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François Rabelais ou l'apologie du trop

Jean-Yves Le Fourn
Dans Enfances & Psy 2005/2 (no27), pages 114 à 118
Éditions Érès
ISSN 1286-5559
ISBN 2-7492-0431-3
DOI 10.3917/ep.027.0114
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LE POIDS DES REPRÉSENTATIONS
ET DES NORMES
Jean-Yves Le Fourn
François Rabelais
ou l’apologie du trop

Jean-Yves Le Fourn est Depuis quelques années, un combat légitime est mené
pour lutter contre les effets « désastreux » du surpoids et
pédopsychiatre, responsable de l’obésité sur la santé. Mais s’est-on suffisamment inter-
rogé sur les représentations imaginaires et sociales du
de la Coordination gros, du fort, lors des différentes campagnes de prévention
départementale de psychologie contre l’obésité ?
Cette lutte contre l’obésité et le surpoids a débuté au
clinique de l’adolescente à Tours. sein de notre société d’abondance et de consommation, et
non au sein des pays en voie de développement, là où le
« gros » a encore un rôle imaginaire et symbolique de
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sage, de puissant, de riche. Il en allait de même avec nos
notables au XIXe siècle, dont Balzac, rond lui-même, a su
nous parler, notamment à travers le personnage de César
Birotteau, commerçant bourgeois bedonnant.
Mais très tôt également, le gros nous a renvoyé imagi-
nairement à une image féminine. Comme le souligne
Y. Pelicier, « l’homme gros n’est pas aussi bon mâle que le
maigre ».
Impératifs médicaux et représentations imaginaires et
sociales du « gros » ou du « être gros » s’opposent en per-
manence et l’ambiguïté persiste de nos jours.
François Rabelais fut un maître en matière de « trop »,
d’excès, d’inflation, et ses « monstres » que sont
Gargantua, Pantagruel, Gargamelle restent pour nous les
figures d’un temps où le Trop, le Gras, rimait avec le Bon,
le Sain. Un temps où Épicure régnait en maître dans les
esprits alors que l’homme mourait souvent de faim.
De son vivant, il semble cependant que l’on ait retenu
de Rabelais l’habile médecin, le savant linguiste, l’homme

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François Rabelais ou l’apologie du trop

de foi, plus que l’écrivain. Ce n’est qu’avec le temps que Rabelais, François Rabelais
l’homme de lettres et de sciences, est devenu ce « pantagruéliste » De la biographie de François
épicurien, ce farfelu identifié à ses personnages, Pantagruel, Rabelais, toujours
Panurge ou Gargantua, ces personnages farfelus, hauts en couleur, controversée car prise entre
la réalité et la légende, nous
sortes de fous, la personnification même de l’excès, de la jouis-
ne retiendrons que ce qui est
sance, du « Trop de bouffe, de vin, de sexe, de Vie ». Farfelus, en à peu près vérifié.
effet, ses héros le sont, au sens même de l’étymologie, où dès 1546 Né à Chinon aux alentours
cet adjectif désignait le « dodu », le « gros », le « gras », proche à de 1490, Rabelais nous
l’origine du mot latin follis, qui donnera le mot français « fou »… fournit une première trace
heureux et jouisseurs. objective de son existence en
1519. À cette époque, il est
L’obèse était donc déjà un farfelu. Frère Jean dans le Tiers livre moine à Fontenay-le-Comte,
(ch. 28) établit la « liste des couillons » : « couillon fanfreluché, où s’intéressant à toutes les
couillon frelaté, couillon farfelu… ». sciences ainsi qu’au latin,
grec, bref aux humanités, il
Or donc, en son temps et ses livres, le moine-médecin François
apprend beaucoup et
Rabelais définissait le bien-portant par le Trop et le Gras. Qui était devient un véritable érudit,
gras était en bonne santé. Cette représentation imaginaire perdura Plus tard, devenu moine
bien longtemps, bien au-delà du XVIe siècle (au début du XXe siècle, bénédictin, il émigre au
le notable riche et bien portant était encore défini comme un prieuré de Ligugé, dont il
homme au ventre rebondi et à la calvitie bénédictine…). Nous garde un souvenir ému,
étions loin alors, très loin de l’image actuelle du cadre dynamique, puisque, écrivant son
masculin ou féminin, présenté avec une taille fine et svelte, sportif « Gargantua », il fait boire à
et en quête d’une « éternelle jeunesse ». son héros du vin de Ligugé
et dévorer les salades du
Rabelais voyait l’enfant comme un géant pour qui tout était prieuré.
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« trop », et ce dès la naissance. Le 16 septembre 1530,
Rabelais se fait inscrire sur le
Ainsi Gargantua est né par l’oreille (comme Athéna par le crâne registre de la faculté de
de son père Zeus ou Dionysos sorti de sa cuisse) d’une grossesse médecine de Montpellier et
qui dura onze mois : se fait connaître de sa
nouvelle ville par ses
« Lorsqu’ il [Grandgousier] épousa Gargamelle, lorsqu’il eut aphorismes hippocratiques
atteint l’âge viril, belle gouge et de bonne trogne, ils firent et son parcours théâtral.
ensemble la bête à deux dos, se frottant joyeusement leur lard, si Fin 1532, les premiers livres
bien qu’elle devint grosse d’un beau-fils dont elle accoucha le consacrés à Pantagruel et
onzième mois » (ch. 3). Gargantua paraissent, dont
les éditions et rééditions
Pour pouvoir enfanter, Gargamelle mangea, dévora de grandes vont se succéder. En 1535, il
platées de tripes et but beaucoup : « On avait fait tirer trois cent prend le titre de « Médecin
soixante-sept mille et quatorze de ces bœufs gros… pour faire bien du grand hospital dudict
mieux descendre le vin » (ch. 4), ce qui fait s’interroger sur sa Lyon », l’hôpital Dieu.
rondeur l’auteur, qui écrit : « O la belle matière fécale qui devait Après avoir suivi à Rome le
boursoufler en elle » (ch. 4). cardinal Jean Du Bellay, il
revient en France quand ce
Après le temps de la grossesse, vient celui de la naissance de dernier est nommé
Gargantua, et le processus de remplissage, tant imaginaire que lieutenant général par le roi
symbolique, se poursuit avec le gavage de celui-ci : « Aussitôt qu’il François Ier.
fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : mies ! mies ! mies ! …/…

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Trop de poids, trop de quoi ?

…/… mais à haute voix : À boire ! À boire ! », tandis que comme les
Ce n’est que le 22 mai 1537 enfants de l’époque il est enfermé et emmailloté jusqu’à l’âge de
qu’il est enfin reconnu 22 mois.
comme docteur
en médecine à Montpellier, Mais voilà, né géant, il faut pour le nourrir près de 18 000
alors qu’il se targuait de vaches, 1 400 pipes de lait 1 et il se retrouve rapidement pourvu
posséder ce titre depuis de de dix-huit mentons, l’embonpoint, le double ou triple menton,
nombreuses années, étant en ces temps là considérés comme signe de bonne santé
notamment auprès du pape
pour l’avenir.
Paul III.
De cette époque à la fin de Le corps, dans sa conjoncture de prolifération (rondeur, gros-
ses jours, il cumule cette seur…) est glorifié, car il est la marque, l’empreinte d’un signifiant
double fonction de médecin majeur en ces temps de famine, celui de « bonne santé ».
et de religieux. Pendant tout
ce temps, les éditions de À 22 mois, notre héros quitte le statut de nourrisson pour être
Gargantua et de Pantagruel habillé et l’on fait de lui un adulte en réduction, réduction toute
se succèdent sous son relative puisqu’il s’agit d’un géant.
pseudonyme Alcofribas
Nasier. Ce n’est qu’en 1546 Dès l’âge de 3 ans, notre héros est alimenté mais aussi éduqué
qu’il révèle pour la première « librement ».
fois au grand jour son
véritable nom : François Entre 3 et 5 ans, il s’élève comme un « petit animal » qui boit,
Rabelais. mange et se livre à une sexualité précoce, mais aussi jouit de la
À la fin de sa vie, la légende saleté, traduisant une analité aussi forte que l’oralité.
gagnant du terrain, certaines
De ce temps-là, Gargantua gardera le plaisir de manger, de
mauvaises langues
confondirent délibérément dévorer, de « tuer » symboliquement des pères ou le père : « De
trois à cinq ans, Gargantua fut nourri et élevé de façon convenable
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l’auteur et ses héros, et l’on
commença à violemment par ordre de son père ; il passa le temps comme les petits enfants
dénigrer Rabelais pour son de son pays, c’est-à-dire à boire, à manger, à dormir, boire et
cynisme, sa gloutonnerie… manger. » (ch. 11)
son « Trop ».
1553 est la date probable de Tout est géant chez Gargantua. Son alimentation, tout comme
sa mort, aussi incertaine que son appétit sexuel.
celle de sa naissance.
Sa « braguette » est de dimension considérable, plus de
16 aunes de long, soit presque 20 mètres ! Devenu plus grand, dans
le chapitre « De l’adolescence de Gargantua », on apprend qu’il
« tastonnait ses gouvernantes cen dessus dessous, cen devant der-
rière […] et desja commençoit exercer sa braguette […] mon dres-
souvoir, ma petite andouille vermicelle […], ma petite couille bre-
douille. Elle est à moy… »
On voit, au travers de ce bref parcours, l’imbrication classique
entre alimentation et identité et alimentation et sexualité.
De tout temps, cela fut vrai, mais Rabelais et son pantagrué-
lisme témoignent d’une philosophie à visage humain, où le plaisir
1. 1 pipe de lait = 270 est là comme opérateur central de changement, loin d’une nutrition
litres de lait. à prétention objective, scientifique, mais déshumanisée.

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François Rabelais ou l’apologie du trop

Les pantagruélismes répètent sans cesse : « Vivez joyeux »,


mais si l’adage est simple, il est impossible à vivre en perma-
nence car Eros ne peut exister sans Thanatos.
Gargantua est à mes yeux un héros freudien car on ne peut
séparer le problème de « manger » de celui de la « sexualité »,
thème rencontré chez Freud, le père de la psychanalyse, dès ses
études sur l’hystérie.
Pourtant à la différence des héros de Rabelais, n’y a-t-il pas à
trop manger (ou d’ailleurs pas assez), une « volonté » de suppri-
mer, de barrer toute activité sexuelle, de rendre le corps asexué ?
Dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud
remarque que « l’activité sexuelle dans la phase cannibalique
n’est pas séparée de l’ingestion des aliments […] Les deux acti-
vités ont le même objet et le but sexuel est constitué par l’incor-
poration de l’objet, prototype de ce que sera plus tard l’identifi-
cation ». Dans la relation orale cannibalique décrite par
K. Abraham, il existe trois dimensions : « L’amour sous la forme
de prendre en soi l’objet aimé, la destruction qui accompagne son
incorporation, et la conservation et l’appropriation des qualités
dudit objet » (A. Green 2).
Illustration de Gustave Doré
La clinique psychanalytique nous engage à ne jamais oublier
pour l’édition de 1873 du
les aspects symboliques et imaginaires de l’alimentation en Gargantua de Rabelais.
général et de l’aliment en particulier, qu’il soit solide ou liquide,
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cru ou cuit…, et à ne pas retenir que les aspects scientifiques ou
plutôt scientistes. Que n’a-t-on dit, au gré des modes et des
époques, de ce qui était bon ou mauvais, à manger ou à boire,
pour la femme enceinte, pour l’enfant, que n’a-t-on dit du bon ou
mauvais cholestérol, etc., alors que l’histoire de l’homme nous
démontre en permanence que son lien avec l’aliment a un étroit
rapport avec les interdits fondamentaux.
Ainsi dans Le Lévitique, prohibitions alimentaires et sexuelles
sont liées, car il s’agit en l’occurrence de respecter le monde, ou
plus exactement l’ordre du monde : « Tu ne feras cuire un che-
vreau dans le lait de sa mère ». On repère, en fond de décors, la
prohibition de l’inceste, mais aussi cet incontournable aliment
comme socle à l’identité : le lait…
Le lien Homme/Aliment est fragile et complexe, et il
2. André Green, Jacques
convient, dans le « Trop » ou dans le « pas assez » de l’ali-
Cain, Ce que manger veut
mentation, de toujours se poser la question de ce que manger dire.
veut dire, exprimer, signifier, car l’Aliment est également un 3. Colloque sur le corps
langage, une parole et non un simple amalgame de molécules de l’obèse, Éd. Pfizer,
chimiques. 1977, p. 54/60.

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Trop de poids, trop de quoi ?

Si prévenir c’est guérir, n’oublions donc pas l’histoire de l’ali-


mentation et ses représentations passées et actuelles, car instruire
un avenir c’est d’abord et avant tout connaître son histoire afin
d’éviter si possible un retour du Tragique, du « Trop »… ce que
déjà la mythologie nous indique.

BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, R. 1974-1980. œuvres complètes, Lecture de Brillat Savarin (p. 280-284), tome 3,
1360 pages, Paris, Le Seuil.
FREUD, S. 1962. Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Gallimard.
FREUD, S. 1998. Totem et Tabou, 241 pages.
LE FOURN, M. 2003. « L’alimentation liquide, ses consommations, ses rituels de sociabilité
et ses représentations imaginaires », thèse du doctorat en sociologie, Tours.
RABELAIS, F. 1994. (G. Dore) – Gargantua – Pantagruel – Tiers livre – Quart livre –
Cinquième Livre, 845 pages.
LÉVI-STRAUSS, C. 1964. Le cru et le cuit, Paris, Plon.
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Mots-clés RÉSUMÉ
Géant, le trop, l’excès, Depuis quelques années, le « Trop de poids » inquiète médecins
représentations et familles. Et pourtant l’image du Gros dans l’histoire et
imaginaires du gros et François Rabelais, avec ses héros, Pantagruel et Gargantua nous
du gras. rappellent que cela ne fut pas toujours vrai. En interrogeant le
« Trop », n’interroge-t-on pas la question du plaisir, à l’heure
d’une société en quête d’exactitude ? Ne faut-il pas plutôt conti-
nuer à interroger « ce que manger veut dire » ?

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