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Jean Cournut
Dans Revue française de psychanalyse 2003/4 (Vol. 67), pages 1263 à 1284
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 2130535658
DOI 10.3917/rfp.674.1263
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Jean COURNUT
cation, pour nous comme déjà pour Freud, mais peut-être plus précisément,
c’est prévoir, au cas par cas, les bénéfices, et les risques, d’une analyse afin de
régler la distance nécessaire, de doser frustration, silence, interventions, et sur-
tout de repérer le plus tôt possible les sollicitations contre-transférentielles.
C’est se poser la triple question, concernant : les contenus inconscients, le
fonctionnement psychique et le transfert/contre-transfert dans le processus de
la cure. Que dit-il, ce patient ; comment fonctionne-t-il ; quand il parle, à qui
parle-t-il et qu’est-ce que j’entends ?
parce que vous voulez vous venger de moi », répond Freud (p. 157 du Manus-
crit, avec en note : « ce passage est omis dans le cas publié ! »). C’est de la
relation d’objet intersubjective, hic et nunc, à la volée ! À ceci près toutefois
que Freud, passée l’empoignade, fait finalement toujours référence à l’enfance
du patient.
Autre exemple, toujours d’emblée pour introduire mon propos : c’est
l’abandon dans le texte publié d’une notation qui, comme on dit, nous inter-
roge quelque part. Au terme du premier entretien, « après que je lui ai indiqué
mes conditions, il (Ernst, le futur patient) dit qu’il lui faut en parler à sa
mère ». Quelques pages plus loin : « Dès l’âge de 6 ans j’ai souffert d’érections
et je sais qu’un jour je suis allé trouver ma mère pour m’en plaindre. » Pas de
commentaire de Freud, qui, d’ailleurs, fait peu allusion à cette mère, alors
que, je suppose, celle-ci serait actuellement l’objet de beaucoup plus de sollici-
tudes analytiques.
Quand donc on examine les deux textes, quels éclairages portent-ils sur la
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FREUD AU TRAVAIL
1. J’utilise le texte issu des OCF et publié aux PUF dans la collection « Quadrige » en 2000, avec
une préface de J. André, et par ailleurs L’Homme aux rats, Journal d’une analyse, traduit et établi par
Elza Ribeiro Hawelka, PUF, 1974.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1267
temps en temps un petit « Stück », un petit morceau, de théorie et lui fait ser-
vir des harengs ( « un petit plat » ). Parfois aussi il se défausse sur le mode :
c’est lui qui l’a dit, ce n’est pas moi, il l’a trouvé tout seul !
LA RÈGLE FONDAMENTALE
Par ailleurs, on peut, entre autres, remarquer que Freud ne fait pas
l’association entre son investigation « scientifique » et les explorations du
patient enfant sous les jupes de ses nurses. Quant à la mort à 8 ans, alors que
Ernst en a trois, de sa sœur Helga, il fait état de l’événement, et de la respon-
sabilité que le patient éprouve (à relier avec celle concernant la mort de son
père) mais il n’évoque aucune tristesse, ni chez le patient, ni chez sa mère (sa
1. Manuscrit p. 43.
1268 Jean Cournut
mère dont ce n’est qu’incidemment qu’on apprend qu’elle était une enfant
adoptée, et donc probablement orpheline).
Par contre, on admire indiscutablement la perspicacité de Freud qui appa-
raît dans des appréciations et des interprétations telles que : « le bourreau de
vous-même », « le besoin de punition », « le besoin de penser à la mort qui per-
mettrait de ne pas résoudre l’ambivalence », et surtout « sur son visage une
expression très singulièrement composite, dans laquelle, si je l’analyse, je ne puis
voir que de l’horreur devant son plaisir à lui-même inconnu » (texte p. 16 ; et
dans le Manuscrit : l’horreur d’une volupté qu’il ignore lui-même). Parenthèse :
j’avais remarqué il y a quelques années que Malraux, dans La condition humaine,
décrivait la même horreur d’un plaisir par lui-même ignoré sur le visage de son
héros. La coïncidence était spectaculaire ; Malraux avait-il lu Freud ? J. André
répond dans sa préface que Malraux considérait l’homme aux rats comme un des
grands romans du siècle (me revient aussi cette phrase de Flaubert : « Le peuple
de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur »).
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NÉVROSE ET CARACTÈRE
La névrose de l’homme aux rats est considérée par Freud comme une
névrose grave, ceci en raison de l’importance des symptômes et des formations
réactionnelles, et de la violence invalidante des représentations obsédantes et
des affects. Névrose grave et non pas seulement traits obsessionnels banals ; et
pourtant, doit-on préciser : c’est une névrose grave qui évolue, se transforme,
et même, semble-t-il, guérit grâce à l’analyse, alors que, on le sait bien, les
traits obsessionnels, les formations réactionnelles, dites aussi formations de
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NÉVROSE ET PSYCHOSE
Quand, pendant la séance, le patient se protège la tête avec ses mains comme
si Freud allait le frapper, il y a une part psychotique de lui-même qui dénie la réa-
lité, car il sait bien que Freud ne va pas le frapper. De même, lors de l’empoi-
gnade citée plus haut ( « vous voulez vous venger de moi... » ), on pourrait
entendre, comme Bion, une identification projective pathologique qui envahit le
champ de la pensée (et d’ailleurs réciproquement, quand Freud réplique : non,
c’est vous qui...). Ici question ouverte : part psychotique permanente se révélant
éventuellement lors de l’analyse d’une névrose, ou passage psychotique éventuel
induit par le processus analytique dans le cours de l’analyse d’une névrose ?
NÉVROSE ET PERVERSION
ET L’HYSTÉRIE
Au sein même de la névrose, Freud marque bien ce que l’on pourrait appe-
ler le tronc commun névrotique, et d’autre part les différences qui séparent
l’hystérophobie et la névrose obsessionnelle. Celle-ci serait, dit-il, comme un
dialecte de l’hystérie et pourtant elle est bien plus difficile à comprendre et à
traiter. Et suit une quasi-confidence contre-tranférentielle, à savoir que l’on
peut s’identifier aisément à l’obsessionnel alors que cela ne va pas de soi, loin
de là, par rapport à la conversion hystérique ! (Il faudrait rappeler aussi la fré-
quente « couverture » obsessionnelle présentée par des hystériques.)
NOTATIONS THÉORICO-PRATIQUES
Avant d’aller plus loin, une parenthèse pour citer très rapidement les tex-
tes freudiens à peu près contemporains de l’homme aux rats. Ils sont instruc-
tifs pour cerner la névrose, orienter les indications et éclairer la technique. Par
1272 Jean Cournut
relations de la névrose, d’une part avec le narcissisme et, d’autre part avec la
pulsion de mort. On n’a pas non plus évoqué une entité nosologique qui tient
à la fois du symptôme et de la structure, c’est-à-dire la dépression ; et celle qui
nous intéresse ici, la dépression dite névrotique.
LA DÉPRESSION NÉVROTIQUE
DEUIL ET NÉVROSE
NÉVROSE ET DESTRUCTIVITÉ
— une autre réponse est sans doute plus réaliste : ce qui a protégé l’homme aux
rats, c’est la tenacité de Freud, sa conviction profonde et ses capacités, pas
toujours conscientes chez lui, d’implication et d’identification. Le patient en
était d’ailleurs peut-être lui-même conscient. Par exemple, il dénonce la
bienveillance de Freud, lui servant des harengs et de la théorie, comme étant
une véritable formation réactionnelle ; mais, finalement celle-ci lui donne
l’occasion de « sortir » son agressivité : il déteste les harengs et fait un rêve
de hareng dans le cul de la mère et de la fille de Freud...
— Autre réponse, dans un autre registre, à la question de la destructivité,
qu’est-ce qui en a protégé l’homme aux rats ? Il faut bien le dire : c’est sa
névrose obsessionnelle – et là on peut reconnaître que la traduction par
« névrose de contrainte » est fort bien adaptée. La névrose a contenu la des-
tructivité potentielle, l’a contrainte à se noyer dans l’inhibition, l’hésitation, la
régression de l’acte à la pensée. Conséquence pratique, prévisionnelle : la
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NÉVROSE ET NARCISSISME
LA TERMINAISON DE L’ANALYSE
UN COMPORTEMENT INEXPLIQUÉ
L’OMBRE DE JULIUS
pas encore des mots d’injure. Freud se dit très étonné ; en effet cet épisode
est survenu à l’âge de 3 ans et le patient ne s’en souvient pas, c’est sa mère
(ou son père selon le Manuscrit) qui le lui a rapporté. Or – et Freud ne
semble pas faire l’association – 3 ans, c’est l’âge qu’avait le patient quand il
a repéré chez sa sœur Helga assise sur le pot la différence des sexes. C’est
aussi l’âge qu’il avait à la mort de cette même sœur Helga. Freud insiste sur
l’importance pour le patient de la mort de cette sœur mais ajoute une paren-
thèse (dans le Manuscrit p. 105), non publié dans le texte officiel : « oublié
cela à cause de mes propres complexes ». Elza Hawelka rappelle en note une
lettre de Freud à Fliess datant de 1897 dans laquelle Freud évoque la nais-
sance et la mort de son frère Julius, sa jalousie et ses vœux de mort envers
celui-ci.
De fait, l’association avec la mort de la sœur est judicieuse, mais on peut
en proposer une autre, complémentaire dans l’antériorité : en effet, à l’homme
aux rats, né au printemps 1878, est né – à lui aussi – un frère, Hugo, à
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EXCITATION ET PULSION
LE NOYAU DUR
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Dans l’hypothèse que j’ai esquissée concernant l’homme aux rats, on voit
bien qu’à la rencontre des traumas précoces on aurait quitté le registre de la
névrose. Mais on voit aussi – et c’est en filigrane dans les textes, surtout dans le
Manuscrit – que les associations du patient auraient permis de construire et
d’interpréter des fantasmes de scène primitive et de théories sexuelles infantiles,
complexe de castration inclus. Ç’aurait alors été, là, en quelque sorte, le retour
de la névrose, ou plutôt le retour dans la névrose.
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1281
INCERTITUDES DE LA NOSOGRAPHIE
Alors, sur quels critères est-il à peu près possible de poser l’indication
d’une analyse, ou d’une psychothérapie analytique en face à face, ou d’un psy-
chodrame ? Comment, dans le style de l’analyste et son contre-transfert, pré-
voir, pressentir l’analysabilité d’une personne ?, comment apprécier la possibi-
lité d’un travail analytique, à quel prix et selon quelle stratégie (nombre de
séances, silence, interventions, mimique, frustration, capacité d’accueil, etc.).
On propose, schématiquement ici, plusieurs jalons, tels que :
— La capacité associative ( « ah oui, ça m’a fait penser à... » ).
— Le regard que le sujet peut porter sur son propre fonctionnement, ou,
si l’on veut, la distance qu’il est susceptible de prendre par rapport à sa vie
psychique, voire psychosomatique ( « je crois que dans ce genre de situation
j’ai tendance à réagir comme ci ou comme ça, etc. » ).
— L’intuition (l’insight) de ses processus primaires, de ses projections
transférentielles, et d’une signification possible de ses rêves.
— La mobilité des investissements et des identifications (depuis
l’adhésivité et l’impossibilité de changer d’objet jusqu’au tournoiement objec-
tal incessant).
Névrose : Quid, hic et nunc ? 1283
Le texte de Freud, pris ici comme canevas pour réfléchir sur la névrose,
va encore nous servir pour illustrer l’ambiguïté des nosographies abusives. On
pourrait d’ailleurs recourir à la logique chaudronne pour décrire l’état des
lieux. On se souvient que cette logique s’articule en trois termes : non,
d’ailleurs, et de toute façon (ce dernier terme énonçant une loi de fonctionne-
ment) (exemple du rêve de l’injection faite à Irma : non je ne suis pas respon-
sable, d’ailleurs c’est Otto qui, etc., de toute façon le rêve est la réalisation
d’un désir). En ce qui concerne la névrose, on pourrait avancer :
1284 Jean Cournut