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Névrose : Quid, hic et nunc ?

Jean Cournut
Dans Revue française de psychanalyse 2003/4 (Vol. 67), pages 1263 à 1284
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130535658
DOI 10.3917/rfp.674.1263
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Névrose : Quid, hic et nunc ?

Jean COURNUT

UN FAUX VRAI MALAISE


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Un cas de supervision : Il s’agit d’un analyste en supervision qui est méde-
cin, pas psychiatre mais qui a une bonne expérience des psychothérapies analyti-
ques, surtout de patientes hystériques. Il me propose de me parler d’un jeune
juriste qui présente des troubles obsessionnels compulsifs graves, pensées obsé-
dantes, phobies d’impulsion : tableau clinique qui me laisse dubitatif quant à
l’indication d’une cure classique. Toutefois le supervisé insiste, m’assurant que
nous avons affaire à une véritable névrose. En dépit de ma réticence, j’accepte,
et... ce que j’avais pressenti ne tarde pas à se produire. Dès la deuxième séance,
le patient s’agite sur le divan, se frappe lui-même, se lève, parcourt le bureau,
débordant d’affects qu’il ne peut manifestement s’empêcher d’agir, et que son
analyste a bien du mal à contenir. Pour une cure typique, ce début est à tout le
moins inquiétant ! Cependant, alors que le patient évoque des récits de torture à
propos, disons de la guerre d’Algérie, et demande à son analyste de le dispenser
de raconter ces horreurs, l’analyste reste impavide et déclare au patient qu’il ne
peut le dispenser de ce dont il ne dispose pas, et que la règle fondamentale du
tout dire est incontournable...

RELIRE L’HOMME AUX RATS

On l’a reconnu : il s’agit de l’homme aux rats. Si je me suis permis de


reprendre une présentation en forme de boutade, c’est parce que, posant la
question de la névrose aujourd’hui, en deçà de l’évolution des mœurs, des
Rev. franç. Psychanal., 4/2003
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conditions socio-économiques et de la pharmacologie, j’ai choisi de relire


l’homme aux rats, et ceci pour plusieurs motifs.
— D’abord parce que, pour Freud, il s’agit, explicitement et spécifique-
ment, d’une névrose. Pour la plupart des auteurs aussi, d’Abraham à Green
( « sans conteste, une névrose obsessionnelle des plus pures » )1 – en passant
par Lacan et Bouvet qui notait d’ailleurs, et déjà, en 1956, que « les névroses
œdipiennes (qui) semblent (d’ailleurs) de moins en moins fréquentes » (p. 225).
— Autre motif de ce choix : à propos de la névrose et de l’analyse de
l’homme aux rats nous disposons de deux textes, l’officiel publié par Freud et
le manuscrit des notes prises par lui, à chaud, à partir des premières séances
de l’analyse. Il n’y a ni suite, ni repentir, ni seconde analyse, le document est
brut, d’autant plus, si j’ose dire, que le patient est mort prématurément au
tout début de la guerre de quatorze.
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DANS QUELLE PERSPECTIVE ?

Je précise d’emblée que, pour notre propos, ce qui m’intéresse dans


l’homme aux rats c’est essentiellement la névrose, et pas particulièrement le sys-
tème obsessionnel. Ce n’est donc ni un exposé sur l’homme aux rats ni des
variations sur la névrose obsessionnelle ou sur les « Toc » que je vous propose
ici ; ni non plus une énumération des diverses appellations accolées au mot
névrose. Ce que j’interroge, c’est d’abord la pratique de Freud traitant une
névrose, et nos différences par rapport à cette pratique (Au sujet de la névrose
obsessionnelle je vous renvoie à l’excellente Monographie parue en 1993 sous
la direction de B. Brusset et de C. Couvreur). En deuxième partie, je vous
proposerai quelques considérations théorico-cliniques générales. Et je termine-
rai par un retour sur l’homme aux rats en avançant des hypothèses concer-
nant... disons : le névrotique et le non-névrotique.

INDICATIONS ET CONDUITE DE LA CURE

Autrement dit, je demande pardon du ton volontairement familier : si


Ernst Lanzer venait consulter aujourd’hui, qu’est-ce qu’on en ferait, quelles
questions se poserait-on, différentes sans doute de celles de Freud, et tout
particulièrement, celle de l’indication, ou non, d’une cure analytique ? L’indi-

1. La névrose obsessionnelle, Paris, PUF, coll. des « Monographies de psychanalyse », 1993.


Névrose : Quid, hic et nunc ? 1265

cation, pour nous comme déjà pour Freud, mais peut-être plus précisément,
c’est prévoir, au cas par cas, les bénéfices, et les risques, d’une analyse afin de
régler la distance nécessaire, de doser frustration, silence, interventions, et sur-
tout de repérer le plus tôt possible les sollicitations contre-transférentielles.
C’est se poser la triple question, concernant : les contenus inconscients, le
fonctionnement psychique et le transfert/contre-transfert dans le processus de
la cure. Que dit-il, ce patient ; comment fonctionne-t-il ; quand il parle, à qui
parle-t-il et qu’est-ce que j’entends ?

LA NÉVROSE COMME RÉFÉRENCE

Cette question est importante à deux titres. D’abord évidemment pour


l’indication et la conduite de la cure ; mais aussi, en théorie générale, parce que,
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nolens volens, c’est à partir du névrotique que se définit le non-névrotique, et
que, depuis Les psychonévroses de défense en 1894, la névrose est la référence, le
mètre étalon qui permet de penser si ce n’est un système de mesure, à tout le
moins une gamme d’appréciations théorico-cliniques.
Même si, dans le système kleinien par exemple, les formations névroti-
ques n’ont qu’une valeur seconde, organisatrice au cours de l’élaboration de la
position dépressive, il faut bien reconnaître que c’est par rapport au corpus
freudien, centré, lui, sur la névrose, que ces conceptions se veulent complé-
mentaires ou en opposition.
Par ailleurs, force est de l’admettre, la névrose idéale, celle que l’on sou-
haite à nos patients, à nos enfants, à nos parents, et à nous-mêmes, cette
névrose idéalisée n’existe pas et n’a jamais vraiment existé, et le patient
comme on dit : « finement névrosé » non plus. Mais, cette névrose, fût-elle
asymptotique, on a besoin de son modèle, de son montage freudien pour pen-
ser, et pour analyser.

LES TEXTES FREUDIENS

D’emblée, pour bien centrer mon propos et la manière dont j’utilise


l’homme aux rats, je prends deux exemples.
Premier exemple : sans prétendre pour autant « analyser » Freud, on peut
remarquer d’emblée combien cette cure fut une épreuve de force permanente
entre Freud et son patient – j’allais dire une empoignade – sur le mode :
« Vous êtes en train de vous venger de moi », dit le patient. « Vous m’y forcez
1266 Jean Cournut

parce que vous voulez vous venger de moi », répond Freud (p. 157 du Manus-
crit, avec en note : « ce passage est omis dans le cas publié ! »). C’est de la
relation d’objet intersubjective, hic et nunc, à la volée ! À ceci près toutefois
que Freud, passée l’empoignade, fait finalement toujours référence à l’enfance
du patient.
Autre exemple, toujours d’emblée pour introduire mon propos : c’est
l’abandon dans le texte publié d’une notation qui, comme on dit, nous inter-
roge quelque part. Au terme du premier entretien, « après que je lui ai indiqué
mes conditions, il (Ernst, le futur patient) dit qu’il lui faut en parler à sa
mère ». Quelques pages plus loin : « Dès l’âge de 6 ans j’ai souffert d’érections
et je sais qu’un jour je suis allé trouver ma mère pour m’en plaindre. » Pas de
commentaire de Freud, qui, d’ailleurs, fait peu allusion à cette mère, alors
que, je suppose, celle-ci serait actuellement l’objet de beaucoup plus de sollici-
tudes analytiques.
Quand donc on examine les deux textes, quels éclairages portent-ils sur la
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pratique de Freud et sur le montage théorico-clinique de la névrose ?1. Autre
précision : je ne discuterai pas la différence de traduction, la classique :
névrose obsessionnelle, et celle des OCF : névrose de contrainte). Un regret
évidemment : celui de ne pas pouvoir retransmettre le jeu significatif des mots
dans les textes écrits en allemand : Ratten et Raten, aber et Abwer, etc.).

FREUD AU TRAVAIL

À la lecture du Manuscrit, et déjà à celle du texte publié, ce qui est


impressionnant et exemplaire, c’est le travail de Freud. Il note comme ça
vient, au fil des associations du patient, et des siennes, le soir, pas pendant la
séance, avec la conviction évidente que tout a un sens. D’ailleurs, Rank dans
son compte rendu de l’exposé de Freud un mercredi soir, à la Société de
Vienne, signale que c’est la première fois que l’on dispose du récit « d’une
analyse menée à bien selon la méthode de la libre association ». Dans le
manuscrit et aussi dans le texte publié, on voit un Freud attentif, bienveillant,
parlant souvent en premier en début de séance, encourageant le patient et le
rassurant, lui soufflant le mot ou la représentation qu’il ne parvient pas à
dire. Il demande le nom de la femme du patient, et aussi une photo, ce que
– on est tenté de dire : évidemment – le patient lui refuse ; il lui donne de

1. J’utilise le texte issu des OCF et publié aux PUF dans la collection « Quadrige » en 2000, avec
une préface de J. André, et par ailleurs L’Homme aux rats, Journal d’une analyse, traduit et établi par
Elza Ribeiro Hawelka, PUF, 1974.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1267

temps en temps un petit « Stück », un petit morceau, de théorie et lui fait ser-
vir des harengs ( « un petit plat » ). Parfois aussi il se défausse sur le mode :
c’est lui qui l’a dit, ce n’est pas moi, il l’a trouvé tout seul !

LA RÈGLE FONDAMENTALE

Évidemment, on serait très probablement plus rigoureux. Cependant, ce


qui est par contre très remarquable est que Freud, sans qu’il prononce le
mot, reste imperturbable quant au respect du cadre. Quand le patient se
lève, s’agite, agit au lieu de se remémorer, parcourt la pièce, gesticule,
demande qu’on le dispense de raconter l’atrocité du supplice des rats, Freud
tente de le calmer en lui assurant qu’il n’a, lui Freud, aucun penchant pour
la cruauté et certainement pas envie de le tourmenter, mais que – propos
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décisif, clef de la méthode associative – « bien entendu, je ne peux le dispen-
ser d’une chose sur laquelle je n’ai pas de pouvoir »1 (« je ne peux naturelle-
ment pas lui faire cadeau de quelque chose dont je ne dispose pas : le dis-
penser de ce qui n’est pas de mon ressort », texte p. 15). La règle est ainsi
énoncée, radicale, impérative, vraiment fondamentale. Toutefois elle a quand
même un inconvénient, celui de répéter sur le patient le forçage du supplice,
mais c’est cette répétition qui va alimenter le transfert ( « la voie douloureuse
du transfert » ).
Le patient injurie Freud violemment, le traîne en paroles et en rêves, litté-
ralement dans la merde, lui, sa fille, sa mère, sa femme, mais Freud impavide
écrit ces mots enthousiastes : « Le plus merveilleux fantasme anal : il est cou-
ché de dos sur ma fille et copule avec elle au moyen des excréments qui pen-
dent de son anus... »

DE QUELQUES CHOIX DANS LA PRATIQUE

Par ailleurs, on peut, entre autres, remarquer que Freud ne fait pas
l’association entre son investigation « scientifique » et les explorations du
patient enfant sous les jupes de ses nurses. Quant à la mort à 8 ans, alors que
Ernst en a trois, de sa sœur Helga, il fait état de l’événement, et de la respon-
sabilité que le patient éprouve (à relier avec celle concernant la mort de son
père) mais il n’évoque aucune tristesse, ni chez le patient, ni chez sa mère (sa

1. Manuscrit p. 43.
1268 Jean Cournut

mère dont ce n’est qu’incidemment qu’on apprend qu’elle était une enfant
adoptée, et donc probablement orpheline).
Par contre, on admire indiscutablement la perspicacité de Freud qui appa-
raît dans des appréciations et des interprétations telles que : « le bourreau de
vous-même », « le besoin de punition », « le besoin de penser à la mort qui per-
mettrait de ne pas résoudre l’ambivalence », et surtout « sur son visage une
expression très singulièrement composite, dans laquelle, si je l’analyse, je ne puis
voir que de l’horreur devant son plaisir à lui-même inconnu » (texte p. 16 ; et
dans le Manuscrit : l’horreur d’une volupté qu’il ignore lui-même). Parenthèse :
j’avais remarqué il y a quelques années que Malraux, dans La condition humaine,
décrivait la même horreur d’un plaisir par lui-même ignoré sur le visage de son
héros. La coïncidence était spectaculaire ; Malraux avait-il lu Freud ? J. André
répond dans sa préface que Malraux considérait l’homme aux rats comme un des
grands romans du siècle (me revient aussi cette phrase de Flaubert : « Le peuple
de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur »).
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LES CHOIX THÉORIQUES

En présentant l’homme aux rats, Freud, en deçà de la névrose obsession-


nelle, définit la névrose en insistant sur : le conflit intrapsychique et le refoule-
ment, le complexe paternel prélude à la vision œdipienne, l’homosexualité
refoulée, l’importance des souvenirs de l’enfance, notamment sexuels, prélude
au repérage de la névrose infantile telle qu’elle sera précisée dans l’Homme
aux Loups, le transfert et l’interprétation. C’est cet ensemble qui constitue,
disons, le corpus de la névrose ; celle-ci étant, en l’occurrence, qualifiée
d’obsessionnelle au motif de la régression sadique anale avec toutes les carac-
téristiques de l’érotisme anal, contradiction, cruauté, ambivalence, etc.
Du côté de ce qui n’est pas, ou peu abordé, et à quoi, sans doute on
serait actuellement plus attentif, on note : le trauma causé par la mort de la
sœur, mort dont le deuil semble esquivé au bénéfice de celui concernant la
mort du père. D’autre part, la mère, son nom, son style, son histoire, les rela-
tions mère-enfant sont quasi absents du texte et à peine moins dans le Manus-
crit. Ce qui est gommé aussi dans le texte publié, c’est la violence du patient,
exprimée et agie (on y reviendra), avec en contrepoint la bienveillance de
Freud qui constate la résistance mais ne repère pas encore que son peu de
neutralité renforce cette résistance. Enfin, il y a la terminaison de cette cure,
tellement surprenante que l’on pourrait soupçonner du non dit, de l’insu, du
non remémoré qui hante cette violence.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1269

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LA NÉVROSE

En 1924, dans « Névrose et psychose », la répartition paraît simple : la


névrose de transfert (ou de défense) correspond à un conflit entre le moi et
le ça ; la névrose narcissique (c’est essentiellement la mélancolie) correspond
à un conflit entre le moi et le surmoi ; la psychose à un conflit entre le moi
et le monde extérieur. C’est clair, toutefois l’année précédente, les relations
entre le moi et le conscient ont été reconsidérées : une part du moi, et non la
moindre, est inconsciente et oppose à son dévoilement la même résistance
que le refoulé. Remarquons au passage que cette conception d’un moi en
partie inconscient et résistant invalide toute bonne intention de le soutenir et
encore plus de le renforcer. Enfin, toujours le texte de 1924 affirme que
l’issue de toutes ces formes de conflit dépend du rapport des forces psychi-
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ques en présence, c’est-à-dire du facteur quantitatif (l’intensité, le trop) dont,
à peu près une trentaine de fois dans son œuvre, Freud déclare qu’on le
néglige et que l’on a tort puisqu’en dernière analyse tout dépend de ce rap-
port de forces.

DÉFINITION DE L’ÉTIOLOGIE DE LA NÉVROSE

En fait, la définition théorique de l’étiologie de la névrose, celle qui sous-


tend le cas de l’homme aux rats, s’inscrit dans celle qui court dans toute
l’œuvre de Freud, depuis les « Psychonévroses de défense » en 1894 jusqu’à
« L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » en 1937 : c’est l’exagération, patho-
logique et onéreuse, des moyens de défense déployés contre l’excès de la force
pulsionnelle. C’est ainsi qu’il y a, schématiquement dit, trop de refoulement et
de compromis symptomatiques dans l’hystérie ; trop de régression sadique
anale et trop d’ambivalence dans la névrose obsessionnelle. L’intensité des
troubles dépend, de toute manière, de la « force constitutionnelle de la pul-
sion » (en fait du trop de force de la pulsion), c’est-à-dire du point de vue
économique.
À cette définition sommaire mais foncière de la névrose, il faut ajouter
– c’est capital pour le diagnostic et surtout pour poser l’indication d’une cure
et de ses variantes – l’aptitude à constituer, supporter et développer une
névrose de transfert. Supporter : c’est-à-dire affronter la répétition souvent
amplifiée des symptômes actuels et des émois et traumas de l’enfance ( « la
voie douloureuse du transfert » ).
1270 Jean Cournut

Passons maintenant à ce que l’on pourrait désigner par le terme de dia-


gnostic différentiel de la névrose : névrose et caractère, névrose et psy-
chose, etc.

NÉVROSE ET CARACTÈRE

La névrose de l’homme aux rats est considérée par Freud comme une
névrose grave, ceci en raison de l’importance des symptômes et des formations
réactionnelles, et de la violence invalidante des représentations obsédantes et
des affects. Névrose grave et non pas seulement traits obsessionnels banals ; et
pourtant, doit-on préciser : c’est une névrose grave qui évolue, se transforme,
et même, semble-t-il, guérit grâce à l’analyse, alors que, on le sait bien, les
traits obsessionnels, les formations réactionnelles, dites aussi formations de
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caractère, sont fixes, fixés, Ce sont des contre-investissements permanents,
inconscients, non reconnus comme pathologiques par le sujet. La question se
pose : la « gravité » de la névrose serait-elle plus propice à la cure que les
traits obsessionnels apparemment moins graves mais fixés. On en est même
arrivé à définir une « névrose de caractère », appellation passée de mode
actuellement mais reprise en psychosomatique à proximité de la névrose de
comportement. Ce qui montre bien la pesée des formations de caractère et des
expressions somatiques sur l’indication et le pronostic.

NÉVROSE ET PSYCHOSE

Autre problématique, cette fois par rapport à la psychose. En 1955, Henri


Sauguet attirait l’attention sur le fait que, dans certains cas de névrose, « l’infil-
tration du moi » est telle que l’on évoque une « structure pré-psychotique » ; et
il insistait sur la méconnaissance fréquente par le patient, face à une menace
pulsionnelle inconsciente, de l’aspect pathologique de certaines réactions systé-
matiques, fixées en paroles, en pensée et/ou en comportement. La question de
la limite par rapport à la psychose est ainsi ouverte. Certes le névrosé ne perd
pas le sens de la réalité et garde le plus souvent la conscience de ses troubles ;
cependant à plusieurs reprises, Freud évoque les délires de l’homme aux rats
(mais il utilise le mot « delir » et non pas « Wann » plus en usage psychia-
trique). De fait, on voit le patient décoller quelquefois d’une appréciation cor-
recte de sa réalité interne et de la réalité du monde environnant et être emporté
par une violence et une conviction véritablement folles.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1271

Quand, pendant la séance, le patient se protège la tête avec ses mains comme
si Freud allait le frapper, il y a une part psychotique de lui-même qui dénie la réa-
lité, car il sait bien que Freud ne va pas le frapper. De même, lors de l’empoi-
gnade citée plus haut ( « vous voulez vous venger de moi... » ), on pourrait
entendre, comme Bion, une identification projective pathologique qui envahit le
champ de la pensée (et d’ailleurs réciproquement, quand Freud réplique : non,
c’est vous qui...). Ici question ouverte : part psychotique permanente se révélant
éventuellement lors de l’analyse d’une névrose, ou passage psychotique éventuel
induit par le processus analytique dans le cours de l’analyse d’une névrose ?

NÉVROSE ET PERVERSION

Une autre proximité psychopathologique (en « négatif ») est également à


évoquer par rapport à la névrose, et bien sûr particulièrement par rapport à la
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névrose obsessionnelle, celle des perversions. Rappelons que c’est dans ce
texte qu’est décrit le cas du patient qui aseptisait les billets de banque en les
repassant et qui, par ailleurs, masturbait les fillettes de ses amis. Et de fait,
l’homme aux rats, enfant puis adulte, semblait bien avoir quelques fixations
préférentielles sur ses sœurs, les bonnes et une jeune couturière. Ce sont les
pulsions partielles et les fixations qui fomenteraient la contiguïté des registres
psychopathologiques, si ce n’est leur continuité et même leur mélange.

ET L’HYSTÉRIE

Au sein même de la névrose, Freud marque bien ce que l’on pourrait appe-
ler le tronc commun névrotique, et d’autre part les différences qui séparent
l’hystérophobie et la névrose obsessionnelle. Celle-ci serait, dit-il, comme un
dialecte de l’hystérie et pourtant elle est bien plus difficile à comprendre et à
traiter. Et suit une quasi-confidence contre-tranférentielle, à savoir que l’on
peut s’identifier aisément à l’obsessionnel alors que cela ne va pas de soi, loin
de là, par rapport à la conversion hystérique ! (Il faudrait rappeler aussi la fré-
quente « couverture » obsessionnelle présentée par des hystériques.)

NOTATIONS THÉORICO-PRATIQUES

Avant d’aller plus loin, une parenthèse pour citer très rapidement les tex-
tes freudiens à peu près contemporains de l’homme aux rats. Ils sont instruc-
tifs pour cerner la névrose, orienter les indications et éclairer la technique. Par
1272 Jean Cournut

exemple, « Caractère et érotisme anal », en 1908, évoque, entre autres thèmes,


le maniement de l’argent dans la névrose et dans la cure. On note à ce sujet
que le patient aux rats a des problèmes avec l’héritage de son père, et bien
qu’il ait travaillé, c’est sa mère qui finance son analyse – ce que Freud ne
relève pas.
En 1913, la disposition à la névrose obsessionnelle oppose caractère et
névrose. En 1910, c’est la « psychanalyse sauvage », le « contre-transfert »
(première apparition du mot), l’analyse préalable de l’analyste, et aussi le
« travail de déduction » proposé au patient, ou encore le « travail prépara-
toire », ce qui incite à évoquer une sorte de « transfert de base », de mise en
confiance narcissique, mais Freud parle aussi de la frustration que l’on doit
imposer au patient. Frustration n’équivaut cependant pas à interdiction. Par
exemple, convient-il d’interdire au patient névrosé de prendre de grandes déci-
sions pendant une cure qui, à notre époque dure plusieurs années, ou tout
simplement de lui déconseiller de lire de la psychanalyse ? On peut en discuter,
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en reconnaissant à tout le moins que de telles mesures réalisent séduction et
intrusion, et favorisent l’inhibition.
En 1918, « Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique » insistent
encore sur la frustration du patient par l’analyste et, en plus, sur l’abstinence
de l’analyste par rapport aux patients et patientes : éviter ces « gâteries »
(sic), et par ailleurs : analyser les transferts latéraux. D’après ce texte, on peut
se montrer un peu « éducateur », mais ne pas pour autant aliéner le patient
aux options philosophiques de son analyste. En un mot : ne pas se prendre
pour le « Créateur » (sic). Certes on s’en serait douté, mais on peut aussi rap-
procher cette position des questions concernant la manipulation pygmalienne
de la durée de la séance.
Dans ce souci de repérer les caractéristiques, indications et embûches de
l’analyse des névrosés, et plus particulièrement dans le registre transférentiel, il
faudrait évidemment réétudier des textes tels que « La dynamique du trans-
fert », de 1912, et « Observations sur l’amour de transfert », de 1915. On n’a
pas la possibilité de le faire ici. Aussi bien citerai-je seulement un « conseil aux
médecins » qui peut s’avérer toujours utile, bien que Freud lui-même dans
l’écriture de l’homme aux rats l’ait enfreint : « Il ne convient pas, pendant que
le traitement se poursuit, de procéder à l’élaboration scientifique d’un cas...
C’est au détriment du traitement que s’exercerait cet esprit scientifique si l’on
vouait par avance les cas traités à une étude de ce genre. » Pour mémoire !...
(Parenthèse : Freud a publié, dit-il « avec l’accord du patient »).
En prenant l’homme aux rats pour expertiser la névrose, on s’est privé
d’aborder des thèmes psychanalytiques majeurs qui, pour des motifs chrono-
logiques évidents, n’étaient pas engagés dans les textes de 1909, à savoir les
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1273

relations de la névrose, d’une part avec le narcissisme et, d’autre part avec la
pulsion de mort. On n’a pas non plus évoqué une entité nosologique qui tient
à la fois du symptôme et de la structure, c’est-à-dire la dépression ; et celle qui
nous intéresse ici, la dépression dite névrotique.

LA DÉPRESSION NÉVROTIQUE

Parfois la souffrance morale domine la symptomatologie, c’est le cas de


l’homme aux rats ; par contre, bien souvent c’est parce qu’ils sont déprimés
que les patients viennent consulter et qu’après divers traitements ils envisagent
l’analyse. Si les entretiens préliminaires permettent d’écarter l’éventualité
d’une psychose ou d’une grande mélancolie – ce qui n’est pas toujours facile,
loin de là – il faut bien reconnaître que la dépression participe peu ou prou à
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toutes les formes de névroses. Elle pose un double problème. D’une part, elle
sollicite la bienveillance, ou le sadisme secret, de l’analyste et sa tentation si ce
n’est de guérir, à tout le moins de soigner, au point d’en oublier d’aventure
que, si j’ose dire, les harengs ne soignent pas la névrose. L’autre problème
posé par la dépression dans la névrose est sa fonction économique :
l’effondrement énergétique, la tentation de désinvestir, l’incurie, l’acédie, la
pauvreté créatrice atténuent la force des symptômes névrotiques et l’intensité
du conflit. Dans le même mouvement, parfois la dépression camouflera ou
même retardera l’investissement transférentiel et, dévalorisant l’interprétation,
favorisera la résistance en continuant de « protéger » le patient non seulement
de sa névrose mais aussi de son analyse. En plus la dépression est en quelque
sorte à la mode : la fatigue d’être soi, la valorisation de la performance et de
la compétition, favorisent l’utilisation des psychotropes et permet d’esquiver
l’évocation des conflits intersubjectifs et intrapsychiques.
Dans une autre perspective, la dépression névrotique, dite d’infériorité,
décrite par F. Pasche, est intéressante à évoquer par rapport à la névrose. En
effet, classiquement depuis 1924 ( « Névrose et psychose » ), la névrose de
transfert (au sens de névrose de défense) correspond à un conflit entre le moi
et le ça, et la névrose narcissique à un conflit entre le moi et le surmoi. Or,
dans la dépression d’infériorité qui reste pourtant dans le registre de la
névrose, il y a toujours conflit, mais c’est entre le moi et le surmoi qui l’écrase
parce qu’il est incapable d’atteindre un idéal du moi mégalomane. Question :
névrose ou mélancolie ?
Enfin une place particulière doit être réservée à la dépression essentielle,
dépression sans objet, décrite par P. Marty, qui, elle, ne protège d’aucune
1274 Jean Cournut

névrose sous-jacente et, par défaut de mentalisation, favorise les expressions


psychosomatiques ; ce qui signifie bien, a contrario, que la névrose suppose
une vie psychique pulsionnelle, c’est-à-dire faite de représentations et d’affects
refoulables et symbolisables (c’est ce que l’approche analytique tentera de
construire chez les patients à expression somatique).

DEUIL ET NÉVROSE

Il en va tout compte fait du deuil comme de la dépression. Le travail de


deuil consécutif à une perte d’objet peut revêtir des formes diverses, y compris
névrotiques. Quand la perte est récente et connue, et que le travail de deuil se
fait mal, ce sont bien souvent les composantes névrotiques sous jacentes qui
freinent le processus. Dans d’autres cas, à l’inverse, ce sont des traits névroti-
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ques qui se superposent à une problématique méconnue de deuil non fait, raté
au long cours, et même parfois emprunté à la génération précédente. Et c’est
ainsi que le sentiment inconscient de culpabilité entretient sournoisement la
névrose ! Restera à le dévoiler, entreprise difficile dans la mesure où il est pro-
fondément inconscient et que le patient s’y accroche pour survivre.

NÉVROSE ET DESTRUCTIVITÉ

Quant à la pulsion de mort, elle ne détruit en principe pas le névrosé,


dont la coexcitation continue de fonctionner, mais on pourrait facilement
retrouver dans la névrose, celle de l’homme aux rats par exemple, les argu-
ments qui, en 1920, ont incité Freud à conceptualiser la dualité pulsionnelle.
L’ambivalence et le conflit entre l’amour et la haine en étaient le prélude, mais
aussi bien le besoin de punition, le transfert négatif, le masochisme (bien que
le mot ne soit guère avancé), et... la destructivité. On pourrait réécrire le texte
en termes de déliaison ! De toute manière, une question se pose, intéressant
aussi bien la théorie que la pratique : pourquoi et comment, en dépit de son
potentiel de destructivité, cette névrose « grave » a-t-elle guéri ?
Plusieurs réponses sont jouables :
— en une année de cure et peut-être une fuite dans la guérison, la destructi-
vité n’aurait pas eu, en quelque sorte, le temps de vraiment se déployer.
Réservons cette hypothèse pour, plus loin, revenir sur la terminaison de
cette analyse ;
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1275

— une autre réponse est sans doute plus réaliste : ce qui a protégé l’homme aux
rats, c’est la tenacité de Freud, sa conviction profonde et ses capacités, pas
toujours conscientes chez lui, d’implication et d’identification. Le patient en
était d’ailleurs peut-être lui-même conscient. Par exemple, il dénonce la
bienveillance de Freud, lui servant des harengs et de la théorie, comme étant
une véritable formation réactionnelle ; mais, finalement celle-ci lui donne
l’occasion de « sortir » son agressivité : il déteste les harengs et fait un rêve
de hareng dans le cul de la mère et de la fille de Freud...
— Autre réponse, dans un autre registre, à la question de la destructivité,
qu’est-ce qui en a protégé l’homme aux rats ? Il faut bien le dire : c’est sa
névrose obsessionnelle – et là on peut reconnaître que la traduction par
« névrose de contrainte » est fort bien adaptée. La névrose a contenu la des-
tructivité potentielle, l’a contrainte à se noyer dans l’inhibition, l’hésitation, la
régression de l’acte à la pensée. Conséquence pratique, prévisionnelle : la
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névrose est tissée de déliaison, certes, mais elle sert aussi de contention liante
contre pire. « Ne lui rapez pas tous ses symptômes », disait un de nos maî-
tres ! Il est en effet plus prudent de garder quelques symptômes de sécurité et
une anxiété de vigilance, pour voir venir et anticiper... Les déprimés, les hysté-
riques et les phobiques en savent eux aussi quelque chose...
(Quand on demandait à Buster Keaton pourquoi il faisait toujours une
tête d’enterrement, il répondait : à tout hasard, on ne sait jamais...)

NÉVROSE ET NARCISSISME

L’autre grand thème psychanalytique qui n’est pas abordé ouvertement


dans l’homme aux rats et qui pourtant est présent dans toute névrose, est
celui du narcissisme. Vaste programme qui irait de l’homosexualité latente à
la dépersonnalisation selon Bouvet en passant par la manière dont Freud,
pourrait-on dire, prête à son patient son narcisssisme pour mener cette ana-
lyse dans l’aura d’un narcissisme à deux. Le patient en avait bien besoin, lui
dont la cohésion identitaire vacillait, de temps à autre, dans des culpabilités
quasi délirantes et des croyances magiques. Toutefois, même s’il a peur
d’avoir envie de se trancher la gorge, il n’a pas vraiment d’intention suicidaire
mélancolique. Ce n’est pas une névrose narcissique. Il n’a pas non plus
d’angoisse d’anéantissement ni de morcellement. Dans le miroir, il se voit, et
en entier ; ce n’est pas son visage qui disparaît, c’est son pénis qui apparaît et
qu’il s’auto-exhibe en attendant l’apparition fantomatique de son père. Par
contre, il a une angoisse d’intrusion permanente, réactivée sur le divan,
1276 Jean Cournut

mélange indécis et délicieusement contradictoire de désir et de terreur. Si


l’analyse s’était poursuivie, Freud aurait-il réussi à le tirer vers une organisa-
tion œdipienne capable de l’induire à refouler ces représentations d’intrusion ?
À l’inverse, en cas de régression trop poussée, l’angoisse d’intrusion aurait
peut-être viré vers des angoisses narcissiques plus totales d’éclatement, d’im-
plosion, de destruction des objets internes et de leur contenant corporel. Dans
cette hypothèse, il ne faut pas écarter une possible tentative de sauvetage par
une construction délirante à la Schreber, sur le mode de la négation d’organes
et sur le mode persécutoire, d’autant qu’avec sa sœur, morte peu après, Ernst
s’interrogeait déjà sur les influences de l’au-delà.

QUESTIONS POUR... DEMAIN


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Anti-narcissisme épuisant sa libido dans l’investissement de l’objet trans-
férentiel, narcissisme de mort négativant la fonction objectalisante, nous voilà
avec ce malheureux homme aux rats au bord de l’agonie psychique, alors que
pourtant, selon Freud, il s’agissait « d’un cas dont le traitement mit à peu près
un an pour parvenir avant toute chose au complet rétablissement de la per-
sonne et à la suppression de ses inhibitions ». Question : si l’analyse avait
continué, ou si le patient, ayant survécu à la guerre, avait fait une tranche,
comment aurait tourné cette aventure analytique ?
— Première possibilité, pessimiste et déjà évoquée : guéri de sa névrose,
et, de ce fait, n’étant plus protégé par sa carapace de contrainte, le patient se
décompense, et Freud écrit quelque chose dans le genre : la perte de la réalité
dans un cas de névrose.
— Deuxième hypothèse : révélation d’un noyau mélancolique par identi-
fication narcissique à celui de la mère, très probablement orpheline, adoptée
sans que l’on sache quoi que ce soit sur ce passé enfoui. Et c’est alors que
Freud aurait découvert le transgénérationnel.
– Troisième réponse probable : une solide relation sadomasochiste lie le
patient et son analyste dans une analyse interminable.
— Quatrième éventualité : le patient débarrassé de ses inhibitions passe à
l’acte homosexuel, si j’ose dire, à la barbe de Freud.
— Enfin, cinquième possibilité, n’excluant d’ailleurs pas les deux précé-
dentes : le patient, « génitalisé et œdipien », va assister aux réunions du mer-
credi et quelque temps après devient psychanalyste, à la satisfaction de Freud
content d’avoir ainsi recruté, sans l’avoir influencé pense-t-il, un chaud parti-
san de la Cause.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1277

LA TERMINAISON DE L’ANALYSE

En fait, ce qui aujourd’hui continue de nous intriguer, c’est la rapidité de


l’heureuse fin de l’analyse de ce patient : un an ! Certes Freud aurait aimé aller
plus loin, notamment dans l’exploration de la vie sexuelle infantile du patient,
ce « complexe nucléaire des névroses », et peut-être aussi, chez ce patient « reni-
fleur » dans celle des investissements, ou plutôt des contre-investissements, de
la perception pas toujours intégrée dans la vie psychique. Il y a aussi une affaire
de cryptorchidie qui reste mal élucidée. Mais « c’est justement le succès théra-
peutique qui fit obstacle ». Certes, le protocole de cette analyse n’est pas négli-
geable : cinq à six séances par semaine, d’une durée probable d’une heure. Tou-
tefois on note que sur une dizaine de cas de névrose obsessionnelle rapportés
par M. Bouvet vers la fin des années 1950 et à propos desquels on peut se sentir
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aujourd’hui en facile familiarité, huit sur dix se terminent par une guérison
stable obtenue en dix-huit mois en moyenne. On note cependant aussi que ni
Freud ni Bouvet ne sont vraiment explicites à propos de ces fins d’analyse.

UN COMPORTEMENT INEXPLIQUÉ

Autre sujet d’étonnement : le comportement de ce patient « névrosé » pen-


dant les séances. Ernst s’agite, se lève, tourne en rond dans le bureau, se frappe
lui-même, sur le divan il se protège la tête avec ses mains, il a peur que Freud le
« rosse » et d’ailleurs dans la vie en général il a peur des coups et des bagarres.
Interprétation de Freud : peur d’être rossé comme par son père quand il était
enfant. L’interprétation est bonne, et donnée dans un climat affectif que l’on
qualifierait aujourd’hui d’expérience émotionnelle. Mais Freud ajoute : à l’âge
de 6 ans. Pourquoi 6 ans ? : Freud fait explicitement l’hypothèse qu’à cet âge-là
le patient a été battu par son père pour raison d’onanisme ; mais on peut sup-
poser que pour Freud cet âge est associé aussi à la précision du patient concer-
nant ses souvenirs (il a tous ses souvenirs dès 6 ans) et c’est d’autre part, l’âge
qu’il avait quand il s’est plaint auprès de sa mère de souffrir d’érections.

L’OMBRE DE JULIUS

C’est alors que le patient raconte l’épisode bien connu de sa colère.


Battu par son père, il l’injurie avec les mots dont il dispose : toi lampe, toi
serviette, etc., car, s’il passe du préverbal de colère au verbal, il ne connaît
1278 Jean Cournut

pas encore des mots d’injure. Freud se dit très étonné ; en effet cet épisode
est survenu à l’âge de 3 ans et le patient ne s’en souvient pas, c’est sa mère
(ou son père selon le Manuscrit) qui le lui a rapporté. Or – et Freud ne
semble pas faire l’association – 3 ans, c’est l’âge qu’avait le patient quand il
a repéré chez sa sœur Helga assise sur le pot la différence des sexes. C’est
aussi l’âge qu’il avait à la mort de cette même sœur Helga. Freud insiste sur
l’importance pour le patient de la mort de cette sœur mais ajoute une paren-
thèse (dans le Manuscrit p. 105), non publié dans le texte officiel : « oublié
cela à cause de mes propres complexes ». Elza Hawelka rappelle en note une
lettre de Freud à Fliess datant de 1897 dans laquelle Freud évoque la nais-
sance et la mort de son frère Julius, sa jalousie et ses vœux de mort envers
celui-ci.
De fait, l’association avec la mort de la sœur est judicieuse, mais on peut
en proposer une autre, complémentaire dans l’antériorité : en effet, à l’homme
aux rats, né au printemps 1878, est né – à lui aussi – un frère, Hugo, à
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l’automne 1879. Ils ont donc, eux aussi, à peu près dix-huit mois d’écart. Et
Ernst a environ 9 mois lors de la conception de ce frère. D’autre part on note,
surtout dans le Manuscrit, des rêves rapportés par l’homme aux rats et que
Freud interprète fort peu, ou superficiellement : ce sont des rêves d’enfants
morts, en particulier un rêve qui montre un enfant mort couché entre Freud et
sa femme. Le patient associe sur un souvenir : à 5 ou 6 ans il est couché entre
ses parents et mouille le lit ; le père le rosse et le flanque dehors. Pas
d’évocation par Freud d’un fantasme de scène primitive, mais une estimation :
« L’enfant mort ne peut sûrement être que sa sœur Helga. » D’accord, mais
pourquoi pas Hugo ou Julius ? On pourrait même en supposer davantage, par
exemple : la conception, la naissance et la présence de ce frère plus jeune ont
certainement été pour Ernst des sources d’excitations. Était-il capable de les
psychiser, de les pulsionnaliser, de les transformer en représentations et en
affects susceptibles d’être refoulés (fantasme de scène primitive, coït anal vio-
lent subi par sa mère), ou bien ces excitations l’ont-elles laissé en détresse, en
Hilflosigkeit, immature et incapable qu’il était de les élaborer. La conséquence
en fut peut-être, que, ne pouvant pas se remémorer ce qui n’avait pas été
mémorisé, il répétait, inconsciemment, sans élaboration et sans mémoire, dans
sa vie, et dans son analyse, des comportements, des agirs de peur et de passi-
vité battue, battue sans doute sur les fesses par son père et coïtée analement
comme sa mère endeuillée chronique. (« On bat un enfant » n’est pas loin !)
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1279

NÉVROSE ET TRAUMA PRÉCOCE

Bien sûr, ces hypothèses sont incontrôlables. Je les évoque cependant


pour plusieurs motifs. Dans la pratique, c’est-à-dire dans le cours de l’analyse
de la névrose de l’homme aux rats, on peut imaginer que c’est peut-être pour
ne pas aller explorer ces zones d’ombre que l’analyse s’est arrêtée : tout va
bien, pourquoi chercher plus avant alors que c’est difficile et douloureux pour
le patient démuni, et pour l’analyste impliqué lui-même dans sa propre
histoire ? La réponse semblait recevable pour Freud, et pour Bouvet ;
aujourd’hui elle nous paraît contestable. Il n’en reste pas moins que la ques-
tion reste posée.
Par ailleurs, ces hypothèses sont intéressantes dans la mesure où elles nous
font changer de registre. On quitterait en somme celui de la névrose pour celui
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du trauma précoce, posant par le fait même d’immenses problèmes, tels que
celui de la trace et de la mémoire, celui du conflit et de la culpabilité, et celui de
la différence métapsychologique à distinguer entre excitation et pulsion.

EXCITATION ET PULSION

Je reviens un instant sur cette distinction parce qu’elle est fondamentale


dans la définition de la névrose. Schématiquement, par le terme excitation on
désigne les expressions somatiques directes (biologique et immunologique
comprises), alors que par celui de pulsion, concept limite, on suppose – c’est
l’hypothèse freudienne – un appareil psychique qui précisément traite, psy-
chise, pulsionnalise ces excitations, c’est-à-dire les met en représentations
affectées, refoulables, symbolisables.
Toujours schématiquement, le trauma c’est le débordement d’un appareil
précaire et immature qui est – ou qui redevient – incapable de psychiser de
trop fortes quantités d’excitations. Dans les traumas précoces, le sujet, pour
ainsi dire comme Winnicott, n’était pas là ; l’objet non plus, trop loin, pas
constitué, pas étayant. L’appareil psychique rudimentaire n’utilise alors que
des moyens de défense massifs et grossiers : grands mouvements énergétiques
de contre-investissement, rupture somatique, clivages radicaux, identification
globale, éventuelle désorganisation psychotique, et surtout comportements
divers et apparemment peu significatifs. Ce n’est pas de la déliaison, c’est de
la non-liaison. Ou, si l’on veut, on est dans ce qui a chu du symbolique, l’insu,
l’incognito, le réel ; on dirait aussi : l’irreprésenté, si ce n’est l’irreprésentable.
1280 Jean Cournut

À l’encontre de ce tableau (non-élaboration des excitations dans les cas


de traumas précoces), la névrose est causée par du trop pulsionnel contrai-
gnant un appareil psychique constitué à des moyens de défense excessifs et
invalidants, refoulement dans l’hystérie, déplacement et contre-investissement
dans la phobie, régression sadique-anale dans la névrose obsessionnelle. Préci-
sion : l’excès pulsionnel provient, bien sûr, d’un trop d’excitations (c’est ce
que l’on appelle les racines biologiques ou somatiques de la pulsion), mais ces
excitations ont été psychisées, pulsionnalisées et ce qu’elles débordent, dans la
névrose, c’est un appareil psychique en principe mature et à peu près
opérationnel.

LE NOYAU DUR
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Autre remarque : dans toute névrose, n’y aurait-il pas un résidu toujours
actif de trauma ancien, reste des débordements d’excitations, au premier chef
évidemment ceux des traumas de la sexualité infantile. À propos des hommes
et de leur secrète envie du féminin, j’ai suggéré qu’un Schreber sommeille en
tout homme. De même, dans toute névrose, est tapi un potentiel, éventuelle-
ment explosif, d’excitations non psychisées, non pulsionnalisées. C’est ce
noyau de névrose actuelle présent dans toute névrose de défense dont parle Freud
dans Introduction à la psychanalyse.
Dès lors, deux questions se posent, difficiles, parfois dramatiques, mais,
en fait, complémentaires :
— quand, comment, pourquoi dans le cours d’une analyse de névrosé se
révèle éventuellement ce noyau traumatique ?
— quand on quitte le registre de la névrose, ou, a fortiori, quand le patient n’a
jamais, ou presque, fonctionné sur ce mode névrotique, comment revenir,
ou venir, dans la névrose, comment la reconstruire, ou la construire, c’est-à-
dire refaire du refoulement originaire, produire de la pulsion et des défenses,
tisser de la vie psychique dans la liaison ?

Dans l’hypothèse que j’ai esquissée concernant l’homme aux rats, on voit
bien qu’à la rencontre des traumas précoces on aurait quitté le registre de la
névrose. Mais on voit aussi – et c’est en filigrane dans les textes, surtout dans le
Manuscrit – que les associations du patient auraient permis de construire et
d’interpréter des fantasmes de scène primitive et de théories sexuelles infantiles,
complexe de castration inclus. Ç’aurait alors été, là, en quelque sorte, le retour
de la névrose, ou plutôt le retour dans la névrose.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1281

INCERTITUDES DE LA NOSOGRAPHIE

Serait-on actuellement, quant au diagnostic de névrose concernant


l’homme aux rats, aussi affirmatif que Freud ? Probablement que non. Dans
l’histoire de l’homme aux rats, on entend l’investissement de l’érotisme
sadique anal et le fonctionnement névrotique des moyens de défense contre
l’excès pulsionnel, mais avec, de temps à autre, un fonctionnement à la limite,
tantôt de la psychose, tantôt de la perversion, ou de la formation de caractère,
ou, peut-être, si le patient n’avait pas guéri... trop tôt, des excès traumatiques
d’un trop d’excitations sexuelles précoces non élaborées.
J’ai insisté sur l’hypothèse et l’opposition névrose/trauma précoce, mais il
est bien évident que le débat dépasse largement la question posée. Poser la
question de la névrose d’aujourd’hui ou d’autrefois, c’est mettre en cause la noso-
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graphie. Certes, on a besoin pour parler, discuter, échanger, de repères noso-
graphiques et de nominations rappelant un consensus. On a besoin aussi de
catégoriser et de distinguer pour se rassurer, pour tenter de s’y reconnaître et
de se reconnaître dans le foisonnement de la psychopathologie. On ne saurait
cependant s’enfermer dans des catégories en fait forcément réductrices. C’est
une névrose, et pourtant... ; ce n’est pas une névrose, et pourtant... ! Qu’est-ce
que l’on dit quand on dit : c’est une hystérique (ou un obsessionnel, ou un
psychotique) si on ne précise pas le degré, le seuil, l’intensité des troubles, du
fonctionnement, de l’évolutivité possible, etc.

LA QUESTION DES LIMITES

Les notions d’ « états limites » et de « cas difficiles » témoignent ample-


ment de ces difficultés. Parler d’état limite, ce n’est pas désigner une catégorie
nosographique précise, c’est présenter un cas qui est « à la limite » de plusieurs
fonctionnements psychiques qui eux-mêmes s’intriquent et se désintriquent
dans la diachronie et la synchronie. On soutiendrait volontiers que nous som-
mes, tout un chacun, des cas limites, à la limite de fonctionnements divers,
variés et variables, en fonction de l’histoire œdipienne de chacun, de ses trau-
mas précoces et de leurs après-coups, et aussi des événements plus ou moins
aléatoires de la culture, de l’environnement, et tout simplement de la vie.
Utiliser le mot « fonctionnement » relève d’ailleurs déjà d’une option
idéologique. On pourrait écrire l’histoire des notions à visée métapsycholo-
gique qui chacune tend à dire quelque chose en plus, en moins ou à côté par
1282 Jean Cournut

rapport à ce qui constitue l’objet si difficile à cerner de notre travail : psyché,


psychisme, âme, noyau (psychotique), frange (névrotique), processus (analy-
tique), structure, mentalisation, fonctionnement, personnalité, chiasme, faille
(narcissique), carrefour, position, mouvement, alpha/bêta/bêtalpha..., j’en
oublie, d’autant que chaque désignation exigerait des précisions concernant
les symptômes, l’histoire du sujet, le degré de supportabilité (par qui ?).
En plus – et mes hypothèses à propos de l’homme aux rats allaient dans
ce sens – le diagnostic et l’évolution tant de la psychopathologie que de la
cure analytique elle-même dépendent de la durée de cette cure (voir Freud et
Bouvet et l’analyse des névroses obsessionnelles), des modalités régressives
(dont on ne parle pas chez Lacan), de l’éventuel pilonnage interprétatif (klei-
nien par exemple), ou du silence obstiné de l’analyste (parti pris ou embar-
ras ?). L’aventure dépend aussi bien sûr du contre-transfert de l’analyste, et
plus précisément de son style, de ses préférences théoriques conscientes et
inconscientes, de son écoute. Son écoute « à la limite » : comment entend-il le
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conflit, la sexualité infantile, la faille narcissique, l’Œdipe, l’infans, etc... Ses
interprétations « à la limite » : formuler une hypothèse interprétative favorise
souvent davantage le processus de la cure qu’une interprétation massive qui
risque de fermer le débat et d’endiguer le flux associatif.

LES CRITÈRES D’INDICATION

Alors, sur quels critères est-il à peu près possible de poser l’indication
d’une analyse, ou d’une psychothérapie analytique en face à face, ou d’un psy-
chodrame ? Comment, dans le style de l’analyste et son contre-transfert, pré-
voir, pressentir l’analysabilité d’une personne ?, comment apprécier la possibi-
lité d’un travail analytique, à quel prix et selon quelle stratégie (nombre de
séances, silence, interventions, mimique, frustration, capacité d’accueil, etc.).
On propose, schématiquement ici, plusieurs jalons, tels que :
— La capacité associative ( « ah oui, ça m’a fait penser à... » ).
— Le regard que le sujet peut porter sur son propre fonctionnement, ou,
si l’on veut, la distance qu’il est susceptible de prendre par rapport à sa vie
psychique, voire psychosomatique ( « je crois que dans ce genre de situation
j’ai tendance à réagir comme ci ou comme ça, etc. » ).
— L’intuition (l’insight) de ses processus primaires, de ses projections
transférentielles, et d’une signification possible de ses rêves.
— La mobilité des investissements et des identifications (depuis
l’adhésivité et l’impossibilité de changer d’objet jusqu’au tournoiement objec-
tal incessant).
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1283

— L’assise narcissique : depuis ceux à qui il en faut beaucoup pour


ébranler leur cohésion identitaire jusqu’aux « écorchés narcissiques » désignés
autrefois comme « paranoïa sensitive de Kretschmer », et appelés actuellement
structures narcissiques ou encore cas difficiles.
— L’intensité des excitations précoces non élaborées, et peut-être non, ou
péniblement élaborables.
— L’intensité pulsionnelle et la capacité de mise en représentations affec-
tées, refoulables et symbolisables.
— La facilité plus ou moins fluide à parler, à symboliser, à communiquer
ses affects et ses représentations.

DU CÔTÉ DE CHEZ L’ANALYSTE


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Il est bien évident que ces appréciations portées – on devrait dire :
pariées – par l’analyste ne sont pas objectives mais totalement subjectives, et
assumées comme telles. Elles s’inscrivent dans son questionnement intérieur
au cours de la consultation et lors des premiers entretiens dont on ne sait pas
encore de quoi ils seront éventuellement les préliminaires :
— quand il me parle, qu’est-ce qu’il me dit ?
— quand il me parle, à qui, par-delà ma personne, s’adresse-t-il (c’est la ques-
tion du transfert qui doit être posée dès le départ) ?
— quand il me parle, qu’est-ce que j’entends, et qu’est-ce que je sens confusé-
ment que je ne veux pas entendre ?
— que disent ses mots et que ne disent-ils pas, et dans ce cas comment « ça » se
dit ?

LES MOTS DE L’HOMME AUX RATS

Le texte de Freud, pris ici comme canevas pour réfléchir sur la névrose,
va encore nous servir pour illustrer l’ambiguïté des nosographies abusives. On
pourrait d’ailleurs recourir à la logique chaudronne pour décrire l’état des
lieux. On se souvient que cette logique s’articule en trois termes : non,
d’ailleurs, et de toute façon (ce dernier terme énonçant une loi de fonctionne-
ment) (exemple du rêve de l’injection faite à Irma : non je ne suis pas respon-
sable, d’ailleurs c’est Otto qui, etc., de toute façon le rêve est la réalisation
d’un désir). En ce qui concerne la névrose, on pourrait avancer :
1284 Jean Cournut

— non, la névrose n’a pas disparu ;


— d’ailleurs, elle n’a jamais existé ;
— de toute façon, il faut la construire, et ajoutons : il faut la construire à deux,
c’est le travail de l’analyse.
Lors de sa deuxième séance, le patient s’agite, se lève, supplie Freud de
lui épargner de raconter le supplice des rats ; Freud ne lâche pas, il l’assure
qu’il n’a aucun penchant pour la cruauté et qu’il n’a pas l’intention de le tor-
turer inutilement (intéressante dénégation !) ; le patient raconte le supplice,
puis, à la fin de la séance, « hébété et confus », il fait une condensation entre
son père, le capitaine cruel et Freud. C’est à ce moment-là qu’il appelle Freud
« mon capitaine ». En fait, la réminiscence du supplice, plus la dénégation
intrusive de Freud, ont déclenché une excitation après coup d’excitations
anciennes mal élaborées. Et c’est alors que le patient tente de se restructurer
avec les moyens du bord – ou plutôt avec les mots dont il dispose : toi lampe,
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toi serviette, toi mon capitaine.
Alors, en ce qui nous concerne : quid de la névrose maintenant, autrefois,
celle de l’homme aux rats et celle des autres ? oui un peu, beaucoup, pas tout
le temps, et ça dépendrait avec quel analyste ; enfin quoi, névrotique ou pas
névrotique ? Il me semble prudent et pertinent de répondre : les deux mon
capitaine...
Jean Cournut
4, rue du Vert-Bois
75003 Paris

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