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Politique : quand le récit remplace le réel

Christian Godin
Dans Cités 2014/1 (n° 57), pages 121 à 138
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130628736
DOI 10.3917/cite.057.0121
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VIE politique
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Politique : quand le récit remplace le réel


Christian Godin

Pour expliquer la défaite de John de l’Union qu’il prononça en janvier


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Kerry à l’élection présidentielle de 1985 devant les deux chambres du
2004, les conseillers en communi- Congrès, l’ancien acteur de série B
cation du Parti démocrate amé- réélu président dit ceci : « Deux
ricain avaient donné leur verdict : siècles d’histoire de l’Amérique
il aura manqué au candidat vaincu devraient nous avoir appris que rien
« a good story1 ». Douze ans plus tôt, n’est impossible. Il y a dix ans, une
alors que William Clinton venait jeune fille a quitté le Vietnam avec 123
de remporter l’élection, James sa famille. Ils sont venus aux États-
Carville, l’un des artisans de sa vic- Unis sans bagages et sans parler un Politique
toire, était allé jusqu’à déclarer que mot d’anglais. La jeune fille a tra- quand le récit
lui et ses collègues pensaient pou- vaillé dur et a terminé ses études remplace le réel
Christian Godin
voir faire élire n’importe quel acteur secondaires parmi les premières de 
de Hollywood à condition qu’il ait sa classe. En mai de cette année, 
une histoire à raconter. cela fera dix ans qu’elle a quitté le
Aux États-Unis, le storytelling, Vietnam, et elle sortira diplômée
qui est devenue une pièce maîtresse de l’académie militaire améri-
de l’idéologie, est une tendance caine de West Point. Je me suis
apparue dans les années 1980, sous dit que vous aimeriez rencontrer
la présidence de Ronald Reagan, une héroïne américaine nommée
lorsque les « histoires » en vinrent à Jean Nguyen2 ». Alors, l’héroïne du
se substituer, dans les discours offi- jour, évidemment présente, se leva
ciels, aux arguments et aux données pour être ovationnée par l’ensemble
chiffrées. Dans le discours sur l’état des sénateurs et des représentants.
Ronald Reagan enchaîna ensuite
1. Christian Salmon, « Une machine à
fabriquer des histoires », Le Monde diploma-
tique, novembre 2006. 2. Ibid.
cités 57, Paris, puf, 2014
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sur une autre histoire aussi édifiante nous a une histoire. Et il termine
que la précédente, avant de révéler par ces mots : « Ai-je écrit un
leur morale commune : « Vos vies grand livre ? Qui sait ? Je suis cer-
nous rappellent qu’une de nos plus tain en tout cas qu’il s’agit d’une
anciennes expressions reste toujours bonne histoire ». Avec Clinton,
aussi nouvelle : tout est possible en constate Christian Salmon6, le sto-
Amérique si nous avons la foi, la rytelling cesse d’être un mode de
volonté et le cœur. L’histoire nous « communication » et devient le
demande à nouveau d’être une force substitut d’une action politique
au service du bien sur cette pla- qui littéralement ne peut plus se
nète3 ». L’ancien acteur de cinéma faire. Dépouillé7 de sa souveraineté
avait de bonnes raisons de croire au par les puissances économiques
pouvoir des histoires sur les esprits. mondialisées, le pouvoir politique
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Des témoins ont rapporté qu’il lui a changé de fonction. Bientôt le
arrivait d’évoquer un épisode tiré bien commun, l’intérêt général,
d’un western ou d’un vieux film la justice sociale deviendront des
de guerre comme s’il appartenait à expressions dénuées de sens. Dans
l’histoire réelle des États-Unis. ses Mémoires, Clinton écrit en
Mais c’est sous la présidence de toutes lettres que la politique doit
124 William Clinton que le storytelling, d’abord viser à donner aux gens la
que l’on traduit parfois en français possibilité d’améliorer leur histoire.
Vie
par « communication narrative4 », Ainsi le storytelling s’impose-t-il à
politique s’est imposé à la Maison Blanche tous les échelons de la société : un
comme une pratique systématique président doit raconter une belle
 de la communication, avec ses histoire de manière que les citoyens
 équipes de consultants, de publi- (mais sont-ils encore des citoyens ?)
citaires et de scénaristes débarqués puissent à leur tour raconter une
de Hollywood. Dans les premières belle histoire.
pages de ses Mémoires5, Clinton Avec George Bush, l’histoire
nous apprend que son oncle Buddy (story) deviendra un véritable
lui a enseigné que chacun d’entre scie. Dès son entrée à la Maison
Blanche, en 2001, le nouveau pré-
3. Cité par Serge Halimi, Le Grand Bond sident républicain fait connaître
en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au
monde, Paris, Fayard, 2006.
4. Voir Franck Plasse, Storytelling : Enjeux, 6. Christian Salmon, art. cit.
méthodes et cas pratiques de communication nar- 7. Par sa propre faute, convient-il de le rap-
rative, Voiron (38), Territorial Editions, 2011. peler ? Car c’est bien le pouvoir politique lui-
5. Bill Clinton, Ma vie, traduction fran- même qui, à partir de la fin des années 1970, a
çaise, Paris, Odile Jacob, 2004. organisé son propre affaiblissement.
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son cabinet à la presse en déclarant : storytelling management connaît


« Chaque personne a sa propre his- un succès qui ne se dément pas.
toire qui est unique, toutes ces his- Nombre de grandes firmes le consi-
toires racontent ce que l’Amérique dèrent comme l’approche la plus
peut et doit être8 ». Puis, présentant efficace dans les affaires. Steve
son secrétaire d’État Colin Powell, Denning, qui a occupé plusieurs
il déclara : « Une grande histoire postes importants à la Banque
américaine ». À propos de son mondiale, fait partie de ceux qui
ministre des transports : « J’aime ont contribué le plus à populariser
son histoire ». George Bush conclut ce nouveau type de management.
par ces termes : « Nous avons tous Il anime des stages de formation et
une place dans une longue histoire, les livres qu’il a publiés sur le sujet10
une histoire que nous prolongeons ne craignent pas de se référer, entre
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mais dont nous ne verrons pas la autres, à la narratologie de Roland
fin. Cette histoire continue… ». Barthes. Contre l’approche jugée
Dans cette allocution, qui n’a duré trop rationnelle du management
que quelques minutes, le président traditionnel, qualifiée de « napoléo-
a utilisé le mot « story » pas moins nienne », Denning préconise une
de dix fois ! Certes, l’équivoque approche « tolstoïenne11 » seule sus-
existe en anglais comme en français, ceptible d’épouser la complexité des 125
mais story dans le discours de Bush choses et leurs relations multiples.
renvoie à ce que l’on raconte plu- Si par exemple les entrepreneurs Politique
tôt qu’à ce qui existe. La victoire du échouent à récolter les fonds dont quand le récit
démocrate Barack Obama en 2008 remplace le réel
apparaîtra comme un triomphe 10. Sur le storytelling, Steve Denning a Christian Godin
publié plusieurs ouvrages : The Springboard. 
définitif du storytelling en politique. How Storytelling Ignites Action in Knowledge- 
La métamorphose du métis en Era Organizations (Butterworth-Heinemann
Noir9 ne représentait-elle pas déjà Ldt., US, 2000) ; A Fable of Leadership Through
par elle-même une « histoire » ? Storytelling (Jossey-Bass Inc., US, 2004) ; The
Leader’s Guide to Storytelling. Mastering Art and
C’est au milieu des années 1980 Discipline of Business Narrative (Jossey-Bass Inc.,
que le storytelling se diffuse dans les US, 2005) ; The Secret Language of Leadership :
discours des chefs d’entreprise amé- How Leaders Inspire Action Through Narrative
(Jossey-Bass Inc., US, 2007) ; Steve Denning et
ricains. Depuis les années 2000, alii : Storytelling Organizations. Why Storytelling
ce que l’on appelle désormais le Is Transforming 21st Century Organizations and
Management (Butterworth-Heinemann Ldt.,
US, 2004).
8. Christian Salmon, art. cit. 11. Allusion à l’opposition que Tolstoï
9. Barack Obama est métis, mais pour tous dresse dans Guerre et Paix entre la stratégie
il a été le premier Noir à accéder à la présidence calculée de Napoléon et celle opportuniste de
des États-Unis. Koutouzov.
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ils ont besoin, c’est parce qu’ils ne la direction d’entreprise et à la mer-


savent pas raconter une histoire… catique, il s’est imposé à toutes les
Le storytelling serait particuliè- institutions au point d’apparaître
rement bien adapté aux temps de comme le paradigme de la révo-
crise. Les clients achèteraient moins lution culturelle du capitalisme,
un produit ou une marque s’ils une nouvelle norme narrative qui
n’adhéraient à son histoire… Le sto- irrigue et formate les secteurs d’acti-
rytelling profite de la fétichisation vité les plus divers13 ». Ce qui carac-
du nom, que ce soit celui d’un térise ce « nouvel ordre narratif »,
individu ou d’une marque, qu’il pour reprendre l’expression utilisée
contribue par ailleurs à constituer. par Christian Salmon14 dans son
Pour achever le ridicule de ce dis- dernier livre, c’est qu’il ne struc-
cours à la fois naïf et cynique, les ture pas seulement le champ de
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consommateurs seront présentés la communication politique et le
comme les « coauteurs de l’histoire marketing, mais également le dis-
des entreprises12 ». cours militaire, la lutte contre le
Certains nous annoncent déjà la terrorisme, etc. Les reporters se
mort du storytelling. Bienvenue au sont ralliés au journalisme narratif
storymaking ! Les courtisans du sys- et les psychologues à la thérapie
126 tème ont compris que les consom- narrative. Le fameux rapport Starr
mateurs actuels ne sont plus dupes, sur l’affaire Lewinski regroupait
Vie
et qu’ils ont besoin de transparence ses principales conclusions dans
politique et d’authenticité… Ainsi nous un chapitre intitulé « Narrative »
 apprennent-ils que pour une mar- et si le rapport de la commission
 que, le storymaking ne consiste plus d’enquête sur les attentats du 11-
à se contenter de raconter de belles septembre est devenu un succès de
histoires en réécrivant les récits de librairie aux États-Unis, c’est parce
vie d’entreprises ou d’individus, que ses rédacteurs avaient décidé de
mais à s’impliquer dans la créa- supprimer tous les adjectifs et opté
tion d’un parcours individuel, en
soutenant une personnalité ou un
champion - par exemple la première 13. Christian Salmon, art. cit. Écrivain
et essayiste, Christian Salmon a popularisé
himalayiste qui enchaînera les plus en France, par un ouvrage publié il y a sept
de 8000 sans oxygène. ans (Storytelling, la machine à fabriquer des histoi-
« Le succès du storytelling, écrit res et à formater les esprits, Paris, La Découverte,
2007) et qui a rencontré un certain succès, le
Christian Salmon, ne se limite pas à terme américain de « storytelling ».
14. Christian Salmon, De Sarkozy à Obama.
12. Sébastien Durand, Storytelling. Réen­ Ces histoires qui nous gouvernent, Paris, Jean-
chantez votre communication, Paris, Dunod, 2011. Claude Gawsewitch Éditeur, 2012.
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pour une reconstitution de l’enchaî- des aventures faites et vécues par


nement des événements suivant une des individus sans passé et sans len-
trame narrative. À la télévision, les demain. Mais à considérer l’His-
enquêtes historiques sont toutes fic- toire comme un ensemble de récits,
tionnalisées, et lorsque manquent c’est la différence entre histoire et
les documents filmés, on les ima- Histoire qui tombe, avec des consé-
gine avec des décors et des acteurs, quences catastrophiques, dont nous
comme au cinéma. Autre exemple : ferons état plus loin. En psycho-
le programme des Nations unies logie et en psychiatrie, deux dis-
contre la faim a mis en ligne un jeu ciplines situées à mi-chemin entre
interactif dans lequel les joueurs les sciences humaines et les sciences
doivent imaginer la manière de « dures », il n’y a pratiquement plus
place que pour des cas15, désignés
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nourrir des milliers de personnes
dans une île fictive. Enfin, la pro- par des prénoms16. Plus de théorie,
lifération des blogs (leur nombre encore moins de critique : les statis-
actuellement doublerait tous les six tiques sont devenues le seul moyen
mois) est à mettre au compte de cette d’arracher les cas à leur isolement et
vogue car selon les enquêtes menées à leur singularité, ce qui signifie que
sur le sujet leurs auteurs, dans leur la subjectivité est refoulée au profit
très grande majorité, cherchent non de la seule individualité. 127
pas à participer aux grands débats Il n’y a pas que les sciences
du moment, ni même à exprimer humaines à être affectées par ce pro- Politique
leur opinion, mais à « raconter leur cessus de déstructuration. On parle quand le récit
histoire ». désormais de « médecine narrative » remplace le réel
dans la construction des savoirs Christian Godin
Les sciences ne sont pas en 
reste. Dans les sciences humaines et médicaux et l’on insiste sur le rôle 
sociales, nous assistons à l’expansion des récits dans la construction des
et au triomphe du genre biographi- savoirs scientifiques. Il se trouve
que. Dans un contexte postmarxiste des économistes pour défendre
et post-structuraliste, la personna- l’idée que leur science est une dis-
cipline essentiellement narrative et
lisation de l’Histoire, aidée par le
selon Steven Weinberg (prix Nobel
cinéma et la télévision, connaît un
de physique en 1979), seuls des
succès sans précédent, même en
France. Nul doute que cette ten- 15. Pour mémoire : « cas » vient du latin
dance contribue pour beaucoup à casum, qui signifiait « arrivé par hasard ». De là
l’anéantissement de l’idée même de l’ « occasion ».
16. Il y aurait tout un livre à écrire sur
sens de l’Histoire. Les guerres, les l’usage idéologique du prénom, du monde de
crises, les révolutions deviennent l’entreprise aux thérapies de groupe.
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récits convaincants sont suscep- avec des éboueurs maliens. Mais il


tibles de faire affluer les millions de s’agissait là de moyens classiques
dollars nécessaires à la recherche. de propagande. Selon Christian
Pour atténuer le caractère ardu de Salmon, Nicolas Sarkozy aura été le
leur discipline, les conférenciers en premier à importer en France cette
physique quantique ou en géné- technique de communication des-
tique se sentent désormais obligés tinée à « vendre » un personnage
de commencer leur exposé par une ou un produit (aujourd’hui, c’est
petite histoire personnelle pour fixer tout un). Lors de l’allocution de
l’attention de leur auditoire. Le fait vœux qu’il a adressée à la presse, le
est nouveau : la captatio benevolen- 31 janvier 2012, Nicolas Sarkozy a
tiae17 caractérisait jusqu’à présent les déclaré : « Au fond, ce que je vous
rhéteurs et les sophistes. Toute cette
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souhaite, c’est une année 2012 où
nébuleuse du storytelling, qui semble on ne s’ennuie pas, où vous avez
graviter autour d’un centre unique, le sentiment de faire votre travail,
a conduit Martin Kreiswirth à par- tout votre travail : racontez des his-
ler, par analogie avec le « linguistic toires, de belles histoires... ». Car
turn18 », d’un « narrativist turn19 ». tel est, à la différence du prince de
Comme il est de règle depuis Machiavel, qui frappait les esprits
128 1945, la France a suivi le mou- par des actions, le caractère du nou-
vement avec un temps de retard. veau prince : s’il n’est pas capable de
Vie
à l’image de ce qui s’est passé aux raconter lui-même des histoires, il
politique États-Unis, l’idéologie de la story doit les susciter.
 a envahi l’espace public et privé. Depuis une trentaine d’années,
Certes, les bulletins de la Grande la notion de récit s’est donc impo-
Armée mettaient en scène les batail- sée dans pratiquement tous les
les de Napoléon, et Valéry Giscard domaines du discours et de la
d’Estaing s’était fait photographier
pratique. De la vérité considérée
en train de prendre le petit déjeuner
comme récit contextuellement effi-
cace au storytelling où l’on a voulu
17. « Fait d’attirer la bienveillance », attaque
d’un discours destiné à susciter la sympathie de voir l’accomplissement de la parole
l’auditoire. politique, en passant par la méde-
18. On appelle « tournant linguistique » cine narrative et par la prolifération
l’effet de prise de conscience du problème du
langage, produit par la philosophie analy- des confessions, des témoignages, et
tique sur une bonne partie de la philosophie des autofictions, cette revanche de
contemporaine. l’imaginaire sur le symbolique, qui
19. M. Kreiswirth, Tell me a Story : The
Narrativist Turn in the Human Sciences, est aussi celle, pour remonter beau-
University of Toronto Press, 1995. coup plus haut dans l’histoire de la
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pensée philosophique, du muthos soulignée : c’est au moment où


sur le logos, ne manque pas de faire l’idéologie du récit commençait à
sens. Il y a aujourd’hui un véritable s’imposer dans la vie politique amé-
mythe du récit qu’il convient d’inter- ricaine que Ricœur a fait paraître les
roger et de critiquer. Quelles sont trois tomes de son ouvrage Temps
les raisons culturelles et sociales de et récit22. Il n’est pas inutile, nous
son triomphe ? Par quels disposi- semble-t-il, de rappeler les grandes
tifs s’est-il imposé ? Quelle idée du thèses de ce travail pour voir si elles
discours et de la réalité induit-il ? peuvent nous aider à comprendre la
C’est à ces questions que nous vou- nature et la fonction du storytelling.
drions répondre dès lors que nous Le récit, tel que l’analyse Paul
entendons, comme nous le ferons Ricœur, est un acte de langage pos-
ici, démythologiser le récit. Certes, sédant un effet performatif. Nos
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l’opposition du muthos, comme actes sont interprétés par autrui
parole imaginaire au logos comme comme un texte qui parle de nous.
parole rationnelle a été rétrospecti- Certes, nous ne sommes pas des
vement reconstruite. Chez nombre écrivains racontant notre histoire,
de présocratiques (cette dualité est mais nos actes le font pour nous.
apparue chez eux) et chez Platon20 Corollairement chaque récit ravive
muthos et logos sont également en nous nos motivations et nos fina- 129
compris comme des paroles de vérité. lités. Une action n’existe pas indé-
Mais lorsque Xénophane dénonce le pendamment de son sens, et c’est le Politique
caractère naïvement anthropocen- récit qui le lui donne. Un récit n’est quand le récit
trique de la croyance en la divinité, pas une fuite hors du monde réel au remplace le réel
ou lorsque Héraclite écrit qu’alors profit d’un monde imaginaire, mais Christian Godin

que le logos est commun, la plupart un travail opéré sur soi-même, sur 
font comme s’ils avaient une pensée sa relation au monde et aux autres.
particulière21, c’est bien à une oppo- Il nous aide à construire notre soi-
sition conceptuelle que nous avons même, il a une fonction pratique.
affaire. Paul Ricœur appelle « identité
C’est Paul Ricœur qui a donné au narrative » le soi-même tel qu’il
récit ses lettres de noblesse philoso- est constitué par le récit. Ainsi la
phique. La rencontre mérite d’être capacité d’être soi-même est-elle
liée à celle de raconter une histoire
dans laquelle nous puissions nous
20. Chez Platon le mythe, qui a toujours la
forme d’un récit, se substitue au logos lorsque
celui-ci semble inapte à résoudre les questions
d’origine et de fin. 22. P. Ricœur, Temps et récit, trois volumes,
21. Héraclite, Fragment B II. Paris, Seuil, 1983, 1984 et 1985.
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reconnaître23. Cette histoire n’est pas peut-on comprendre qu’une même


faite que de réel. Dans la conclusion « histoire » puisse donner lieu à des
de Temps et récit, Ricœur écrit que récits différents. Un mode d’emploi,
l’identité narrative est « le rejeton une recette de cuisine ne sont ni des
fragile issu de l’union de l’histoire histoires ni des récits, parce qu’ils
et de la fiction24 ». Le temps est pro- ont une validité universelle, et qu’ils
prement refiguré par le récit, comme laissent peu ou pas de place à la
l’illustre de somptueuse manière contingence. En revanche, dans le
Proust auquel Ricœur consacre de récit, la part de la contingence est
nombreuses pages. Cette refigura- considérable. Dernier point : l’élé-
tion fait de notre existence la résul- ment de répétition est inhérent au
tante des histoires, véridiques ou récit. « Réciter », c’est appeler (c’est
fictives, que nous racontons à son le sens du citare latin) derechef, tout
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propos, et cela vaut aussi bien pour comme « raconter », c’est conter de
l’individu (Ricœur donne l’exemple nouveau26.
de l’expérience psychanalytique) Quant à la narration27, elle dési-
que pour le collectif (comme l’his- gne un récit détaillé, circonstancié,
toire de l’Israël biblique)25. qui vise une clarté et une complé-
À la lumière de l’analyse de tude maximales. La narratologie
130 Ricœur, il n’est pas difficile de se ren- a dégagé cinq structures de base
dre compte que ce que l’on entend constituant l’œuvre narrative : la
Vie
par le terme de storytelling n’est pas situation initiale, l’élément pertur-
politique un récit, et encore moins une nar- bateur, les péripéties, les moyens
 ration. Un récit, en effet, est un dis- de la résolution, et la résolution.
cours ordonné qui met en scène, Comme le récit, la narration peut

par le moyen des mots, une histoire, être écrite aussi bien qu’orale, et elle
c’est-à-dire une suite chronologique peut évoquer des événements ima-
d’événements touchant des faits et ginaires aussi bien que réels28.
des individus déterminés. Il émane
nécessairement d’un locuteur sin- 26. « De nouveau » ou « à nouveau » ? Tout
gulier, il exprime un point de vue dépend de la question de savoir si l’élément de
particulier sur le monde. Ainsi différence s’introduit dans la répétition, et donc
de savoir si la répétition n’est pas plutôt une
reprise.
23. Dans Soi-même comme un autre (Paris, 27. Dans la rhétorique antique, la narratio,
Seuil, 1990, page 167 sq.), Ricœur définit l’iden- qui venait après l’exorde, était la deuxième par-
tité comme l’union dialectique de la mêmeté tie du discours où l’orateur exposait les faits.
(idem en latin) et de l’ipséité (ipse en latin). 28. L’inénarrable est ce que l’on ne peut nar-
24. P. Ricœur, Temps et récit III. Le temps rer. Mais il n’est ni indicible, ni ineffable, donc
raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355. pas inexprimable, pour reprendre les catégories
25. Ibid., p. 356. de Vladimir Jankélévitch.
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À la lumière de ces définitions, il donné au « mythe » une définition


n’est pas difficile de constater que nouvelle en y voyant l’effet du glis-
le storytelling n’est ni un récit, ni sement du signifié au signifiant30.
une narration, mais qu’il est plutôt En ce sens, pour prendre des
de l’ordre du logo commercial ou exemples plus proches de nous que
du slogan publicitaire. C’est une ceux pris par Roland Barthes dans
micrologie, à laquelle il est même les années 1950, les diamants de
difficile d’appliquer le terme d’his- Bokassa, le plombier polonais et
toire. La Marche du sel de Gandhi le Kärcher sont des « mythes31 ».
et la Longue Marche de Mao Tsé S’ils n’entrent pas dans la catégorie
toung sont des « histoires », mais du storytelling, c’est que leur man-
elles participaient d’une légende, quent la dimension de romanesque
d’une « Histoire écoutée aux por- et aussi l’éphémère. Le « récit » du
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tes de la légende », comme eût dit storytelling est pris dans la tempo-
Victor Hugo. Même l’histoire de ralité immédiate et urgente de la
l’épingle ramassée par Laffitte29, campagne (commerciale ou élec-
à un niveau très inférieur, parti- torale). Il est destiné à être oublié
cipait d’une sorte de légende. Le sitôt que formulé.
« récit » du storytelling, lui, n’a Notre société serait donc moins,
rien à voir avec une légende, car il comme le pensait Guy Debord, une 131
est dépourvu de toute dimension société du spectacle qu’une société
symbolique (il n’y a généralement du récit, donc une société du mar- Politique
pas de lien sémantique nécessaire keting généralisé. Les prétendues quand le récit
entre le contenu du « récit » et ce décisions ne sont plus que des effets remplace le réel
qu’il annonce). Dans l’effondre- d’annonce, « ce qu’on va faire » Christian Godin

ment du symbolique, c’est-à-dire efface le passé et annule le présent. 
de l’ordre culturel, tel que l’actua- La politique est la première victime
lise le storytelling, il ne reste que le de cette perte de réalité, dont Jean
symptôme. Le storytelling est une Baudrillard avait déjà, dès 1970
symptomatologie. dans La Société de consommation,
Roland Barthes, dont on a vu donné les caractéristiques. À cet
qu’il est devenu une référence égard Obama, le président élancé,
dans la littérature du storytelling, a Sarkozy le jogger et Hollande qui

29. Éconduit, Jacques Laffitte fut rappelé 30. Roland Barthes, Mythologies, Paris,
par le banquier Perregaux lorsqu’il le vit ramas- Seuil, 1970.
ser une épingle tombée à terre dans la cour. Le 31. Yves Citton (Mythocratie. Storytelling
commis chargé de tenir les livres de comptes et imaginaires de gauche, Paris, Éditions
de Perregaux devint plus tard gouverneur de la Amsterdam, 2010) reprend ce terme de mythe
Banque de France. à propos du storytelling.
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a perdu quinze kilos pour se lancer Français ne l’ont su que bien plus
dans la course à la présidence, ne tard, et la plupart l’ignorent encore
sont peut-être pas si différents qu’il aujourd’hui. Imagine-t-on les
y paraît. Le storytelling substitue le « récits » qu’auraient pu en tirer les
récit à l’action politique32. Lorsque spin doctors ?
les responsables politiques ne sont Que l’image doive passer par
plus rien, qu’ils ne maîtrisent plus le langage pour s’imposer devrait
rien, ils doivent à tout prix se don- représenter une bonne nouvelle
ner l’apparence d’être et de pou- pour ceux qui espèrent encore que
voir, et à défaut de grande Histoire, le pire n’est pas toujours sûr. Mais
ils doivent cultiver les petites his- les choses sont plus complexes qu’il
toires. Atteint par la poliomyélite, n’y paraît tout d’abord. Les années
Franklin Roosevelt ne pouvait se
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1980-1990 qui ont vu l’apparition
tenir debout sans appui derrière du storytelling ont été caractérisées
une tribune lorsqu’il faisait ses dis- par une double révolution : la déré-
cours publics, mais jamais aucun glementation néolibérale et les nou-
photographe, aucun cameraman velles technologies de l’information
ne l’a pris dans cette position, et le et de la communication (NTIC).
peuple américain n’en a été informé Le « récit » est un mode de lan-
132 que bien après. De Gaulle a eu une gage tout entier subordonné à la
fille trisomique, qui est morte à « communication ». Mais en même
Vie
l’âge de 20 ans dans ses bras. Les temps, il constitue une réaction
politique objective contre l’information telle
32. Dans son dernier ouvrage (La Cérémonie qu’elle a commencé à être entendue
 cannibale. De la performance politique, Paris,
Fayard, 2013), Christian Salmon développe alors, c’est-à-dire un énoncé diffusé
 l’idée selon laquelle la communication politique par les médias de masse et tradui-
ne vise plus seulement à formater le langage sible par des moyens informatiques.
mais à transformer l’homme d’État qui doit se
présenter désormais moins comme une figure D’un côté, en effet, le storytelling
d’autorité que comme un objet de consomma- représente une réaction intellectuel-
tion, un personnage de série télévisée soumis à lement salutaire contre la tendance
une obligation de performance. La symbolique
du pouvoir a changé de nature : on est passé à ne considérer comme consistant
de l’incarnation de la fonction présidentielle à qu’un langage mécaniquement tra-
l’exhibition de la personne du président. Avec duisible. De fait, si le logos ne s’était
Bill Clinton, Silvio Berlusconi, Tony Blair,
George Bush et Nicolas Sarkozy, une nouvelle pas lui-même dégradé en « discours
génération d’hommes politiques est apparue : expert », oublieux du sens au pro-
des performeurs soumis à une téléprésence per- fit des seules statistiques, le « récit »
manente, capables de capter l’attention et sou-
cieux de « booster l’Audimat » comme on dit en n’aurait pas connu son actuelle for-
novlangue. tune. Ce qui n’est pas traduisible
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en langage machine n’a plus ou stimuler le désir de changement/


peu de valeur sociale. En 1979, emporter la conviction grâce à l’uti-
Jean-François Lyotard en faisait lisation d’arguments. Ainsi le travail
le constat : les grands récits, ceux de l’argumentation intervient-il en
qui sont issus des Lumières, et qui dernier lieu, quand il intervient.
parlent à tous de progrès, d’instruc- La logique du storytelling n’est
tion, de liberté et de justice, tendent pas censée être celle du mensonge
à laisser la place aux chiffres. D’un cynique. Bien au contraire ! Le
côté, donc, le « récit » est une storytelling valorise la sincérité et
manière de revanche de la parole sur l’authenticité, c’est-à-dire la valeur
l’information mathématiquement de vérité, mais considérée de façon
traitée, vidée de tout sens. D’un purement formelle. Certes, dans un
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autre côté, et telle est la vérité de contexte où le vraisemblable (sou-
cette idéologie, le storytelling ne fait vent ravalé au rang du plausible) vaut
qu’aggraver l’inconsistance des tech- davantage que le vrai à proprement
niques tout entières soumises à la loi parler, les déformations ou fictions
du marché. En un sens, l’idéologie conscientes ou inconscientes sont
du récit peut être comprise comme de mise, mais le récit n’emportera
un avatar ultime de l’herméneu- l’adhésion que s’il est réputé vrai. Un
tique. Seulement, dans le travail de récit est un discours qui demande à 133
l’interprétation, le moment décisif être cru, il se pose comme un objet
est celui de la lecture, tandis que de croyance. On y adhère dès lors Politique
dans le storytelling, c’est l’écoute, qu’il se présente comme véridique quand le récit
donc une attitude passive, qui est - tel est le cas du récit du narrative remplace le réel
knowing, qui n’appartient pas au lit- Christian Godin
décisive. 
Selon Steve Denning, dont on téraire. Les Américains parlent en 
a vu qu’il est le théoricien le plus effet de « connaissance narrative33 »
connu du storytelling aux États-Unis, comme si le caractère narratif de
la communication traditionnelle certains discours pouvait qualifier
une connaissance. La « connaissance
reposait sur la trilogie reconnais-
narrative » se veut une connaissance
sance d’un problème/analyse/préco-
véritable, une connaissance spéci-
nisation d’une solution. à partir du
fique. En fait, le savoir (lui-même
moment où cette méthode a atteint
ravalé au simple rang d’information
ses limites avec le public moderne,
en tant qu’ensemble de données,
blasé par la communication clas-
sique, rendu sceptique et méfiant,
33. Donald E. Polkinghorne, Narrative
le storytelling lui substitue une Knowing and the Human Sciences, State
nouvelle triade : capter l’attention/ University New York Press, 1988.
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data) remplace la connaissance. Les spins doctors, spécialistes du détour-


thuriféraires du storytelling sont des nement de l’attention des électeurs
nietzschéens sans le savoir : pour par des histoires sans cesse renouve-
eux, la croyance est plus fondamen- lées, conduisent à une déréalisation
tale que la connaissance, puisque de la démocratie. Les idées d’intérêt
celle-ci n’existerait pas sans celle-là. général, de bien commun et de débat
L’idéologie du storytelling peut public perdent toute espèce de sens
être comprise comme un dernier avec cette contagion de l’affect, que
avatar de la philosophie pragma- les grands médias favorisent chaque
tiste - dont on sait l’importance et jour et que les sondages d’opinion
l’influence aux États-Unis. Selon ne cessent de légitimer lorsqu’ils
l’optimisme pragmatique, dans le mesurent un taux de popularité ou
grand marché des idées et des opi-
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un degré de sympathie. Les Caligula
nions, qui est comme la transpo- (« Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils
sition à la sphère mentale du grand me craignent ! ») sont évidem-
marché des marchandises, le vrai ment impossibles en démocratie,
finit toujours par l’emporter sur et même, hommage que le vice a
le faux parce qu’il est plus efficace, rendu à la vertu, dans les modernes
plus performant. Si l’erreur et le despotismes. Les hauts dirigeants
134 mensonge sont écartés au bout du ne veulent plus seulement avoir la
compte, ce n’est pas en fonction puissance et la richesse, ils enten-
Vie
d’une déficience logique intrinsèque dent être aimés. Or on est rarement
politique à certains discours, mais parce qu’ils aimé par la seule force de son logos
sont faibles, parce qu’ils ne peuvent ou par l’ostentation de ses privi-
 l’emporter durablement. Un homme lèges. Devant un public de télé-
 politique ou un chef d’entreprise spectateurs et de consommateurs,
qui voudrait convaincre par duperie le conférencier lui-même pensera
pourra éventuellement s’assurer un a priori qu’il ne peut susciter l’inté-
succès provisoire, mais certainement rêt pour ce qu’il dira que si au préa-
pas une réussite durable.
lable il suscite l’adhésion à sa propre
Selon Christian Salmon, qu’on
personne. Jadis, la philosophie de
ne peut que suivre dans son analyse
la rhétorique établissait une hiérar-
critique, l’application des recettes
chie, au profit de la première et aux
du marketing à la vie publique
dépens de la seconde, entre l’action
conduit à formater les esprits34. Les
de convaincre et celle de persuader.
à présent, nous sommes en deçà de
34. C. Salmon, Storytelling, la machine à
fabriquer des histoires et à formater les esprits,
la persuasion même.
op. cit.
- © PUF -
6 février 2014 02:05 - Revue cités n° 57 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 135 / 180

Ce sentimentalisme convient celle-ci, la définissait comme une


bien à un monde glacé. De même théorie des exceptions. Les perfor-
que la religion, selon Marx, est à mances supposées, les records les
la fois une protestation contre un plus absurdes (en anglais, le record
monde sans âme et une expression est ce dont on se souvient) four-
de celui-ci, le storytelling peut appa- nissent une matière renouvelée à
raître comme un supplément d’âme la grande machine. Il n’y a plus de
dans un monde dur et cynique, faits, à peine des événements, seule-
alors qu’en réalité il est l’un de ses ment des anecdotes (en grec, le mot
ressorts. signifiait « choses inédites », donc
Christian Salomon voit à juste sans intérêt, puisque l’essentiel est
titre dans le storytelling une pra- connu ou ailleurs). Entièrement
décontextualisée, l’« histoire » n’a
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tique caractéristique du néocapita-
lisme, tel qu’il a été théorisé par Luc pas de dehors, et en même temps
Boltanski et Eva Chiapello35, un elle va servir de modèle. Jean-
système qui repose de plus en plus François Lyotard caractérisait l’âge
sur le registre affectif. Le recours postmoderne par la fin des grands
au récit, qui remplace l’argument récits36. Effectivement, nous n’avons
(logos), permet de mobiliser les émo- plus que des petits récits.
tions des salariés ou des consom- En même temps que l’objecti- 135
mateurs et joue un rôle important vité des faits, leur généralité pos-
dans le processus d’identification à sible, le travail de l’argumentation Politique
l’entreprise. Il permet également de et de la preuve, ce que les petits quand le récit
penser comme fatal le changement récits évacuent, c’est l’inconscient. remplace le réel
et favorise un type de management Comment en irait-il autrement avec Christian Godin

caractérisé par un appel incessant à le mythe de la connaissance narra- 
celui-ci. tive ? On ne raconte en effet que
Pour être efficace, le « récit » doit ce que l’on sait, ou que l’on croit
avoir un effet de rupture. Il cultive à savoir. C’est le présupposé même
la fois la mièvre banalité et l’excep- du comportementalisme.
tion spectaculaire. Comme le sys- Dans ce dispositif de l’aveu
tème d’ « information » des médias (puisque nous ne sommes que dans
de masse, le storytelling est, au sens la mesure où nous sommes capables
technique du terme, une pataphy- de raconter ce que nous sommes),
sique. Alfred Jarry, l’inventeur de l’objectivité la plus élémentaire est
oubliée au profit de la personnali-
35. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le
Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 36. J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne,
2011. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
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sation, l’universel écarté au profit miracles qu’elle-même annonçait et


de la singularité. Le « récit », qui que personne ne voyait venir.
est de l’ordre de la confession/ La vie d’un storyteller n’est pas
confidence est bien le symptôme de toujours tranquille - notre monde
la crise de confiance qui ronge les est éminemment instable. Devra-
sociétés postmodernes. Tout récit est t-il privilégier la réussite (les success
récit de soi. Le monde est refoulé. stories) ou bien à l’inverse la mal-
Ce qui n’est plus observable, on le chance (la pitié pour les victimes) ?
raconte. Mais ce qui n’est pas véri- Doit-il jeter à la pâture admirative
fiable également. du grand public le fort ou le vulné-
On ne saurait mieux dire : on nous rable ? En période de crise, la valo-
raconte des histoires. L’authenticité risation du fort a pour avantage de
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de ces fables est du même ordre que susciter l’envie (la passion démocra-
les malheurs et les tourments chan- tique par excellence, comme on le
tés et joués par ceux qui gagnent sait depuis Tocqueville), mais elle a
avec eux des dollars par millions. aussi pour inconvénient de diffuser
Ainsi a-t-on vu depuis quelques la rage.
années la montée en influence des Après l’élection américaine de
mouvements écologistes et la sensi- 2004, l’éditorialiste conservateur
136 bilisation publique aux problèmes William Safire a ironisé sur les
environnementaux contraindre les explications données par les spin
Vie entreprises à déployer des efforts doctors démocrates en les qualifiant
politique qu’elles affirment considérables en de « politerati » (politiciens litté-
matière de communication verte. raires) et de « narratologues » dans
 Jamais le vert ne s’est aussi bien un article intitulé « The new story of
porté, tant dans le nucléaire que ‘story’, and make sure it’s coherent ». Si
dans le chimique. le résultat de l’élection avait été dif-
Cela étant, les idéologues du sto- férent, faisait-il observer, il se serait
rytelling n’ont-ils pas intérêt eux- trouvé de nombreux consultants
mêmes à surestimer le pouvoir de pour se féliciter que la campagne
ce qui les fait vivre ? Avec un effet de John Kerry ait su construire un
en retour quasi fatal : plus l’effica- récit cohérent. Le récit démocrate
cité de ces « histoires » sera mise en post-électoral, constatait William
avant, et plus la parole publique Safire, se limitait à prendre acte du
sera frappée de discrédit. Ainsi, manque de récit cohérent proposé
du temps de Molière, le discrédit par John Kerry. En effet, si chacun
dans lequel la médecine était tom- a son histoire, et c’est proprement
bée était à la mesure des prétendus ne pas vivre que de n’en point avoir,
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6 février 2014 02:05 - Revue cités n° 57 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 137 / 180

laquelle croira-t-on ? Et selon quels négationnisme. Car si tout n’est que


critères ? Akira Kurosawa a illustré, récit, si l’Histoire est indéfiniment
dans son chef-d’œuvre Rashomon, révisable, cela signifie que le néga-
l’état d’indécision qui était fatale- tionnisme, en tant que contre-récit,
ment celui d’un spectateur extérieur est doté d’une sorte de légitimité a
lorsque les témoins se contredisent à priori38. En deçà de la critique, qui
propos d’un même événement37. En porte sur l’interprétation des faits,
vertu d’un processus autocontradic- le négationnisme frappe le fait lui-
toire, la prolifération des récits hété- même de forclusion. Ce n’est pas
rogènes et opposés ruine leur force un hasard s’il prolifère sur Internet.
en même temps que la crédibilité Désormais, il n’y a plus aucun fait
du narrateur : dès lors que Nicolas sur lequel puissent s’entendre les
hommes. Nous nous acheminons
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Sarkozy est intervenu dans une
étape du Tour de France et en Libye, vers un monde qui n’aura plus rien
et que ces deux événements ont été d’un monde commun.
également médiatisés, le citoyen- Enfin, nous ne saurions oublier
consommateur peut se dire que les que l’idéologie du storytelling inter-
deux événements ont à la fois autant vient précisément au moment où
et aussi peu d’importance l’un que l’humanité, tout entière prise par
l’autre. Néanmoins, le partage se ce que Hegel appelait la prose du 137
fait toujours : dans le grand tohu- monde, est devenue incapable de
bohu des récits concurrents, il n’est faire des récits. C’est un constat Politique
pas trop difficile de deviner lesquels que dressait déjà Walter Benjamin quand le récit
emporteront la faveur publique : ce dans les années 1930 : « L’art de remplace le réel
sont ceux pour lesquels il aurait été conter est en train de se perdre, Christian Godin

dépensé le plus d’argent. écrivait-il. Il est de plus en plus 
Maintenant, il y a des histoires rare de rencontrer des gens qui
auxquelles on ne croit plus. « Vous sachent raconter une histoire39 ».
voulez le pouvoir par l’image ?, C’est une observation que l’on
avertissait déjà Jean Baudrillard.
Alors, vous périrez par le retour-
image ». La « théorie narrative » 38. Le négationnisme est apparu dans les
années 1950 avec la mise en exergue des erreurs
ne peut que renforcer la menace et des contradictions des récits (mais quel récit
la plus brutale contre l’ordre sym- n’en contiendrait-il pas ?) de certains respon-
bolique, nous voulons parler du sables de la politique exterminationniste nazie,
comme Rudolf Hoess, commandant du camp
d’Auschwitz.
37. Dans Rashomon, quatre versions diffé- 39. Walter Benjamin, « Le conteur », in
rentes sont successivement présentées pour un Œuvres III, traduction française, Paris, Gallimard,
même crime. 2000, p. 115.
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6 février 2014 02:05 - Revue cités n° 57 - Collectif - Revue cités - 175 x 240 - page 138 / 180 6 févr

peut vérifier à tous les niveaux de sociétés postmodernes sont en


notre vie sociale aujourd’hui. En réalité des sociétés sans récit. Les
cours préparatoire, on ne raconte parents ne racontent plus d’his-
pratiquement plus d’histoires aux toires aux enfants, car ils n’en
enfants - ce qui pour une école qui connais­sent plus. Les vitraux
devrait apprendre à lire, c’est-à- des églises sont devenus illisibles
dire d’abord à donner l’envie pour les fidèles eux-mêmes. Le
de lire, ne manque pas de poser storytelling nous raconte par
problème. Avec la mort de Dieu conséquent une histoire en nous
et la perte du littéraire, les donnant le change.
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Vie
politique

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