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Françoise Seulin
Dans Revue française de psychanalyse 2008/4 (Vol. 72), pages 1021 à 1035
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130567738
DOI 10.3917/rfp.724.1021
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Françoise SEULIN
TRAHISON ET NOSTALGIE
Se trahir, c’est aussi mettre au jour, dévoiler, laisser voir par des indices ce
que l’on voulait cacher de soi, c’est manquer souvent honteusement à un enga-
gement. C’est sortir d’une unité, fréquemment familiale, avec brutalité, de façon
inattendue et traumatique. La blessure narcissique est béante, à nu, et la dou-
leur, tant morale que somatique, est présente.
Le sentiment de trahir ou d’être trahi témoigne d’une disjonction interne,
avec ses objets, au sein des instances et, enfin, d’un choc des temporalités.
Une patiente, dans un climat d’incestualité avec son père, me dit, au cours
d’une séance : « C’est comme si mon père avait coulé du ciment en moi pour
que je ne bouge pas, que je lui reste fidèle et que je ne le trahisse pas. »
Je citerai le cas d’une autre patiente dans le contexte d’un deuil impossible,
pour elle comme pour sa famille, d’un frère mort accidentellement. Ses parents
déniaient la mort de ce frère continuant sur un mode délirant à le faire vivre
dans la maison avec eux. Ils n’avaient jamais pu apposer son nom sur sa sépul-
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1. P. Denis, Emprise et satisfaction, les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, 1997, pp. 221-226.
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L’objet nostalgique est un objet surinvesti et secret, prêt à être expulsé dans
l’autre en préservant toujours intacte l’idéalisation car son deuil risquerait de
mettre en péril la survie de plusieurs générations en mettant à jour l’horreur
d’affects insurmontables. Ne serait-il pas un leurre qui, lorsqu’il est trahi, dévoi-
lerait d’autres secrets ? Je pense surtout à des deuils non faits à des générations
précédentes.
La violence exercée par l’emprise narcissique traumatique de l’objet devenu
nostalgique fait appel à une autre violence, celle de la trahison. Le sujet, instru-
ment de répétitions agies tentant de faire revivre cet objet, ne pourra s’en déga-
ger qu’en renonçant à l’idéal projeté sur lui. Un processus puissant et mutuel les
unissait, excluant tout tiers, au point où le sujet fétichisé dans le passé se vivra
parfois dans l’actuel, étranger à lui-même, ne sachant si ses affects et représen-
tations sont les siens ou ceux de l’objet nostalgique : un sentiment d’étrangeté
pourra en être le témoin, dû à un surinvestissement des traces mnésiques de
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ILLUSTRATION CLINIQUE
Marie vient me voir huit ans après la fin d’une première cure avec un col-
lègue, une cure qui aurait permis un travail sur son histoire suffisant pour sou-
haiter terminer l’analyse et investir sa nouvelle vie avec son deuxième mari et
ses activités professionnelles riches et passionnantes. Ce fut une cure de quatre
ans, apparemment classique, chez une patiente névrosée qui avait rencontré
mon collègue au moment de son divorce.
Elle vient car elle est très angoissée par la crise d’adolescence de son fils issu
de son premier mariage. Elle est dans le désarroi. Celui-ci fait répétitivement des
crises d’angoisse et elle décrit chez lui des sentiments de dépersonnalisation qui
l’ont amené lui-même à consulter.
J’accepte de reprendre avec elle un travail analytique qui révélera progres-
sivement un secteur enkysté qui n’était pas apparu, semble-t-il, lors de la pre-
mière cure.
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Marie est journaliste, son mari aussi. Ils travaillent tous les deux pour le
compte de la même revue. Un premier mariage avait abouti à un divorce puis
elle s’était remariée au cours de sa première cure avec l’ « homme de sa vie ».
J’apprends que ce dernier a fait une cure analytique depuis la fin du premier
traitement de Marie.
Deux événements avaient ponctué sa première cure, son divorce et la mort
de son père suite à une décompensation somatique grave, deux mois après son
remariage. Elle avait eu un fils unique de son premier mariage et faisait le projet
d’avoir des enfants avec son mari actuel lorsqu’elle termina sa cure.
Le père de la patiente avait été élevé très tôt par une tante suite au divorce de
ses parents, divorce qui s’était déroulé dans des conditions dramatiques à une
époque où cela était rare. Il en avait toujours eu honte. Le père comme le fils de
Marie avaient tous deux 8 ans quand leurs parents avaient divorcé. Le père avait
été un brillant homme de spectacle, et la mère, sans activité professionnelle, avait
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ment de le soutenir plus que ma mère. » Elle ajoute, lors d’une séance ulté-
rieure : « Avec mon père, j’avais le sentiment qu’on se comprenait sans parler,
uniquement par le regard. Nous étions complices, les mots étaient inutiles. »
Contre-transférentiellement, j’ai l’impression que progressivement, au fil
des séances, elle m’échappe ; je suis envahie par un sentiment de dépression dès
que je la vois et je me surprends à ressentir un sentiment de trahison. Je pense :
« Elle me trahit. » Idée bizarre. Je suis perplexe face à ces pensées qui surgissent
en moi et pour lesquelles je ne peux encore donner de sens. C’est comme si toute
une partie de sa vie était soustraite et échappait à l’analyse, comme si l’essentiel
était caché. Elle a, bien évidemment, conscience qu’elle reprend là une activité
de son père, ce qu’elle exprime en termes d’identification, mais son exaltation et
l’idéalisation qu’elle en fait me paraissent cacher autre chose. Elle dit qu’elle
ressent une nécessité interne à faire cette activité, comme si elle avait une « mis-
sion à remplir ». L’objet nostalgique apparaît. Je suis en difficulté pour faire
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comprend qu’il les lui a subtilisées. Marie exprime sa colère en séance et traite
cet homme de « pervers ». Elle repense à l’atmosphère étrange, comme
« ouatée » avec cet homme, à sa sidération devant son indifférence, sa banalisa-
tion quand, inquiète, elle lui avait dit avoir perdu ses clés, rentrant alors chez
elle, tandis qu’il voulait la raccompagner. Elle s’était sentie dépossédée et sous
emprise, envahie par la honte, sans en connaître la raison. Plus tard, je com-
prendrai ce sentiment de honte en référence au concept de honte primaire pro-
posé par Claude Janin qui écrit : « L’intime est le cœur même de l’identité et de
ce point de vue la honte est consubstantielle à l’être. » Il fait « de l’envahisse-
ment par la honte l’indice d’une régression brutale aux temps originaires de
l’existence, temps dans lesquels l’objet laisse le sujet dans la déréliction. »1
Cet événement, apparemment banal, marquera un coup d’arrêt, car après
cette manipulation elle décide d’arrêter définitivement son activité de théâtre.
Plus tard, elle va associer sur sa mère qui perd souvent ses clés mais surtout
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1. C. Janin, La honte. Ses figures et ses destins, Paris, PUF, 2007, pp. 97-99.
2. P.-C. Racamier, Le génie des origines, Paris, Payot, 1992, p. 226.
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pacte autour du secret de l’incestuel, voire de l’inceste. Le père avait été meur-
trier de sa sexualité infantile. Le secret de ce meurtre les soudait, et c’est bien ce
secret méconnu et clivé qu’elle ne devait pas trahir.
Paradoxalement, l’objet incestueux était devenu l’objet nostalgique à ne
pas trahir. La souffrance vécue par le père avec sa propre mère et qu’il avait
agie dans sa fille, pour ne plus souffrir, maintenait chez elle un sentiment de
nostalgie qui empêchait tout deuil.
Son fils avait engrené cette nostalgie, celle de son grand-père, qu’il agissait
à son tour dans ses projets professionnels. Ainsi la souffrance de plusieurs géné-
rations apparaissait-elle au grand jour.
Au cours des mois qui suivirent, une relecture de son histoire à l’adoles-
cence et dans les débuts de sa vie d’adulte permit de l’analyser dans une autre
perspective qui s’accorda avec l’idée de l’abus incestueux par le père.
Les trois indices apparus dans ce temps de cure : « deux vies en une », l’idée
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1. S. Freud (1919), L’inquiétante étrangeté, OCF.P, XV, 1916-1920, Paris, PUF, 1996, p. 158.
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de conscience sera dans les meilleurs cas liée à une levée de refoulement et le
plus souvent d’un déni avec réduction d’un clivage. L’émergence de nou-
veaux affects tels que la honte, la culpabilité mais aussi une hostilité et une
violence dans le transfert viendront témoigner de la perversion narcissique
dont le patient a été victime dans le passé. Des souvenirs ponctueront l’as-
souplissement des défenses. Alors un nouveau travail de reliaison se profilera.
La problématique de l’analité dont témoignait le silence imposé au psychana-
lyste et l’investissement phallique anal de celui-ci comme objet fétiche par le
patient pourront se remettre au travail. La représentation d’une scène primi-
tive sadique anale où idéalisation et dénigrement avaient joué un rôle impor-
tant avait souvent été au premier plan.
Le sentiment de trahison était aussi venu révéler une tension entre le Moi et
l’idéal du Moi, et le Moi sous l’effet de l’alliance avec l’analyste avait trahi une
inclusion, celle d’une incorporation aliénante qui avait tenu lieu de Surmoi.
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1. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, trad. franç. A. Berman, revue et corrigée par
J. Laplanche, Paris, PUF, 1985, p. 83.
2. H. Faimberg, À l’écoute du télescopage des générations : pertinence psychanalytique du
concept, Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, 1993, pp. 69-71.
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POUR CONCLURE
Comment des vécus ayant laissé des traces non intégrées dans le système
psychique peuvent-ils être subjectivés sans être l’objet de trahison par des actes
ou des alertes corporelles ? Ceux-ci viennent souvent trahir des vécus précoces
de l’enfance non symbolisés. Comme nous l’avons vu grâce à la répétition agie
dans le transfert, des traumatismes incestueux peuvent se révéler dans les cures
pour qu’ensuite « morceau par morceau », selon l’expression de ma patiente, le
sujet se sépare réellement des objets nostalgiques, en fasse le deuil, sorte du pro-
cessus de trahison et de l’idée du meurtre souvent associée à la révélation de
secrets, en écho au « meurtre d’âme » subi par lui.
Si nous pouvons repérer l’idée de trahison sous ses diverses figures – trahir,
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES