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Mortéza Mahmoudian
Dans La linguistique 2009/2 (Vol. 45), pages 3 à 30
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0075-966X
ISBN 9782130572725
DOI 10.3917/ling.452.0003
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.74.4.224)
1. Préambule
En 1953, dans sa préface à Languages in Contact de Uriel Wein-
reich1, André Martinet revient au débat sur l’objet et la méthode
de la linguistique2. Les positions qu’il y prend consistent en une
large ouverture du champ d’investigation de la discipline à toute
une gamme de phénomènes considérés – jusqu’alors, mais aussi
dans la suite – comme variations infimes, non pertinentes.
Ce texte – atypique, s’il en est, cf. § 20, infra, p. 23 – est
riche en propositions théoriques : une vingtaine en moins de
quatre pages. Ces propositions ne se situent pas toutes sur le
même plan, et sont par conséquent de portées diverses. On
peut les ranger sous trois chefs : i) hétérogénéité. Une commu-
nauté linguistique n’est jamais homogène pas plus que ne l’est
2. Incident de parcours ?
Avant d’aller plus loin, j’aimerais signaler deux pistes que je
ne suivrai pas. La première serait de considérer ces propositions
comme un incident de parcours, une prise de positions isolée ou
un hapax pour ainsi dire. Ce ne me semble pas être le cas. Car,
on voit au travers de ses écrits la coexistence quasi permanente
de deux conceptions de l’objet et de la méthode de la
linguistique.
La seconde serait de se contenter de relever là une contra-
diction inhérente à l’œuvre, en prendre acte sans s’y attarder
davantage. Ce ne serait pas une approche judicieuse. Il serait
utopique – et l’expérience de plusieurs décennies de recherche
l’a montrée – de vouloir mettre sur pied une théorie à la fois
adéquate et exempte de contradictions. Ainsi, les bien pensants,
les beaux esprits qui prêchaient l’élaboration d’une théorie par-
faite (non contradictoire, exhaustive et simple) préalablement à
toute étude empirique n’ont pas apporté de contributions signifi-
Théorie linguistique 7
catives. Alors que l’œuvre de Martinet – tant par ses acquis que
par ses prolongements – reste pour l’essentiel valable ; même si
l’on a des réserves à formuler sur certains de ses aspects.
D’ailleurs, une contradiction peut procéder de la complexité
inhérente à la structure de l’objet, doué de facettes multiples et
de tendances antinomiques ; complexité au sujet de laquelle on
ne dispose pas encore d’explication.
Dans La Préface, l’homogénéité et l’autarcie linguistiques des
communautés sont considérées comme une hypothèse de travail, un
postulat pragmatique ; ce qui semble bien correspondre à la
démarche de Martinet ; on peut constater qu’il s’y est tenu dans
nombre de ses écrits qui s’étendent sur quatre décennies envi-
ron3. Selon toute vraisemblance, La Préface est l’ébauche d’une
extension qu’il a constamment visée sans en examiner les tenants
et aboutissants. C’est la piste que je suivrai ici.
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3. Depuis les Éléments de linguistique générale, Paris, Librairie Armand Colin, 1960 à la
Syntaxe générale, Paris, Librairie Armand Colin, 1985 en passant par la Grammaire fonctionnelle
du français, Paris, Didier-Crédif, 1997.
4. Paris, Librairie Armand Colin, 1960.
5. Voir André Martinet, 1980, Œuvres, t. I : Science et linguistique. Langues et double articu-
lation, Fernelmont (Belgique), EME et Intercommincations.
6. Cf. Leonard Bloomfield, « A set of postulates for the science of language », in Mar-
tin Joos (ed.), 1957, Readings in Linguistics, Londres et Chicago, Chicago University Press. La
formule originale est non linguistic shades of sound and meaning, § 5. Def. p. 27.
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4. Hétérogénéité
Une communauté linguistique n’est jamais homogène, nous
dit ce texte ; elle comporte des divisions et subdivisions qui peu-
vent être affinées à souhait. L’hétérogénéité ne s’arrête pas aux
clivages entre classes sociales, ni non plus aux différences entre
régions géographiques. Au niveau de la langue, l’hétérogénéité
sociogéographique, telle qu’elle vient d’être décrite, a des impli-
cations non négligeables pour la structure autant que pour les
procédures d’analyse et de description.
Souvenons-nous que les structuralistes ont, par souci d’objec-
tivité, fondé la délimitation de la langue sur des critères sociaux.
Bloomfield, encore lui, est très explicite sur ce point : « L’en-
semble des énoncés qui peuvent être produits dans une commu-
nauté est la langue de cette communauté linguistique. »7
Quand la langue est conçue en termes des pratiques verbales
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5. Ouverture
Le pendant de l’hétérogénéité est l’ouverture. Pris à la lettre,
ce principe vaut l’abolition – ni plus ni moins – du système clos ;
et il trouve application aux deux niveaux linguistique et social.
Sur le plan de la langue, cela implique qu’il n’y a pas nécessaire-
ment de solution de continuité entre deux idiomes, qu’il s’agisse
10. Les facteurs sociaux qui y concourent sont certes nombreux, dont les besoins de
recours aux termes techniques, la volonté d’éviter les termes empruntés à l’anglais, langue
du Grand Satan, etc.
11. André Martinet, Éléments..., § 3 . 19.
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12. Comme on le voit dans André Martinet, 1945, La prononciation du français contempo-
rain, Paris, Droz.
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9. Nouveaux modèles ?
15. Ilya Prigogine, Isabelle Stenger, 1986 (éd. orig. 1979), La nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, « Folio-Essais », p. 18.
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21. Zellig S. Harris, 1951, Structural Linguistics, Chicago, Chicago University Press.
22. Cf. Martinet, La prononciation..., la question 8, p. 11, qui porte sur la nature phy-
sique d’une opposition : timbre ou longueur.
23. Cf. Martinet, La prononciation..., la question 3, p 11 par laquelle il est demandé à
l’informateur de fonder ses réponses sur « le parler tout à fait naturel et familier ».
Théorie linguistique 17
animée, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces don-
nées à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouve-
ments des plus grands corps de l’univers et ceux des plus légers
atomes : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le
passé serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la per-
fection qu’elle a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de
cette intelligence. »26
La similitude – que je ne crois pas fortuite – est frappante :
les deux prônent la conception déterministe (cf. 16, infra, p. 20).
Même si Bloomfield ne parle pas de déterminisme, mais de
« théorie matérialiste (ou mieux mécaniste) [...] »27.
26. Pierre-Simon de Laplace, 1814, Essai philosophique sur les probabilité, Paris, Courcier.
27. Bloomfield, Le langage, p. 36.
28. Ferdinand de Saussure, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
29. Michel Biezunski, 1993, Histoire de la physique moderne, Paris, La Découverte, p. 45.
Cf. aussi la remarque de Prigogine et Stengers : « La recherche de lois régulières, qui
soumettent un domaine phénoménal à la prévision, n’est pas une particularité de la phy-
sique. C’est un idéal que poursuivirent toutes les disciplines qui prirent la physique pour
modèle » (op. cit., p. 421).
30. Cf. Cours..., p. 23.
31. Hjelmslev suggère de partir de « l’hypothèse de l’existence d’un système sous-
jacent au procès et de constantes qui sous-tendent les fluctuations ». Cf. Prolégomènes à une
théorie du langage, Paris, Minuit, 1968 (éd. origin. 1943), chap. 2, p. 19.
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32. Cf. Bloomfield qui, dans ses Postulats (ibid., § I. Introductory), justifie sa démarche
en en évoquant l’efficacité en mathématique.
33. Dans Ferdinand de Saussure, Paris, Seghers, 1968.
34. Voir son introduction au Cours de linguistique générale de Saussure.
35. N. S. Troubetzkoy, 2006, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, édition
établie par Patrick Sériot, Lausanne, Éditions Payot, 573 p. Cf. Lettre 60, n. 4.
36. Rappelons que le déterminisme renvoie au « principe scientifique d’après lequel
tout phénomène est régi par une (ou plusieurs) loi(s) nécessaire(s) telle(s) que les mêmes cau-
ses entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets ». TLFi.
Voici la définition – sensiblement la même – qu’en donne Carl Hoefer : « The world is
governed by (or is under the sway of) determinism if and only if, given a specified way
things are at a time t, the way things go thereafter is fixed as a matter of natural law. »
Cf. Stanford Encyclopaedia of Philosophy, I. Introduction. En ligne : http://plato.stan-
ford.edu/entries/determinism-causal/.
37. Cf. Prolégomènes, § 2, p. 17-18.
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48. Je n’insisterai pas là-dessus, m’étant déjà exprimé en détail dans cette revue.
Cf. « Structure linguistique : problèmes de la constance et des variations », in La Linguistique,
vol. 16, fasc. 1/1980, et « Linguistique et sociolinguistique », op. cit.
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49. Le recours à des modèles complémentaires permet d’éviter deux positions extrê-
mes : celle qui ne retient comme pertinents que les éléments constants et aussi celle qui pri-
vilégie les éléments variables. Cf. « Linguistique et sociolinguistique », op. cit., p. 74.
50. Cf. La Préface, p. 29.
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23. Syntaxe