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Les coulisses de la trahison

Françoise Seulin
Dans Revue française de psychanalyse 2008/4 (Vol. 72), pages 1021 à 1035
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130567738
DOI 10.3917/rfp.724.1021
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 07/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 196.115.168.146)

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Les coulisses de la trahison

Françoise SEULIN

« Chez moi, le secret est enfermé dans une


maison
« aux solides cadenas dont la clé est perdue
et la porte scellée. »
Les Mille et Une Nuits.
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« L’histoire des peuples est l’histoire de la trahison de l’unité », nous dit
Antonin Artaud.
Les civilisations ne sont-elles pas faites de répétitions ou séries de trahisons,
ouvrant tantôt la voie de la régression, tantôt celle du progrès ? Ces ruptures
modifient le cours du temps, celui d’une temporalité figée et de l’illusion d’une
unité narcissique idéalisée et idéalisante que tout sujet a tenté de réaliser un jour
avec ses objets primaires.
Honneur, déshonneur, désaveu, indignité, humiliation et honte sont autant
d’affects éprouvés par des groupes ou des sujets acteurs ou victimes de trahison.
Ainsi, le processus de civilisation prend ses racines dans les affects et les mouve-
ments pulsionnels de chaque individu.
Ici, il sera question du sentiment de trahison et plus particulièrement du
sentiment de trahir, affect souvent éprouvé par les patients, qui s’accompagne
fréquemment de détresse, douleur, honte ou culpabilité. Je relierai ce sentiment
à celui de la nostalgie pour montrer la dimension intergénérationnelle de ces
sentiments partagés qui dévoileront des trahisons ou interdictions de trahisons,
transmises dans le secret et l’intimité des familles et visant à souder et verrouil-
ler une communauté de déni.
Ainsi, le destin des trahisons sera tantôt celui de la destructivité, tantôt
celui de la survie et de la différenciation. Affect central dans certaines cures
analytiques, il est intimement lié à la nostalgie d’un passé et d’objets perdus.
Être nostalgique pour éviter de trahir ou bien trahir pour ne plus être
nostalgique ?
Rev. franç. Psychanal., 4/2008
1022 Françoise Seulin

Au moment précis où le sujet trahit, alors la répétition ne se fait pas à


l’identique et la temporalité peut se redéployer. Le sujet redeviendra sujet et la
révélation des secrets transmis et aliénants viendra donner sens à son histoire.
Je prendrai donc le parti de ne traiter que de l’affect de trahison en lien
avec la nostalgie, celui d’un temps qui semblait révolu mais qui, à défaut d’éla-
boration psychique, risquera de se réactualiser répétitivement de génération en
génération.

TRAHISON ET NOSTALGIE

Parler de trahison, c’est convoquer d’emblée un mythe, une légende, une


histoire familiale falsifiée qui soude et qui fait pacte autour d’un idéal. L’em-
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prise narcissique guide cet affect et signe une impossible séparation, un face à
face insoutenable entre deux parties qui se séparent et une nécessité de « tourner
le dos » pour se détacher violemment. C’est attaquer un lien inattaquable, un
lien secret narcissique et sexuel inconscient qui rend ce désir honteux ou cou-
pable. Trahir, c’est dire, c’est sortir du silence. Après un long silence, un patient
me dit : « Je me suis toujours tu, si je savais ce que j’ai à taire ? Je préfère me
faire du mal plutôt que de parler, c’est comme s’il fallait que j’avoue quelque
chose sous la torture, mais je ne sais pas quoi. »
Dans la vie, le renoncement peut avoir deux destins, celui du deuil
d’une séparation qui ouvrira la voie à une individualisation coupable ou bien,
dans les conjonctures dont je parle, celui d’un sentiment de trahir, signe d’un
attachement-détachement narcissique dont le mouvement séparateur sera un
arrachement jusqu’à la déchirure. Dans ce dernier cas, la douleur de l’arrache-
ment est aussi la douleur de la rupture d’un clivage du Moi. Deux registres sont
alors mis en tension : l’un, archaïque, témoin d’une dyade narcissique et du côté
du Moi idéal, traduisant une profonde souffrance identitaire ; l’autre, œdipien,
mettant au travail le Surmoi. D’un côté, le patient est sous l’emprise de l’objet et
trahit son attachement secret par la honte ; d’un autre, c’est la culpabilité dans
l’élaboration d’un deuil qui témoignera de l’après-coup d’une séparation.
Celui qui a un sentiment de trahison est entre deux, il trahit lui-même une
partie de son Moi aliéné en se tournant vers l’objet de son désir tout en donnant
un coup de poignard dans le dos d’un autre, celui qu’il abandonne, livre, selon
le latin tradere, qu’il lâche brutalement. Il trahit pour sortir du leurre et des
croyances, pour réorganiser sa vie pulsionnelle avec un système défensif moins
verrouillé autour du déni et du clivage. Il franchit des limites devenues remparts
pour changer ses investissements dans une topique remaniée.
Les coulisses de la trahison 1023

Se trahir, c’est aussi mettre au jour, dévoiler, laisser voir par des indices ce
que l’on voulait cacher de soi, c’est manquer souvent honteusement à un enga-
gement. C’est sortir d’une unité, fréquemment familiale, avec brutalité, de façon
inattendue et traumatique. La blessure narcissique est béante, à nu, et la dou-
leur, tant morale que somatique, est présente.
Le sentiment de trahir ou d’être trahi témoigne d’une disjonction interne,
avec ses objets, au sein des instances et, enfin, d’un choc des temporalités.
Une patiente, dans un climat d’incestualité avec son père, me dit, au cours
d’une séance : « C’est comme si mon père avait coulé du ciment en moi pour
que je ne bouge pas, que je lui reste fidèle et que je ne le trahisse pas. »
Je citerai le cas d’une autre patiente dans le contexte d’un deuil impossible,
pour elle comme pour sa famille, d’un frère mort accidentellement. Ses parents
déniaient la mort de ce frère continuant sur un mode délirant à le faire vivre
dans la maison avec eux. Ils n’avaient jamais pu apposer son nom sur sa sépul-
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ture depuis quinze ans. Elle me dit : « Je me sépare par petits morceaux de mon
frère pour ne pas trahir ma famille, je veux me séparer et non trahir. » Elle
évoque là une répétition agie de retrouvailles avec son frère dans un premier
mariage puis une récente rencontre avec un homme qui lui ressemble et qu’elle
avait mis à sa place pour ne pas en faire le deuil. Ces répétitions avaient été
pour elle l’occasion d’un travail élaboratif important concernant une incestua-
lité familiale et avaient permis un changement de régime dans le fonctionne-
ment psychique.
La nostalgie, c’est l’érotisation douloureuse du retour sur quelque chose
qui a déjà eu lieu. Elle est associée à une perte et marque aussi une impossibilité
à faire un deuil. Les remémorations sont souvent impossibles à advenir. Le
temps est comme perdu mais destructeur par sa présence. Le nostalgique ne
peut transformer ce temps en souvenir.
« La nostalgie donne l’illusion d’un passé alors qu’elle s’inscrit réso-
lument dans un temps présent, le temps présent de la nostalgie, le ressenti
d’un affect lié à la perte ne pouvant être saisi dans l’immédiat », écrit Elsa
Schmid-Kitsikis1.
C’est une illusion du passé, et trahir ce passé, le faire sortir du silence, c’est
réintroduire de la temporalité et replacer ainsi le passé à sa place.
La nostalgie tombe comme un voile, une ombre sur l’organisation psy-
chique et, dans certains cas, elle transformera les objets psychiques au point de
leur faire perdre leur qualité et les fossiliser. En fait, l’objet n’est pas perdu, il
existe comme un objet incorporé et clivé. L’objet devient un objet nostalgique,

1. E. Schmid-Kitsikis, La « nostalgie » du temps présent, le temps présent de la nostalgie, RFP,


t. LXI, no 5, 1997, p. 1781.
1024 Françoise Seulin

ni mort ni vivant, et sera un point de fixation, colorant tout l’univers psychique.


Ce qui le qualifie, c’est son éclat. Il prend la place de l’idéal du Moi.
Paul Denis nous parle de « position nostalgique ». Pour lui, « le nostal-
gique reste fidèle à l’objet qu’il nie avoir perdu et sa fidélité est le moyen même
de sa négation ». « Le deuil implique de lâcher la proie de l’objet pour la repré-
sentation, la dépression prend l’ombre pour la proie, la nostalgie s’attache à son
éclat. »1
Exaltation et triomphe sont des manifestations courantes en lien avec l’ob-
jet nostalgique incorporé qui ne peut être perdu tant le manque serait alors pré-
sent et révélateur de failles narcissiques alimentées dans le passé par les failles
narcissiques de l’objet nostalgique lui-même. Si être nostalgique, c’est rester
fidèle à l’éclat de l’objet, alors pour se déprendre de cette emprise ne faut-il pas,
dans certains cas, trahir ou que l’inconscient, par ses divers détours, trahisse ce
système psychique qui risquerait de fixer de façon définitive le sujet dans un
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collapsus passé-présent ?
Le sentiment de trahison peut alors marquer la fin brutale d’une nostalgie,
celle d’un lien avec un idéal passé. Ce pacte narcissique secret entre deux ou plu-
sieurs personnes serait inscrit dans le paradoxe suivant : l’injonction d’une nos-
talgie à partager à plusieurs, d’un paradis perdu à ne pas perdre. Il s’agirait de la
nostalgie des objets primaires idéalisés d’un temps révolu dont la perte doit être
déniée par l’injonction de l’objet primaire lui-même. Si celle-ci n’était pas déniée,
alors des souvenirs douloureux pourraient resurgir. Pour qu’il n’y ait pas ce vécu
de trahison, un travail sur la nostalgie, sur l’idéal et sur le deuil devrait pouvoir
s’élaborer pour se séparer de ce passé et non pas rompre avec lui.
À la différence de la mélancolie où « l’ombre de l’objet tombe sur le Moi »,
nous dit Freud, où le Moi est entièrement engagé, la nostalgie est déterminée
par le clivage et le plus souvent la perversion. L’ombre de l’objet du mélanco-
lique s’oppose à l’éclat de l’objet du nostalgique mais, dans les deux cas, ce sont
des modalités de défense visant à éviter l’élaboration d’un deuil. L’objet nostal-
gique qui suppose donc clivage et déni se rapproche de ce point de vue de l’objet
fétichisé. En miroir, on pourrait dire que le sujet ne « nostalgise » pas n’importe
quel objet. Il n’engage ce processus qu’avec des objets qui l’ont lui-même féti-
chisé dans le passé, dans une relation d’emprise et de séduction narcissique
secrète. L’objet nostalgique du présent est lié à l’objet fétichisé que fut le sujet
dans le passé. Pour se libérer de ce lien d’emprise sans cesse réactualisé dans la
répétition, le travail d’élaboration sera souvent teinté d’un sentiment de trahi-
son et de honte.

1. P. Denis, Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, 1997, pp. 221-226.
Les coulisses de la trahison 1025

L’objet nostalgique est un objet surinvesti et secret, prêt à être expulsé dans
l’autre en préservant toujours intacte l’idéalisation car son deuil risquerait de
mettre en péril la survie de plusieurs générations en mettant à jour l’horreur
d’affects insurmontables. Ne serait-il pas un leurre qui, lorsqu’il est trahi, dévoi-
lerait d’autres secrets ? Je pense surtout à des deuils non faits à des générations
précédentes.
La violence exercée par l’emprise narcissique traumatique de l’objet devenu
nostalgique fait appel à une autre violence, celle de la trahison. Le sujet, instru-
ment de répétitions agies tentant de faire revivre cet objet, ne pourra s’en déga-
ger qu’en renonçant à l’idéal projeté sur lui. Un processus puissant et mutuel les
unissait, excluant tout tiers, au point où le sujet fétichisé dans le passé se vivra
parfois dans l’actuel, étranger à lui-même, ne sachant si ses affects et représen-
tations sont les siens ou ceux de l’objet nostalgique : un sentiment d’étrangeté
pourra en être le témoin, dû à un surinvestissement des traces mnésiques de
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l’objet et une altération du rapport à la réalité.
Enfin, dans la nostalgie, comme dans la trahison, la douleur domine. Dans
la nostalgie, c’est une douleur lancinante qui colore le Moi, qui s’étire dans le
temps en le rendant intemporel. Elle est insidieuse et silencieuse, et, en s’infil-
trant dans les fissures du narcissisme, elle en révèle en même temps la profon-
deur. Dans la trahison, tant du côté de celui qui trahit que de celui qui est trahi,
c’est une douleur par effraction. Elle est violente, bruyante et inattendue. C’est
celle du coup de poignard dans le dos.

ILLUSTRATION CLINIQUE

Marie vient me voir huit ans après la fin d’une première cure avec un col-
lègue, une cure qui aurait permis un travail sur son histoire suffisant pour sou-
haiter terminer l’analyse et investir sa nouvelle vie avec son deuxième mari et
ses activités professionnelles riches et passionnantes. Ce fut une cure de quatre
ans, apparemment classique, chez une patiente névrosée qui avait rencontré
mon collègue au moment de son divorce.
Elle vient car elle est très angoissée par la crise d’adolescence de son fils issu
de son premier mariage. Elle est dans le désarroi. Celui-ci fait répétitivement des
crises d’angoisse et elle décrit chez lui des sentiments de dépersonnalisation qui
l’ont amené lui-même à consulter.
J’accepte de reprendre avec elle un travail analytique qui révélera progres-
sivement un secteur enkysté qui n’était pas apparu, semble-t-il, lors de la pre-
mière cure.
1026 Françoise Seulin

Marie est journaliste, son mari aussi. Ils travaillent tous les deux pour le
compte de la même revue. Un premier mariage avait abouti à un divorce puis
elle s’était remariée au cours de sa première cure avec l’ « homme de sa vie ».
J’apprends que ce dernier a fait une cure analytique depuis la fin du premier
traitement de Marie.
Deux événements avaient ponctué sa première cure, son divorce et la mort
de son père suite à une décompensation somatique grave, deux mois après son
remariage. Elle avait eu un fils unique de son premier mariage et faisait le projet
d’avoir des enfants avec son mari actuel lorsqu’elle termina sa cure.
Le père de la patiente avait été élevé très tôt par une tante suite au divorce de
ses parents, divorce qui s’était déroulé dans des conditions dramatiques à une
époque où cela était rare. Il en avait toujours eu honte. Le père comme le fils de
Marie avaient tous deux 8 ans quand leurs parents avaient divorcé. Le père avait
été un brillant homme de spectacle, et la mère, sans activité professionnelle, avait
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suivi passivement le père en se nourrissant des intérêts de son mari.
La cure commença donc et les premières séances ne furent occupées que
par le fils qui envahissait la scène analytique. Peu d’espaces m’étaient laissés
pour intervenir ou interpréter. Un transfert maternel s’était très vite instauré me
plaçant à la place de sa mère qui devait l’écouter sans rien dire mais aussi à celle
de la mère présente qu’elle aurait tant aimée avoir. Elle m’avait souvent décrit
sa mère comme absente, déprimée et passive. Les séances étaient contenantes et
servaient surtout de tiers entre elle et son fils. Après deux ans, les choses s’apai-
sèrent pour son fils, lui-même en thérapie. Il était devenu plus autonome et
moins agrippé à sa mère.
Un jour, elle m’annonce que son mari vient d’avoir une promotion et sera
maintenant responsable des affaires internationales, avec bien évidemment de
nombreux voyages professionnels. Ils travaillaient jusqu’à présent dans le même
service. Elle note que cette promotion a lieu le jour anniversaire de la mort de
son père. La tonalité des séances change, elle pleure, elle se sent abandonnée par
lui, seule avec un fils qui l’inquiète.
Au cours des mois qui suivent, elle montre un engouement et une passion
nouvelle pour le théâtre. Elle deviendra la collaboratrice d’un comédien
renommé, plus âgé qu’elle, tout en continuant d’exercer, bien sûr, son métier.
Les séances changent, l’associativité est plus difficile, des silences longs appa-
raissent, des blancs alternant avec la narration exaltée et factuelle des progrès
comme du quotidien de ses activités dans le milieu du théâtre. Puis, lors d’une
séance : « Je veux avoir une vie bien remplie, le temps passe, je pense souvent à
la mort. » Je lui dis : « Deux vies en une ? » Elle associe sur son père, « moi et
mon père »... « Lui, l’homme de spectacle. Ma mère le soutenait moins que moi,
je le suivais partout, il m’emmenait avec lui et je l’encourageais. J’avais le senti-
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ment de le soutenir plus que ma mère. » Elle ajoute, lors d’une séance ulté-
rieure : « Avec mon père, j’avais le sentiment qu’on se comprenait sans parler,
uniquement par le regard. Nous étions complices, les mots étaient inutiles. »
Contre-transférentiellement, j’ai l’impression que progressivement, au fil
des séances, elle m’échappe ; je suis envahie par un sentiment de dépression dès
que je la vois et je me surprends à ressentir un sentiment de trahison. Je pense :
« Elle me trahit. » Idée bizarre. Je suis perplexe face à ces pensées qui surgissent
en moi et pour lesquelles je ne peux encore donner de sens. C’est comme si toute
une partie de sa vie était soustraite et échappait à l’analyse, comme si l’essentiel
était caché. Elle a, bien évidemment, conscience qu’elle reprend là une activité
de son père, ce qu’elle exprime en termes d’identification, mais son exaltation et
l’idéalisation qu’elle en fait me paraissent cacher autre chose. Elle dit qu’elle
ressent une nécessité interne à faire cette activité, comme si elle avait une « mis-
sion à remplir ». L’objet nostalgique apparaît. Je suis en difficulté pour faire
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mon travail d’analyste. Les séances sont « remplies » de sa nouvelle activité et
j’ai le sentiment qu’elle a besoin de me persuader du bien-fondé de celle-ci. Je
pense : « C’est intouchable. » Ce qui m’était d’abord apparu comme une identi-
fication à son père se dessine alors tout à coup comme un sentiment chez elle
d’être dans l’obligation de continuer cette activité pour ne pas trahir son père.
Je pense à mon propre sentiment d’être trahie qui fait écho aussi aux paro-
les de Marie « je ne vois pas pourquoi mon mari se sent trahi par ça ! », à mon
interprétation « deux vies en une », et à son idée de « mission ». Mes propres
vécus contre-transferentiels m’évoquent alors un clivage et une régression à une
fixation à son père, non comme objet identificatoire mais comme objet nostal-
gique, objet perdu mais en fait non perdu et à ne pas perdre.
Dans ce climat à la fois insaisissable et inquiétant, qui durait depuis plu-
sieurs mois, elle me raconte, un jour, un événement qui la trouble. Lors d’un
déplacement avec le comédien qu’elle assiste, elle égare son trousseau de clés.
Elle rapporte avoir ressenti brusquement un vécu d’étrangeté et de confusion
car elle ne parvient pas à comprendre ce qui s’est passé. Marie me raconte
qu’elle a commencé par banaliser l’événement, pensant : « Des clés, on peut les
faire refaire ! » En l’écoutant, je perçois qu’à ce moment-là elle ne voulait don-
ner aucun sens symbolique aux clés, semblant ne prendre en compte ni leur
valeur identitaire ni leur valeur sexuelle. Puis elle dit s’être inquiétée dans un
deuxième temps, aidée en cela par son mari et être alors retournée à la recherche
de ses clés sur les différents lieux où elle s’était rendue avec le comédien. C’est en
vain, elle ne comprend pas. Le lendemain, lors d’une nouvelle rencontre avec ce
comédien, il lui présente ses clés en tentant de la séduire. Il les aurait retrouvées
dans sa voiture. Elle se soustrait à ses avances. Puis elle va réaliser qu’il est
impossible que ses clés soient tombées dans la voiture et, douloureusement,
1028 Françoise Seulin

comprend qu’il les lui a subtilisées. Marie exprime sa colère en séance et traite
cet homme de « pervers ». Elle repense à l’atmosphère étrange, comme
« ouatée » avec cet homme, à sa sidération devant son indifférence, sa banalisa-
tion quand, inquiète, elle lui avait dit avoir perdu ses clés, rentrant alors chez
elle, tandis qu’il voulait la raccompagner. Elle s’était sentie dépossédée et sous
emprise, envahie par la honte, sans en connaître la raison. Plus tard, je com-
prendrai ce sentiment de honte en référence au concept de honte primaire pro-
posé par Claude Janin qui écrit : « L’intime est le cœur même de l’identité et de
ce point de vue la honte est consubstantielle à l’être. » Il fait « de l’envahisse-
ment par la honte l’indice d’une régression brutale aux temps originaires de
l’existence, temps dans lesquels l’objet laisse le sujet dans la déréliction. »1
Cet événement, apparemment banal, marquera un coup d’arrêt, car après
cette manipulation elle décide d’arrêter définitivement son activité de théâtre.
Plus tard, elle va associer sur sa mère qui perd souvent ses clés mais surtout
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qui ne ferme jamais sa porte à clés. Je lui dis : « Une porte ouverte, n’importe
qui peut pénétrer ! » L’idée surgit alors en elle que sa mère a peut-être été
abusée sexuellement dans son enfance car Marie avait déjà plusieurs fois été
alertée par le manque de vigilance de sa mère quant à sa protection matérielle
comme relationnelle dans sa grande maison où elle réside seule maintenant.
Puis, brusquement, elle va relier la figure du comédien à celle de son père en
étant prise de nausées, frissons et douleurs gastriques. Je lui dis : « Votre père,
derrière cet homme, se trahit ? » Elle ne peut plus parler, sanglote et réalise que
le comédien vient figurer l’image de son père.
Je la vois comme ayant été l’objet narcissique de son père, ce qui n’est pas
sans lien avec la crise de son fils qui était le petit-fils préféré du grand-père. La
séduction narcissique et l’infantile apparaissent sur la scène de l’analyse tout en
se jouant sur la scène de théâtre. L’éloignement du mari, lié à ses nouvelles acti-
vités professionnelles, lui avait fait vivre un abandon et émerger la nostalgie de
son enfance où elle n’était jamais abandonnée par le père car c’était elle qui le
soutenait : un objet sûr lié à une emprise narcissique puissante. Un marché
secret avait été conclu, accepter l’emprise du père pour rester étayée. Elle réalise
la fonction utilitaire qui était la sienne et qui me fait songer à l’ « objet marche-
pied ou piédestal » auquel est refusée toute valeur propre, que décrit
P..C. Racamier2. En mettant en lien cette crise actuelle avec son mari et la crise
de son fils, l’associativité a pu être relancée et ouvrir sur une série de vécus de
trahisons intergénérationnelles. Tout avait été verrouillé autour du père idéa-

1. C. Janin, La honte. Ses figures et ses destins, Paris, PUF, 2007, pp. 97-99.
2. P.-C. Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 226.
Les coulisses de la trahison 1029

lisé, enkysté et intouchable pour qui il fallait continuer de s’asservir. Le fils, de


son côté, n’arrivait pas à faire le deuil de son grand-père.
Quelques semaines après l’épisode des clés, Marie me dit : « C’est vrai, je ne
pouvais pas trahir mon père. » Au cours des mois qui s’écoulèrent, elle put
mettre en lien quatre générations soudées par le sentiment de trahison, de sa
grand-mère paternelle à son fils. Son père avait toujours eu le sentiment d’avoir
été trahi par sa mère lors de son divorce, elle lui avait tourné le dos pour partir
avec un homme en le confiant à une tante. Il avait projeté en sa fille son lien à sa
mère qu’elle avait compris comme : « Toi, tu ne me trahiras jamais. » Une
injonction de lui être fidèle. Elle avait choisi un premier mari moins brillant à
ses yeux que le père pour continuer à appartenir au père et elle l’avait trahi avec
d’autres hommes car ce mariage obéissait surtout au conformisme exigé par la
famille. Elle divorce, se marie avec un homme brillant mais narcissique et fan-
tasmatiquement meurtrier du père car deux mois après ce remariage son père
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est mort. Dans l’analyse, elle se demandera si elle n’avait pas à la fois trouvé là
un substitut, relais du père, et tenté de commencer ainsi à trahir son père, tout
en évitant de remettre en cause son fonctionnement. C’est alors que son fils fait
le projet lui aussi de continuer ce que son grand-père avait fait. Il veut, comme
lui, se lancer dans le théâtre. Puis ce sera au tour de Marie. Ainsi la patiente,
porteuse des projections paternelles concernant le lien de celui-ci à sa mère,
était-elle identifiée à celle-ci et prise dans des identifications aliénantes et une
injonction d’être la fille-mère du père, et cela secrètement. Quand Marie réalise
cela, elle décide de retourner sur la tombe de sa grand-mère paternelle, lieu où
elle ne s’était pas rendue depuis l’âge de 14 ans. Pour elle, c’est une manière de
se déprendre de cette inclusion, de faire à la fois revivre et mourir sa grand-
mère, séparée d’elle. Elle éprouve une vive colère contre son père et avec une
grande violence, elle dit : « J’irai cracher sur la tombe de mon père ! »
Qu’en avait-il été de la sexualité infantile de Marie ? La patiente s’interroge
sur le pont entre emprise narcissique et emprise sexuelle en se questionnant avec
effroi sur la vie sexuelle de son père. Elle fait l’hypothèse qu’il avait peut-être lui
aussi tourné le dos à sa femme, absente et déprimée pour avoir une vie parallèle
et clivée de type homosexuel, haïssant les femmes, tout en les rendant « intou-
chables » comme sa mère et sa fille. Elle me semble ainsi se décoller de son père
en imaginant la vie sexuelle de celui-ci. La pensée de l’inceste avec son père sur-
git. Elle me fait part de la survenue de malaises physiques dans des états psychi-
ques d’obnubilation sidérée envahie par des images de son père, sans pensées,
répétées en boucle. La sexualité déniée par le père de la patiente chez la grand-
mère paternelle resurgissait dans les coulisses de la trahison dans la pensée de
l’inceste avec le père. Du fantasme de la mère abusée au fantasme du père abu-
seur, il n’y a qu’un pas pour elle. Le pacte entre elle et son père était bien un
1030 Françoise Seulin

pacte autour du secret de l’incestuel, voire de l’inceste. Le père avait été meur-
trier de sa sexualité infantile. Le secret de ce meurtre les soudait, et c’est bien ce
secret méconnu et clivé qu’elle ne devait pas trahir.
Paradoxalement, l’objet incestueux était devenu l’objet nostalgique à ne
pas trahir. La souffrance vécue par le père avec sa propre mère et qu’il avait
agie dans sa fille, pour ne plus souffrir, maintenait chez elle un sentiment de
nostalgie qui empêchait tout deuil.
Son fils avait engrené cette nostalgie, celle de son grand-père, qu’il agissait
à son tour dans ses projets professionnels. Ainsi la souffrance de plusieurs géné-
rations apparaissait-elle au grand jour.
Au cours des mois qui suivirent, une relecture de son histoire à l’adoles-
cence et dans les débuts de sa vie d’adulte permit de l’analyser dans une autre
perspective qui s’accorda avec l’idée de l’abus incestueux par le père.
Les trois indices apparus dans ce temps de cure : « deux vies en une », l’idée
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d’une « mission » à accomplir et la relation transféro-contre-transférentielle
avaient donné une tonalité particulière à cette cure, sans doute bien différente
de celle du premier traitement. L’idée de trahir le père nostalgique de l’enfance
était venue se juxtaposer à la relation œdipienne au père, en la contredisant, et
venait interroger différemment la sexualité infantile.
Il s’agit pour Marie d’être à la place de sa grand-mère paternelle et de sa
propre mère, à côté de cet objet, avec la culpabilité inconsciente de ne pas être à
sa propre place.
La remise au travail de la problématique narcissique avait été induite par
un vécu d’abandon par le mari, rappelant le lâchage de la patiente par sa mère
lorsque celle-ci s’était détournée d’elle pour faire face à un grave problème de
santé de sa propre mère quand Marie avait 1 an. Le père, objet nostalgique, est
ici un objet phallique substitut maternel. Mais l’induction était venue aussi de la
rencontre avec une femme, collègue, substitut maternel avec qui elle craignait
de vivre son ambivalence et une rivalité œdipienne. Ce dernier aspect avait été
encore renforcé par le transfert. Rivaliser avec la mère, prendre sa place,
avaient ravivé des angoisses et déclenché une régression à la fixation au père
nostalgique de l’enfance pour éviter toute conflictualité avec son mari et cette
femme. Elle s’était alors engagée dans le théâtre. L’étranger unheimlich au sens
de « tout ce qui devait rester un secret, rester dans le monde du caché et qui est
venu au jour » qui se manifeste de façon différente à heimlich, « lieu exempt de
tout ce qui est fantomatique »1 était venu rapidement envahir les séances
comme l’indice de quelque chose en attente d’émerger. Sentiment d’inquiétante

1. S. Freud (1919), L’inquiétante étrangeté, OCF.P, XV, 1916-1920, Paris, PUF, 1996, p. 158.
Les coulisses de la trahison 1031

étrangeté, changement dans le cours du processus de la cure, associativité plus


difficile, silences, factualité sont souvent des indices révélateurs d’une résistance
dans le transfert et de l’émergence d’un clivage. La dynamique processuelle
change vite et se désorganise. Des agirs de transfert viennent témoigner de la fis-
suration du clivage et le révéler. La trahison issue de cette mise en tension
réveillée par le transfert, en présence de l’analyste dans sa fonction tierce, appa-
raît comme un symptôme de transfert (J.-L. Donnet1) et pourra avoir une éven-
tuelle fonction réorganisatrice.
Toute cure n’est-elle pas déjà en soi le début d’une trahison, la trahison
d’une unité narcissique familiale à garder secrète et que le patient vient révéler à
l’analyste tiers ?
« L’inceste illumine et rend aveugle », nous dit P.-C. Racamier2. Je pense à
l’éclat de l’objet nostalgique. Ne brille-t-il pas éternellement pour rendre
aveugle le sujet, pour le faire entrer dans le déni, le paralyser dans sa pensée, ses
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fantasmes et le fixer à cet éclair qui a tout court-circuité ? Il est nostalgique car
lui seul pourrait donner un sens dans le passé à ce qui est vécu dans l’actuel. Il
détient la vérité de cet éblouissement qui a tout détruit sur son passage. Un
objet nostalgique car incestueux et bien difficile, voire impossible à perdre,
sinon par la trahison.

FIGURES DE LA TRAHISON DANS LA CURE

À la lumière de l’illustration clinique ci-dessus, je préciserai les conditions


d’émergence et les effets du sentiment de trahison dans les cures où une problé-
matique de séduction narcissique et d’incestualité est présente mais demeurée
secrète tout un temps.
Nous pouvons dire tout d’abord que ce sentiment est issu d’une mise en
tension économique du psychisme provoquée par une réalité difficile, voire
traumatique pour le patient. Dans le cas de Marie, il s’agissait du vécu d’aban-
don par son mari et de la rivalité avec sa collègue, ce dernier point s’était trouvé
grandement renforcé par le transfert.
C’est un affect qui signale le réveil de traces non intégrées de traumatismes
précoces, clivées et déniées. La cure pourra être inaugurée d’emblée par ce senti-
ment du fait même d’une résistance dans l’engagement dans le processus analy-
tique ou ce sentiment pourra apparaître plus tard chez les deux protagonistes,

1. J.-L. Donnet, La situation analysante, Paris, PUF, 2005.


2. P.-C. Racamier, L’inceste et l’incestuel, Paris, Les Éditions du Collège, 1995.
1032 Françoise Seulin

analysant et analyste, au cours du traitement comme le surgissement d’un


secret, d’une énigme ou d’un corps étranger. C’est souvent sous la menace d’un
risque de désorganisation, liée à des angoisses archaïques, qu’une régression
s’opérera à un point de fixation que l’on nommera ici « objet nostalgique ».
Répétitions agies et troubles somatiques pouvant être le signe d’une désin-
trication pulsionnelle seront souvent au-devant de la scène. Parfois, un senti-
ment d’étrangeté partagé avec l’analyste trahira une incompréhension exprimée
par le patient. Le « je ne comprends pas » signera un déni et alertera l’analyste.
Le présent de la séance sera brutalement infiltré d’étranger. L’analyste se sen-
tira sous l’emprise de son patient qui de façon paradoxale exigera de lui qu’il
reste silencieux, le faisant taire en le transformant progressivement en l’objet
fétichisé qu’il fut sous l’emprise de l’objet séducteur. Toutes interventions ou
interprétations risqueront d’être vécues comme intrusives. En même temps, le
psychanalyste deviendra un objet idéalisé et flatté par le patient. Il incarnera
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l’objet brillant nostalgique, le séducteur narcissique potentiel. Il sera donc tan-
tôt l’objet narcissique phallique, tantôt l’objet fétichisé modelé par le patient.
Le patient semble échapper au processus, la temporalité interne de la
séance paraît changer. Le rythme différent dans l’associativité ou même une
rupture en seront le signe et dans le même mouvement des images sexuelles
crues pourront surgir chez l’analyste. La dynamique de la séance n’est plus la
même et le cadre sera fréquemment attaqué par des absences ou des demandes
de changements d’horaires.
Un récit purement informatif pourra même dissimuler la carence associa-
tive due à la résistance dans le transfert. C’est comme si un court-circuit était
venu briser le processus. Le patient répète son passé dans sa vie et dans la rela-
tion transférentielle mais résiste à tout travail élaboratif. Deux mouvements
peuvent alors se présenter dans les séances, un mouvement d’excitation et de
débordement ou un mouvement de désinvestissement rendant les séances
mornes. Dans ces cas, le flou et la banalité seront le signe d’une déqualification
des affects et d’une défiguration de toute représentation.
L’analyste est maintenu dans l’inertie et une nébuleuse psychique, il est à la
fois enfermé dans un mouvement pervers et maintenu à distance, placé alors à
la place de l’ « abusé ». Il est catalyseur des éprouvés du patient mais en même
temps nié dans cette fonction. Selon Christian David : « Plus que sous toute
autre forme sans doute, on rencontrera la perversion affective en intime asso-
ciation avec la position nostalgique. »1
Tous ces mouvements défensifs n’ont en fait qu’un seul but, court-
circuiter les origines sexuelles de ce qu’il advient dans la séance. Cette prise

1. C. David, La bisexualité psychique, Paris, Payot, 1992, p. 103.


Les coulisses de la trahison 1033

de conscience sera dans les meilleurs cas liée à une levée de refoulement et le
plus souvent d’un déni avec réduction d’un clivage. L’émergence de nou-
veaux affects tels que la honte, la culpabilité mais aussi une hostilité et une
violence dans le transfert viendront témoigner de la perversion narcissique
dont le patient a été victime dans le passé. Des souvenirs ponctueront l’as-
souplissement des défenses. Alors un nouveau travail de reliaison se profilera.
La problématique de l’analité dont témoignait le silence imposé au psychana-
lyste et l’investissement phallique anal de celui-ci comme objet fétiche par le
patient pourront se remettre au travail. La représentation d’une scène primi-
tive sadique anale où idéalisation et dénigrement avaient joué un rôle impor-
tant avait souvent été au premier plan.
Le sentiment de trahison était aussi venu révéler une tension entre le Moi et
l’idéal du Moi, et le Moi sous l’effet de l’alliance avec l’analyste avait trahi une
inclusion, celle d’une incorporation aliénante qui avait tenu lieu de Surmoi.
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Cette inclusion idéale aliénante s’était transmise au travers des générations
sur le modèle de la transmission du Surmoi idéal du Moi ainsi que le décrit
Freud dans l’Abrégé : « Ce ne sont pas seulement les qualités personnelles des
parents qui entrent en ligne de compte, mais tout ce qui a pu produire sur eux
quelque effet déterminant, les tendances et les exigences du milieu social, les
caractères et les traditions de leur race. »1 H. Faimberg2 évoque cette transmis-
sion pathologique en ces termes :
« C’est le régime narcissique d’appropriation/intrusion qui a forcé le patient à une
adaptation aliénante (...). Pour que le système d’appropriation/intrusion fonctionne et
pour que surgissent certaines identifications appartenant à une génération autre que
celle du patient, les parents internes doivent fonctionner dans le cadre du régime nar-
cissique, en raison duquel ils ne peuvent aimer l’enfant sans s’en emparer, ni recon-
naître son indépendance sans le haïr et l’assujettir à leur propre histoire de haine (...).
Cela explique que trois générations soient impliquées dans ce type d’identification. »

Le destin en sera une possible réorganisation des instances qui ouvrira la


voie d’un remaniement des investissements et changera le régime économique
du travail de la cure. L’accès à des parties clivées d’excitations non pulsionnali-
sées qui échappait au langage et aux représentations donnera accès à un espace
psychique nouveau comme à une temporalité présente décollée du passé.

1. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, trad. franç. A. Berman, revue et corrigée par
J. Laplanche, Paris, PUF, 1985, p. 83.
2. H. Faimberg, À l’écoute du télescopage des générations : pertinence psychanalytique du
concept, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, pp. 69-71.
1034 Françoise Seulin

POUR CONCLURE

Comment des vécus ayant laissé des traces non intégrées dans le système
psychique peuvent-ils être subjectivés sans être l’objet de trahison par des actes
ou des alertes corporelles ? Ceux-ci viennent souvent trahir des vécus précoces
de l’enfance non symbolisés. Comme nous l’avons vu grâce à la répétition agie
dans le transfert, des traumatismes incestueux peuvent se révéler dans les cures
pour qu’ensuite « morceau par morceau », selon l’expression de ma patiente, le
sujet se sépare réellement des objets nostalgiques, en fasse le deuil, sorte du pro-
cessus de trahison et de l’idée du meurtre souvent associée à la révélation de
secrets, en écho au « meurtre d’âme » subi par lui.
Si nous pouvons repérer l’idée de trahison sous ses diverses figures – trahir,
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être trahi, ou l’interdit de trahir sur plusieurs générations –, alors on peut parler
de « trahisons transmises ». Elles sont bien sûr, dans ces cas-là, l’expression de
secrets transmis et déniés.
Quand la répétition à l’œuvre prend sens, alors on pourra parler de trahi-
sons salvatrices et nécessaires grâce auxquelles pourra se déployer une tempora-
lité figée, celle d’un temps nostalgique et d’un lien incestueux aux objets
primaires.
Ainsi, dans l’exemple de Marie, les coulisses de la trahison étaient bien res-
tées dans l’ombre. Cette ombre avait pris racine dans l’inceste et s’était révélée
par le sentiment de honte. Les trois fils de l’inceste, la honte et la trahison
étaient venus tisser la toile familiale, le décor imposé à plusieurs générations où
la seule liberté avait été de mettre en scène des jeux identiques, répétant ainsi
celui de la séduction narcissique qu’il fallait garder secrète. L’objet nostalgique
du passé était resté vivant dans le présent révélé par des répétitions agies jus-
qu’au jour où une répétition particulière, celle de la perte des clés, avait pu être
reprise dans le transfert, permettant à la patiente et l’analyste de passer derrière
les coulisses et revisiter un passé qui était resté clivé.
Sur la scène analytique, la petite fille, en s’appuyant sur un transfert mater-
nel étayant et rassurant, avait pu alors, avec moins d’effroi, ouvrir les yeux sur
l’objet brillant qui l’avait éblouie et meurtrie. Grâce à la levée du déni et à
l’émergence de souvenirs d’enfance, l’objet nostalgique – le père, trahi et débus-
qué –, put devenir un objet à perdre puis perdu. Les affects reliés au passé
commencèrent à perdre de leur éclat pour reprendre leur place et s’inscrire dans
la trame des souvenirs.
Françoise Seulin
10, rue Renan
69007 Lyon
Les coulisses de la trahison 1035

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

David C. (1992), La bisexualité psychique, Paris, Payot.


Denis P. (1997), Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, PUF.
Donnet J.-L. (2005), La situation analysante, Paris, PUF.
Faimberg H. (1993), À l’écoute du télescopage des générations : pertinence psychana-
lytique du concept, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris,
Dunod.
Freud S. (1919), L’inquiétante étrangeté, OCF.P, XV, 1916-1920, Paris, PUF, 1996.
Freud S. (1938), Abrégé de psychanalyse, trad. franç. A. Berman, revue et corrigée par
J. Laplanche, Paris, PUF, 1985.
Janin C. (2007), La honte. Ses figures et ses destins, Paris, PUF.
Racamier P.-C. (1992), Le génie des origines, Paris, Payot.
Racamier P.-C. (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Les Éditions du Collège.
Schmid-Kitsikis E. (1997), La « nostalgie » du temps présent, le temps présent de la
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nostalgie, RFP, t. LXI, no 5, 1777-1783.

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