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Brigitte Haie
Dans Adolescence 2008/3 (T. 26 n°3), pages 697 à 707
Éditions Éditions GREUPP
ISSN 0751-7696
ISBN 2847951325
DOI 10.3917/ado.065.0697
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BRIGITTE HAIE
14. Ibid., p. 1.
LA PARANOÏA DU LIEN 701
vie sous le mode d’un scénario catastrophe. Une constante insiste d’emblée dans
son discours : tout ce qui lui arrive est imputé à l’Autre. La première incarnation
de cette figure de l’Autre persécuteur c’est son copain, un jeune homme africain,
originaire du même pays qu’elle. Il est footballeur professionnel, présenté lors de
la première rencontre comme infaillible mais aussi comme « profiteur ». Il vient
de quitter une autre jeune fille également enceinte de lui mais présentant un terme
de la grossesse beaucoup plus avancé qu’elle. Depuis, il vit chez Agathe et profite
de son désœuvrement. À ce propos, elle évoque une succession d’événements
familiaux où elle est, selon ses dires, toujours en position de victime. Elle a subi
apparemment passivement la haine de ses parents. Notre rencontre se clôt sur ce
constat avec néanmoins une tentative de ma part d’interroger cette répétition.
L’interruption prévue sous anesthésie locale se déroule dans un climat tendu
selon l’équipe. Agathe arrive en salle d’intervention très angoissée. Les suites
de l’intervention nécessiteront une hospitalisation dans le service de
gynécologie pendant deux jours. Lors de l’hospitalisation, Agathe émet le
souhait de me revoir. Un rendez-vous est organisé lors de sa sortie, soit 15 jours
après notre première rencontre. Elle énonce la nécessité de s’engager dans un
travail avec moi.
Différents scénarios apparaîtront où systématiquement elle se pose en
victime, où inlassablement sa famille, ses amis lui en veulent. En aucun cas nous
pouvons évoquer une logique paranoïaque dans ce qu’elle avance. Tout est diffus,
sans véritable consistance mais comme nécessaire à la maintenir dans une
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Ève se présente comme « invivable ». Puis, elle teste l’effet que peuvent
avoir sur moi ses propos : « Je ne veux pas d’enfant puisque j’ai fait une IVG. »
Un long silence fait suite à cet énoncé. Qu’essaie-t-elle de me dire au-delà de cette
logique implacable ? Elle ajoute alors : « D’ailleurs je ne pourrais être qu’une
mauvaise mère. » À nouveau un silence assez lourd accompagne sa parole. Elle
me dévisage longuement puis associe : « Lui, veut un enfant à tout prix. Mais
qu’est-ce que vouloir à tout prix, est-ce à n’importe quel prix, avec ou sans moi,
une autre, est-ce répondre à une norme sociale, à la demande de sa famille à
lui ? » D’ailleurs, ajoute-t-elle, c’est également le souhait de la mère de son ami
qui lui répète inlassablement : « Alors qu’en est-ce que tu nous le fait ce petit ? »,
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ce qui bien sûr l’exaspère. Elle a déjà pensé à une séparation. « Au moins la
question d’un enfant serait réglée ! » Et pourtant elle ajoute que c’est la première
histoire avec un homme qui a tenu aussi longtemps. Mais aussitôt après, elle met
en avant ses études universitaires qui ne sont pas finies. À nouveau, elle reprend
cet énoncé initial : « Je suis invivable. » C’est ainsi que sa propre mère la définit.
Pourtant elle a tout fait pour être transparente après la mort de son père, survenue
alors qu’elle avait neuf ans. Sa mère très peu enjouée de nature s’est alors
complètement emmurée. Elle ne supportait pas que sa fille soit vivante. Aussi, a-
t-elle appris à être « mort-vivante » afin de se fondre dans l’ambiance morbide.
Elle déteste sa mère. Depuis son enfance elle se sent persécutée par cette figure
maternelle qui, selon elle, lui fait porter la responsabilité du décès de son père.
Mais elle constate que c’est sur ce mode que s’est établie la relation avec son ami.
Ainsi est-elle tenue responsable de tout. Elle se lance dans une série de
récriminations à l’encontre de son ami, celui-ci l’accusant de ne pas assumer les
tâches ménagères, etc., jusqu’à ce non-désir d’enfant, d’enfance ou d’infans,
pourrais-je ajouter.
Au fil des séances, différents mouvements contradictoires surgissent,
allant de la certitude de ne pas vouloir d’enfant, à la rêverie d’en avoir un, un jour,
mais également l’idée folle d’en avoir un tout de suite sans en passer par la
grossesse. Mais le point fixe de toutes ses constructions psychiques, c’est ne pas
être comme sa mère, …à qui bien sûr elle ressemble. Ce « point d’où » le sujet
surgit dans son désir, c’est bien au travers de la figure de la mère, cet Autre
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C’est bien toujours à partir de ce que le sujet fut pour l’Autre, objet
d’amour pour ses parents mais aussi objet de haine parfois, que le sujet
trouve la voie de sa position désirante. Et comme l’indique J. Lacan « […]
le sujet […] quand apparaît le désir sexuel, perd le quelqu’un auquel le
désir s’adressait, c’est-à-dire lui-même »21. Passer du côté du désirant
implique une perte, perte de ce quelqu’un qu’il était dans le désir de
20. Calligaris, 1983, p. 134.
21. Lacan, 1960-1961, p. 258.
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l’Autre, perte de ce qu’il fut comme objet pour l’Autre mais cela laisse
supposer au sujet qu’il ne serait alors plus désiré. Alors quelquefois, le
sujet adolescent hésite à franchir ce gué et se maintient dans une position
paradoxalement plus rassurante, celle où l’inconsistance de l’Autre étant
entrevue, il maintient une dimension persécutrice du lien à l’Autre. La
« paranoïa du lien », marquant en quelque sorte la crise adolescente, la
crise du rapport à l’Autre, peut pour un temps faire l’économie de ce
franchissement ou constituer ce point d’où le sujet authentifie son désir.
Pour conclure, j’évoquerai brièvement S. Leclaire qui, dans un texte
écrit sur le mode de la nouvelle (Leclaire, 1991) nous fait part du
cauchemar d’un sujet, Jean-Baptiste, poursuivi par un homme aux yeux
gris-vert, depuis son retour de vacances passées à l’île de Ré. Se sentant
devenir fou, il décide alors d’aller consulter un psychanalyste. Après
l’évocation de plusieurs situations des plus étranges, il constate : « Je ne
me savais pas porté à l’interprétation, mais quand même… en essayant de
donner sens à ces événements, je me suis découvert tout à fait parano »22. À
la fin du récit il soulève ses lunettes, se tourne vers le psychanalyste.
L’interrogeant : « Et alors ? », il « […] pose sur [lui] un regard gris-vert »23.
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Brigitte Haie
CHRU Bretonneau
Centre d’orthogénie
2, bd. Tonnellé
37000 Tours, France
brigittehaie@wanadoo.fr
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