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L'adolescence et la paranoïa du lien

Brigitte Haie
Dans Adolescence 2008/3 (T. 26 n°3), pages 697 à 707
Éditions Éditions GREUPP
ISSN 0751-7696
ISBN 2847951325
DOI 10.3917/ado.065.0697
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L’ADOLESCENCE ET LA PARANOÏA DU LIEN

BRIGITTE HAIE

À l’adolescence, peut-on parler de véritable structure paranoïaque ?


Les adolescents se sentent souvent persécutés mais il est rare de repérer
une véritable structure paranoïaque dans ce moment logique de
construction du sujet. En effet, il est important de rappeler la différence
fondamentale entre se sentir passagèrement « parano », comme le langage
commun condense ce terme et la structure paranoïaque. J’emprunterai à
M. Audisio le terme de « paranoïa du lien »1 pour distinguer les deux
registres. Nous sommes actuellement confrontés à un abrasement des
repérages cliniques. N’y a-t-il pas le risque en abordant ce registre de la
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« parano » de renforcer cette confusion ambiante ? J.-J. Tyszler notait avec
justesse que, lorsque les patients ne sont plus appréhendés comme des
sujets, les structures cliniques disparaissent aussi de la nosographie. Voici
ce qu’il énonçait à propos de la paranoïa : « J’avais fait remarquer il y a
plusieurs années, que les noms, tous les noms qui sont liés non pas à la
schizophrénie, mais à la paranoïa qui sont l’entrée de Freud et de Lacan
dans le champ des psychoses : tous les noms de la paranoïa ont disparu du
champ sémantique. On ne s’intéresse plus à la paranoïa, aux paranoïas,
aux formes très riches de la paranoïa, seule l’organicité de la
schizophrénie est accueillie comme porteuse d’avenir »2.
Deux points me semblent importants à relever. Tout d’abord, les
références à Freud puis à J. Lacan me paraissent essentielles pour évoquer
comment le registre de la paranoïa a été impliqué dès l’origine de la
psychanalyse puis dans la question de sa transmission.
1. Audisio, 1999, p. 123.
2. Tyszler, 2007, p. 16.

Adolescence, 2008, 26, 3, 697-707.


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Concernant Freud, repartons de la correspondance de Freud avec


W. Fliess. E. Porge critiquait dans un ouvrage3 le terme usuel « d’auto-
analyse » pour rendre compte du travail opéré par Freud dans ses
échanges avec W. Fliess. La notion d’auto-analyse « maintient un écran
de fumée devant l’étude des origines de la psychanalyse »4. C’est un
écran, au sens de souvenir-écran, par rapport à ce qui s’est joué dans la
relation entre ces deux hommes. C’est un écran aux constructions
délirantes de W. Fliess sur la notion de périodes, mais également au rôle
qu’a pu jouer ce délire paranoïaque dans la théorisation de Freud. En effet,
c’est la rupture de leur amitié qui a permis à Freud l’élaboration de sa
théorie de la paranoïa. E. Porge ajoute : « Mais cette sorte de sublimation
s’opéra aux dépens d’une analyse plus poussée de la folie de Fliess,
antérieure à leur rupture, qu’il avait méconnue et entretenue. Freud
méconnaît par là l’aide que la folie de son ami lui avait apportée »5. La
naissance de la psychanalyse se fait sur fond de paranoïa. Et E. Porge de
conclure : « La paranoïa de Fliess ne cesse de hanter la transmission de la
psychanalyse, et, surtout les rapports des psychanalystes entre eux »6.
Évoquons maintenant la thèse de J. Lacan portant sur la paranoïa.
Dans son vaste travail il tente, entre autres, une interprétation exhaustive
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d’un délire typique en fonction de l’histoire du sujet. Il rappelle dès
l’introduction que : « La paranoïa était alors le mot en psychiatrie qui “ eut
la signification la plus vaste et la plus mal définie ” ; c’était aussi la notion
la plus inadéquate à la clinique »7. J. Lacan reprendra la thèse de Freud
condensée dans la formule célèbre : « J’ai réussi là où le paranoïaque
échoue »8. La thèse freudienne de la paranoïa peut s’énoncer comme un
rejet par le sujet de la pulsion homosexuelle et son impossible
reconnaissance. Puis s’opère dans le réel un retour des élaborations
délirantes. Si sa thèse porte spécifiquement sur la paranoïa, J. Lacan, dans
des textes postérieurs, évoque certains phénomènes, qui dans la cure et par
l’artifice des liens du transfert, peuvent prendre une coloration
3. Porge, 1996, p. 111.
4. Ibid., p. 6.
5. Ibid., p. 91.
6. Ibid., p. 92.
7. Lacan, 1932, pp. 21-22.
8. Lettre 171 du 6 octobre 1910. Freud-Fliess, 1908-1914, p. 231.
LA PARANOÏA DU LIEN 699

paranoïaque sans pour autant relever de cette entité nosologique. Nous


avons vu au travers de la correspondance Freud-Fliess, comment
d’emblée la question du transfert apparaît sur fond de registre paranoïaque
par les effets passionnels que le lien à l’autre fait résonner dans
l’imaginaire. J. Lacan, dans un texte des Écrits, « L’agressivité en
psychanalyse », reprend cette dimension d’une paranoïa de transfert sous
le terme de « paranoïa dirigée »9 pour indiquer le moment de
dépersonnalisation dans le transfert qu’il aborde comme un
franchissement. Il y fait de la paranoïa une vérité de la subjectivité au
travers de l’agressivité fondamentale. Dans la thèse IV de ce même texte,
il reprend tous les thèmes de la psychose paranoïaque et les présente, du
point de vue de la tendance agressive, comme inverses à la constitution de
la personnalité. Il parle de « […] la structure paranoïaque du moi qui
trouve son analogue dans les négations fondamentales, mises en valeur
par Freud dans les trois délires de jalousie, l’érotomanie et
d’interprétation »10. La « connaissance paranoïaque »11 apparaît alors sous
l’angle de ce qui ponctue les moments critiques de la personnalité. Il
reprend le stade du miroir pour rendre compte de la subordination de la
constitution du moi à l’aliénation de l’image dans le miroir. Le moi est
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leurré par l’image. L’allure paranoïaque que peuvent prendre certains
phénomènes dans la vie de chaque sujet est en lien avec la
méconnaissance fondamentale de l’image spéculaire. La construction du
sujet suppose cette dimension « parano », cette « paranoïa du lien ». Si la
question du diagnostic de l’homme aux loups a fait couler beaucoup
d’encre, je resterai à ce titre assez proche de J.-J. Rassial lorsqu’il le
présente comme le paradigme de l’état limite12. En revanche, si R. Mac
Brunswick porte le diagnostic de paranoïa, c’est parce qu’elle privilégie
les mécanismes imaginaires de la relation narcissique mais à partir d’une
distorsion de l’image spéculaire, soit là où le sujet ne se reconnaît plus et
se sent persécuté. Mais peut-on conclure pour autant à une psychose
paranoïaque ? De même, Ch. Melman dans un article13 évoquait que le
9. Lacan, 1948, p. 109.
10. Ibid., p. 114.
11. Ibid., p. 111.
12. Rassial, 1999, pp. 29-42.
13. Melman Ch., L’hystérie pseudo-paranoïaque, Site Internet Freud-Lacan, 6 janvier 2005.
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recours aux traits cliniques paranoïaques ne permet pas d’authentifier pour


autant une paranoïa. C’est en effet à partir d’une « activité proprement
interprétative et le refus de participer au commerce social »14 qu’il
présente un cas d’hystérie.
J. Lacan à partir de la structure paranoïaque a pu mettre à jour une
dimension paranoïaque du moi chez tout sujet donnant cette tonalité
« parano ». J. Lacan distingue donc la structure paranoïaque de l’allure
paranoïaque que peuvent prendre certains phénomènes de la vie
psychique, notamment ceux en lien avec la confrontation dans le miroir.
L’enjeu d’altérisation suppose ce mouvement de « parano ».
De même, M. Klein fait de la position schizo-paranoïde une
position psychique du sujet nécessaire à son développement. Elle peut en
quelque sorte être assimilée à la notion de « parano » que je décline sous
le terme de « paranoïa du lien » (Audisio, 1999).
Abordons l’autre point de la citation évoquée plus haut : J.-J. Tyszler
insistait sur l’abrasement des repérages cliniques. Un peu plus loin dans
l’article, il soulignait que, l’homogénéisation de l’humain à l’œuvre dans
le fonctionnement social ne pouvait que renforcer la paranoïa. Ce constat
me ramène à la distinction avancée au début de l’article. Le délitement du
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lien social implique-t-il l’éclosion de structures paranoïaques ou conduit-
il à des fonctionnements chez les sujets qui s’apparenteraient à la notion
de « parano » ou paranoïa du lien ? Si ce terme de « parano » n’est pas
une entité nosologique, en quoi peut-il nous enseigner sur l’adolescence ?
Je tenterai tout d’abord de rendre compte de ce terme en l’illustrant
à l’aide de différents registres.
Un exemple dans le domaine de la chanson pourrait rendre compte
de la dimension persécutrice du lien à l’autre. Nous avons ainsi les paroles
constituant le refrain de la chanson de Pierre Vassiliu : « Qu’est-ce qu’il a,
qu’est-ce qu’il veut, celui-là… ». De même, évoquons le film de
K. Macdonald (2006), Le dernier roi d’Écosse. Le jeune Nicolas
Garrigan, fraîchement arrivé en Ouganda fait la connaissance d’Idi Amin
Dada alors que celui-ci vient d’être victime d’un accident. Ce jeune
médecin met à profit ses connaissances en soignant le tout nouveau chef

14. Ibid., p. 1.
LA PARANOÏA DU LIEN 701

d’État. S’opère dans le temps de la rencontre un jeu identificatoire de mise


en filiation de part et d’autre. Idi Amin Dada est fasciné par le tee-shirt du
jeune homme aux marques de l’Écosse. Des souvenirs le submergent
alors, et ce colosse apparaît pris dans une nostalgie de sa jeunesse en
Écosse où nous apprenons qu’il a vécu… mais aussi qu’il était dans la
position pas toujours confortable de l’étranger. Un échange de tee-shirts a
lieu dans la bonne humeur mais déjà nous sentons la lourdeur de ces
premiers échanges. Du côté de Nicolas Garrigan, rappelons ce passage à
l’acte de la première scène du film tout à fait essentiel pour ce qui suivra
puisqu’il justifie son arrivée en Ouganda. Nous sommes en Écosse et
assistons à une fête familiale qui semble être organisée pour l’obtention de
son diplôme de médecin. Mais, contrairement à ce qui pourrait être
attendu, sa mère fait les louanges de son mari, père de Nicolas, lui-même
médecin. Nicolas part excédé mais dans un « self-control » magistral. Une
fois dans sa chambre, cet adolescent ferme les yeux, fait tourner son
globe-terrestre, les ouvre un doigt pointé sur… l’Ouganda. Tout est déjà
présent pour que ce jeune homme, blessé par le peu de considération dont
il a été l’objet, puisse se trouver subjugué par le charisme d’Idi Amin
Dada. Il devient son médecin et son conseiller personnels. Sa croyance et
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sa fascination dans la figure du dictateur le piègeront, et la descente aux
enfers commencera et se terminera sur cette scène finale où il échappe de
peu à la mort et réussit à s’envoler de nouveau pour l’Écosse. Si ce jeune
médecin peut être le paradigme de la paranoïa du lien, c’est bien à partir
de cette première scène où son père ne peut être destitué de cette place de
grand Autre. Certes sa mère l’y maintient mais Nicolas ne peut se
confronter à cette figure paternelle qui le persécute puisqu’elle entrave sa
parole et de fait, le pousse à agir, soit à partir. En effet la paranoïa du lien
somme toute bien classique débouche sur une situation de drame puisqu’à
chercher un persécuteur il en a véritablement trouvé un et de taille.
S. de Mijolla-Mellor reprend également la distinction entre
« parano » et structure paranoïaque. Elle définit la structure paranoïaque
ainsi : « Même s’il semble préoccupé des autres, c’est des autres à son
égard qu’il s’agit uniquement dans la paranoïa »15. Je ne la suivrai pas lors

15. De Mijolla-Mellor, 2007, p. 4.


702 BRIGITTE HAIE

de son développement portant sur la paranoïa de l’enfant et de


l’adolescent. Peut-on en effet parler de structure paranoïaque chez un
enfant ? Sa référence à l’œuvre d’Agatha Christie, au travers du
personnage de Joséphine le laisse supposer. Je retiendrai plus volontiers ce
qu’elle évoque auparavant : « Les traits pathologiques de l’enfant se sont
souvent construits dans une sorte d’osmose avec un parent présentant lui-
même des traits paranoïaques évidents… »16. Dans son introduction, elle
part de cette banalisation du terme de « parano », terme passé dans le
langage usuel. Elle considère que ce terme « […] se limite à une
appréciation inadaptée de soi-même et d’autrui, basée sur la méfiance et
une attitude défensive rigide, voire une tentative d’emprise sur l’autre afin
de prévenir le risque qu’il constitue »17. En quoi l’autre ou plus
exactement l’Autre constitue-t-il un danger pour ce sujet en devenir ?
Ph. Gutton abordait la dimension « parano » ainsi : « L’adolescent est
animé par la redoutable croyance de ne croire en rien, résultat de son
absence de confiance en l’objet et en l’environnement : véritable “ a-
fiance ” qui masque en fait une méfiance, voire une paranoïa »18. S’agit-il
« d’a-fiance » masquant une méfiance ou d’une défiance vis-à-vis de
l’Autre ? En effet, le névrosé au travers de la paranoïa du lien teste son lien
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à l’Autre. L’adolescence c’est aussi ce moment où le sujet se confronte à
la panne du grand Autre. Cet Autre ne répond plus présent à ses attentes.
Une façon de parer à cette chute, c’est bien de le faire exister comme son
persécuteur. La rencontre toujours contingente avec l’inconsistance de
l’Autre est ainsi remise à plus tard. À cette place au moins, il sera bien
maintenu comme existant. Quelquefois il trouve son maître dans cette
figure recherchée. L’Autre persécuteur incarne le lieu à partir duquel le
sujet peut être regardé, attaqué, mais il est « ce lieu d’où »19, pour
reprendre une expression de Ph. Lacadée, le sujet peut prendre une
certaine consistance et ainsi s’en démarquer.
Agathe est une jeune fille reçue, dans un premier temps, lors de sa
démarche pour une interruption de grossesse. Elle présente le déroulement de sa
16. Ibid., p. 56.
17. Ibid., p. 3.
18. Gutton Ph. (2004). Errance en adolescence, Internet (lien du Service de
pédopsychiatrie d’Angers).
19. Lacadée, 2007, p. 35.
LA PARANOÏA DU LIEN 703

vie sous le mode d’un scénario catastrophe. Une constante insiste d’emblée dans
son discours : tout ce qui lui arrive est imputé à l’Autre. La première incarnation
de cette figure de l’Autre persécuteur c’est son copain, un jeune homme africain,
originaire du même pays qu’elle. Il est footballeur professionnel, présenté lors de
la première rencontre comme infaillible mais aussi comme « profiteur ». Il vient
de quitter une autre jeune fille également enceinte de lui mais présentant un terme
de la grossesse beaucoup plus avancé qu’elle. Depuis, il vit chez Agathe et profite
de son désœuvrement. À ce propos, elle évoque une succession d’événements
familiaux où elle est, selon ses dires, toujours en position de victime. Elle a subi
apparemment passivement la haine de ses parents. Notre rencontre se clôt sur ce
constat avec néanmoins une tentative de ma part d’interroger cette répétition.
L’interruption prévue sous anesthésie locale se déroule dans un climat tendu
selon l’équipe. Agathe arrive en salle d’intervention très angoissée. Les suites
de l’intervention nécessiteront une hospitalisation dans le service de
gynécologie pendant deux jours. Lors de l’hospitalisation, Agathe émet le
souhait de me revoir. Un rendez-vous est organisé lors de sa sortie, soit 15 jours
après notre première rencontre. Elle énonce la nécessité de s’engager dans un
travail avec moi.
Différents scénarios apparaîtront où systématiquement elle se pose en
victime, où inlassablement sa famille, ses amis lui en veulent. En aucun cas nous
pouvons évoquer une logique paranoïaque dans ce qu’elle avance. Tout est diffus,
sans véritable consistance mais comme nécessaire à la maintenir dans une
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position où invariablement elle est à la merci des autres. La position de flou n’est
pas sans rappeler l’idée de coloration paranoïaque chez le sujet que J. Lacan
évoque dans son texte de 1948. Cette position dont il semble qu’elle ne veuille se
déprendre dans les premiers temps l’amène à se positionner sur un mode de tout
ou rien. Être totalement désirée et dans ce cas, elle ne désire rien ou ne plus du
tout être désirée (ce qu’elle fait équivaloir à être haïe) si elle-même désire.
Comment sortir de l’impasse où elle se trouve ? Un pas de côté pourrait-on dire
lui permettra de sortir de cette répétition lorsqu’elle adressera une lettre à son père
resté au pays, alors que sa mère est en France avec ses frères et sœurs dans une
autre ville que celle où elle-même vit. Dans cet écrit, elle émet le souhait de
revenir au pays pour un temps de vacances mais ne veut revivre ce sentiment
d’enfermement qu’elle a connu lors de ses derniers séjours. Il est à noter que lors
d’un voyage elle relate être sortie un soir malgré l’interdiction paternelle et avoir
été victime d’une agression sexuelle. Ses parents ont alors décidé de l’envoyer
dans un autre pays africain où son grand-père maternel séjournait avec l’une de
ses femmes qu’elle ne connaissait pas. Bien que très attachée à son grand-père,
elle relate cet épisode de sa vie comme un enfer. « C’était la prison dorée » dira-
t-elle. Elle évoque les disputes quotidiennes avec la nouvelle femme de son
grand-père polygame, la jalousie de ses oncles et tantes à son égard. Elle dit être
704 BRIGITTE HAIE

la petite-fille préférée de ce grand-père. Il lui a d’ailleurs transmis le nom de son


village natal, ce qui constitue la marque de l’intérêt qu’il lui porte. Et pourtant elle
a décidé de fuir le pays où elle se trouvait enfermée pour rejoindre un autre pays
où elle a séjourné en travaillant dans un salon de coiffure où elle tressait les
cheveux des femmes africaines. Ayant gagné suffisamment d’argent pour s’offrir
un billet, elle a rejoint la France pour poursuivre ses études.
Le retour au pays suppose en premier lieu d’aller présenter ses excuses à
son grand-père qu’elle n’a pas revu depuis l’épisode de « la cage dorée ». Mais
c’est également pouvoir enfin rencontrer son père qu’elle vénère malgré les
critiques qu’elle profère à son encontre. La réponse à sa lettre se fait attendre mais
enfin son père lui adresse un mail. Malgré ce mode de réponse qu’elle déplore,
elle attendait une lettre, elle arrive à dire la joie qu’elle a pu ressentir à la lecture
de cette brève réponse. Son contenu indique qu’elle peut en effet venir quand elle
veut mais son père lui pose sans détour les conditions : vu les conditions
d’insécurité, la maison sera fermée de la tombée de la nuit au petit jour. À
nouveau, elle se lamente sur l’impossibilité d’être entendue quant à sa soif de
liberté. Je l’interroge sur ce qu’elle entend dans la réponse de son père. Pour la
première fois, elle pourra remettre en cause ses propos. Certes son père lui pose
un cadre mais c’est aussi au regard de la situation politique dans laquelle se trouve
son pays. Elle réalise alors qu’elle a quitté son pays alors qu’elle était âgée de
quatorze ans, que la situation s’est dégradée et que les conditions de son séjour
posées par son père relèvent plus d’une protection nécessaire à tous que d’une
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atteinte à sa liberté. Entre temps, elle a décidé de partir travailler en saison dans
une station de sports d’hiver. Il faut de nouveau partir avant de revenir…
Cependant un point de retournement a pu s’opérer par rapport à son
fonctionnement répétitif. Soit la dimension persécutrice lui permettait de se
maintenir dans une soumission totale à l’Autre soit, ce qui revient au même, une
opposition passive la conduisait à des passages à l’acte comme en témoigne sa
sortie malgré l’interdiction et la rencontre malheureuse avec un homme, son
départ de « la cage dorée », l’interruption de grossesse.

Ève se présente comme « invivable ». Puis, elle teste l’effet que peuvent
avoir sur moi ses propos : « Je ne veux pas d’enfant puisque j’ai fait une IVG. »
Un long silence fait suite à cet énoncé. Qu’essaie-t-elle de me dire au-delà de cette
logique implacable ? Elle ajoute alors : « D’ailleurs je ne pourrais être qu’une
mauvaise mère. » À nouveau un silence assez lourd accompagne sa parole. Elle
me dévisage longuement puis associe : « Lui, veut un enfant à tout prix. Mais
qu’est-ce que vouloir à tout prix, est-ce à n’importe quel prix, avec ou sans moi,
une autre, est-ce répondre à une norme sociale, à la demande de sa famille à
lui ? » D’ailleurs, ajoute-t-elle, c’est également le souhait de la mère de son ami
qui lui répète inlassablement : « Alors qu’en est-ce que tu nous le fait ce petit ? »,
LA PARANOÏA DU LIEN 705

ce qui bien sûr l’exaspère. Elle a déjà pensé à une séparation. « Au moins la
question d’un enfant serait réglée ! » Et pourtant elle ajoute que c’est la première
histoire avec un homme qui a tenu aussi longtemps. Mais aussitôt après, elle met
en avant ses études universitaires qui ne sont pas finies. À nouveau, elle reprend
cet énoncé initial : « Je suis invivable. » C’est ainsi que sa propre mère la définit.
Pourtant elle a tout fait pour être transparente après la mort de son père, survenue
alors qu’elle avait neuf ans. Sa mère très peu enjouée de nature s’est alors
complètement emmurée. Elle ne supportait pas que sa fille soit vivante. Aussi, a-
t-elle appris à être « mort-vivante » afin de se fondre dans l’ambiance morbide.
Elle déteste sa mère. Depuis son enfance elle se sent persécutée par cette figure
maternelle qui, selon elle, lui fait porter la responsabilité du décès de son père.
Mais elle constate que c’est sur ce mode que s’est établie la relation avec son ami.
Ainsi est-elle tenue responsable de tout. Elle se lance dans une série de
récriminations à l’encontre de son ami, celui-ci l’accusant de ne pas assumer les
tâches ménagères, etc., jusqu’à ce non-désir d’enfant, d’enfance ou d’infans,
pourrais-je ajouter.
Au fil des séances, différents mouvements contradictoires surgissent,
allant de la certitude de ne pas vouloir d’enfant, à la rêverie d’en avoir un, un jour,
mais également l’idée folle d’en avoir un tout de suite sans en passer par la
grossesse. Mais le point fixe de toutes ses constructions psychiques, c’est ne pas
être comme sa mère, …à qui bien sûr elle ressemble. Ce « point d’où » le sujet
surgit dans son désir, c’est bien au travers de la figure de la mère, cet Autre
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premier qui, comme le souligne C. Calligaris : « […] maintient un mirage figé,
pour ainsi dire, en contrepoint des transformations du fantasme »20. À partir de
cette fixité du fantasme, il s’agira bien sûr de pouvoir entamer la figure de la
mère, sa complétude, ce dont témoigne l’allure paranoïaque des propos d’Ève à
son encontre. Au gré de ces mouvements de la vie psychique, se dessine,
cahotant, une trajectoire de désir, son désir de vivre qui pourra peut-être à un
moment prendre la forme d’un enfant à venir. Mais pour l’instant elle a à se
déprendre de cette demande de l’Autre qu’elle interprète à tort ou à raison,
comme un désir de mort.

C’est bien toujours à partir de ce que le sujet fut pour l’Autre, objet
d’amour pour ses parents mais aussi objet de haine parfois, que le sujet
trouve la voie de sa position désirante. Et comme l’indique J. Lacan « […]
le sujet […] quand apparaît le désir sexuel, perd le quelqu’un auquel le
désir s’adressait, c’est-à-dire lui-même »21. Passer du côté du désirant
implique une perte, perte de ce quelqu’un qu’il était dans le désir de
20. Calligaris, 1983, p. 134.
21. Lacan, 1960-1961, p. 258.
706 BRIGITTE HAIE

l’Autre, perte de ce qu’il fut comme objet pour l’Autre mais cela laisse
supposer au sujet qu’il ne serait alors plus désiré. Alors quelquefois, le
sujet adolescent hésite à franchir ce gué et se maintient dans une position
paradoxalement plus rassurante, celle où l’inconsistance de l’Autre étant
entrevue, il maintient une dimension persécutrice du lien à l’Autre. La
« paranoïa du lien », marquant en quelque sorte la crise adolescente, la
crise du rapport à l’Autre, peut pour un temps faire l’économie de ce
franchissement ou constituer ce point d’où le sujet authentifie son désir.
Pour conclure, j’évoquerai brièvement S. Leclaire qui, dans un texte
écrit sur le mode de la nouvelle (Leclaire, 1991) nous fait part du
cauchemar d’un sujet, Jean-Baptiste, poursuivi par un homme aux yeux
gris-vert, depuis son retour de vacances passées à l’île de Ré. Se sentant
devenir fou, il décide alors d’aller consulter un psychanalyste. Après
l’évocation de plusieurs situations des plus étranges, il constate : « Je ne
me savais pas porté à l’interprétation, mais quand même… en essayant de
donner sens à ces événements, je me suis découvert tout à fait parano »22. À
la fin du récit il soulève ses lunettes, se tourne vers le psychanalyste.
L’interrogeant : « Et alors ? », il « […] pose sur [lui] un regard gris-vert »23.
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22. Leclaire, 1991, p. 65.


23. Ibid.
LA PARANOÏA DU LIEN 707

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28 : 14-16.

Brigitte Haie
CHRU Bretonneau
Centre d’orthogénie
2, bd. Tonnellé
37000 Tours, France
brigittehaie@wanadoo.fr
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