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Entretien avec Jean Laplanche

Jean Laplanche
Dans Enfances & Psy 2002/1 (no17), pages 9 à 16
Éditions Érès
ISSN 1286-5559
ISBN 2-86586-980-6
DOI 10.3917/ep.017.0009
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Entretien avec
Jean Laplanche

Enfances & PSY – Dans la pratique, nous sommes sou- Jean Laplanche est psychanalyste,
vent confrontés à la sexualité des enfants et des adoles-
cents. Comment cerner cent ans après les Trois Essais professeur émérite des Universités.
sur la sexualité, la place accordée par les psychanalystes
à la question centrale de la sexualité infantile ? Coordinateur de la publication des
La grande découverte de Freud, c’est la sexualité élar- œuvres complètes de Freud aux
gie, c’est-à-dire la sexualité qui n’est pas référée d’emblée à
la différence des sexes masculin et féminin. Il s’agit de tous PUF , il est l’auteur, notamment,
les plaisirs du corps, les plaisirs dits érogènes, qui abouti-
ront, entre autres, à la sublimation. Ceci n’a rien à voir avec de Nouveaux fondements de la
le « sexué », c’est-à-dire la différence des sexes. Lorsque
Freud parle de celle-ci, il dit Geschlecht (différence anato- psychanalyse, 1987, et Vie et mort
mique sexuée). C’est cette distinction que j’ai introduite en
employant parfois le mot sexual qui ne se réfère pas à une en psychanalyse, 1970.
différence mais à un polymorphisme. Dans les Trois essais
sur la sexualité, il s’agit du sexuel ou sexual, pas du sexué.
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Quelque chose de la découverte freudienne se retrouve ainsi
dans la traduction.

Encore aujourd’hui, son côté percutant continue à être


occulté. La sexualité infantile est l’objet d’un refoulement
d’ordre social ou idéologique. Et ce refoulement va très
loin, parce que le social n’est pas simplement quelque chose
d’extérieur, il vient encadrer psychiquement cette sexualité
infantile par définition mal cadrée.

Je pense que toute sexualité est à la fois psychique et


somatique. Bien sûr, toute la sexualité infantile est liée aux
fantasmes, c’est-à-dire qu’elle est psychique. Elle n’en est
pas moins somatique, parce que le fantasme est branché sur
le corps. Je ne me situe pas du tout du côté d’un idéalisme
de la sexualité. On m’a souvent fait le procès de renier le
biologique alors que, pour moi, le biologique et le psy- Pour enfances & PSY, Gisèle Danon et
chique sont un. Didier Lauru l'ont rencontré.

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Sexualité

On peut aussi introduire cette question par une autre distinction,


celle entre pulsion et instinct, tout à fait nette chez Freud et qui a,
elle aussi, tendance à être occultée. La pulsion n’a pas de but pré-
établi, n’est pas génétiquement déterminée, elle surgit dans le cou-
rant de l’existence de l’enfant dès ses premiers jours. La pulsion
n’est pas adaptative, à la différence de l’instinct qui l’est. C’est
même tout le problème : elle a besoin d’être cadrée. On pourrait
même dire qu’elle est anti-adaptative et qu’elle a sans cesse besoin
d’être liée, car elle est déliée par définition.

Cependant, elle est liée à l’autre et à l’environnement, ce qui


conduit à la question de la séduction…
La sexualité infantile vient de l’autre, elle vient de l’inconscient
de l’autre. Pour revenir à Freud, on sait qu’il a abandonné la théorie
de la séduction. Je crois qu’il a, comme on dit, « jeté le bébé avec
l’eau du bain ». Car, de fait, il faut revenir à l’idée qu’il y a dans la
sexualité infantile une dimension qui n’est pas réductible à l’hérédi-
taire, au génétique, mais qui est profondément liée aux premières
relations adulte-enfant. Et je dis adulte-enfant plutôt que mère-
enfant parce que, même si généralement les premières relations de
l’enfant sont des relations mère-enfant, rien n’oblige à penser qu’un
enfant n’est forcément élevé que par sa mère ou même par une
femme.

Cette dimension, que j’appelle la situation anthropologique fon-


damentale, dépasse la relation mère-enfant. La séduction originelle
est généralement la séduction mère-enfant, mais pas nécessairement.
Dans la relation entre l’adulte et le nouveau-né, l’infans, le petit non-
parlant, il y a une dissymétrie fondamentale qui vient justement du
fait que l’adulte arrive avec son inconscient dans la relation tandis
que l’enfant va se constituer le sien.
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C’est pour cela que vous dites que cette situation est énigma-
tique pour l’enfant ?
Oui, car l’enfant n’a pas de répondant à cela. Il a des répondants
sur le plan de l’adaptation, de l’auto-conservation, sur celui de l’at-
tachement, mais il n’a pas de répondant sur le plan sexuel. Dans la
relation apparaît, même s’il est généralement masqué, l’inconscient
sexuel de l’adulte qui fait que le message auto-conservatif même, le
message de tendresse, est compromis par de la sexualité. L’enfant a
affaire à quelque chose qui n’est pas dans son montage biologique.
Pour le traduire, il doit aller chercher d’autres instruments. Sur des
fondements biologiques, dans lesquels l’attachement est inclus,
vient se greffer quelque chose de l’ordre du symptôme ou de l’acte
manqué, du fait que l’acte de l’adulte dépasse toujours, par son
aspect fantasmatique et par ce qui peut en transparaître, le simple
aspect du soin, du quotidien. C’est une interférence du sexuel adulte
dans la relation avec le petit enfant.

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Jean Laplanche

Pensez-vous qu’il y ait des conséquences thérapeutiques à Jean Laplanche a écrit


cela ? en collaboration avec
J.-B. Pontalis le Vocabulaire
Pas directement. En revanche, je pense qu’il est tout à fait impor- de la psychanalyse, ouvrage
tant d’avoir en tête cette dissymétrie de la relation adulte-enfant qui fait toujours référence.
lorsque nous pensons à la situation thérapeutique. La dissymétrie
thérapeutique, instaurée par Freud dans la situation analytique, est le
décalque et le répondant de cette dissymétrie dans la relation adulte-
enfant. Freud a été génial en ce sens qu’il a inventé la situation thé-
rapeutique et la neutralité analytique. Il a mis au point cette situation
profondément dissymétrique et, en même temps, la théorie de la
séduction. Il a abandonné cette théorie qui allait, pourrait-on dire, de
pair avec la situation thérapeutique. C’est une conséquence très
générale du dispositif analytique que le thérapeute soit un porteur de
l’énigme, faisant vivre au patient cette expérience dans le cadre
même de l’énigmatique.

L’énigme elle-même est séduction, et en même temps c’est un


moteur pour comprendre, moteur même du progrès, pourrait-on dire.
L’énigme est également le moteur du temps. Le sujet ne se tempora-
lise, ne se crée un roman familial, son histoire, qu’à partir de
l’énigme qui lui est proposée par le monde adulte.

L’énigme induit donc la créativité, la narration ?


La narration comme une des façons de lui répondre. La narration
sera toujours inégale, insuffisante par rapport à l’énigme. Il y aura
toujours un reste. Aucune narration, heureusement, ne sera la narra-
tion parfaite qui arriverait, justement, à réduire l’énigme. Le propre
de l’énigme, c’est qu’elle laisse toujours un résidu d’altérité, soit un
résidu refoulé, soit peut-être aussi ce que j’appelle le transfert de
transfert. À la fin de l’analyse, certains analysants peuvent arriver à
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re-transférer dans le monde extérieur ce rapport à l’énigme.
L’ouverture à l’énigme qui a été réinstaurée par la situation analy-
tique peut se retrouver, transposée à nouveau, notamment dans le
rapport au monde culturel.

C’est ce que j’appelle l’inspiration. À mon avis, il n’y a pas de


vraie créativité sans cette relation ré-instaurée à l’énigme de l’autre,
sans l’interrogation que la création n’arrivera jamais complètement
à combler, à cerner. Le créateur est celui qui essaie toujours de
mettre en récit, en narrativité une existence et une relation, mais cela
restera toujours insuffisant.

Si la situation de séduction est si énigmatique pour un enfant,


cela ne renvoie-t-il pas le parent à ce qu’il y a d’énigmatique
pour lui dans les soins qu’il donne à l’enfant ?
Oui. Le parent est porteur d’énigme parce qu’il est énigmatique
par rapport à lui-même. On dit : « L’enfant est énigmatique pour

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l’adulte » ; je dis non. Ce n’est pas exactement comme cela,


d’ailleurs je ne parle pas de signifiant énigmatique, je parle plutôt de
message énigmatique. Or, les messages énigmatiques, au départ,
sont des messages qui sont à sens unique venant du côté de l’adulte.
Très vite il y aura une réciprocité, mais le point de départ, ce qui
lance le mouvement, c’est l’énigme de l’adulte.

Cette sexualité infantile, il faut la voir dans sa radicalité. Je ne nie


pas qu’il y ait une sexualité instinctuelle. Je pense qu’à l’adoles-
cence réapparaît la sexualité instinctuelle. Biologiquement, nous
savons qu’il y a un silence hormonal chez l’enfant depuis les tout
premiers mois jusqu’à la pré-puberté, qu’il y a une absence totale de
sexualité instinctuelle. Et c’est dans ce vide, dans ce creux, dans ce
silence de l’instinct que vient se loger toute l’évolution pulsionnelle,
qui est une évolution très chaotique. Je ne décrirais pas la sexualité
infantile comme une belle succession de stades. C’est beaucoup plus
chaotique que cela.

On connaît l’importance de la latence dans la mise en place


du refoulement de la sexualité infantile, de l’infantile plus géné-
ralement. Or, nous voyons des enfants qui, à la phase dite de
latence, sont de moins en moins « latents »…
Oui. Il semble que l’on ne puisse pas faire abstraction de l’évo-
lution culturelle, de la médiatisation d’une certaine sexualité qui
n’est d’ailleurs pas forcément la sexualité infantile. Il est certain
qu’entre cette sexualité, très anarchique – liée aux fantasmes –, et ce
qui va apparaître à la puberté, il y a un problème, voire un conflit.
J’ai dit cela d’une façon un peu imagée : au moment où l’instinct
sexuel apparaît – l’instinct vraiment sexué, pourrait-on dire, à l’ado-
lescence, avec la réapparition du biologique inné –, la place est déjà
occupée par la sexualité infantile. Une sexualité beaucoup moins
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facile à faire rentrer dans les cadres.

Les transformations de la puberté, avec la possibilité de réa-


lisation génitale qu’elles permettent, le « pubertaire », comme
dit Philippe Gutton, viennent bousculer, interroger la sexualité
infantile…
Je dirais plutôt que c’est la sexualité infantile qui vient bouscu-
ler le pubertaire, du moins elle occupe toute la place… Parce que la
sexualité infantile ne fonctionne pas de la même façon que la sexua-
lité adulte. Elle n’est pas tournée vers l’objet, elle est causée par
l’objet inconscient. Elle n’a pas un objet adaptatif, elle n’a pas un
objet prédéterminé par l’instinct ; au contraire l’objet est à sa source,
au lieu d’être ce qui viendrait la combler. La sexualité est excitée par
l’objet. Elle fonctionne sur le mode de l’excitation, à la différence de
l’instinct, aussi bien de l’instinct sexuel d’ailleurs que de tous les
instincts de conservation qui travaillent sur le mode de la satisfac-
tion.

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Jean Laplanche

Ce sont des modes économiques complètement différents : d’un


côté, recherche de l’excitation ou recherche de l’épuisement total, et
de l’autre recherche du meilleur équilibre possible. La sexualité
infantile est un facteur de déséquilibre qui va être intégré ensuite
dans la sexualité adulte sous la forme du préliminaire, du sublimé,
etc. Cependant au départ, il y a une contradiction entre les buts et le
régime économique de la sexualité infantile et ceux de la sexualité
adulte.

On aborde ainsi le débat actuel sur la question des abus


sexuels, si bien illustré par l’article princeps de Ferenczi. On voit
bien quels dégâts ceux-ci produisent chez les enfants, chez les
adolescents et même, à distance, chez les adultes. Est-ce que vous
pensez qu’il y a une espèce de réactivation de l’infantile à ce
moment-là ?
Oui, cela repose d’ailleurs toute la question de l’interdit de l’in-
ceste. On a dit : l’inceste est l’interdit posé à l’enfant de coucher
avec les parents, mais après tout l’interdit de l’inceste, c’est l’inter-
dit posé aux parents. Freud dit : on interdit au petit Œdipe de cou-
cher avec sa mère. Mais c’est plutôt à la mère ou au père qu’il faut
interdire de coucher avec l’enfant. Je pense que chez l’abuseur
sexuel, il y a une réactivation massive de l’infantile. La prédomi-
nance de l’analité dans les abus sexuels est quelque chose dont on ne
parle pas non plus. L’analité reste encore le grand refoulé de notre
époque à tous les points de vue. On en parle toujours à mots cou-
verts, mais…

Dans un autre sens, il y a un risque « d’abus » dans la présenta-


tion de ce débat, celui de traiter toute relation affective adulte-enfant
comme une relation abusive. Dans cette relation, il y a du sexuel, on
ne peut pas le nier ou alors il faudrait qu’elle soit purement asep-
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tique. On observe cela dans les écoles américaines, et je crois même
maintenant en France. Un instituteur ne peut recevoir un enfant que
la porte ouverte. Cela devient complètement aberrant. Qu’on le
veuille ou non, le sexuel est présent dans la relation. Évidemment, le
sexuel doit être dominé chez l’adulte. De là à nier qu’il existe, et à
traduire tout acte de tendresse, voire de légère séduction, d’un adulte
envers un enfant sous forme pénale, cela me paraît être une aberra-
tion. Il peut y avoir un problème, mais le remettre aux mains du
législateur n’est pas forcément la meilleure façon de faire.

C’est un problème pour tous les professionnels de l’enfance.


Ce que vous qualifiez d’aberration serait une modalité de refou-
lement supplémentaire ?
On pourrait presque dire un sur-refoulement. Il y a un refoulement
nécessaire chez tout être humain de sa sexualité infantile. Le propre
de la sexualité infantile chez l’adulte, c’est qu’elle est refoulée et
qu’elle apparaît, par exemple, au cours d’une analyse. Mais de là à

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dire que, non seulement elle est refoulée, mais qu’il faut la réprimer
socialement… Certes, c’est une question difficile. Cependant, faut-il
la laisser entre les mains et de l’opinion publique et du législateur ?

Vous savez, les gens qui hurlent le plus contre le criminel hurlent
d’abord contre le criminel en eux. Il faut peut-être admettre (je vais
être encore plus scandaleux) que dans les défilés de parents protes-
tant contre les abuseurs, comme on en a vu en Belgique par exemple,
il y a éventuellement un certain nombre d’individus que cela excite
de façon plus ou moins inconsciente : leurs propres pulsions inces-
tueuses trouvent une satisfaction dérivée à se projeter sur quelques
boucs émissaires pour essayer de ne pas voir ce qu’ils ont en eux

Actuellement, il faut bien le dire, c’est la médiatisation qui com-


mande la pénalisation et l’on voit bien l’affolement des autorités
policières, judiciaires ou scolaires dès qu’il se passe quelque chose.
Or, cette médiatisation touche bien le public d’une certaine manière,
sinon elle ne se vendrait pas ! L’inceste et l’abus sexuel se vendent
très bien dans les médias.

Pensez-vous que les médias et la législation aient un impact


sur les théories de la sexualité infantile ?
Nous sommes dans une période de telle mutation ! Je pense que
la psychanalyse n’a pas à courir après une espèce de prophylaxie, ni
à édicter des règles. Les choses sont trop en mouvement, trop com-
plexes. Avant d’édicter des règles, la psychanalyse ferait mieux d’es-
sayer d’observer de plus près ce qui se passe. Je pense à une ques-
tion comme celle des couples homosexuels. Quand, par exemple, un
couple d’homosexuels-hommes adopte un enfant à la naissance, on
dit : « Il a le droit », « il n’a pas le droit ». Les uns disent : « C’est
contre nature. » Les autres disent : « C’est aussi structurant, il peut
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y avoir une triangulation… » Mais qui parle du sexuel ? Du sexuel
entre deux hommes qui n’est quand même pas le sexué, et qui est le
coït anal la plupart du temps. Personne ne dit les choses. Qui se
demande quelle est la scène primitive que va imaginer un enfant ?
Cela est complètement occulté ; la question que je pose là est même
tabou. Si, dans une émission de télévision sur les couples homo-
sexuels, l’on disait : « Votre enfant imagine-t-il que vous avez un
coït anal ? », ce serait censuré ! Voyez à quel point le sexuel infan-
tile est encore tabou. Et il le restera.

Comment vont se construire les fantasmes de l’enfant ?


Nous ne le savons pas toujours. Nous n’avons pas encore sur le
divan des enfants de couples homosexuels. Vous en avez peut-être
déjà vous en thérapie ?

Plus souvent des couples de femmes qui ont adopté un enfant.


Se pose aussi la question de ce que l’enfant reçoit de ces nou-

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veaux couples, des couples en général, et comment il intègre cela


dans son processus de constitution de son moi, dans sa sexualité.
Cela pose d’abord le problème de la scène primitive. Comment
est-elle fantasmée par un enfant dans ces situations-là ? Sans être
normatif, sans dire qu’il y a une bonne scène primitive ou une mau-
vaise, je pense que ce sont des questions qu’il faut que les psycha-
nalystes et les psychologues se posent.

Si l’on pense qu’il n’y a pas une espèce de sexualité biologique


qui aurait ensuite à se structurer, si on pense que la sexualité a pour
origine même cette relation à l’adulte, il faut se poser la question non
pas de savoir comment elle va se structurer mais d’abord comment
elle va surgir. Comment surgit la sexualité dans une relation à
l’adulte, et pas forcément à la mère ? Ce ne sera pas forcément le
monde de la mère, qui est une espèce de schéma idéal que nous
avons en tête, celui de la famille naturelle, pourrait-on dire. De plus
en plus, les enfants ont des relations à l’adulte qui ne sont pas des
relations « naturelles ». Et même dans la relation à la mère, c’est
l’aspect érogène de la relation, comme dans l’allaitement, qui a été
pendant très longtemps totalement occulté.

N’est-il pas alors nécessaire d’observer le nourrisson et ses


interactions avec sa mère, en incluant la dimension fantasma-
tique de l’interaction ?
Je ne suis pas pour l’idée que le « bébé psychanalytique » est uni-
quement reconstruit. Je pense que la reconstruction qui se passe dans
l’analyse d’adultes ou d’enfants déjà assez âgés ne se fait pas à par-
tir de rien. Par ailleurs, l’observation seule du bébé est insuffisante,
parce qu’elle suppose que le bébé peut être observé avec ses pulsions
sexuelles, ses instincts seuls. À mon avis, l’observation du néonatal
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devrait toujours, si elle veut être vraiment psychanalytique (ce qui
n’est pas très facile bien sûr), tenir compte de l’inconscient parental.
Elle devrait intégrer, garder à l’esprit, que l’inconscient parental, les
fantasmes parentaux jouent un rôle essentiel dans cette évolution. Je
ne dis pas qu’il faille soumettre systématiquement les parents à une
analyse, mais il faudrait tenir compte des fantasmes parentaux.

Comment intégreriez-vous les théories de l’attachement ?


La théorie de l’attachement est un grand pas. À condition qu’elle
ne soit pas isolée. Elle a mis fin pratiquement à la théorie de
Margaret Mahler sur laquelle les psychologues ont vécu pendant cin-
quante ans. Selon cette théorie, il y avait au départ une symbiose et
celle-ci devait se défaire. Nous savons maintenant qu’il y a d’emblée
du dialogue, de la communication bébé-adulte. Ce qui est quelque
chose d’absolument extraordinaire, car nous avons vécu sur cette
idée de symbiose, de phase symbiotique, de séparation-individua-
tion. Tous ces éléments se trouvent également à l’origine dans la

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théorie du narcissisme primaire de Freud qui est critiquée par là


même.

Depuis la théorie de l’attachement et aussi les travaux de


Brazelton, de Daniel Stern, de nombreux chercheurs démontrent que
l’idée de ce bébé, d’abord fermé sur lui-même, ou fermé sur la dyade
mère-enfant, et qui doit, on ne sait comment, s’individuer, est un
mythe. En ce sens-là, la théorie de l’attachement est venue remplir
un vide que Freud avait laissé, sur ce qu’il appelait les pulsions d’au-
toconservation. On réalise que l’autoconservation chez le petit être
humain est beaucoup plus complexe que de simples mécanismes
auto-conservatifs élémentaires physiologiques comme le maintien
de l’homéostase, etc. D’emblée, l’autoconservation, si on garde ce
terme, passe par l’échange avec l’adulte.

Cela, c’est l’aspect positif de la théorie de l’attachement.


L’aspect négatif, c’est que l’on ne voit plus que cela. La théorie de
l’attachement empêche de voir le sexuel, empêche de voir comment
(parce que cela demande une observation plus fine) des dialogues
qui vont se perfectionner entre la mère et l’enfant vont se trouver
d’emblée parasités par l’inconscient maternel. Au sein de ce dia-
logue, auto-conservatif en somme, va survenir quelque chose qui
vient d’un seul côté et avec quoi l’enfant doit avoir affaire. J’utilise
parfois l’image de l’onde porteuse, celle qui en radio est modulée :
vous avez une onde porteuse qui serait l’attachement avec sa réci-
procité et sur cette onde porteuse vient se parasiter quelque chose
(comme un « bruit » au sens de la théorie de la communication) qui
est, justement, l’inconscient infantile maternel. Je dis bien « infan-
tile » car, dans la relation, chez l’adulte, c’est l’inconscient infantile
qui est réveillé.

Réveillé du fait du bébé et du fait de l’adulte ?


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Il y a une véritable régression chez l’adulte face au bébé. Il y a
une espèce de communication de base, mais le propre de la théorie
de la séduction, c’est de dire : sur cette base d’interaction, il y a
quelque chose qui au départ va dans un seul sens, qui vient de la part
de l’inconscient de l’adulte et qui très vite va se trouver traité par
l’enfant parce qu’il aura besoin de le traiter. Sur quelque chose de
bilatéral vient se greffer quelque chose d’unilatéral, de dissymé-
trique.

Cette dissymétrie, c’est là, selon moi, l’origine dernière de l’al-


térité à laquelle l’être humain ne cesse d’être confronté (passive-
ment) et à laquelle il doit s’affronter (activement), tout en étant cer-
tain qu’il ne la réduira jamais.

La situation anthropologique fondamentale est la matrice de


toutes les situations ultérieures où, pour le meilleur ou pour le pire,
c’est l’autre qui m’interpelle, dans son irréductible étrangeté.

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