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Situations sociales traumatiques et processus de la cure

Silvia Amati Sas


Dans Revue française de psychanalyse 2002/3 (Vol. 66), pages 923 à 933
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130526500
DOI 10.3917/rfp.663.0923
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Séduction traumatique et espace social
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Situations sociales traumatiques
et processus de la cure

Silvia AMATI SAS

Ce condensé de différents articles où j’ai essayé de transmettre mon expé-


rience de psychanalyste dans la thérapie des patients ayant subi des situations
d’extrême violence intentionnellement provoquée, pourrait aussi bien s’appeler
« résignation ou défi ». Résignation ou défi, c’est le dilemme quotidien de
chaque moment de la cure, tant pour le patient que pour l’analyste.
J’observe que chaque fois que j’ai à rédiger une contribution ayant trait
aux situations d’extrême violence sociale, je ressens une intense opposition à
me remettre au travail. Je ne réussis à sortir de cette désagréable impasse que
si je retrouve en moi une attitude de dénonciation (ou même de défi) qui
aurait une utilité ou donnerait un sens. Pour faire une « contribution scienti-
fique » sur ce thème, il faudrait faire « comme si » nous n’étions pas ici et
maintenant, transsubjectivement liés à la violence extrême et au danger d’une
évolution de la psyché humaine vers un cynisme à outrance qui est devenu,
pour chacun, banal et familier. Nous prenons déjà comme allant de soi la
« mise en masse » et la « transformation en chose » du sujet humain, de plus
en plus acceptées comme une évidence inéluctable. C’est pourquoi, pour pou-
voir parler des situations d’extrême violence institutionnalisée, il me faut
retrouver en moi-même, et assumer, « une philosophie du refus de la fata-
lité », comme dit Lévinas.
Même si nous nous sommes apparemment « adaptés » jusqu’à l’indif-
férence à la violence sociale massivement présentée par les médias, on peut
soupçonner que notre « participation » inconsciente est toujours intense : car
nous sommes confrontés à de douloureuses identifications : c’est bien la psy-
ché humaine qui a inventé la torture technologique de nos jours, les camps de
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concentration, la disparition forcée des personnes, et aucune intention ou


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action humaine n’a pu arrêter cela ! Nous sommes obligés de faire l’effort de
« récupérer la honte », car cet affect pénible est le signal de notre désarroi, de
notre conflit existentiel à l’égard de l’assujettissement et du conformisme pro-
voqués. En fait, une collaboration involontaire nous guette partout, même
dans les « settings » les plus strictement coupés du monde et dans les institu-
tions apparemment les plus neutres et éloignées du monde sociopolitique.
Il est certain que dans ces thérapies, où il s’agit de situations extrêmes,
nous avons besoin d’une « alarme éthique » particulière (Amati Sas, 1993), car
il y a une forte possibilité que nos propres réactions de défense nous amènent
à être complices sans le vouloir, car nous partageons avec notre patient un
même contexte, la même société traumatique, et transsubjectivement la même
« terreur sans nom » inconsciente. Justement, la spécificité de ces situations
psychanalytiques se trouve au niveau de la transsubjectivité. Il nous sera utile
de continuer à élaborer ce concept pour mieux réussir à le percevoir en nous
et aller vers l’insight du transsubjectif sans le refouler trop vite ! Le patient
voudrait, idéalement, nous voir hors du contexte social dramatique, mais il
ressent que nous sommes aussi vulnérables que lui. Le problème est celui de
supporter la vérité au-delà ou en deçà de nos défenses ubiquitaires et de
l’indifférence affective qui nous guette.
Il est important de concevoir que cette sorte de traumatismes ne peut être
reliée aux traumatismes de l’histoire personnelle antérieure du patient (car il
n’y a rien dans les représentations liées aux expériences singulières de sa vie
qui puisse lui permettre de « symboliser » la nature de la vulnérabilité et de la
défaillance primaire induite par la violence sociale). Il nous faut faire un effort
d’abstraction (l’intuition des fantasmes originaires et des dangers primaires
inconscients) pour concevoir quelque chose qui est d’un ordre terriblement
concret et actuel.
Les rêves sont, encore une fois, le vecteur des figures et métaphores qui
permettent d’aborder la fonction et la place du thérapeute dans l’élaboration
des situations d’extrême violence traumatique. Je relate ici le rêve, fait après
plusieurs années de travail psychanalytique, d’une patiente latino-américaine,
qui a été victime d’une extrême maltraitance.
Mme A. rêve : « Je me trouve dans un camion roulant à grande allure sur
un chemin tortueux, assise à côté du chauffeur. Soudain, je m’aperçois qu’il
n’y a personne au volant. Je prends le volant et j’essaie de contrôler le camion
mais je n’y arrive pas. Le camion sort du chemin et tombe dans une grande
nappe de boue où il s’arrête. Je descends et je marche submergée dans la mare
boueuse. De loin, aussi immergés dans la boue, j’aperçois d’un côté mon mari
(disparu et assassiné) qui m’appelle, de l’autre côté des militaires tortionnai-
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res ; ils me font des signes pour que je m’approche d’eux. En regardant en
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avant, je vous vois, vous êtes debout au bord de la mare. Alors je prends des
poignées de boue dans mes mains et je commence à faire des briques avec la
boue... Je vous passe les briques l’une après l’autre pour construire un mur,
mais, à plusieurs reprises, les briques se dissolvent de nouveau dans la mare.
Alors, je vous dis : Prenez bien soin de construire le mur près du bord de la
mare, et faites-le là où le terrain est bien ferme pour que les briques ne
s’effondrent pas ; mais surtout ne construisez pas le mur trop haut pour que
nous puissions continuer à nous regarder dans les yeux. »
Je ne fais ici que quelques brefs commentaires. Dans le rêve, on voit que
la patiente a mis la psychanalyste juste « au bord de la mare » ; il s’agit pour
elle de ne pas tomber dedans, c’est-à-dire de ne pas se confondre avec les tor-
tionnaires, ni dans le transfert, ni dans l’interprétation. Elle n’est pas un objet
idéalisé ou tout-puissant, mais un objet humain qui pourrait se tromper. La
patiente lui demande précisément d’être particulièrement attentive car le
risque est fort que tout le travail analytique soit dissous dans la situation vis-
queuse de confusion avec les morts et les tortionnaires ! Elle espère que la thé-
rapeute ne banalisera pas la situation et sera capable de soutenir un regard
attentif sur tout le contexte transsubjectif qui les imprègne et reste garante de
leur travail commun et de leur défi partagé. Faire des briques avec ses mains
montre son intention de se différencier de la mare boueuse, c’est-à-dire de
l’ambiguïté et de l’indifférenciation qui fait suite à la situation traumatique.
La construction du mur signale le besoin de différencier et de séparer
l’expérience extrême des autres moments de sa vie psychique. Le mur (clivage)
servira à anticiper ou à prévenir des moments où elle pourrait se sentir de
nouveau envahie par la boue (confusion, indifférenciation, chaos) de
l’expérience extrême. La patiente cherche dans le regard d’un autre bien diffé-
rencié, celui qui reconnaîtra en elle son « projet identificatoire » (Aulagnier)
avant, pendant et après sa terrible aventure, en lui permettant de rétablir le fil
de ses expériences et l’enchaînement des événements de sa vie pour retrouver
son « investissement du futur ».
La patiente cherche aussi à s’assurer qu’elle est reconnue dans
l’authenticité de son effort de reconstruction d’elle-même ! Donc, l’analyste et
son regard sont les « dépositaires » de sa destinée symbolique. La présence du
mari figure le deuil suspendu et représente l’attraction vers la mort psychique,
la tentation de laisser tomber tout conflit subjectif ainsi que tout choix et
toute capacité de décision ! Les tortionnaires l’appellent à s’aliéner à eux, à
leur forme de pensée, à leurs comportements transgressifs et à leurs idéaux de
mort ; ils représentent la tentation que la patiente aurait pu avoir
d’abandonner ses appartenances et sa propre identité. Dans le rêve, la
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patiente exprime sa crainte de se « laisser aller » à l’ambiguïté (représentée par


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la boue), ce qui impliquerait d’accepter de rester piégée dans le deuil et dans
la familiarité perverse avec l’équivoque du monde tortionnaire.
Dans ces psychothérapies, j’assume consciemment ma prétention de sou-
tenir la récupération du fonctionnement psychique du patient et de
l’autolibération (toujours très lente) de sa lourde expérience d’aliénation pour
qu’il puisse récupérer son sentiment d’être en devenir.
La victime a été placée intentionnellement à différents niveaux d’un
dilemme moral dont elle se sent paradoxalement responsable (autoréférence). Il
lui faut récupérer sa capacité de conflit et se réapproprier sa capacité de choix,
de décision, et d’intégration identitaire qui ont été bafoués. Elle doit se rendre
autonome d’une identité parasitaire imposée par ses tortionnaires : un lieu con-
cret d’oppression sans recours ni dignité. Pour couper avec cette appartenance
au monde de l’imposture, elle doit trouver une issue symbolique avec la
« modeste omnipotence » de la pensée et de l’illusion (Amati Sas, 1997).
L’analyste, dans sa fonction d’écoute et de soutien, se doit de trouver un
chemin interprétatif et un modèle théorique adéquat pour trouver les paroles
nécessaires pour penser des vécus impensables (et impensés) et élaborer la
dynamique de l’expérience extrême. C’est un travail de mutuelle créativité qui
ne peut être ni prévu ni formulable a priori comme le prétend la victimologie
médicalisée « informatisée ». Le thérapeute aura besoin d’une opposition
attentive et vigilante à toute « anesthésie de son indignation », car il partage
transsubjectivement avec le patient un contexte commun de terreur possédant
une force démantelante et pénétrante même dans des temps et des espaces
éloignés des faits traumatiques, et poussant chacun au conformisme et à la
perte des significations et du sens.
Les tortionnaires ont pratiqué une destruction systématique du cadre de
vie du patient et ont utilisé des paradoxes et des équivoques pour obtenir un
état de vulnérabilité et d’ambiguïté, entraînant une perméabilité aux introjec-
tions. Imposteurs, abusifs et intrusifs, ils disposent de la mort et de la vie aux
niveaux les plus primaires, en se présentant souvent comme des sauveurs. Il ne
s’agira pas d’une « identification à l’agresseur », mais d’une incorporation (à
la faveur de l’état de perméabilité propre à la « position ambiguë ») d’un sur-
moi parasitaire, ambigu, arbitraire, manichéen, qui permet l’assassinat, le vol,
l’imposture et qui interdit la pensée, la compréhension, l’éthique et la connais-
sance. La honte du patient et la « honte dans le contre-transfert » sont dus au
conflit du sujet d’être confronté à l’imprégnation inconsciente de la manipula-
tion transgressive.
Ce ne sont pas tous les cadres théoriques psychanalytiques qui offrent une
compréhension suffisamment dynamique pour nous orienter utilement dans la
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problématique de notre insertion inconsciente dans des contextes sociaux et de


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l’insertion de ces mêmes contextes sociaux dans notre subjectivité. L’idée
d’ « espaces de la subjectivité » de Puget et Berenstein permet de sortir d’une
dichotomie « dedans-dehors » pour le psychisme et la société. Le contexte
social n’est pas seulement considéré comme un élargissement du monde familial
mais comme un espace propre au sujet depuis le début de la vie.
Ces auteurs décrivent l’espace intrasubjectif comme l’espace interne des
« relations d’objet » : l’espace de l’intersubjectivité est celui de l’interrelation
entre soi-même et un autre en tant que différent de soi (altérité) ; l’espace
transsubjectif est défini comme les aspects de la subjectivité qui concernent
l’environnement humain et social partagé. Le sentiment de la subjectivité se
trouve dans l’intersection de ces trois espaces qui ont chacun leurs représenta-
tions et affects propres.
Les travaux de J. Bleger m’ont servi de boussole pour la compréhension
clinique des situations d’extrême violence parce que l’idée que les cadres exter-
nes puissent être aussi les dépositaires de l’ambiguïté permet de faire des hypo-
thèses psychanalytiques sur la conséquence de la manipulation externe des
régions archaïques de la personnalité. Son concept d’ambiguïté, même dans sa
signification la plus banale, permet de comprendre l’état d’indétermination, de
confusion, de désorientation et d’absence de conflit interne que la violence
sociale extrême provoque chez ces victimes (Amati Sas, 1986).
Le postulat de départ de Bleger repose sur la projection hors de soi et le
« dépôt » dans le monde extérieur d’un « noyau ambigu » d’indifférenciation
primaire (incertitude, imprécision, indifférenciation) comportant « un lien sym-
biotique », lien de dépendance incontournable avec le cadre externe, « déposi-
taire » obligé des aspects les plus indéfinis du soi. Dans ce lien, la complémenta-
rité intersubjective est mutuelle et réciproque, comportant pour chaque sujet des
sentiments de sécurité et d’appartenance, tout en donnant à l’entourage humain
un climat affectif de familiarité considéré par le moi comme allant de soi.
Dans les conditions de stabilité du contexte, l’ambiguïté se manifeste
comme une « position ambiguë », une « position de non-conflictualité » du
sujet par rapport au monde, un état psychique où prédomine le compromis.
Dans l’ambiguïté (à la différence de l’ambivalence), les termes opposés, anti-
nomiques ou contradictoires sont interchangeables ; car ils ne sont pas encore
précisés, ni contrastés, ni hiérarchisés. Par rapport aux positions kleiniennes,
la « position ambiguë » est une position pré-schizo-paranoïde de non-
conflictualité et de tolérance à la non-discrimination dans les affects, fantas-
mes et pensées, ou dans le comportement. En conséquence, la présence de
l’ambiguïté donne aux phénomènes psychiques un caractère oscillatoire de
malléabilité, d’élasticité et d’adaptabilité protéiforme qui permet l’adaptation
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à la culture, aux habitudes de la réalité contextuelle et au climat affectif des


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rapports inter- et trans-subjectifs.
L’ambiguïté se présente avec un éventail entier d’émotions, à partir du
sens du risque par la perte des cadres dépositaires (angoisse catastrophique)
jusqu’aux fantasmes de survie, d’espérance et de foi qui correspondent au
besoin primaire de dépôts sûrs et fiables.
Dans l’espace transsubjectif, l’ambiguïté se dépose dans les cadres parta-
gés, communs à tous (comme les institutions et la loi) qui donnent un sens
d’appartenance et de sécurité ; par contre, quand se présente brusquement une
situation sociale de rupture violente des normes, l’ambiguïté, laissée sans
contexte dépositaire, fait une irruption désorganisante dans le moi, puis elle
est automatiquement reprojetée et déposée dans la situation ou le contexte
extérieur actuel, qui à son tour devient familier.
Ainsi, l’angoisse catastrophique par perte brusque des cadres dépositaires
est suivie de la « perte du sens de la catastrophe » (Eigen, 1985) ; elle est
exprimée comme indifférence, accoutumance, banalisation à la suite de nou-
veaux dépôts. L’ambiguïté fonctionne alors comme un rapide et inéluctable
mécanisme d’adaptation à n’importe quel contexte ou circonstance, ou comme
une défense majeure qui provoque conformisme, abandon des capacités criti-
ques et résignation. Paradoxalement, les qualités mimétiques et adaptatives de
l’ambiguïté protègent la subjectivité dans les situations de violence extrême
car les fonctions plus mûres restent lointaines ou comme suspendues et ne
pourront être récupérées que lorsque les conditions de vie et le contexte
auront changé, nécessitant cependant un processus élaboratif plein d’avatars,
avec ou sans une aide thérapeutique.
Dire qu’il s’agit d’une « régression à l’indifférenciation » ne décrit pas
tous ces phénomènes. Je pense que la défense par l’ambiguïté permet qu’on
puisse cacher, garder, et protéger sans refouler un fonctionnement de défi et
de conflit que nous pouvons retrouver chez le patient pendant le processus
élaboratif. En effet, pendant l’expérience psychanalytique avec plusieurs
patientes qui avaient survécu à des situations d’extrême violence, j’ai perçu
l’évidence clinique d’une résistance subjective à l’aliénation qui, à mon étonne-
ment, s’est manifestée chez chacune d’entre elles par une thématique sem-
blable. En effet, chacune de ces personnes avait été profondément préoccupée
par un proche durant toute la période traumatique, soit par un mari disparu
ou mort soit par un enfant qu’on avait dû laisser. La signification psychanaly-
tique de cet objet de sollicitude imaginaire a pris forme chez chacune des
patientes au cours de l’élaboration psychanalytique de l’expérience trauma-
tique. Je l’ai appelé « objet à sauver » (en m’inspirant du concept d’une « pul-
sion à sauver » que Sonia Salmeron a élaboré).
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L’objet à sauver se présente comme un secret intime que la prisonnière a


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réprimé, refoulé ou clivé pendant la période traumatique et même au-delà. Il
représente la capacité dépressive de la personne victimisée, son désir et son
espoir de garder son intégrité et sa cohérence. Il s’agit de la représentation
d’un lien de réciprocité et d’altérité où il n’y a ni abandon ni trahison.
Dans le contexte déstructurant de la violence extrême, l’objet à sauver
constitue une source potentielle de continuité et de sens et représente un « lien
de complémentarité » (protecteur-protégé) où le sujet, en position adulte, est
concerné par le devenir d’un autre sujet.
Pendant la période traumatique, l’objet à sauver signale l’existence d’une
capacité inconsciente du sujet pour aller au-delà de l’effroi et de son « adapta-
tion à n’importe quoi » ! Pendant le travail analytique, l’objet à sauver prend
la forme d’un insight du patient en tant que sa résistance propre à l’aliénation,
et lui permet de retrouver des sentiments de cohérence et de continuité.
Si nous observons la constellation de la survie psychique dans son ensemble
par rapport à la violence extrême, nous voyons que le maintien de la continuité
psychique est défendu en même temps de deux façons différentes. D’un côté, il y
a une fusion mimétique et adaptative au contexte extrêmement projectif, violent
et aliénant, où la personne est submergée et dont elle dépend totalement ; mais
d’un autre côté, l’altérité est préservée en relation à cet objet interne à sauver.
Tandis que l’adaptation conforme porte à renoncer à la capacité de penser et de
choisir, en même temps la personne défend secrètement son propre pouvoir de
décision à travers le désir intime de reconnaître l’existence et l’identité d’un autre
sujet et de lui attribuer une dignité. L’objet à sauver ne serait rien d’autre que
l’ « objet » dont les Baranger disent qu’il « nous sauve du trauma pur ».
La métaphore de l’objet à sauver est implicite dans la relation de transfert
et de contre-transfert. Le patient tend intuitivement à sauver le psychanalyste,
l’aménageant dans sa sensibilité et sa capacité à tolérer les événements et les
angoisses catastrophiques qu’il ne peut éviter de nous transmettre ; en même
temps, le psychanalyste assume la position de sauver le projet identificatoire et
vital du patient. Cependant, j’ai perçu dans mon contre-transfert des moments
subtils de perte de ma conviction thérapeutique. C’est un vécu de désespé-
rance (desaliento) auquel on peut donner la valeur d’un signal subjectif qui
montre que l’état d’ambiguïté produit par la violence sociale est devenu aussi
le lot du psychanalyste. Cet « insight » du psychanalyste fait apparaître le
besoin d’une « alarme éthique » quant à la possibilité de sa propre aliénation,
car la « perte du sens » est le but implicite de la violence sociale institutionna-
lisée. Les affects douloureux de désespérance et d’étrangeté sont des signaux
précieux pour ne pas se rendre à l’ « à quoi bon » provoqué par la mise en
place de la violence.
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La honte est aussi un signal précis dans le transfert et le contre-transfert


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où le privé, le social et l’institutionnel s’imbriquent. On peut comprendre la
honte comme un signal que le moi se donne pour que l’ambiguïté ne dépasse
par certaines limites, en rapport avec le besoin du moi de maintenir sa
conflictualité, son projet identificatoire et son investissement du futur (Amati
Sas, 1992). Les patients qui ont subi des expériences extrêmes peuvent
nous apporter une compréhension de la honte dans le sens qu’elle apparaît
par comparaison avec les différentes images de soi liées à des contextes
différents.
Un exemple pourrait être utile : une patiente me raconte qu’on l’a amenée
à fouiller et à voler des vêtements dans les armoires et les tiroirs des maisons
où les militaires cherchaient des opposants, pour les porter à la buanderie du
camp. Pour elle, fouiller et voler était un acte imposé et représentait une
atteinte aux principes élémentaires qu’elle avait pour autrui. En la forçant à
cela, on la rendait complice d’actes qu’elle n’aurait jamais voulu commettre.
Hélas ! Après des répétitions successives, cette activité est devenue « fami-
lière » pour elle, une routine des plus acceptée, où elle croyait même la faire
de sa propre volonté. Cela devient des « actes gratuits » où la personne
accepte la situation jusqu’à agir, parler, faire sans conflit et sans besoin
d’ordres. Le sujet se permet d’ « appartenir » défensivement au groupe perver-
tisseur, sur un mode mimétique avec lui et ainsi faire cesser de douloureux
conflits internes. C’est une défense par l’ambiguïté qui permet de « partici-
per ». Pendant le processus thérapeutique, les sentiments actuels de honte chez
le patient sont liés à son sentiment d’étrangeté devant l’évidence qu’elle a été
utilisée par d’autres comme une automate. On peut imaginer que la honte
apparaît ici comme une défense contre le sentiment encore plus dévastateur
d’étrangeté.
Une anecdote de ce genre n’est pas racontée facilement par le patient. Si
l’analyste peut se représenter son idéal du moi ou son surmoi, il est surtout le
dépositaire des images du soi du patient qui précèdent la période traumatique.
La présence du thérapeute soutient la confrontation et le conflit des images du
soi, et porte aussi l’espoir de leur éventuelle « résolution », l’espoir d’une nou-
velle possibilité d’illusion de soi-même pour le patient.
Il faut tenir compte du fait que l’état remémoré par le patient est une
situation hors du temps, close, statique, sans avenir et sans issue. La solution
éthique est ignorée autant par le patient que par nous-mêmes. Le patient
attend du psychanalyste une solution impossible, l’absolution même. Avec
quelle conviction répondre, quelle issue trouver vraiment, quel sens donner à
ma propre « participation » à ce scénario qui m’est étranger et que je ressens
comme abject ? (Amati Sas, 1992 a).
Situations sociales traumatiques et processus de la cure 931

Alors, je ne peux être ici « sans mémoire et sans désir ». Dans mon
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transfert sur ma patiente, j’espère qu’elle continuera à chercher des issues
pour récupérer son projet identificatoire. Aussi, dans le contre-transfert, je
pourrais perdre mes illusions et avoir honte pour elle. Autrement dit,
j’attends de ma patiente qu’elle soit digne de l’idée que je me fais d’elle.
C’est pourquoi l’attitude de « présomption d’innocence » (Aulagnier)
empêche d’utiliser la théorie d’une façon telle qu’on puisse attribuer à son
passé ce qui lui arrive aujourd’hui ; c’est une attitude qui permet au patient
de retrouver son droit à être vu par nous avec la bienveillance des parents ;
cependant cette attitude n’empêche pas cependant ma vigilance élaborative,
mon droit au jugement de valeur, mon doute moral, ni mon désir de ne pas
être complice.
Le problème éthique du psychanalyste se situe par rapport aux consé-
quences de nos interventions qui peuvent être autant structurantes
qu’aliénantes. Le holding, le timing prennent toute leur valeur, le temps pour
le patient de sortir du chaos et de récupérer des certitudes et des sentiments de
sécurité. L’expérience clinique m’a montré que le thérapeute restera longtemps
– même après la fin de la cure – le dépositaire du Non, de l’opposition de la
patiente à l’indignité subie. Il faut du temps pour expulser hors de soi
l’équivoque induite par l’expérience extrême, et reprendre et assumer toute la
valeur du Non !
La honte dans le contre-transfert est à rapporter au conflit éthique et
signale le risque d’être ambigu et d’accepter l’imprécision, l’indifférenciation et
le flou dans nos réponses. Elle se réfère aussi au sentiment contre-
transférentiel de futilité, de désespérance et de perte du sens (crainte de ne pas
être en mesure de contenir l’autre dans sa détresse), et aux questions insolites
pour lesquelles il n’y a pas de réponse prévue psychanalytiquement, au risque
de devenir familier avec le scénario pervers où l’on pourrait accepter de « nor-
maliser » l’inceste, le viol, le vol et le meurtre.
J’ai essayé d’énumérer les différents motifs de honte dans le contre-
transfert dans Ethics, shame and countertransference (1992 a) c’est-à-dire :

— une honte par identification au patient dans son sentiment d’avoir échoué
à se maintenir soi-même ;
— une honte par rapport au scénario pervers, où le viol, l’abus, l’inceste et le
meurtre pourraient devenir « familiers » ;
— une honte d’être mêlé à des choses abjectes, à un contexte exécrable
( « pourquoi moi ? » ) ;
— une honte par rapport à l’acte de rendre banalement « scientifique » la
compréhension de tout cela ;
932 Silvia Amati Sas

— une honte par rapport à l’acte de transmettre aux autres la conviction que
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tout un chacun est impliqué dans le traumatisme social ; cette transmission
implique la rupture du sentiment d’innocence que chacun veut garder pour
soi ;
— honte aussi par rapport aux groupes à qui je m’adresse, car il est plus
facile de parler là où on est sûr de l’alliance, ou de la concordance avec les
interlocuteurs ;
— il y a encore une honte existentielle devant la question : « Pour qui te
prends-tu lorsque tu décides en ton nom propre de ce qui est bien et de qui
est mal ? », toute-puissance nécessaire cependant pour sortir de la confusion
et de l’ambiguïté.

Dans ce même registre, il y a la honte de ne pouvoir-faire-autant que


mon idéal le commande. Bien que : « On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a »
(Gressot). Cette honte se réfère à un idéal du moi capable d’accomplir une
réparation majeure ou une œuvre parfaite. Cependant l’omnipotence du désir
est nécessaire contre l’arrogance, pour soutenir le défi, face à des situations
sociales qui impliquent une « équivoque » éthique, une volonté affirmée
d’induire l’imposture.
Comment définir ces traumatismes trans-personnels provoqués ? Ils ont
été appelés « crimes contre l’humanité ». Il faut peut-être arriver à trouver une
définition psychanalytique pour ces crimes dirigés contre la communauté de
droit où il y a ni tabou ni commandements pouvant empêcher l’inceste, le
génocide, le filicide : un dépassement extrême des limites et de la sauvegarde
de l’humain.
En fait, les crimes contre l’humanité placent chacun de nous en face de
notre transsubjectivité la plus privée entre le risque ou l’espoir, la catastrophe
ou la foi, la résignation ou le défi.
Silvia Amati Sas
Via Tor Bandena 1
34121 Trieste (Italie)

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