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Théorie linguistique face à la complexité des langues

Mortéza Mahmoudian
Dans La linguistique 2009/2 (Vol. 45), pages 3 à 30
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0075-966X
ISBN 9782130572725
DOI 10.3917/ling.452.0003
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THÉORIE LINGUISTIQUE
FACE À LA COMPLEXITÉ
DES LANGUES*
par Mortéza MAHMOUDIAN
Université de Lausanne

In his preface to Languages in Contact by Uriel Weinreich, André Martinet questions


the assumption of self contained and homogenous linguistic communities. He stresses the fact
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that it has been a useful hypothesis, and feels that linguists will always have to revert to it at
times. The present study aims at discussing the problems involved in and connected with coexis-
tence of two sets of assumptions, and studying the implications of such a coexistence. Obviously,
the most important implication here is a multi-scale approach to language description. This
study also points to some parallel evolutions in physical sciences.

1. Préambule
En 1953, dans sa préface à Languages in Contact de Uriel Wein-
reich1, André Martinet revient au débat sur l’objet et la méthode
de la linguistique2. Les positions qu’il y prend consistent en une
large ouverture du champ d’investigation de la discipline à toute
une gamme de phénomènes considérés – jusqu’alors, mais aussi
dans la suite – comme variations infimes, non pertinentes.
Ce texte – atypique, s’il en est, cf. § 20, infra, p. 23 – est
riche en propositions théoriques : une vingtaine en moins de
quatre pages. Ces propositions ne se situent pas toutes sur le
même plan, et sont par conséquent de portées diverses. On
peut les ranger sous trois chefs : i) hétérogénéité. Une commu-
nauté linguistique n’est jamais homogène pas plus que ne l’est

* Je remercie Rémi Jolivet pour sa lecture attentive et ses suggestions.


1. Publications of the Linguistic Circle of New York, n.o 1, 1953. La préface a été reprise
dans La Linguistique, vol. 36, fasc. 1-2, 2000, p. 189-192. Elle a été traduite en français par
Andrée Tabouret-Keller. Cf. La Linguistique, vol. 37, fasc. 1, 2001, p. 29-32. Ci-après, La
Préface. Les numéros de page renvoient à la traduction française.
2. La Préface..., p. 29.

La Linguistique, vol. 45, fasc. 2/2009


6 Mortéza Mahmoudian

la structure d’une langue ; ii) ouverture. La communauté lin-


guistique ne consiste pas en un groupement humain nettement
délimité, pas plus que la langue ne se ramène à un système
fermé ; iii) fonctions. La communication ne détermine pas tou-
jours la structure ; elle entre en conflit avec l’allégeance, qui y
joue un rôle important, voire prépondérant. On peut y ajouter
encore une autre série : iv) propositions qui ne touchent pas aux
principes, mais ont trait aux solutions possibles à des problèmes
ponctuels.
A priori, ces positions paraissent opposées aux principes qu’il a
défendus dans maints ouvrages, et auxquels il s’est tenu dans ses
travaux empiriques ; ce qui soulève de nombreuses questions,
nous en retenons deux :
a) Justification. Sur quelles bases fonder pareille évolution de
la linguistique ? N’y aurait-il pas là des analogies avec la trajec-
toire des sciences qui l’ont inspirée ?
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b) Perspectives. Quel aspect prendraient la structure linguis-
tique et les éléments qui la composent quand les propositions
contenues à La Préface seraient appliquées de manière consé-
quente dans la description linguistique ? Et quels horizons ouvri-
raient cet élargissement aux recherches sur les langues ?

2. Incident de parcours ?
Avant d’aller plus loin, j’aimerais signaler deux pistes que je
ne suivrai pas. La première serait de considérer ces propositions
comme un incident de parcours, une prise de positions isolée ou
un hapax pour ainsi dire. Ce ne me semble pas être le cas. Car,
on voit au travers de ses écrits la coexistence quasi permanente
de deux conceptions de l’objet et de la méthode de la
linguistique.
La seconde serait de se contenter de relever là une contra-
diction inhérente à l’œuvre, en prendre acte sans s’y attarder
davantage. Ce ne serait pas une approche judicieuse. Il serait
utopique – et l’expérience de plusieurs décennies de recherche
l’a montrée – de vouloir mettre sur pied une théorie à la fois
adéquate et exempte de contradictions. Ainsi, les bien pensants,
les beaux esprits qui prêchaient l’élaboration d’une théorie par-
faite (non contradictoire, exhaustive et simple) préalablement à
toute étude empirique n’ont pas apporté de contributions signifi-
Théorie linguistique 7

catives. Alors que l’œuvre de Martinet – tant par ses acquis que
par ses prolongements – reste pour l’essentiel valable ; même si
l’on a des réserves à formuler sur certains de ses aspects.
D’ailleurs, une contradiction peut procéder de la complexité
inhérente à la structure de l’objet, doué de facettes multiples et
de tendances antinomiques ; complexité au sujet de laquelle on
ne dispose pas encore d’explication.
Dans La Préface, l’homogénéité et l’autarcie linguistiques des
communautés sont considérées comme une hypothèse de travail, un
postulat pragmatique ; ce qui semble bien correspondre à la
démarche de Martinet ; on peut constater qu’il s’y est tenu dans
nombre de ses écrits qui s’étendent sur quatre décennies envi-
ron3. Selon toute vraisemblance, La Préface est l’ébauche d’une
extension qu’il a constamment visée sans en examiner les tenants
et aboutissants. C’est la piste que je suivrai ici.
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3. Implications

Deux visions du langage sont en présence. Pour éviter toute


confusion, je qualifierai de classique la structure linguistique telle
qu’elle a été présentée dans les Éléments de linguistique générale4, et
qui se trouve – avec des modifications mineures – exposée et
appliquée dans la quasi-totalité de l’œuvre de Martinet5 ; et je
désignerai comme étendue la conception esquissée dans La Préface.
Dans le cadre de la théorie étendue, ressortiront à la struc-
ture bien des phénomènes situés jusqu’alors hors du champ
d’étude, considérés comme des « nuances non linguistiques »6,
pour employer l’expression de Bloomfield. Pareille extension a
des conséquences considérables par l’éclatement des domaines
qui en résulte et à la fois par les ramifications des modèles des-
criptifs auxquels on est amené à recourir.

3. Depuis les Éléments de linguistique générale, Paris, Librairie Armand Colin, 1960 à la
Syntaxe générale, Paris, Librairie Armand Colin, 1985 en passant par la Grammaire fonctionnelle
du français, Paris, Didier-Crédif, 1997.
4. Paris, Librairie Armand Colin, 1960.
5. Voir André Martinet, 1980, Œuvres, t. I : Science et linguistique. Langues et double articu-
lation, Fernelmont (Belgique), EME et Intercommincations.
6. Cf. Leonard Bloomfield, « A set of postulates for the science of language », in Mar-
tin Joos (ed.), 1957, Readings in Linguistics, Londres et Chicago, Chicago University Press. La
formule originale est non linguistic shades of sound and meaning, § 5. Def. p. 27.
8 Mortéza Mahmoudian

4. Hétérogénéité
Une communauté linguistique n’est jamais homogène, nous
dit ce texte ; elle comporte des divisions et subdivisions qui peu-
vent être affinées à souhait. L’hétérogénéité ne s’arrête pas aux
clivages entre classes sociales, ni non plus aux différences entre
régions géographiques. Au niveau de la langue, l’hétérogénéité
sociogéographique, telle qu’elle vient d’être décrite, a des impli-
cations non négligeables pour la structure autant que pour les
procédures d’analyse et de description.
Souvenons-nous que les structuralistes ont, par souci d’objec-
tivité, fondé la délimitation de la langue sur des critères sociaux.
Bloomfield, encore lui, est très explicite sur ce point : « L’en-
semble des énoncés qui peuvent être produits dans une commu-
nauté est la langue de cette communauté linguistique. »7
Quand la langue est conçue en termes des pratiques verbales
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d’une communauté, les subdivisions et l’hétérogénéité illimitées
de celle-ci ont des chances de se répercuter sur la langue. Vrai-
semblablement donc, toute structure linguistique est hétérogène.
L’hétérogénéité linguistique ne se réduit pas aux clivages sociaux.
Elle ne se résout pas par recours aux différences entre régions
géographiques, non plus. Il n’y a pas de limite entre une langue
(communautaire) et une variété (même individuelle).
Il y a plus, l’individu ne peut plus être considéré comme siège
d’une structure linguistique stable, tiraillé qu’il est par les facteurs
en conflit. Ce qui revient à dire que les aspects social et psy-
chique des faits de langue se confondent dans l’individu, et qu’il
n’y a pratiquement pas de limite entre les deux aspects. Cf. § 10,
infra, p. 15.

5. Ouverture
Le pendant de l’hétérogénéité est l’ouverture. Pris à la lettre,
ce principe vaut l’abolition – ni plus ni moins – du système clos ;
et il trouve application aux deux niveaux linguistique et social.
Sur le plan de la langue, cela implique qu’il n’y a pas nécessaire-
ment de solution de continuité entre deux idiomes, qu’il s’agisse

7. Bloomfield, « A set of postulates », § 4. Def. p. 26 (je traduis).


Théorie linguistique 9

de deux langues, de deux dialectes ou d’une langue et un dialecte


ou patois. Dès lors, la langue à l’étude partage des propriétés
(unités, séquences, règles) avec un ou plusieurs idiomes. De
même, au niveau social, l’individu parlant ne peut, ni ne doit
plus être considéré comme membre d’une et d’une seule commu-
nauté, mais bien le lieu de rencontre et partage de deux ou plu-
sieurs communautés et cultures. Il en découle chevauchement et
interférence mais aussi métissage et acculturation.

6. Fonctions : communication ou allégeance ?


La révision touche encore un autre principe majeur : la fonc-
tion de communication. La linguistique structurale – du moins
dans certains de ses courants – mesure la valeur des éléments à
l’aune de cette fonction. Celle-ci sert de pierre de touche pour
décider de la pertinence de tout élément, de sa place dans le sys-
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tème, de ses relations (corroboration ou conflit) avec les autres.
Or, le primat de la communication est remis en cause,
compte tenu des cas où l’allégeance (ou l’appartenance8) à une
communauté culturelle prévaut sur la possibilité de l’intercom-
préhension. Témoins certains événements récents ou moins
récents qui déchaînent heurts et violences opposant des commu-
nautés dont les idiomes sont mutuellement compréhensibles. Par-
fois le désir de faire valoir son appartenance communautaire et
de marquer sa distance d’avec la communauté voisine est telle
que les usages linguistiques en sont affectés, et les idiomes
concurrents subissent des évolutions divergentes. Ce qui est
actuellement le cas dans l’ex Yougoslavie. Ainsi Milorad Pupovac
constate que le climat social, qui accentue les clivages commu-
nautaires, influe sur les variétés linguistiques, accélère l’évolution
divergente du serbe et du croate et en intensifie les écarts9.
Autre exemple : suite à l’avènement du pouvoir théocratique
en Iran on a pu constater l’arrivée massive de termes – de mots
isolés, mais aussi de phrases entières – arabes, comme en témoi-

8. Pour le même concept, j’ai employé le terme appartenance dans « Linguistique et


sociolinguistique. Réflexions sur les rapports entre langage et société », La Linguistique,
vol. 26, fasc. 2/1990, p. 47-76.
9. Milorad Pupovac, « Identity caused diglossia on the Balkans » (Communication
présentée au colloque organisé par la section des langues slaves de l’université de Lausanne
sur le thème « Russie/Allemagne/France : Relations intellectuelles croisées », I : Langue et
nation, Crêt-Bérard, 28 février - 1er mars 2008.
10 Mortéza Mahmoudian

gnent les discours politiques et les organes de l’information de


l’époque. On comprend que l’emprise des mouvements religieux
rehausse le prestige des expressions rappelant textes sacrés et pra-
tiques linguistiques des détenteurs du pouvoir. Quelques années
plus tard, on a été témoin de la profusion dans la presse mais
aussi les discours officiels, des termes d’origine persane, qui sup-
plantaient les expressions arabes. Qui plus est, les néologismes
tirés du fonds linguistique iranien se multipliaient. L’Académie de
langue et littérature a été réanimée, et chargée de créations lexi-
cales en partant des racines vieux perse et pehlevi. Il est intéres-
sant de noter que, sous la monarchie, la persanisation était consi-
dérée comme un symbole de la nostalgie de l’Iran pré-islamique,
et en tant que tel comme une action militante laïque, comme une
opposition à l’influence des religieux. Curieusement, ce revire-
ment du comportement linguistique des religieux intervient après
le déclenchement des hostilités avec l’Irak. On est tenté d’y voir
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une tendance à démarquer l’Iran islamique du monde arabe qui
soutenait globalement la puissance ennemie10.
De nombreux autres exemples pourraient être cités montrant
à l’évidence que les phénomènes linguistiques peuvent être condi-
tionnés – tant dans leur fonctionnement synchronique que leurs
évolutions historiques – par l’appartenance à une communauté.

7. Limites des procédures descriptives

La remise en question de la fonction de communication a


d’énormes conséquences, étant donné que la description a ses
procédures de base – à commencer par la commutation – fon-
dées sur cette fonction.
Exemple : quand on cherche à déterminer le nombre des
phonèmes vocaliques du français dans une description globale, il
est normal de ne retenir que sept unités comme le fait Marti-
net /I E A O U Ü Ö/11. Une telle description a l’avantage de ne
relever que les unités phoniques qui servent à assurer la commu-
nication entre francophones, même s’ils proviennent de régions

10. Les facteurs sociaux qui y concourent sont certes nombreux, dont les besoins de
recours aux termes techniques, la volonté d’éviter les termes empruntés à l’anglais, langue
du Grand Satan, etc.
11. André Martinet, Éléments..., § 3 . 19.
Théorie linguistique 11

éloignées de la francophonie, et qu’ils appartiennent à des


catégories sociales différentes.
Il en va autrement s’il s’agit de mettre en évidence celles des
oppositions vocaliques – comme [é] vs [è] – auxquelles ont
recours les sujets parlants de la même région, du même niveau
socioculturel, etc. En ce cas, une analyse plus fine s’impose qui a
nécessairement besoin d’outils descriptifs plus précis. La réponse
ne sera pas « oui, pertinent » ou « non, pas pertinent » ; elle
comportera des indications chiffrées12.
Nous nous trouvons ainsi dans une situation paradoxale. La
linguistique a élaboré des méthodes pour obtenir la structure de
la langue conçue comme un ensemble d’unités et règles stables,
contenues dans un système fermé et définies par leur rôle dans la
communication. Les premières applications – au niveau des lan-
gues de grande extension – sont convaincantes ; elles mettent en
évidence les spécificités de chaque langue et les caractéristiques
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qui la distinguent des autres. L’application conséquente de ces
mêmes méthodes à des idiomes de portée limitée – variétés régio-
nales, dialectes, patois, etc. – en montre l’efficacité. Elle révèle en
même temps la nécessité de recours à des techniques plus
fines. Les techniques plus élaborées, une fois appliquées,
conduisent à subdiviser en deux ou plusieurs l’élément qu’on
prenait pour indivis ; ainsi, on trouve des phonèmes
distincts /é/, /è/, /è/, etc., face à l’élément unique /E/.
On voit que de subdivision en subdivision, le nombre des uni-
tés s’accroît ; à telle enseigne que l’inventaire des éléments pho-
nologiques passe d’un ensemble fermé à un ensemble indéfini.

8. Que reste-t-il de la structure ?


L’interrogation s’impose eu égard à l’éclatement des domai-
nes et aux ramifications des modèles descriptifs. Je ne crois pas
que l’une ou l’autre des procédures descriptives donne des résul-
tats plus ou moins vrais, ni qu’elle reflète plus ou moins fidèle-
ment la réalité phonologique. Chacune décrit une facette de la
réalité linguistique complexe. Elles sont donc complémentaires ;
chacune a été conçue pour un objectif défini, et souffre les limites

12. Comme on le voit dans André Martinet, 1945, La prononciation du français contempo-
rain, Paris, Droz.
12 Mortéza Mahmoudian

qui la rendent inapte quand on change d’objectif. Les travaux de


William Labov13 en fournissent une illustration convaincante. Les
techniques d’enquête minutieuses qu’il a mises au point permet-
tent de décrire avec force détails le comportement du r dans la
communauté urbaine de New York. On sait que ce phonème
peut se réaliser soit comme une apicale rétroflexe soit comme
l’allongement de la voyelle tautosyllabique précédente. Les varia-
tions qu’il subit dépendent de l’origine sociale du locuteur, des
conditions d’émission, de l’objet du discours, du partenaire
d’échange, etc. De même, l’interlocuteur est capable de saisir au
travers de la parole quantité d’informations sur la personne qui la
profère. Dont la catégorie sociale de l’émetteur ; et parfois avec
une grande précision : vendeuse, secrétaire de direction,
présentatrice à la télé, etc.
Les techniques conçues par Labov ont, certes, le mérite de
mettre en évidence les rapports multiples et complexes qui lient
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langage et société. Mais elles sont – me semble-t-il – inadéquates
quand on vise le système « global » qui assure l’intercompréhen-
sion entre anglophones séparés par une grande distance ; par
exemple, ceux de différents continents. En revanche, la description
classique – adéquate au niveau « global » – est inapte à déceler les
relations fines qu’entretiennent faits de langue et faits de société.
C’est ainsi que j’interpréterai les propos de Martinet : en affi-
nant l’observation des faits, on se trouve en présence de « mil-
lions de microcosmes » dont la description demande des techni-
ques plus fines. C’est ce que fait Weinreich quand il essaie de
décrire les effets que produit sur le psychisme et le comportement
d’un sujet parlant la langue A le contact avec la langue B. Mais
cela n’abolit pas l’intérêt du modèle « classique » qui a son
domaine d’application, et qui débouche sur des descriptions reflé-
tant certains aspects des faits linguistiques.
On peut opérer – dans une approximation grossière – une
distinction bipolaire entre deux échelles : d’une part macrosco-
pique, où la communauté est considérée comme homogène et
autonome et la structure linguistique est déterministe (ou peu s’en
faut) ; d’autre part l’échelle microscopique14 où la communauté et

13. William Labov, 1976, Sociolinguistique, Paris, Minuit.


14. L’emploi des termes micro(scopique) et macro(scopique) n’implique pas qu’à la diversité
des faits linguistiques peut faire justice une dichotomie sans gradations intermédiaires.
Théorie linguistique 13

la langue éclatent en une multitude de fragments dont la descrip-


tion exige le recours à un modèle probabiliste.
Les deux échelles ont leur réalité, comme les deux modèles,
leur efficacité et leurs limites.

9. Nouveaux modèles ?

Dans la continuité des études phonologiques, on arrive au


point où il n’est plus possible de repérer les limites du système,
pourtant censé être fermé. L’interrogation est légitime : quel est
l’objet de la linguistique ? Et quelle est sa méthode ? La phono-
logie doit-elle chercher à analyser et à décrire le matériel pho-
nique de la langue, ou celui d’une variété de la langue ? Pour ce
qui est de la méthode, des questions analogues se posent. Peut-
on, doit-on s’en tenir à la bonne vieille technique ou adopter des
techniques plus sophistiquées ?
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Jusqu’où aller dans la spécification de l’objet et dans la préci-
sion des techniques d’enquête ? Nous venons de voir que toute
quête de précision accrue entraîne un rétrécissement du champ
d’investigation, d’une part et appelle d’autre part une révision des
techniques d’observation pour les adapter aux besoins nouveaux.
Techniques qui se révèlent bien plus complexes : en ce qu’elles
font appel à des voies d’accès indirectes et qu’elles ne valent que
pour des applications locales, ponctuelles.
On peut voir dans ce parcours une évolution scientifique nor-
male, maintes fois observée dans les sciences. Prenons l’exemple
de : « La dynamique classique [qui] s’est consacrée à l’étude des
phénomènes périodiques tel le mouvement des astres, et [...] en a
exprimé la vérité. La question est de savoir si cette vérité corres-
pond à la vocation de cette science ou si, au contraire, de nou-
velles formulations peuvent être définies qui dépassent le cadre de
la science classique. »15
La dynamique classique a ses limites qui appellent le « renou-
veau de la mécanique ». Renouveau qui permette d’intégrer les
systèmes dynamiques instables. Ce, sous un double aspect :
1 / domaine. La distribution de corps célestes que nous pouvons
observer n’obéit pas toujours à des lois déterministes. Ainsi : « Le

15. Ilya Prigogine, Isabelle Stenger, 1986 (éd. orig. 1979), La nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, « Folio-Essais », p. 18.
14 Mortéza Mahmoudian

mouvement de chaque comète est en lui-même imprévisible,


mais la dynamique peut prévoir la structure du nuage de comè-
tes »16 ; 2 / échelle temporelle. À l’échelle de milliers d’années, le
mouvement des astres « ignore la direction du temps, [il est]
répétition indéfinie du passé dans le futur »17. Il en va autrement
si l’on change d’échelle. Quand on le considère sur des milliards
d’années, le mouvement des astres est susceptible d’évolution.
Avec des outils informatiques puissants, les physiciens peuvent
calculer la probabilité de la déstabilisation du système solaire
(dans 3,4 milliards d’années) et aussi la probabilité de collisions
entre les planètes ou entre une planète et le Soleil (en moins
de 100 millions d’années après cette déstabilisation)18.
La phonologie classique s’est proposé d’étudier le matériel
phonique de la langue ; et elle a élaboré – pour ce faire – une
méthode d’observation et d’analyse dont l’adéquation a été
montrée par un très grand nombre d’applications. Mais, les pho-
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nologues ont rencontré des phénomènes nouveaux pour lesquels
les outils classiques n’étaient pas adaptés. Le problème est de
savoir si la phonologie doit se borner à l’étude de l’objet initiale-
ment défini, ou si l’on doit élaborer de nouveaux modèles qui
permettent d’étendre le champ d’étude aux faits nouveaux.
Vus sous cet angle, les propos de Martinet dans La Préface
peuvent – me semble-t-il – être considérés comme une prise de
position face à ce problème et une invitation au renouveau : élar-
gissement du champ d’étude et diversification des techniques
d’observation.

10. Procédures descriptives complémentaires


La phonologie a-t-elle évolué à un degré tel qu’un renouveau
des procédures descriptives s’impose ? Je crois que oui. D’abord
parce qu’en passant de la langue à l’idiolecte, elle change d’objet.
Du fait de ce passage, la dimension sociale perd beaucoup de son
importance, alors que l’aspect psychique gagne du terrain, à tel
16. Prigogine, Stengers, p. 21, n. 1.
17. Prigogine, Stengers, p. 18.
18. Cf. le communiqué du CNRS sur les travaux de l’équipe de l’Institut de mécanique
céleste et de calcul des éphémérides (IMCCE, Observatoire de Paris / UPMC / CNRS) menés
par l’astronome Jacques Laskar. Voir aussi Jacques Laskar et Mickaël Gastineau, « Exis-
tence of collisional trajectories of Mercury, Mars and Venus with the Earth », Nature, 459
(11 juin 2009), p. 817-819. Cf. aussi Gregory Laughlin, « The Solar System’s extended
shelf life », Nature, 459 (10 juin 2009), p. 781-782.
Théorie linguistique 15

point que les deux se confondent ; car ayant de plus en plus


recours au psychisme, c’est dans les réactions psychiques qu’on
trouve les reflets des facteurs sociaux. Cf. § 4. Supra, p. 8.
Peu importe que langue et idiolecte ne soient pas séparés par
des frontières nettes, les deux objets restent distincts. De même
que pour l’exercice de ses activités, le paysan distingue le marais,
le pierrier et la surface labourable, bien que l’humidité du sol et
la teneur en cailloux varient graduellement. De même, au niveau
de sa pratique quotidienne, l’usager distingue langue et variété.
Du changement d’objet découle la nécessité de nouvelles
méthodes.
Même si l’on se refuse à identifier deux objets distincts, rien
ne contraint une discipline à utiliser, à différents niveaux, les
mêmes principes pour la description. De nombreux exemples
peuvent être cités des sciences physiques où l’on a recours à
divers modèles descriptifs suivant l’échelle. En physique, on
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constate que la vision de l’objet varie suivant l’échelle : « Rien de
plus désordonné qu’un gaz à l’échelle microscopique. Rien de
plus ordonné qu’un gaz à l’échelle macroscopique. »19 Dès lors,
on utilise actuellement « des modèles de natures différentes sui-
vant l’échelle d’observation »20.

11. Points de vue et échelles en phonologie


On pourrait objecter – non sans quelque raison – que l’adap-
tation de la technique descriptive à l’objet étudié n’est pas une
pratique rare en phonologie. Cela est vrai, mais on doit aussi
constater que ces modifications techniques ne font pas toujours
l’objet de discussions approfondies ; et on n’est pas au clair sur les
raisons théoriques de pareilles modifications ni sur les conditions
dans lesquelles elles se trouvent justifiées.
Que dans la pratique la méthode phonologique n’ait pas tou-
jours été monolithique, et qu’elle ait évolué suivant les besoins de
l’objet à l’étude est évident. Considérons en survol les techniques

19. David Chavalarias, 2008, « Physique et formalismes », Introduction in Paul Bour-


gine, David Chavalarias, Claude Cohen-Boulakia (sous la dir.), Déterminismes et complexités : du
physique à l’éthique. Autour d’Henri Atlan, Paris, La Découverte, p. 20.
20. Annick Lesne, « Déterminisme et aléatoire dans les systèmes complexes : un faux
débat ? », in Paul Bourgine, David Chavalarias, Claude Cohen-Boulakia (sous la dir.), 2008,
Déterminismes et complexités : Du physique à l’éthique. Autour d’Henri Atlan, Paris, La Découverte,
p. 12.
16 Mortéza Mahmoudian

descriptives : à l’origine, les oppositions phonologiques étaient


conçues comme des évidences, ainsi qu’en témoignent les écrits
d’un Troubetzkoy ou d’un Bloomfield. Le souci d’élaborer préci-
sément les techniques ont amené des linguistes à prôner le
recours à l’intuition du sujet parlant ; mais ce recours est – pour
certains dont Harris21 – limité à un jugement sur l’équivalence ou
la différence entre deux séquences phoniques : xyz = xwz ? Ou
bien xyz 苷 xwz ? Constatant les variations à l’intérieur d’un
« même » système phonologique, Martinet a recours à l’enquête.
Il n’est pas sans intérêt de remarquer que son questionnaire ne
limite pas le rôle de l’informateur au jugement « identique ou dif-
férent ? ». Il est demandé au sujet de juger de certaines qualités
phoniques des oppositions : longueur vocalique ou timbre par ex.
Il y a, sous-jacentes à ces questions, plusieurs hypothèses
dont : 1 / que le savoir linguistique du sujet parlant dépasse de
beaucoup le seul fait d’identité ou de différence ; 2 / qu’il a
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conscience de certaines propriétés physiques des phonèmes22 ;
3 / qu’il sait que sa pratique linguistique a des variétés23 et
4 / qu’il est à même d’appeler cette connaissance à la conscience,
et de fonder son jugement sur l’une d’entre elles.
Labov pousse encore plus loin la finesse de l’outil descriptif
au moins sous deux aspects : confronter la pratique linguistique
déclarée et la pratique observée, d’une part et de l’autre, repérer
les reflets des clivages sociaux d’une langue dans le jugement
intuitif de l’usager.
Les nouvelles techniques ont une importance théorique, et
produisent au niveau de l’application deux effets opposés : elles
permettent de décrire de façon de plus en plus adéquate la pra-
tique linguistique des fractions de plus en plus restreintes ; et en
même temps, elles creusent l’écart entre la description qu’elles
fournissent et la pratique linguistique d’autres fractions de la
communauté globale. Dès lors, elles ne sont pas adéquates à la
description des usages de la communauté globale.
La diversité des techniques a – à mon avis – des implications
théoriques dont la moindre n’est pas la nécessité de prendre en

21. Zellig S. Harris, 1951, Structural Linguistics, Chicago, Chicago University Press.
22. Cf. Martinet, La prononciation..., la question 8, p. 11, qui porte sur la nature phy-
sique d’une opposition : timbre ou longueur.
23. Cf. Martinet, La prononciation..., la question 3, p 11 par laquelle il est demandé à
l’informateur de fonder ses réponses sur « le parler tout à fait naturel et familier ».
Théorie linguistique 17

compte l’objet étudié et le but visé quand on cherche à apprécier


l’adéquation des procédures descriptives.
Encore une fois, le problème ne paraît insoluble que si
l’on cherche un modèle unique pour l’ensemble des faits lin-
guistiques24.

12. Linguistique et sciences physiques


La linguistique en tant que science humaine n’a-t-elle pas ses
spécificités ? L’évolution des sciences physiques peut-elle servir
d’argument ? Peut-on, dans le choix des méthodes linguistiques,
s’inspirer du parcours d’une science comme la physique ?
Les sciences physiques ont été source d’inspiration pour la lin-
guistique dès le début du structuralisme. Le chapitre introductif du
Langage de Leonard Bloomfield en est une bonne illustration.
Bloomfield écrit : « Les actions humaines, selon la conception
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matérialiste, sont une partie des séquences de cause à effet, exacte-
ment comme celles que nous observons dans l’étude de la phy-
sique ou de la chimie. Cependant, la structure du corps humain
est si complexe que même un changement relativement simple [...]
peut être le point de départ d’une chaîne très compliquée de
conséquences [...]. Nous pourrions prédire les réactions d’une per-
sonne (si un certain stimulus l’amènera à parler et si oui, quels sont
les mots exacts qu’elle prononcera, par exemple), à condition de
connaître la structure exacte de son corps à ce moment, ou, ce qui
revient au même, à condition de connaître la constitution exacte
de son organisme lors d’un état antérieur – disons à la naissance
ou avant – et que nous ayons ainsi un enregistrement de chaque
changement de cet organisme, y compris de chaque stimulus qui
ait jamais affecté cet organisme. »25
Il est intéressant de comparer les positions de Bloomfield avec
celles prises par Laplace, plus d’un siècle plus tôt : « Une intelli-
gence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces
dont la nature et la situation des êtres qui la composent est

24. Cf. « En remontant les échelles d’observation du niveau moléculaire au niveau


macroscopique, nous pouvons être amenés à penser un même phénomène tantôt de
manière stochastique, tantôt de manière déterministe. [...] Le problème n’est pas tant de
savoir si un système est déterministe ou stochastique mais plutôt sur quelle fenêtre tempo-
relle, avec quelle résolution spatiale et dans quels buts nous l’étudions » (David Chavalarias,
Physique et formalismes..., p. 20).
25. Leonard Bloomfield, 1970 (éd. angl., 1935), Le langage, Paris, Payot, p. 36.
18 Mortéza Mahmoudian

animée, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces don-
nées à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouve-
ments des plus grands corps de l’univers et ceux des plus légers
atomes : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le
passé serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la per-
fection qu’elle a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de
cette intelligence. »26
La similitude – que je ne crois pas fortuite – est frappante :
les deux prônent la conception déterministe (cf. 16, infra, p. 20).
Même si Bloomfield ne parle pas de déterminisme, mais de
« théorie matérialiste (ou mieux mécaniste) [...] »27.

13. Sources conceptuelles


On peut remonter à Saussure qui dans son Cours28 cherche à
fonder une science du langage, à l’instar des sciences qui, à
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l’époque, s’étaient donné un objet et une méthode. Se penchant
sur l’histoire de la physique, Michel Biezunski qualifie le
XIXe siècle de siècle du « progrès » : « La physique dans une
grande mesure, en a constitué le moteur. [...] la suprématie de la
mécanique classique s’affirme et se renforce, donnant lieu non
seulement à des développements scientifiques en physique, mais
également à de nouvelles sciences, notamment humaines, qui se
constituent sur le modèle des sciences physiques, cherchant à en
exporter les paradigmes. La philosophie des sciences elle aussi est
toute imprégnée de mécanique. »29 L’interrogation de Saussure
« Quel est l’objet à la fois intégral et concret de la linguis-
tique ? »30 semble s’inscrire dans le prolongement de ce courant.
Bloomfield n’est pas un cas isolé. En parcourant les pages
introductives des Prolégomènes de Hjelmslev31 on se rend compte
que la quête de scientificité se poursuit chez les structuralistes.

26. Pierre-Simon de Laplace, 1814, Essai philosophique sur les probabilité, Paris, Courcier.
27. Bloomfield, Le langage, p. 36.
28. Ferdinand de Saussure, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
29. Michel Biezunski, 1993, Histoire de la physique moderne, Paris, La Découverte, p. 45.
Cf. aussi la remarque de Prigogine et Stengers : « La recherche de lois régulières, qui
soumettent un domaine phénoménal à la prévision, n’est pas une particularité de la phy-
sique. C’est un idéal que poursuivirent toutes les disciplines qui prirent la physique pour
modèle » (op. cit., p. 421).
30. Cf. Cours..., p. 23.
31. Hjelmslev suggère de partir de « l’hypothèse de l’existence d’un système sous-
jacent au procès et de constantes qui sous-tendent les fluctuations ». Cf. Prolégomènes à une
théorie du langage, Paris, Minuit, 1968 (éd. origin. 1943), chap. 2, p. 19.
Théorie linguistique 19

Dans certains cas, la référence aux sciences – physiques ou


mathématiques – est explicite32. Le lien entre les sciences et la lin-
guistique n’échappent pas à ceux qui s’intéressent à la genèse de
la linguistique structurale. Mounin33 et De Mauro34 mettent en
rapport les propositions théoriques de Saussure avec l’atmosphère
intellectuelle et la tradition scientifique de sa famille, de son
milieu social.
Parmi les premiers structuralistes, c’est sans doute l’œuvre de
Bloomfield et des postbloomfieldiens qui offre les plaidoyers les
plus clairement formulés – comme nous l’avons vu, § 12, supra,
p. 17 – pour la conception déterministe dans l’étude des
phénomènes humains.

14. Structure et déterminisme


L’idée même de structure ou de système est empruntée aux
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sciences « dures ». Je n’insisterai pas là-dessus. Je me bornerai à
rappeler la comparaison que fait Karl Bühler entre les principes
phonologiques de Troubetzkoy et le système du chimiste Mende-
leïev35. Ce qui fait de ce rapprochement un hommage appuyé,
c’est le prestige des sciences de la nature, considérées à l’époque
comme modèle à suivre. D’ailleurs, pour asseoir les bases d’une
science du langage, les chercheurs de l’époque commencent par
disserter sur le déterminisme36, la causalité et récuser le principe
de libre arbitre. Ainsi Hjelmslev qui, oppose au structuralisme la
« tradition [humaniste] qui veut que les faits humains, contraire-
ment aux faits de la nature, soient singuliers, individuels, et ne
puissent donc ni être soumis comme ceux de la nature à des
méthodes exactes, ni être généralisables »37.

32. Cf. Bloomfield qui, dans ses Postulats (ibid., § I. Introductory), justifie sa démarche
en en évoquant l’efficacité en mathématique.
33. Dans Ferdinand de Saussure, Paris, Seghers, 1968.
34. Voir son introduction au Cours de linguistique générale de Saussure.
35. N. S. Troubetzkoy, 2006, Correspondance avec Roman Jakobson et autres écrits, édition
établie par Patrick Sériot, Lausanne, Éditions Payot, 573 p. Cf. Lettre 60, n. 4.
36. Rappelons que le déterminisme renvoie au « principe scientifique d’après lequel
tout phénomène est régi par une (ou plusieurs) loi(s) nécessaire(s) telle(s) que les mêmes cau-
ses entraînent dans les mêmes conditions ou circonstances, les mêmes effets ». TLFi.
Voici la définition – sensiblement la même – qu’en donne Carl Hoefer : « The world is
governed by (or is under the sway of) determinism if and only if, given a specified way
things are at a time t, the way things go thereafter is fixed as a matter of natural law. »
Cf. Stanford Encyclopaedia of Philosophy, I. Introduction. En ligne : http://plato.stan-
ford.edu/entries/determinism-causal/.
37. Cf. Prolégomènes, § 2, p. 17-18.
20 Mortéza Mahmoudian

La linguistique doit l’essentiel de ses acquis depuis le


XXe siècle au concept de structure. L’emprunt a été bénéfique,
malgré les réserves qu’on pourrait formuler sur certains des
aspects ou certaines des applications du concept.

15. Dialogue expérimental

C’est l’autre emprunt décisif pour l’élaboration de la phono-


logie. On peut dire avec Koyré38 et Prigogine39 que la pratique
qui caractérise la science moderne est le dialogue expérimental.
Ce dialogue comporte deux dimensions : comprendre et modi-
fier. Il ne consiste pas en la seule observation fidèle des phénomè-
nes ; mais exige une manipulation de ceux-ci. En ce sens, la pho-
nologie est une « science moderne » : elle associe une théorie à
une technique. La théorie attribue des propriétés (fonction dis-
tinctive, caractère articulé...) à l’objet, et la technique permet de
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vérifier si les réactions de l’objet correspondent à ce que
prévoyait la théorie.
La phonologie est née de cette rencontre. L’épreuve de la
commutation est la manipulation qui fait pendant à la conception
théorique du phonème. Elle est l’étalon qui permet d’apprécier la
valeur phonologique d’un son. Voilà un autre angle sous lequel
on peut voir le parallèle entre linguistique et sciences physiques

16. Conceptions déterministe et stochastique40

Revenons aux sciences physiques ; au XIXe siècle, elles étaient


sous l’emprise de la conception déterministe41. On visait des des-
criptions de plus en plus fines, convaincu qu’on était de parvenir
ainsi à la simplicité au niveau microscopique.
Il a fallu attendre la mécanique quantique pour ébranler cette
conviction. Comme l’écrit Bertrand Saint-Sevrin : « Avec la
mécanique quantique, les choses ont bien changé. L’hypothèse

38. Études galiléennes, Hermann, 1966.


39. Prigogine & Stengers, p. 32 et 78.
40. Les termes stochastique et aléatoire sont employés ici dans la même acception, abs-
traction faite de leurs origines étymologiques.
41. « C’est le XIXe siècle, dans la mesure où il a fait de la mécanique l’archétype des
sciences expérimentales, sources de toute action technique efficace, qui a pratiquement
identifié “science” et “déterminisme”. » Cf. Déterminisme par Étienne Balibar et Pierre
Macherey, in Encyclopaedia Universalis, éd. 2009.
Théorie linguistique 21

d’un système unique qui suffirait à la description de toutes les


propriétés observables de la réalité a dû être abandonnée, en
physique comme ailleurs. »42
Pour le mouvement brownien, par exemple, « à l’échelle ato-
mique, la description classique du phénomène est parfaitement
déterministe [mais on est] conduit à divers modèles stochastiques
pour la description du mouvement à l’échelle de la particule »43.

17. Portée et limites de l’aléatoire


Évitons de croquer une image harmonieuse de l’univers des
physiciens. Il y a en physique comme dans d’autres disciplines
scientifiques débats et controverses. Ainsi, la validité universelle
des modèles déterministes étant récusée, quelle démarche devrait-
on prôner ? L’unanimité n’est pas acquise. Certains comme Pri-
gogine vont jusqu’à affirmer que : « Nous nous trouvons dans un
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monde irréductiblement aléatoire [...]. » Pareille affirmation tient
plutôt d’une prise de position philosophique44.
Ce n’est pas le cas de tous les physiciens. Comme dit Bernard
d’Espagnat « dans l’esprit de certains autres l’actuelle renoncia-
tion à leur [déterminisme, réalité “en soi” des particules] usage
n’implique rien à ce point radical. »45 C’est la même position
exprimée par Annick Lesne : « Descriptions déterministes et sto-
chastiques ne doivent pas être envisagées comme les termes
inconciliables d’une alternative, mais au contraire comme des
points de vue complémentaires sur un phénomène donné, plus
ou moins appropriés suivant l’échelle d’observation et les

42. Bertrand Saint-Sevrin, Encyclopaedia Universalis, sous Causalité et complétude


sémantique.
Cf. pour un domaine autre que la physique, Daniel B. Botkin, Repenser l’environne-
ment : « Il n’est plus possible d’envisager la nature comme un majestueux mécanisme
d’horlogerie, lent, mesuré, statique ; il s’agit plutôt d’un patchwork de systèmes complexes
dont chacun évolue suivant une échelle spatio-temporelle différente et au sein desquels se
produisent simultanément de nombreux phénomènes » (Dialogue, 77, 1992, p. 62-63).
43. Annick Lesne, op. cit p. 47.
44. Citons Prigogine in extenso : « Nous savons désormais que, même en mécanique
classique, même en ce qui concerne les mouvements planétaires, le mythique démon
omniscient est mort, qu’on disait capable de calculer le passé et l’avenir à partir d’une des-
cription instantanée. Nous nous trouvons dans un monde irréductiblement aléatoire, dans
un monde où la réversibilité et le déterminisme font figure de cas particulier, où l’irréversi-
bilité et l’indétermination microscopique sont la règle » (Prigogine, Stengers, 1981, La nou-
velle alliance, Paris, Gallimard, « Folio », p. 40). On est en droit de se demander sur quoi se
fonde Prigogine pour décider ce qui est un cas particulier et ce qui relève de règle générale.
45. Bernard d’Espagnat, 1981, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Gau-
thier-Villars, p. 6.
22 Mortéza Mahmoudian

connaissances qu’on a a priori sur le système. »46 Je ne m’arrêterai


pas sur ce point qui orienterait le débat vers un thème quelque
peu éloigné de mon propos.

18. Des parallèles...


L’évolution de la linguistique et celle de la physique font
apparaître un parallélisme sous au moins deux aspects : la frag-
mentation de l’objet d’étude et la complexité de sa structure. En
physique, on passe de l’atome (censément indivis) à l’univers
subatomique des particules élémentaires, des baryons, des quarks,
des préons, etc. Et en linguistique, on passe de la langue (censée
être partagée par toute une communauté) à des variétés (ayant
des aires de plus en plus restreintes) jusqu’aux idiolectes en pas-
sant par – comme on les appellera deux décennies après La Pré-
face – sociolectes, basilectes, mesolectes, acrolectes, etc.
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Au niveau de la description aussi on peut observer une évolu-
tion parallèle : on passe des structures simples à des structures de
plus en plus complexes ; ce qui implique qu’on révise les métho-
des d’analyse, et qu’on en introduise de nouvelles.
Le parallélisme irait-il plus loin sans que la linguistique risque
de singer la physique ? Je ne crois pas.

19. ... et des écarts


L’interprétation et l’application du concept de déterminisme
varient beaucoup en passant de la physique à la linguistique. En
physique, le modèle est strictement élaboré, et rigoureusement
contrôlé par l’expérimentation. À tel point qu’ « un seul
contrexemple, dans un domaine précis de faits, suffit à ruiner une
hypothèse générale s’il est fermement assuré et si vraiment il prend
l’hypothèse en flagrant délit de prédiction fausse. Telle est l’une
des grandes vertus de la méthode scientifique. Dans le passé, même
des constructions admirables [...] se sont assez souvent effondrées
ainsi sous l’effet d’une réfutation par des faits très particuliers »47.
Tel n’est pas le cas en linguistique. Saussure et Bloomfield,
par exemple, qui déploient des efforts pour fonder une « science

46. Annick Lesne, op. cit., p. 53.


47. Bernard d’Espagnat, À la recherche du réel, p. 4.
Théorie linguistique 23

du langage », ne parviennent pas à définir des concepts univo-


ques permettant un dialogue expérimental concluant. Par souci
d’objectivité, – sans doute aussi pour éviter les pièges prescrip-
tifs – ils définissent la langue en termes de la communauté lin-
guistique, et la conçoivent comme un système fermé. Or, dans
l’application de ces principes, ils arrivent au constat que les fron-
tières d’une communauté linguistique ne sont pas nettes. Dès lors
la langue a aussi des limites floues ; elle n’est donc pas un système
clos48. L’absence de clôture constitue un inconvénient majeur : le
chercheur n’est jamais sûr si les cas qu’il considère sont dans le
système linguistique à l’étude ou en dehors de ce système. Dès
lors, la construction d’une théorie linguistique avec des hypothè-
ses réfutables n’est qu’un vœu pieux, dépourvu de toute
perspective opératoire.
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20. Rupture

La Préface est – comme j’ai dit plus haut, cf. supra, § 1, p. 5 –


atypique. Son originalité est de montrer que la prise en compte
des variétés implique une rupture méthodologique. Ainsi sont
remis en cause les principes fondateurs, à commencer par l’ho-
mogénéité et la clôture.
Exemple : le phonème est défini, dans le modèle classique,
par sa fonction distinctive, donc par ses oppositions mises en évi-
dence par l’épreuve de la commutation. Or, dans les situations de
contact, une telle procédure est inopérante ; il faut donc établir
de nouvelles procédures. L’un des mérites de Weinreich est de
mettre en évidence l’importance de la substance phonique, seul
repère tangible et immédiat. C’est de là que l’apprenti locuteur
peut partir pour construire une phonologie pour sa nouvelle
langue – identifier les unités, reconnaître les oppositions – par
tentatives et erreurs, et avec plus ou moins de bonheur.
Pour expliquer les processus linguistiques complexes sur ce
terrain mouvant, semé d’embûches, le modèle classique d’analyse
phonologique n’est guère adéquat. Sous trois aspects au moins,

48. Je n’insisterai pas là-dessus, m’étant déjà exprimé en détail dans cette revue.
Cf. « Structure linguistique : problèmes de la constance et des variations », in La Linguistique,
vol. 16, fasc. 1/1980, et « Linguistique et sociolinguistique », op. cit.
24 Mortéza Mahmoudian

La Préface offre des propositions de renouveau (peu importe si cel-


les-ci ne sont pas formellement présentées comme des thèses) :
a) Modifications de modèles descriptifs. La réintégration des
éléments variables entraîne des modifications de modèles
descriptifs.
b) Pluralité des modèles descriptifs. Dès lors, ce sur quoi la
linguistique doit se pencher n’est pas un objet et une méthode
uniques, mais bien une famille d’objets et un ensemble de modè-
les descriptifs ; lesquels modèles sont plus ou moins applicables
aux divers membres de la famille.
c) Complémentarité. L’introduction de nouveaux modèles
descriptifs n’abolit pas le modèle classique. Ils sont complémen-
taires, chacun ayant son domaine d’application propre49. De
cette complémentarité découle que « Les linguistes devront
retourner, par moments, à ce postulat pragmatique [d’homogé-
néité linguistique]. »50
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21. La structure et les structures
Dans la conception étendue, la structure linguistique trou-
vera-t-elle une place, malgré l’éclatement de l’objet et les ramifi-
cations de la méthode ? Je m’empresse de répondre oui, pour
éviter l’impression qu’au terme de ce cheminement, le désordre
remplacera la structure. La rupture théorique n’entraîne pas
l’abandon de la structure. La structure demeure, mais elle
n’aura plus sa forme immuable et unique pour toute une
langue. Elle se présentera sous un aspect plus ou moins différent
selon l’échelle : LA structure sera remplacée par DES structures,
chacune adaptée à un niveau donné. On peut émettre l’hypo-
thèse que la différence des structures sera proportionnelle à
l’écart entre les échelles ; en d’autres mots, plus grande sera la
distance qui sépare les échelles considérées, et plus importantes
seront leurs différences.
L’éclatement de l’objet tel qu’il est esquissé dans La Préface a
encore une autre implication : complexité croissante des struc-
tures, due, en partie du moins, à l’émergence de phénomènes

49. Le recours à des modèles complémentaires permet d’éviter deux positions extrê-
mes : celle qui ne retient comme pertinents que les éléments constants et aussi celle qui pri-
vilégie les éléments variables. Cf. « Linguistique et sociolinguistique », op. cit., p. 74.
50. Cf. La Préface, p. 29.
Théorie linguistique 25

nouveaux. Ainsi en passant de la communauté conçue comme


homogène à l’individu considéré dans sa mutabilité et ses
conflits internes intra-individuels – pour prendre l’exemple
extrême évoqué par Martinet – on rencontre des problèmes
nouveaux : quels sont les facteurs qui conditionnent les fluctua-
tions de l’usage individuel ? Dans quelle mesure il en a cons-
cience ? Voit-il deux processus distincts dans le changement de
langues (français vs gaélique ou russe) et le changement de regis-
tres (français standard vs « accent » méridional ou faubourien)
ou bien les assimile-t-il au même processus ? S’il les distingue,
sur quoi se fonde-t-il, à quels critères a-t-il recours ? L’inventaire
des problèmes n’est pas exhaustif. On ne peut évacuer ces ques-
tions du domaine linguistique arguant qu’elles renvoient aux
phénomènes psychiques ; parce qu’en dernière analyse, ce qui
oppose deux sons et en fait deux phonèmes distincts, c’est le
jugement du sujet, ou comme dit Martinet, l’ « activité psy-
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chique de l’homme ».
Pour tous ces cas, sont de peu d’utilité les procédures classi-
ques (fondés sur la fonction de communication ou sur l’opposi-
tion distinctive) qui se sont révélées opératoires au niveau
macroscopique. Pour l’examen des phénomènes de cet ordre
toute une gamme de techniques – de collecte et de description –
est à inventer. Je n’aborderai pas ce vaste problème qui touche à
des aspects multiples de faits complexes et enchevêtrés dont l’exa-
men dépasse le cadre du présent exposé. Je me bornerai à deux
exemples, tirés du dernier fascicule de La linguistique. Dans les
deux cas les auteures, cherchant une description adéquate de
l’objet (microcosmique), sont amenées à passer outre le cadre
étroit de la structure classique.

22. Synchronie vs diachronie


Colette Feuillard examine dans son article51 les liens entre
variation et évolution, et le passage de l’une à l’autre. Elle en
trace le parcours pour marquer le point où le processus aboutit,
et un fait de variation – candidat, potentiel mais non nécessaire,
à évoluer – bascule, et obtient le statut d’une nouvelle entité

51. Colette Feuillard, « Oscillation, variation synchronique, évolution diachronique »,


La Linguistique, vol. 44, fasc. 2/2008, p. 25-44.
26 Mortéza Mahmoudian

structurale. Ce faisant, elle reconsidère les liens entre synchronie


et diachronie ; et c’est là-dessus que je m’arrêterai un instant.
On notera d’abord que Feuillard préfère au terme de syn-
chronie dynamique celui de dynamique synchronique. Nous som-
mes là au cœur d’un vieux débat théorique que je ne reprendrai
pas. Je me bornerai à la délimitation des domaines synchronique
et diachronique, et aux problèmes qu’elle soulève. Dans une pre-
mière approximation, on peut concevoir l’objet de la synchronie
comme un état de langue, et celui de la diachronie comme l’évo-
lution de cet état ou le passage d’un état à un autre. Ainsi définie,
le concept de synchronie est clair. Mais est-il utile ? Car, à stric-
tement parler, la linguistique synchronique doit se limiter à
l’étude d’un état (ou des états) de langue sans dimension tempo-
relle. Or, l’épaisseur temporelle nulle n’est pas concevable, le
moindre acte de parole s’étendant sur un laps de temps plus ou
moins long.
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En fait, toute étude synchronique est fondée sur une approxi-
mation : elle fait abstraction du temps que prend le processus de
communication. On pourrait faire valoir qu’il s’agit là d’une
approximation raisonnable. Certes, mais peut-on poser une limite
théorique à pareille approximation ? De quel ordre serait-elle :
minutes, mois, années, siècles ?
Il ne paraît pas possible de procéder à une délimitation géné-
rale pour l’épaisseur temporelle d’une étude synchronique. Ici, de
multiples faits d’expérience pourraient être évoqués. Ainsi le
rythme de l’évolution des langues qui est très variable : les textes
persans d’il y a un millénaire – ceux de Omar Khayyam ou de
Nezâmi Arouzi, par exemple – sont compréhensibles pour les
sujets d’un niveau moyen de culture. En est-il de même pour
d’autres langues, le français par exemple ? Même à l’intérieur
d’une langue, la tranche temporelle adéquate à une étude syn-
chronique varie selon l’objet. Pour décrire la pratique linguistique
des adultes dans les conditions normales on peut considérer
comme négligeable une durée d’un ou deux ans. La même
approximation n’est pas concevable dans l’étude du langage
enfantin ni des cas pathologiques.
Qu’on ne me prête pas l’intention de considérer les études
synchroniques comme nulles et non avenues. Je veux seulement
insister sur un fait : dans toute étude synchronique, le chercheur
décide de l’approximation adéquate ; décision arbitraire, qui – si
Théorie linguistique 27

nécessaire soit elle – n’en demande pas moins examen et débat.


Dans le cas de la dynamique synchronique, la justification décou-
lerait du constat que les variations en cause n’entravent pas
considérablement la communication intergénérationnelle. Des
études plus fines seraient possibles qui permettent d’apprécier la
part du succès et de l’échec de l’intercompréhension, et – par-
tant – du degré de l’adéquation de l’approximation adoptée.
Nous voici revenu aux microcosmes de La Préface : des faits
d’observation ponctuels qui demandent des ajustements de
méthode appropriés.

23. Syntaxe

Jocelyne Fernandez-Vest52 se penche sur le concept de phrase


appliqué aux langues ouraliennes. Elle constate que la dicho-
tomie phrase/non phrase constitue un cadre trop étroit, et prône,
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en suivant une tradition grammaticale existante, le recours à des
distinctions de degré, du moins pour la syntaxe de ces langues. Je
n’entrerai pas dans les détails de l’analyse des cas, laissant au lec-
teur curieux le soin de s’y reporter.
Le problème que j’aimerais poser est celui des degrés de
phrasticité : « Est-ce un phénomène spécifique aux langues oura-
liennes ? ». Pour y répondre, je me référerai au cadre théorique
de la syntaxe fonctionnelle. Pour asseoir la description syntaxique
sur des bases objectives et des critères contrôlables, Martinet part
de deux principes : 1 / la syntaxe peut être adéquatement décrite
en termes de la combinaison des monèmes, et 2 / les combinai-
sons de monèmes doivent être examinées hors contexte et hors
situation. Ce qu’on appelle généralement phrase est un énoncé
complet indépendant du contexte et de la situation. Le problème
des degrés de phrasticité se ramène à celui des degrés d’indépen-
dance des énoncés. Dès lors, la question est : « La dichotomie
énoncés indépendants/énoncés dépendants du contexte rend-elle
pleinement compte de la complexité des phénomènes syntaxi-
ques ? Ou bien faut-il envisager des degrés intermédiaires entre
les deux pôles ? »

52. Jocelyne Fernandez-Vest, « Subordination et degrés de phrasticité dans quelques


langues ouraliennes : exemples samiques et fenniques », La Linguistique, vol. 44,
fasc. 2/2008, p. 117-126.
28 Mortéza Mahmoudian

Considérons les séquences de monèmes suivantes :


a) c’est une catastrophe,
b) quelle terrible catastrophe,
c) quelle catastrophe,
d) cette catastrophe,
e) une catastrophe,
f) catastrophe.
La suite a) est sans conteste un énoncé indépendant, c’est-à-
dire complet hors contexte et hors situation. Qu’en est-il des
autres ? Il paraît évident qu’elles sont toutes à des degré divers
dépendantes du contexte et de la situation. Il paraît possible d’é-
tablir, entre elles, une hiérarchie en fonction du degré de leur
dépendance. Mais, que vaut cette hiérarchie ? Dans quelle
mesure reste-t-elle valable ? Les séquences sont présentées ci-des-
sus dans l’ordre décroissant de leur indépendance. Cet ordre a
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été établi compte tenu du jugement d’une dizaine d’étudiants
lausannois. Restera-t-il valable en dehors de ce cadre géogra-
phique ? Ne varie-t-il pas selon les facteurs sociaux ? Rien n’est
moins sûr. Je ne serais pas étonné que des lecteurs estiment sou-
haitables des remaniements de cet ordre.
Ces variations – à l’échelle micro – n’invalident ni la distinc-
tion – à l’échelle macro – entre phrase et non-phrase ni le critère
d’indépendance syntaxique. Elles en marquent les limites de la
validité, et mettent en évidence la nécessité d’autres modèles, au-
delà de ces limites. Ainsi, on pourra se demander si passées ces
limites, la courbe intonative n’acquiert pas un certain degré de
pertinence.
La multiplicité des critères et les distinctions de degrés nous
ramènent encore aux microcosmes.

24. Pour terminer

J’aimerais attirer l’attention sur un problème plus général,


d’ordre épistémologique.
En suivant les sciences physiques de l’époque, la linguistique
structurale s’est fondée sur le principe que la structure de la
langue est simple. Et qu’une fois atteint les éléments ultimes
(comme unités distinctives, unités signifiantes), la complexité
Théorie linguistique 29

apparente des faits de langue sera élucidée grâce aux éléments et


aux règles qui en régissent la combinaison. Ce credo est explicite-
ment énoncé par nombre de linguistes. Je n’en citerai qu’un :
« L’une des tâches de la science doit être de trouver le point de
vue qui rend les choses moins compliquées. Une démarche scien-
tifique est une démarche qui vise à la simplification. »53
Le credo de simplicité conduit d’aucuns – comme
Chomsky54 – à postuler un niveau sous-jacent – structure pro-
fonde – où le jeu des règles et des unités ferait disparaître les
complexités superficielles, mettant ainsi en évidence la simplicité
structurale attendue. C’est aussi le même credo qui amène cer-
tains chercheurs – dont Chomsky55, Granger56 – à postuler des
universaux linguistiques. C’est enfin le présupposé de ceux qui ne
consentent à considérer une discipline comme science qu’à partir
du moment où elle se dote d’un appareil formel mathématique.
L’hypothèse de simplicité a rendu d’énormes services tant
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dans la conception que dans l’application de la théorie structu-
rale. Passé un certain seuil, le progrès de la linguistique en
montre les limites ; et appelle à la rupture méthodologique et au
renouveau des concepts fondateurs. Cette démarche n’est pas
sans analogie avec le cheminement des sciences physiques. Les
thèses de Martinet dans La Préface semblent préconiser le même
parcours que celui qu’emprunte la science d’aujourd’hui en
s’éloignant de la conviction – centrale de la science classique –
« [...] que la tâche de la science est de dépasser les apparences
complexes et de ramener (au moins en droit) la diversité des pro-
cessus naturels à un ensemble d’effets [des] lois. »57 En récusant
ce credo dans La Préface, Martinet dessine pour l’avenir de la lin-
guistique un paysage riche en phénomènes nouveaux et en
complexités croissantes.

53. Hjelmslev, Prolégomènes, p. 176.


54. Noam Chomsky, 1971, Aspects de la structure syntaxique, Paris, Le Seuil.
55. Op. cit.
56. Gilles Gaston Granger, 1979, Langages et épistémologie, Paris, Kliencksieck.
57. Prigogine, Stengers, 1986, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, « Folio », p. 39.

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