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Clinique d'un état de démentalisation

Claude Smadja
Dans Revue française de psychosomatique 2001/1 (no 19), pages 11 à 27
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1164-4796
ISBN 2130520847
DOI 10.3917/rfps.019.0011
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CLAUDE SMADJA

Clinique d’un état de démentalisation

Dans la première partie de ce texte, je me suis efforcé de définir la


démentalisation d’un point de vue général à travers quelques-unes de ces
grandes lignes cliniques telles qu’elles apparaissent au psychanalyste-
psychosomaticien. Une investigation psychosomatique d’une patiente
adulte présentant une sclérose en plaques vient illustrer dans sa singu-
larité et ses variantes personnelles le cadre général de la démentalisation
défini précédemment.
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SÉMIOLOGIE DE L’ÉTAT DE DÉMENTALISATION

Pour introduire la notion de démentalisation

Historiquement, la notion de démentalisation est associée aux études


de psychosomatique. Elle s’est imposée comme objet de travail théorique
dans les élaborations des psychosomaticiens, dès lors que la conflictua-
lité psychique s’est trouvée plus ou moins gravement en défaut. Elle
recouvre en négatif le champ de ce qui ne peut être traité par des moyens
psychiques. Ainsi, la notion de démentalisation ne peut être comprise
que dans son rapport dynamique à celle de mentalisation. L’ensemble
des psychosomaticiens s’accorde en général à définir le travail de la men-
talisation comme une aptitude à traiter et à élaborer les représentants
psychiques de la pulsion selon leurs deux dimensions, qualitative et
quantitative. La clinique psychanalytique des malades somatiques a
montré que les altérations de la qualité de la vie de représentation et de
la vie fantasmatique orientent l’économie psychosomatique vers des
issues non psychiques, tels les comportements ou les somatisations. Le
champ de la démentalisation recouvre ainsi l’ensemble des mécanismes
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psychiques qui sous-tendent cette économie et entravent le traitement


psychique de la conflictualité.
Le terme de démentalisation est un néologisme. Il contient l’idée que
quelque chose est retiré à la mentalisation. Le préfixe « dé » accolé au
terme mentalisation suppose un mouvement dynamique de retrait de ce
qui avait été initialement ou antérieurement placé dans le registre du tra-
vail psychique. Par extension, et sans doute abusivement, la démentali-
sation renvoie à la notion de carence, passagère ou chronique, de
mécanismes psychiques impliqués dans l’élaboration pulsionnelle,
comme dans les états névrotiques actuels. La notion de démentalisation
suppose rigoureusement qu’une certaine forme de mentalisation a été
défaite à un moment donné. Toutefois, la force et la précocité des situa-
tions traumatiques ayant entraîné des défauts de la mentalisation vont
jouer un rôle déterminant aussi bien dans la profondeur de la démenta-
lisation que dans les remaniements psychiques qui vont lui succéder soit
naturellement soit avec l’aide d’un travail analytique.
Si le terme de mentalisation figure dans le corpus théorique de Pierre
Marty, celui de démentalisation en est absent. À sa place, est développée
la notion de désorganisation. Celle-ci suppose que se trouve à l’œuvre
dans l’appareil psychique et à certains moments traumatiques une force
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de déconstruction qui efface les bases sur lesquelles s’est établie l’orga-
nisation psychique du sujet. Cette force représente pour son auteur le
courant contre-évolutif sous-tendu par les mouvements individuels de
mort. Ainsi, pour Pierre Marty, la démentalisation correspond à l’effa-
cement des mécanismes de la mentalisation. De la même manière, nous
ne trouvons pas de mention de la démentalisation dans la pensée d’An-
dré Green. La fonction désobjectalisante qu’il décrit comme témoin de la
préséance de la pulsion de mort dans le fonctionnement psychique peut
en être rapprochée. Elle suppose un mouvement radical et exclusif de
désinvestissement avec perte des capacités psychiques de réinvestisse-
ment. Dans ce sens, la fonction désobjectalisante aboutit à une perte de
tout statut d’objet dans le fonctionnement psychique et peut se lire en
termes d’effacement. Nous pouvons ainsi associer la notion de démenta-
lisation à une forme radicale de travail du négatif chez André Green.
C’est Michel Fain qui a mis en usage le terme de démentalisation.
Celle-ci s’inscrit comme un avatar du destin pulsionnel et suppose que
soit interrompue la trajectoire pulsionnelle vers son accomplissement
œdipien et l’organisation d’un surmoi post-œdipien. Ainsi, la démenta-
lisation est liée dans la pensée de Michel Fain à l’inachèvement pulsion-
nel. En suivant cette conception, on peut définir un certain nombre de
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lignes de démentalisation qui représentent autant de zones de vulnéra-


bilité du fonctionnement psychique marqué du sceau de l’inachèvement
pulsionnel. C’est au niveau de ces lignes de démentalisation que s’opé-
reront préférentiellement des fractures dans l’équilibre psychosomatique
du sujet.

Regroupement sémiologique

L’investigation psychosomatique, saisie dans le creuset de la relation


entre le patient et l’analyste, permet de reconnaître un certain nombre
de signes, témoins de l’état de démentalisation du patient. Le fil rouge de
ce regroupement sémiologique nous oriente vers des modalités psy-
chiques situées au-delà du principe de plaisir. Ici, les processus de maî-
trise prennent le pas sur les processus de symbolisation et l’économique
pèse de tout son poids à des degrés divers sur l’ensemble du fonctionne-
ment psychique.

1- Le fonctionnement opératoire. – Il s’agit d’une modalité particu-


lière de fonctionnement psychique remarquable par son caractère de
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suradaptation à la réalité collective. Elle se révèle sous deux aspects
majeurs : l’un idéique, la pensée opératoire, et l’autre affectif, la dépres-
sion essentielle. La pensée opératoire est une pensée qui colle à la réalité
perceptive et utilise les mots du consensus collectif. Elle décrit des évé-
nements, énumère des faits mais ne raconte pas d’histoire. On peut la
qualifier de pensée orpheline, dans la mesure où il s’agit d’une pensée
privée de son auteur. En effet, elle n’advient pas à la conscience du sujet
comme substitut de la réalisation hallucinatoire du désir et ne contre-
investit pas le double sens des mots. Elle s’affiche plutôt comme une pen-
sée autonome marquée du sceau du collectif. La dépression essentielle se
révèle à l’analyste comme une dépression sans expression. Orpheline des
attributs habituels des dépressions classiques du champ de la psychopa-
thologie, elle est d’une reconnaissance souvent difficile. Du côté du
patient, elle advient à la conscience dans des formulations langagières
qui utilisent les modes sociales actuelles. Ainsi s’exprime-t-elle par une
baisse de forme, un manque d’énergie, une perte de la « pêche ». Du côté
de l’analyste, une perception s’impose d’emblée : celle d’une perte géné-
rale d’investissement libidinal chez le patient. Cette perception est sou-
vent accompagnée chez l’analyste d’un sentiment d’inquiétude pour la
vie psychique du patient et pour sa vie tout court. En réalité, la dépres-
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sion essentielle se décline selon une autre sémiologie que celle à laquelle
on est habitué dans les dépressions psychiatriques classiques. Ce que le
patient a perdu, c’est le sentiment de légèreté de l’existence qui confère
à celui qui l’éprouve une aptitude au plaisir dans tous les moments ordi-
naires de la vie. Pour lui, au contraire, tout devient coûteux, pesant et
grave. Au cœur de cette expérience dépressive, figure ce que l’on peut
qualifier de perte de l’espoir. Cette perte est vécue par le patient comme
une interruption douloureuse du sentiment de continuité de l’existence.
Elle a pour conséquence de le priver de toute projection dans le futur à
partir de ses rêveries de désir. Le patient se trouve ainsi emprisonné
dans le carcan de l’actuel et de l’actualité. Il vit intimement cette expé-
rience de fracture psychique comme une catastrophe intérieure.
Le fonctionnement opératoire est imposé au sujet du fait de circons-
tances traumatiques brutales, tant internes qu’externes. Par le surin-
vestissement de la réalité perceptive qu’il met en place, il vise à protéger
le sujet contre le déploiement d’événements hallucinatoires internes
qu’en même temps il maintient réprimés. Il apparaît ainsi comme un
mode adaptatif extrême, maintenant le fonctionnement psychique en état
de survie.
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2 - Le surinvestissement des procédures du moi. – Il s’agit ici d’une
orientation générale de l’économie du sujet conférant au moi un rôle
démesuré dans la régulation des excitations psychiques. L’hypertrophie
du moi s’illustre dans le surinvestissement de la motricité et des modes
secondaires et rationnels de la pensée. Elle se révèle chez le patient par
une valorisation de l’autonomie au détriment d’une position de dépen-
dance plaisante à l’égard des objets. Cette exigence d’autonomie reven-
diquée par le patient est sous-tendue par l’existence dans son
fonctionnement psychique d’un idéal contraignant et imposant le silence
sur toute revendication pulsionnelle.
Le surinvestissement des procédures du moi est lié sur le plan théo-
rique à la notion d’impératif de prématurité du moi développée par
Michel Fain. Cette notion met l’accent sur l’avancée du moi par rapport
à la libido dans le développement précoce du petit de l’homme. Ce surin-
vestissement des fonctions du moi a un effet de contre-investissement vis-
à-vis d’un développement auto-érotique pulsionnel contrarié précocement
par une conjoncture traumatique mettant en cause l’inconscient mater-
nel et le cadre parental. Le développement d’un idéal démesuré à fonc-
tion répressive se substitue alors à la constitution d’un surmoi post-œdipien
à fonction refoulante.
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3 - Le narcissisme phallique. – Il s’agit d’un trait de comportement


qui se traduit chez le patient par une valorisation de l’activité en toutes
choses et en toutes circonstances. Dans certaines limites, et lorsque les
conditions économiques tant internes qu’externes restent relativement
stables, cette valorisation de l’activité contribue à rehausser le sentiment
d’estime de soi du sujet. Au-delà de ces limites et lorsque les conditions
économiques deviennent instables, cette contrainte à l’activité peut
conduire à l’épuisement psychosomatique. Ce mode actif qui marque de
son sceau l’ensemble de la vie du patient lui est imposé en raison d’une
inaptitude à se replier périodiquement sur une position passive plaisante.
On comprend alors que ce narcissisme de comportement, par son carac-
tère irréductiblement contraignant, prive le patient des effets de restau-
ration psychique et surtout somatique d’une régression narcissique de
plein emploi.
Le narcissisme phallique est un avatar du développement pulsionnel
et un témoin de son inachèvement. Il résulte de l’échec de l’établissement
du double retournement pulsionnel qui vise à assurer à la pulsion une
position de jouissance passive avec l’aide d’un objet actif. C’est en défi-
nitive, et selon Michel Fain, sur les bases d’un déni concernant le vécu
d’un manque au niveau des auto-érotismes du sujet que s’établira cette
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perversion narcissique que représente le narcissisme phallique.

4 - La dramatisation à polarité externe. – Chez les patients en état


de démentalisation, l’espace de la réalité externe devient le lieu de la
dramatisation. Au contraire de la dramatisation interne hystérique,
associée à la vie des représentations et des fantasmes individuels du
sujet, la dramatisation externe prend sa source dans les perceptions. La
conflictualité se déploie alors sur la scène de la réalité avec d’autres
acteurs que les acteurs habituels de la conflictualité psychique. Par
exemple, il est fréquent que le sujet ait à vivre des conflits entre ses
idéaux et les exigences de la réalité collective. Cette extériorisation dra-
matique confère à la réalité du patient un caractère vif, voire chatoyant,
qui garde le sceau de la sensorialité. La rupture entre le moi et ses
sources pulsionnelles et la mise hors circuit de l’activité préconsciente
qu’elle entraîne sous-tendent cette activité d’extériorisation perceptive
et obligent à distinguer ces mécanismes de la projection. Celle-ci en effet
impliquerait une infiltration fantasmatique de la réalité externe et son
retour vers le fonctionnement psychique du sujet sous la forme halluci-
natoire.
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5 - Le recours à la voie somatique. – Dans une conception psychana-


lytique de l’économie psychosomatique, nous considérons le recours à la
voie somatique comme l’une des voies possibles dont dispose le sujet à un
moment donné de son existence pour faire front aux conflits de tout
ordre qu’il a à traiter. Lorsque l’appareil psychique se trouve débordé
ou dans un état d’incapacité à élaborer des excitations pulsionnelles
selon le principe de plaisir-déplaisir, il est fréquent que la voie somatique
soit préférentiellement utilisée. Dans les états de démentalisation qui
s’organisent dans un fonctionnement opératoire, la réactivité psychique
est en panne et tout ce qui prend valeur de conflit pour le patient
entraîne immédiatement des modifications somatiques. Le court-circuit
du fonctionnement psychique et le passage par des voies courtes vers la
scène somatique deviennent ainsi l’un des paramètres cliniques des états
opératoires.

Quelques notes sur le contre-transfert

L’investigation psychosomatique d’un patient malade sur le plan


somatique représente habituellement le premier temps d’une rencontre
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avec un psychanalyste. Le découpage sémiologique qui en résulte pro-
cède d’un travail de pensée de l’analyste après coup à partir de son expé-
rience vécue au contact du patient et de ses cadres conceptuels. La
manière dont le patient se présente à l’analyste au cours de sa première
rencontre avec lui est quelquefois contredite au cours des rencontres
ultérieures. De plus, au cours même de la première consultation, l’écoute
de l’analyste, sa présence et son activité, peuvent modifier sensiblement
la nature des matériaux produits psychiquement par le patient. Il se
révèle ainsi que les états de démentalisation peuvent se montrer très
variables et leur degré ou leur profondeur se moduler en fonction de
l’échange entre le patient et le psychanalyste. Celui-ci peut toutefois être
confronté à trois ordres de difficultés contre-transférentielles :
– L’ennui. Il s’agit d’une position de désinvestissement progressif de
l’analyste vis-à-vis de son patient. Certains discours opératoires ou
marqués d’une rationalisation excessive apparaissent extrêmement ser-
rés et ne laissent que peu ou pas d’ouverture à l’analyste. Celui-ci peut
alors se sentir mis hors jeu et désinvestir progressivement son patient.
– La fatigue. Cet état contre-transférentiel résulte d’un effort constant
que suscite chez l’analyste le discours de son patient. La fermeture de
la voie régrédiente qui permet actuellement à l’analyste de se replier
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sur une écoute flottante l’oblige alors à se maintenir dans une attitude
progrédiente de vigilance intellectuelle. Il est possible aussi que parti-
cipe à cet état de fatigue la projection de la part du patient d’une vio-
lence désorganisée.
– L’absence de contre-transfert. Dans certains états opératoires, l’ab-
sence d’investissement transférentiel de la part du patient rend impos-
sible chez l’analyste le développement d’un contre-transfert. La
relation reste fonctionnelle et l’analyste se voit privé de représentations
contre-transférentielles qu’il peut, s’il le choisit, proposer à son
patient. C’est dans ce contexte, très éloigné du travail analytique
actuel, que l’analyste devra faire preuve d’un véritable « art de la
conversation » en usant de la richesse et de la polysémie des mots pour
décondenser l’élocution langagière conformiste de son patient.

UNE INVESTIGATION PSYCHOSOMATIQUE

L’investigation psychosomatique de Régine A. comprend deux temps


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séparés par un délai de quinze jours.
Régine A. a trente et un ans. Elle s’est adressée à l’IPSO sur les conseils
d’une amie qui connaissait un patient suivi à l’hôpital Pierre-Marty.
Lorsque je vais la chercher dans la salle d’attente, je n’y trouve per-
sonne. La patiente est dans le bureau de la secrétaire et bavarde avec
elle. Comme j’ai quelques minutes de retard, je m’excuse auprès d’elle.
Elle me lance alors : « Oh, ce n’est pas grave ! » Et dès que nous arrivons
dans le bureau et avant de s’asseoir, elle poursuit en m’interpellant :
« Vous savez, je n’ai que mon travail après ce rendez-vous, ce n’est vrai-
ment pas grave. Vous n’êtes pas d’accord ? »
C’est une jeune femme mince, voire maigre, de taille moyenne et
habillée sans élégance. Elle a un air fatigué qui contraste avec une acti-
vité volubile et une tonalité logorrhéique dans son discours. Le contact
est direct, familier. Elle semble poursuivre la conversation qu’elle avait
amorcée avec la secrétaire. Le passage d’un objet à l’autre, d’un inter-
locuteur à l’autre, semble avoir échappé à un travail de différenciation.
Assise sur le bord du fauteuil et réduisant ainsi la distance avec moi,
elle poursuit : « J’ai une sclérose en plaques et mon neurologue pense que
je suis déprimée. Depuis plusieurs mois, il me prescrit un traitement
antidépresseur mais je ne suis pas ce traitement régulièrement. Je ne suis
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pas d’accord avec son diagnostic. Je ne me sens pas déprimée.


D’ailleurs, vous voyez bien, je continue de travailler et je n’ai jamais eu
d’idées noires. Alors, je ne comprends pas pourquoi il insiste tant sur ce
diagnostic de dépression. Et puis, c’est curieux, me dit-elle, depuis que
je suis malade, c’est presque le contraire qui est arrivé. Enfin, j’ai un
diagnostic précis. Avant, je souffrais de nombreux symptômes, j’allais de
médecin en médecin et personne ne trouvait ce que j’avais. Aujourd’hui,
depuis que je sais que j’ai une sclérose en plaques, je me sens plutôt
mieux. Il y a quelques mois, mon médecin m’a adressée à une maison de
repos, enfin, une clinique psychiatrique. On m’a mise pendant quinze
jours sous perfusion de Neuroxyl et puis j’en suis sortie, j’étais complè-
tement ensuquée. Je ne pouvais plus rien faire. Je ne me sentais pas
bien. Mon médecin me dit qu’il faut que j’oublie mais je ne sais pas quoi
oublier et d’ailleurs, je n’ai rien à oublier. Pour ma sclérose en plaques,
on m’a mise sous Interféron. Ça fatigue beaucoup, mais je lutte contre
cette fatigue.
Comme je perçois dans son élocution une discrète dysarthrie, je lui
demande si elle s’en rend compte. Dans un premier temps, elle me dit
qu’elle ne s’en était pas rendu compte jusqu’alors. Puis, petit à petit au
cours de l’entretien, elle me signalera cette difficulté d’élocution comme
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si elle en prenait conscience personnellement et à son tour.
La maladie somatique et la dépression sont d’emblée mises sur le
même plan dans le discours de la patiente. Entre elle et son médecin neu-
rologue s’est développé un malentendu sur le diagnostic de dépression.
Pour Régine A., il n’y a pas de reconnaissance d’un affect dépressif. Elle
en veut pour preuve le fait qu’elle reste active et qu’elle n’a pas d’idées
noires. Autrement dit, l’expression dépressive ordinaire et commune fait
défaut chez elle. Sa défense hypomaniaque habituelle semble lui servir de
recouvrement à une expérience dépressive absente à sa conscience. Pour
la médecine au contraire, il n’y a pas de doute à la perception d’un vécu
dépressif chez cette patiente. D’où l’insistance de son neurologue à la
traiter comme on traite un patient déprimé. Dans ce malentendu, je
pense que les deux protagonistes ont raison. Mais ils ne perçoivent pas
les choses selon le même point de vue. Comme son médecin, je perçois
chez Régine A. une dépression diffuse, étendue et profonde, mais il s’agit
d’une dépression essentielle que sa défense hypomaniaque, constante
chez elle, peine à contre-investir. Il s’agit d’une dépression sans expres-
sion habituelle, sans coloration symptomatique. Tout au plus est-elle
figurée par un sentiment de fatigue, de lassitude à vivre. Pour ma
patiente, ce qui est mis en avant est le rapport paradoxal entre sa mala-
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die somatique et sa dépression. Comme Fritz Zorn, l’auteur de Mars, elle


se sent mieux depuis qu’elle est malade ou, plus précisément, depuis
qu’elle se sait malade avec un diagnostic médical précis. Un second mal-
entendu entre la patiente et son médecin est évoqué ici. Il concerne la
question de l’oubli. Cette question est liée à celle du refoulement. Pour
son neurologue, il semble évident que la dépression de sa patiente est liée
à l’absence de refoulement d’événements traumatiques de sa vie ordi-
naire. Pour Régine A., au contraire, tout se passe comme si l’existence
d’un autre lieu – l’inconscient – vers lequel seraient refoulés, rejetés, un
certain nombre d’événements psychiques traumatiques n’avait pas de
raison d’être. Pour elle les excitations psychiques insupportables
devraient être traitées autrement, selon d’autres modalités économiques.
Il se pose en tout cas ici la question de savoir quels sont les moyens
défensifs dont elle peut disposer pour réguler son économie psychique et
psychosomatique.
C’est en 1996 que le diagnostic de sclérose en plaques a été posé pour
la première fois. Régine A. m’explique qu’elle avait alors perdu la sen-
sibilité de son hémicorps gauche depuis le cou jusqu’au pied, mais elle ne
s’en était pas aperçue. C’est un peu plus tard, lorsque sont apparues des
difficultés motrices, qu’elle a été amenée à consulter un neurologue.
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Je remarque le défaut de perception psychique de sa sensibilité et
l’associe à ce qu’elle évoquera un peu plus tard au cours de l’entretien
de sa résistance à la douleur.
Je lui demande de me parler d’elle à ce moment-là.
« J’étais en train de me séparer du petit ami avec qui je vivais depuis
six ans. C’était un homme mou, avec qui en fait je m’ennuyais tout le
temps. Je ne faisais d’ailleurs aucun projet de mariage avec lui.
– Mou ?
– Oui, il ne prenait jamais d’initiatives. Par exemple, le soir, je lui
proposais d’aller au cinéma, il préférait rester devant la télévision. Alors
moi, je restais à côté et je tricotais. Ce n’est que deux ans plus tard que
j’ai rencontré l’homme avec qui je vis aujourd’hui. Je le connaissais
déjà, mais il ne s’était jamais rien passé entre nous. On a décidé de se
marier. »
Elle associe immédiatement sur sa belle-mère ou future belle-mère.
« Elle me harcèle tout le temps, elle se plaint d’être mise à l’écart des pré-
paratifs du mariage qui doit avoir lieu en juillet prochain. Elle téléphone
des dizaines de fois par jour. Par exemple, le matin elle appelle tôt et
nous réveille, elle demande à son fils des conseils pour la Bourse. C’est
complètement fou, non ? » Elle évoque de nombreuses situations
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concrètes de conflit avec sa belle-mère et me décrit avec un luxe de


détails les disputes violentes qui ont lieu chez elle entre son petit ami et
sa mère.
Cette séquence, centrée sur ses relations conflictuelles avec sa future
belle-mère se déroule dans un climat affectif de discrète véhémence et
revendication. Cependant, le ton général de son discours reste fortement
descriptif, s’attachant aux détails concrets et aux événements. Le surin-
vestissement perceptif des scènes qu’elle décrit a des effets fortement sug-
gestifs. Je me sens happé comme un témoin visuel des scènes qu’elle me
dépeint. Tout se passe comme si le lieu où se jouent ses relations à l’autre
était placé à l’extérieur et non à l’intérieur de son espace psychique. La
dramatisation semble ici être extériorisée et non internalisée. À certains
moments, alors qu’elle se plaint de sa belle-mère, j’ai le sentiment qu’elle
me la dépeint comme un objet persécuteur. Cependant, je pense que ce
qui est en cause ici est plutôt un mécanisme d’extériorisation que de pro-
jection authentique.
Après cette première partie d’entretien et comme saisie par la
conscience de la place qu’elle a prise au cours de cet échange, me laissant
celle de l’écouter, elle me lance : « Je suis bavarde, n’est-ce pas ? »
Je fais une mimique de confirmation.
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« J’ai toujours été bavarde, je vous ai raconté beaucoup de choses.
– Oui, en effet, vous pourriez me dire d’autres choses sur vous-même. »
Je la sollicite alors sur son histoire personnelle et sur sa famille.
Elle a ses deux parents et un frère de neuf ans plus jeune qu’elle.
Après cette présentation succincte, c’est sa grand-mère paternelle qui
vient en premier lieu à son esprit. « Elle est morte quelque temps avant
le début de ma sclérose en plaques. Elle a été ma vraie mère, mon amie,
ma confidente. Elle savait tout de moi et si je continue de vous en parler,
je vais me mettre à pleurer. Je préfère vous parler d’autre chose. »
L’évocation de sa grand-mère, mère de son père, morte peu de temps
avant le début de sa maladie, contraste avec les descriptions factuelles de
ses relations avec les autres objets de son environnement personnel. Cette
évocation est accompagnée d’affects violents de tristesse dont l’intensité est
telle qu’elle craint d’être submergée en en parlant. Je décide de respecter
cette position. Cette association restera en latence et resurgira quinze jours
plus tard pendant le second entretien, au cours d’un rêve qu’elle me
contera. Il ne fait pas de doute pour moi à ce moment-là que la qualité psy-
chique de sa relation à sa grand-mère contraste nettement avec le traite-
ment qu’elle fait de ses autres objets. Cette parenthèse, bien que brève, est
la seule qui soit énoncée en dehors de tout discours opératoire.
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Clinique d’un état de démentalisation 21

« Avec ma mère, on s’est toujours engueulées. Elle est elle-même


malade. Depuis 1993, elle fait cancer sur cancer. Elle a commencé par
un cancer du sein et puis actuellement, elle est en chimiothérapie pour
un cancer du poumon. C’est drôle, elle qui ne fumait jamais. Quand je
suis tombée malade, j’ai décidé de ne pas lui en parler. Quand j’allais
rendre visite à mes parents, j’étais obligée de monter tout un cinéma.
Je venais avec mes médicaments que je devais tenir au frais dans des
boîtes spéciales. J’étais obligée d’avoir un complice qui venait me cher-
cher à la gare. Une fois arrivée à la maison de mes parents, je plaçais
ces boîtes dans le réfrigérateur, à l’insu de ma mère. Seul mon père
connaissait ma maladie. Un jour, ma mère s’en est rendu compte en
ouvrant le réfrigérateur. Elle a demandé alors à qui appartenaient ces
boîtes. Elle a interrogé mon père, mon frère, et puis s’est enfin tournée
vers moi. Elle m’a alors dit : “Puisque ça n’appartient ni à moi, ni à
ton père, ni à ton frère, c’est donc à toi ?” Dans un premier temps, j’ai
esquivé la question et je lui ai dit que c’étaient des produits pour mon
allergie. Et puis après, ne pouvant plus faire autrement, je lui ai dit
que j’avais une sclérose en plaques. Ça l’a secouée et, par la suite, elle
est allée voir un psychiatre qu’elle voit encore aujourd’hui. Avec ma
mère, tout tourne immédiatement au conflit. On ne peut pas se parler
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sans s’engueuler. »
Après un certain temps, je lui fais remarquer qu’elle ne parle pas de
son père.
« Je me sens très complice de mon père, on a toujours été très proches
l’un de l’autre. On a les mêmes intérêts intellectuels, on est plutôt scien-
tifiques et mathématiques tous les deux. C’est le contraire pour ma
mère. » Puis elle me lance : « C’est peut-être pour ça que j’étais si liée à
ma grand-mère. Je crois que ma mère a dû être jalouse de cette compli-
cité avec mon père.
– Jalouse ?
– Oui, elle ne le montrait pas, mais elle était autoritaire. »
Vers la fin de l’entretien, je lui fais remarquer le talent particulier
qu’elle a à me raconter les scènes de sa vie d’une manière si vivement
suggestive.
« Vous savez, je suis très concrète, plutôt technicienne qu’intellec-
tuelle, comme mon père, d’ailleurs. Quelquefois, je me dis qu’un croquis
vaut mieux que des mots pour expliquer les choses. »
Elle revient alors sur sa maladie et me dit qu’elle a pris l’habitude de
matérialiser ses poussées.
« Matérialiser vos poussées ?
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22 Claude Smadja

– Oui, je leur donne une traduction matérielle. »


Elle m’explique alors qu’elle fabrique un ballon avec de la pâte puis
lui parle comme s’il s’agissait de sa poussée de sclérose en plaques.
« De quoi parlez-vous ?
– Je lui demande de me quitter, de me laisser tranquille. »
Cette technique évoque les visualisations dont font usage certains
patients cancéreux et grâce auxquels ils se figurent leur cancer et les
moyens de lutte contre celui-ci.
Au terme de l’entretien, je lui demande comment elle se représente ce
qu’elle attend de l’Institut de psychosomatique. Saisie par cette question
qui semble l’embarrasser, et pour la première fois depuis cet échange,
elle marque une pause et puis me dit : « Ah, là, je sèche. »
Sans doute, la sollicitation à se représenter les choses plutôt qu’à les
décrire et à les figurer complètement par des images ou des objets l’a-
t-elle mise en difficulté.
Reprenant son mode habituel de fonctionnement, elle me dit sur une
forme interrogative : « Pensez-vous que je sois une matière que l’on
puisse travailler ?
– Je pense que nous pouvons continuer de parler ensemble. »
Je lui fais remarquer qu’elle m’a décrit de nombreuses relations dif-
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ficiles et certaines insupportables pour elle, mais elle ne m’a pas dit com-
ment elle les vivait intérieurement.
«Vous savez, je n’ai jamais été déprimée, mais j’ai toujours été malade.»
Elle me décrit alors des crises de porphyrie qui ont jalonné son ado-
lescence puis, dans les dix dernières années, des accès de vertiges qui
l’ont fait errer de médecin en médecin.
Ces accès de malaises ou de vertiges évoquent des états d’angoisse
diffuse que Michel Fain a très bien décrits.
« Actuellement, j’ai peur de me laisser à nouveau déborder par des
états d’angoisse. »
Je lui demande ce qu’elle entend par là.
Se rapprochant un peu de moi, me regardant fixement et s’aidant de
gestes de ses deux mains, elle me dit alors : « Je suis comme un lion en
cage. Il n’y a rien qui soit plus terrible pour moi que cela. J’ai besoin
d’être en permanence active, je ne supporte pas de ne rien faire. »
Je l’invite à ce que nous nous revoyions une seconde fois afin que
nous prenions le temps de parler de cela.
Après l’entretien, je rejoins le bureau de la secrétaire et celle-ci me
dit : « Vous savez, la patiente que vous venez de voir est très intéressante.
Elle a parlé avec moi avant que vous ne la preniez en consultation. Sim-
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Clinique d’un état de démentalisation 23

plement, j’ai trouvé qu’elle ne reconnaissait pas sa maladie. Elle m’a dit
qu’elle n’était jamais déprimée et m’a demandé si moi, je l’étais de temps
en temps. Je lui ai répondu, un peu embarrassée, qu’il arrive quelque-
fois qu’on ait une baisse de moral. Elle m’a répondu qu’elle ne connais-
sait pas cela. »
Je trouve remarquable que la secrétaire ait perçu deux des aspects les
plus saillants du fonctionnement psychique de la patiente : d’une part,
l’intérêt qu’a suscité chez elle sa manière particulière de décrire des évé-
nements de sa vie actuelle et d’autre part l’exclusion de toute expression
affective.
Au terme de ce premier entretien, j’ai le sentiment au sujet de Régine
A. que c’est une patiente très fragile, tant sur le plan psychique, par la
précarité de ses moyens psychiques, de repli défensif, que sur le plan
somatique. Elle m’apparaît constamment au bord de la désorganisation
psychosomatique.

Second entretien

En entrant dans le bureau et encore debout, Régine A. s’exclame :


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« Ah, ça tombe bien que je vous revoie, je sors de la Salpêtrière, j’ai fait
une poussée. » Une fois assise, elle me dit qu’elle est à cran, elle le répète
plusieurs fois, en accompagnant ses mots de gestes avec ses deux mains
recroquevillées. Je n’en peux plus, je n’arrive plus à gérer la situation.
Je perçois un climat affectif sensiblement différent de celui qui accom-
pagnait le précédent entretien. Ici dominent l’angoisse et la désorgani-
sation psychique. Sa tenue défensive précaire s’est sensiblement fissurée.
Je me sens d’emblée l’objet d’un investissement massif à valeur
d’étayage narcissique.
Sans avoir à lui demander explicitement ce qui se passe, j’ai une
mimique qui l’invite à associer.
« Je me suis fâchée avec ma mère au sujet de ma belle-mère. Ma mère
m’a proposé d’organiser un repas familial en invitant ma belle-mère.
J’ai alors explosé et je lui ai dit : “Je ne veux pas inviter ma belle-mère
et faire la cuisine pour elle.” Et puis ma mère a téléphoné à mon ami
pour lui demander d’inviter sa mère à un repas commun. Vous vous
rendez compte, elle est passée au-dessus de moi, maintenant la chose est
engagée et je suis hors de moi. Tout ça s’est passé le week-end dernier. »
Elle dit se sentir angoissée et tout à fait impuissante à traiter cette situa-
tion.
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24 Claude Smadja

Je lui demande ce qu’elle a dit à sa belle-mère.


« Oh, vous savez, j’ai été très polie. C’est comme cela que je suis avec
tous les gens. »
Je lui fais remarquer l’écart existant entre l’intensité de ce qu’elle vit
intérieurement et le conformisme de son attitude à l’égard de sa belle-
mère.
Elle me répond immédiatement : « C’est l’éducation. On nous a tou-
jours élevés comme cela. Il faut toujours être poli et diplomate avec les
autres et ne jamais susciter de conflits. » Elle poursuit en me parlant lon-
guement de différentes situations au cours desquelles elle est amenée à
écouter sa belle-mère lui parler de problèmes domestiques. « Je suis
envahie par elle, elle me téléphone plusieurs dizaines de fois par jour. »
Pendant plusieurs mois, elle a éprouvé des nausées et s’est mise à vomir
chaque fois que le téléphone sonnait. De temps en temps, n’en pouvant
plus, elle demande à son ami d’intervenir auprès de sa propre mère.
Cela dure une quinzaine de jours, puis sa belle-mère recommence. « Ça
tombe vraiment bien que je vous voie aujourd’hui, me répète-t-elle.
– Oui ?
– Avec ma mère, j’ai toujours été en conflit. D’ailleurs, le conflit,
c’est son mode d’être habituel. Si on n’est pas d’accord avec elle et si on
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n’obtempère pas, il y a conflit.
– Ah, oui ?
– Vous savez, ma mère a toujours été plus ou moins malade. »
Au fil de son récit, Régine A. m’apprend qu’elle est née à la suite
d’une grossesse très difficile de la part de sa mère. Dans sa famille, on lui
a toujours transmis l’idée qu’elle aurait gâché la vie de sa mère. Lors-
qu’elle a eu quatre-cinq ans, sa mère a fait une grossesse extra-utérine et
les médecins pensaient qu’elle ne pourrait plus avoir d’enfant naturelle-
ment. Quelques années après, elle était à nouveau enceinte, de son frère,
cette fois-ci. « Vous savez, me dit-elle, mon frère lui a redonné vie. »
Après l’évocation de la naissance de son frère, elle m’évoque associati-
vement un événement traumatique pour elle. Lorsque son frère a eu un
an et demi, elle lui aurait coincé les doigts dans une porte et elle a long-
temps gardé trace de cet événement.
« Ma mère est comme ma belle-mère, elle est envahissante. Vous lui
donnez le petit doigt et elle prend le bras. Elle cherche toujours à s’im-
pliquer dans les affaires des autres et en particulier dans les miennes.
Par exemple, poursuit-elle, lorsqu’elle a appris que j’avais une sclérose
en plaques, elle a tout de suite affirmé que c’était de sa faute à elle, à
cause de sa grossesse difficile. Vous vous rendez compte ? J’aurais une
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Clinique d’un état de démentalisation 25

sclérose en plaques parce que ma mère a eu une grossesse difficile ! Je lui


ai alors rétorqué : “Mais tu es complètement conne.” En fait, ma mère est
née également à la suite d’une grossesse difficile de sa propre mère et
pense que, de la même manière, ses différentes maladies, en particulier
ses cancers récents, sont liées à cet événement de sa naissance. » Pour
Régine A., cette façon qu’a sa mère d’endosser la responsabilité de sa
propre maladie est une manière de s’impliquer dans les affaires de sa
fille. « Vous savez, pour moi, ma maladie, c’est une fatalité. D’ailleurs,
depuis toujours la maladie a fait partie de moi et lorsque je suis tombée
malade il y a quelques années, je n’ai pas été surprise. Je crois que ce
sentiment de fatalité, je l’ai hérité de mon grand-père paternel. Il était
comme ça, fataliste. »
Comme au cours de la première consultation, le discours de Régine
A. est rapide, logorrhéique, laissant peu de place à l’autre. Je la sens
pourtant moins hypomaniaque et plus déprimée. En fait, elle est surtout
très angoissée. Petit à petit, au cours de l’entretien, elle se réanime dis-
crètement. Elle retrouve sa tenue habituelle. Ce remaniement s’étaye sur
une relation de bonne qualité avec moi, m’évoquant la relation de confi-
dence et de confiance qu’elle avait avec sa grand-mère paternelle. Je
remarque l’interchangeabilité entre sa mère et sa belle-mère et les effets
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économiques de décharge qu’a son discours de rejet au sujet de sa mère.
Celle-ci d’ailleurs semble devoir être maintenue à distance d’elle. Tout
rapprochement générant une situation de désorganisation.
« Vous savez, aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été une per-
sonne très autonome. J’enrage de dépendre des autres.
– Vous enragez ?
– Oui, par exemple aujourd’hui, c’est une collègue de bureau qui m’a
accompagnée ici. Elle est venue avec moi à la Salpêtrière et puis ici, à
l’IPSO. Elle a beaucoup insisté car elle ne me trouvait pas bien. Je recon-
nais qu’elle est très gentille, mais je n’aime pas être une charge pour les
autres. » Puis elle poursuit en me donnant d’autres exemples, cette fois-
ci plus personnels et au sein de sa famille. « Mes deux parents étaient
enseignants et je n’ai jamais voulu qu’ils m’aident sur le plan scolaire. Je
faisais mon travail toute seule et puis je faisais aussi mon ménage toute
seule, c’est moi qui lavais mon propre linge, je m’en occupais person-
nellement. Mes parents n’étaient pas pour l’assistanat. Par exemple,
poursuit-elle, lorsque j’avais besoin d’acheter quelque chose, il fallait
que je gagne cet argent moi-même. Je ne demandais rien à mes parents.
– Le fait de vous sentir une charge pour les autres semble être impor-
tant pour vous. Or, vous m’avez appris tout à l’heure que depuis tou-
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26 Claude Smadja

jours vous avez pensé avoir gâché la vie de votre mère en raison de sa
grossesse difficile. Ne vous considériez-vous pas alors comme une charge
pour votre mère ?
– Oui, mais je suis comme ça avec tout le monde, pas simplement avec
ma mère. En même temps, je me suis toujours fait beaucoup d’amis. Je
me lie facilement et je ne suis pas du tout timide.
– Et avec les garçons ?
– Avec les garçons aussi. Oh, vous savez, les hommes sont faibles et
j’ai toujours obtenu d’eux ce que je voulais.
– Ah, oui ?
– Oui, chaque fois que j’ai voulu un garçon, je l’ai eu et chaque fois
que j’ai voulu le quitter, je l’ai quitté. »
Tout au long de cette dernière séquence, Régine A. a retrouvé sa
tenue habituelle. Elle a un ton direct, familier, voire malicieux. Ce qui
me paraît remarquable est qu’elle me parle sur le même ton et sur le
même plan, aussi bien de ses relations amicales que de ses relations
amoureuses, et aussi bien de ses amies filles que de ses amis garçons. La
sexualité ne semble pas avoir dessiné des différenciations dans ses diffé-
rentes relations d’objet. Aucun sentiment de pudeur ou de réserve,
aucune formation réactionnelle, aucune dramatisation hystérique ne
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vient troubler le cours linéaire de son discours.
La question de l’autonomie me semble au cœur de son économie psy-
chique. Elle pose le problème d’une position narcissique phallique chez
Régine A. et de l’une de ses conséquences majeures : le défaut de passi-
vité psychique. Avant d’explorer cette voie d’un manque dans l’intério-
risation psychique, je lui demande si de temps en temps elle a des
rêveries.
« Non, très peu, me dit-elle, je suis plutôt active, je ne supporte pas
de ne rien faire. Je tricote, je fais le ménage, enfin, je m’occupe toujours.
– Et les rêves de la nuit ?
– Ah, oui, il m’arrive de rêver.
– Voulez-vous me raconter un rêve ?
– J’en ai fait un récemment, c’était il y a quelques jours. J’étais avec
ma grand-mère, vous savez, celle dont je vous ai parlé la dernière fois.
C’était le psy de la famille, il fallait presque faire la queue et attendre
son tour pour parler avec elle. Dans le rêve, je discutais avec elle, mais
en même temps j’étais comme au-dessus de la scène en la voyant.
– De quoi parliez-vous ?
– Eh bien, je parlais de ma belle-mère.
– Où cette conversation se passait-elle ? lui demandai-je
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– C’était dans son magasin, vous savez, elle tenait un commerce,


mais, c’est curieux, il y avait des fauteuils et des canapés.
– Comme ici ? »
Elle éclate de rire.
Debout, avant de se séparer, elle s’exclame en se tournant vers moi :
« Je suis compliquée, hein ? un vrai paradoxe vivant. »

CLAUDE SMADJA
107, avenue du Général Michel-Bizot
75012 Paris

RÉSUMÉ — A partir d’une investigation psychosomatique d’une patiente présentant une


maladie évolutive, l’auteur essaie de dessiner la sémiologie d’un état de démentalisation.

MOTS CLÉS — Démentalisation. Narcissisme phallique. Autonomie. Fonctionnement opé-


ratoire.
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SUMMARY — Using a psychosomatic investigation of a patient presenting a progressively
evolving illness, the author tries to delineate the semiology of a state of dementalisation.

KEY-WORDS — Dementalisation. Phallic Narcissism. Autonomy. Operatory functioning.

ZUSAMMENFASSUNG — Ausgehend von einer psychosomatischen Investigation einer


Patientin, welche eine evolutive Krankheit aufweist, versucht der Autor die Semiologie
eines Entmentalisierungsprozesses aufzuzeichnen.

STICHWÖRTER — Entmentalisierung. Phallischer Narzißmus. Autonomie. Operatorische


Funktionsweise.

RESUMEN — A partir de una investigación psicosomática de una paciente que presenta


una enfermedad evolutiva, el autor intenta dibujar la semiología de un estado de des-
mentalización.

PALABRAS CLAVES — Desmentalización. Narcisismo fálico. Autonomía. Funcionamiento


operatorio.

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