêt pour l’utopie et les utopies traverse le Cet article porte sur un logiciel
XXe siècle 1 . L’imagination utopique, ancrée dans une d’annotation collaborative de films.
L’outil, Lignes de Temps, permet
critique du monde tel qu’il est, un « diagnostic du d’inscrire des commentaires dans le flux
présent »2 ou un « diagnostic historique »3 , produit des du film et d’échanger les annotations
textes « pour faire penser aux lecteurs que l’on peut entre les différents participants. L’étude
imaginer une transformation de notre monde »4 . Tel est articule quatre niveaux d’attaque de la
le cas, en pleine Renaissance humaniste, au début du description de l’outil : les fonctionnalités
logicielles, le discours philosophique qui
XVIe siècle, du livre de Thomas More, L’Utopie, où le l’accompagne, la sémiotique visuelle de
lecteur découvre à la fois, dans la première partie, une l’écran et les premiers usages constatés
critique minutieuse du temps présent (les enclosures, les dans une phase d’expérimentation
méfaits de l’argent, les politiques de la guerre . . .) et, dans originale. Il situe le discours d’escorte
la seconde partie, en contrepoint, la mise en espace d’une dans l’histoire de la pensée, débordant
la stricte innovation technique. Il montre
société idéale. Cette cartographie de l’espace dans l’Île le caractère instituant du design visuel
de Nulle-Part de Thomas More fait écrire à Louis Marin
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6. Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture. Stewart Brand,
un homme d’influence, C&F Éditions, 2012.
7. Nicolas Auray, « Pirates en réseau : détournement, prédation et exigence de justice », Esprit, 2009/7,
p. 169.
8. Yves Jeanneret, Y a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?, Presses universitaires du
Septentrion, 2000, p. 65.
9. Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
10. La présente recherche a été menée dans le cadre du projet THD, projet FUI piloté par Cap Digital
(2007-2011), qui visait à expérimenter des dispositifs innovants pour nourrir un travail prospectif sur
les applications très haut débit des réseaux de l’avenir.
11. Tarlach McGonagle, “Media Literacy: No longer the Shrinking Violet of European Audiovisual
Media Regulation”, traduction française : « L’éducation aux médias : cesse-t-elle enfin d’être le parent
pauvre de la réglementation européenne des médias audiovisuels ? », Iris, Observatoire européen de
l’audiovisuel, 2011, p. 7-31.
12. Michaël Bourgatte, « L’écran-outil et le film-objet », MEI (Médiation et information), 34, 2011,
p. 117.
13. Mike Fraser, Jon Hindmarsh, Katie Best, Christian Heath, Greg Biegel, Chris Greeenlagh et Stuart
Reeves, “Remote Collaboration Over Video Data: Towards Real-Time e-Social Science”, Computer
Supported Cooperative Work (CSCW), 15(4), 2005, p. 257-279.
14. Antoine Cordelois, “Using digital technology for collective ethnographic observation: an
experiment on ‘coming home’”, Social Science Information, 49, 2010, p. 445-463.
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L’outil informatique :
la promesse fonctionnelle
Le discours
d’accompagnement : Le design de l’écran :
la promesse la promesse
discursive sémiotique
L’usage :
pratiques constatées
en phase de test
pensée, qui déborde la stricte innovation technique ; enfin, tester la prise en main
de l’outil logiciel par des usagers.
Phase 2 : Présentation et confrontation des points de vue sur le film lors d’une
réunion en face à face d’une journée : présentations individuelles avec mobilisation
partagée de l’écran du logiciel en vidéoprojection et discussions.
Phase 3 : Annotations sur les annotations, faites à distance sur écran : réactions aux
commentaires des uns et des autres sur un site test (plateforme Internet) où toutes
les lignes de temps de tous les annotateurs avaient été concaténées.
Entre les phases 2 et 3, des entretiens individuels, de type réflexif, ont été réalisés
auprès des participants sur leur perception du logiciel et du travail produit20 . Les
séances de réunion en face à face et en visioconférence (phases 2 et 4) ont été
filmées21 . La séance de la phase 2 a donné lieu à une analyse des interactions22 .
19. Le groupe, monté et animé par Olivier Fournout, était constitué des trois auteurs de cet article
et de Nicolas Auray, Godefroy Beauvallet, Marta Boni, Frédéric Curien, Nicolas Desquinabo, Isabelle
Garron, Yves-Marie L’Hour, Vincent Puig, ainsi que de Michaël Bourgatte, qui nous a rejoints en fin
de parcours. Nous les remercions vivement pour leur implication, ainsi que Yves-Marie Haussonne et
Thibaut Cavalie de l’IRI, pour leur aide précieuse dans la prise en main du logiciel et le montage des
dispositifs techniques.
20. Les entretiens et leur analyse ont été réalisés par Estelle Ferrarese. Le document de synthèse
intermédiaire produit sera référencé dans cet article comme « l’étude » ou « l’étude d’usage ».
21. Par Julien Figeac que nous remercions.
22. Réalisée par Amélie Arnould (université de Strasbourg) sous la direction d’Estelle Ferrarese.
Dans la suite de l’article, nous allons aborder les quatre niveaux de description
de l’objet logiciel (cf. figure 1), en commençant par la description fonctionnelle,
qui donne une idée d’ensemble de l’outil.
23. Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Les Belles Lettres, 2010, p. 167-
171.
24. Ibid., p. 168.
Selon la figure 3, il ressort que, en haut à gauche (zone 1), l’utilisateur trouve
les outils (le menu) de navigation dans le logiciel. Il apparaît que le logiciel LDT
synchronise trois espaces à l’écran. Ici, à titre d’exemple, nous considérons une
« séquence i » qui débute en [00:39:23]. Ces trois espaces synchronisés sont :
o en haut à droite (zone 3) : l’image du film,
o en haut à gauche (zone 2) : le contenu de l’annotation correspondant à la
séquence ou au plan considéré,
o en bas (zone 4) : le repérage dans la ligne de temps.
Dans les sections qui suivent, nous allons examiner les promesses véhiculées par le
discours d’accompagnement et par le design visuel de Lignes de Temps.
25. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Flammarion,
2008, p. 124.
26. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, p. 218-219.
27. Bernard Stiegler, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, op. cit., p. 129.
28. Bruno Latour, « Préface », in Walter Lippman, Le public fantôme, Demopolis, 2008, p. 10.
29. Bernard Stiegler et Marc Crépon, De la démocratie participative. Fondements et limites, Mille et Une
Nuits, 2007, p. 69.
30. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, op. cit., p. 219.
31. Bernard Stiegler et Marc Crépon, De la démocratie participative. Fondements et limites, op. cit., p. 78.
32. Alain Deremetz, Le miroir des muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Presses universitaires du
Septentrion, 1995, p. 29.
33. Emmanuël Souchier, « Quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie. Pratiques,
discours et imaginaires », Cahiers GUTenberg, 46-47, 2006, p. 69-98.
34. Jacques Roubaud, La fleur inverse. L’art des troubadours, Les Belles Lettres, 1992, p. 238.
35. Olivier Fournout, « Diatextes », Communication & langages, 156, 2009, p. 3-20 ; Olivier Fournout,
« La matrice relationnelle : du diatexte à l’anthropologie de la communication », Communication &
langages, 162, 2009, p. 29-48 ; Olivier Fournout, Théorie de la communication et éthique relationnelle.
Du texte au dialogue, Hermès-Lavoisier, 2012.
36. Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret, « Écriture numérique ou médias informatisés ? », Pour la
science. Du signe à l’écriture, 33, 2011, p. 100-145, 2001.
37. Pour la sémiotique de l’écriture comme emboîtement de « casiers » et la syntagmatique visuelle qui
en résulte, cf. Roy Harris, La sémiologie de l’écriture, CNRS Éditions, 1993, notamment p. 229-233.
38. Anne-Marie Christin, Poétique du blanc. Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Peeters-
Vrin, 2000.
39. L’illustration en noir et blanc ne fait pas apparaître les couleurs. Nous maintenons la référence aux
couleurs dans l’analyse pour donner au lecteur une idée de la richesse visuelle.
40. Nicolas Auray, Martine Hurault-Plantet, Céline Poudat et Bertrand Jacquemin, « La négociation des
points de vue : vers une cartographie sociale des querelles dans le Wikipédia francophone », Réseaux,
154, p. 15-50.
41. Olivier Fournout, Théorie de la communication et éthique relationnelle, op. cit., p. 21-23.
42. Estelle Ferrarese, Éthique et politique de l’espace public. Habermas et la discussion, Vrin, 2014.
43. Jurgen Habermas, L’espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la
société bourgeoise, Payot, 1992
44. Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF
Flammarion, 1991, p. 44.
45. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique. Œuvres complètes, tome III, Gallimard,
coll. « La Pléiade », 1996, p. 246.
46. Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit, Georg Olms Verlag,
1981, p. 177.
47. Reinhart Koselleck, Le règne de la critique, Éditions de Minuit, 1979, p. 57 sq.
48. Étude, M. B., p. 5. Pour les citations des entretiens de l’étude d’usage, tantôt nous les allouons à des
initiales (par exemple, ici, M. B.), tantôt nous préservons l’anonymat, soit à la demande des participants
concernés, soit parce qu’il nous apparaissait que l’auctorialisation apportait peu.
Selon les annotateurs, les points de vue sont plutôt ou formels (analyse de
la construction du film), ou thématiques (les enjeux sociétaux ou existentiels
abordés par les films), ou émotionnels (mouvements d’humeur ou sentiments),
ou expérientiels (liens avec un vécu personnel), ou enfin intertextuels (effets de
reprises). Les commentaires sont émotifs, esthétiques, moraux. . . semblables à
ceux que l’on observe dans la critique amateur de livres ou de films49 . Pour le film
Entre les murs, un annotateur s’est concentré sur le repérage des citations de livres
dans le film, un autre s’est penché sur les moments d’échanges professeur-élèves,
un autre sur la manière de filmer l’espace avec les alternances de scènes d’intérieur
et de scènes d’extérieur, plusieurs réactions épidermiques se sont exprimées sur
l’attitude de l’enseignant, le style « documentaire » du tournage et du montage a
été souligné.
49. Laurence Allard, « Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma », Réseaux, 99, p. 131-168 ;
Dominique Legallois, Céline Poudat, « Comment parler des livres que l’on a lus ? Discours axiologique
des avis des internautes », Semen. Revue de sémio-liguistique des textes et discours, 26, p. 49-80.
56. Étude, F. C., p. 17. C’est nous qui soulignons par l’italique. Entre crochets, nous commentons selon
les critères d’analyse du design de l’écran (cf. § 3.2.).
et aux autres, affecté par les usages mais aussi par l’objet technique inédit ; et à
pouvoir ressentir la technologie émergente comme une expérience esthétique.57
57. Annie Gentès, Camille Jutant, « Expérimentation technique et création : l’implication des
utilisateurs dans l’invention des médias », Communication & langages, 134, 2011, p. 109.
Pour le dire autrement, le livre a très tôt été annoté. Le commentaire en marge
circulait, était lu et apprécié58 . L’annotation du livre était socialisée. En revanche,
depuis l’invention de l’image animée, cette pratique d’annotation de l’œuvre n’était
pas vraiment autorisée par la technique. La révolution d’outils comme Lignes de
Temps est précisément là : l’annotation du film se fait dans les marges du film,
et, d’une certaine façon, le logiciel invente, construit, élabore, édite cet espace de
commentaire du film qu’il synchronise avec le film lui-même. LDT éditorialise une
marge pour le commentaire du film et ouvre ainsi un espace de progrès intellectuel,
moral et politique applicable à la culture de l’image, dont nous savons, par ailleurs,
qu’elle est dominante aujourd’hui.
58. H. J. Jackson, Marginalia: Readers writing in books, Yale University Press, 2002.
59. Étude M. B., p. 6.
60. Roland Barthes, L’empire des signes, Flammarion, coll. « Champs », 1980, p. 63-71.
du montage des films. Le spectacle total et fragmenté lève un voile sur les coulisses
de la fabrication des films, où le public peut vagabonder et manipuler quelques fils.
Pour filer la comparaison avec le Bunraku, la fenêtre vidéo se rapprocherait
des marionnettes, lieu de la mise en acte des émotions, les lignes de temps
seraient comme les fils qui rendraient visibles la manipulation des images (des
marionnettes), et les prises de parole publiques, produisant les commentaires,
seraient comme le chœur générant une interprétation collective de l’œuvre.
Différence fondamentale avec le Bunraku : le « chœur » des annotations n’est pas
composé de professionnels de la vocalisation, mais d’amateurs constitués en public
participant au spectacle.
Autour de ce type de logiciels peuvent être imaginées de nouvelles formes de
création à la fois intégrées et fragmentées, mais aussi de nouvelles formes de media
literacy.
Bibliographie
Allard Laurence, « Cinéphiles, à vos claviers ! Réception, public et cinéma », Réseaux, 99,
p. 131-168
Auray Nicolas, « Pirates en réseau : détournement, prédation et exigence de justice », Esprit,
2009/7, p. 168-179
Auray Nicolas, Hurault-Plantet Martine, Poudat Céline, Jacquemin Bertrand,
« La négociation des points de vue : vers une cartographie sociale des querelles
dans le Wikipédia francophone », Réseaux, 154, p. 15-50
Bachimont Bruno, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Les Belles Lettres, 2010
Barthes Roland, L’empire des signes, Champs Flammarion, 1980
Beaudouin Valérie, « Prosumer », Communications, 89, p. 131-139
Berlan Aurélien, La fabrique des derniers hommes. Retour sur le présent avec Tönnies, Simmel
et Weber, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2012, p. 21-85
Bourgatte Michaël, « L’écran-outil et le film-objet », MEI (Médiation et information), 34,
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Prié Yannick, Aubert Olivier, Richard Bertrand, « Démonstration : Advene, un outil pour la
lecture active audiovisuelle », ACM, Metz, p. 211-212
Rancière Jacques, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, 2008
Rastier François, Sens et textualité, Hachette, 1989
Ricoeur Paul, L’idéologie et l’utopie, Seuil, [1986] 1997
Roubaud Jacques, La fleur inverse. L’art des troubadours, Les Belles Lettres, 1992
Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l’économie politique. Œuvres completes, tome III,
Gallimard, coll. « La Pléiade », 1996
Ruyer Raymond, L’utopie et les utopies, PUF, 1950
Souchier Emmanuël, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », L es
cahiers de médiologie, 6, 1998, p. 137-145
Souchier Emmanuël, Jeanneret Yves, « Écriture numérique ou médias informatisés ? », Pour
la science. Du signe à l’écriture, 33, 2002, p. 100-145
Souchier Emmanuël, « Quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie.
Pratiques, discours et imaginaires », Cahiers GUTenberg, 46-47, 2006, p. 69-98
Stiegler Bernard, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006
Stiegler Bernard, Crépon Marc, De la démocratie participative. Fondements et limites, Mille
et Une Nuits, 2007
Stiegler Bernard, Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel,
Flammarion, 2008
Turner Fred, Aux sources de l’utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture, Stewart
Brand, un homme d’influence, C&F Éditions, 2012
OLIVIER FOURNOUT,
VALÉRIE BEAUDOUIN
ET ESTELLE FERRARESE
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