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LE DÉVELOPPEMENT DE L'ÉVOCATION DES ÉMOTIONS

Mélanie Perron, Pierre Gosselin

Presses Universitaires de France | « Enfance »

2004/2 Vol. 56 | pages 133 à 147


ISSN 0013-7545
ISBN 2130544541
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le développement
de l’évocation des émotions

MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS

Mélanie Perron et Pierre Gosselin*

RÉSU M É

Dans cette étude, les auteurs examinent la capacité des enfants à évoquer
l’expression faciale des émotions en portant une attention particulière à la vraisem-
blance des expressions. Les expressions faciales évoquées par des enfants âgés entre 5
et 10 ans sont évaluées par un groupe de 25 observateurs adultes relativement à la
catégorie de l’émotion encodée et à la vraisemblance des expressions. Les résultats
indiquent que les filles évoquent mieux la joie et la tristesse que la colère et la peur et
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que les garçons évoquent mieux la joie que les autres émotions. La performance des
garçons est supérieure à celle des filles pour la colère, mais inférieure à celle des filles
pour la tristesse.
Mots clés : Émotion, Expression faciale, Contrôle volontaire.

SUM M ARY

Developing the ability to pose facial expressions of emotions during childhood

Posed facial expressions (happiness, anger, sadness and fear) produced by chil-
dren aged between 5 and 10 years were shown to 25 adult participants who rated the
verisimilitude of the portrayed emotions. Girls posed happiness and sadness more
accurately than anger and fear while boys posed happiness more accurately than other
emotions. Boys were less accurate than girls in portraying sadness, but more accurate
than girls in portraying anger.
Key-words : Emotion, Facial expression, Voluntary control.

* Cette recherche a été appuyée par la subvention 410-99-0128 octroyée à P. Gosselin


par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
La correspondance relative à cet article doit être adressée à Mélanie Perron, École de Psy-
chologie, Université d’Ottawa, 120, rue Université, Ottawa, Ontario, Canada, K1N 6N5.
Adresse électronique : mperr009@uottawa.ca.
ENFANCE, no 2/2004, p. 133 à 147
134 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

Le contrôle de l’expression des émotions a été identifié comme un fac-


teur qui affecte significativement le fonctionnement social de l’enfant, tant
sur le plan des relations avec l’adulte que sur celui des relations avec les
pairs. Il s’imposerait au cours du développement pour plusieurs raisons.
Sur le plan individuel, il permettrait de réguler les états émotionnels (Izard,
1990 ; Tomkins, 1982). Sur le plan social, il permettrait de limiter la conta-
gion affective et l’escalade émotionnelle (Malatesta & Izard, 1984). Il per-
mettrait aussi, s’il est appliqué de façon souple, de faciliter les relations
sociales. Il représente à cet égard l’une des stratégies couramment utilisées
pour éviter de heurter la sensibilité d’autrui ou pour protéger sa propre vul-
nérabilité (Saarni, 1999).
Plusieurs observations permettent d’établir que les enfants d’âge présco-
laire sont en mesure de contrôler l’expression de leurs émotions. Blurton-
Jones (1967) rapporte que les enfants de trois ans montrent plus de signes
de détresse après s’être blessés lorsque les personnes qui en ont la charge
sont présentes que lorsqu’elles sont absentes, ce qui suggère qu’ils seraient
capables d’amplifier l’expression de leur détresse. Les travaux de Cole
(1986) et de Josephs (1994) montrent de leur côté que les enfants de 3 et
4 ans seraient aussi en mesure de masquer à l’aide du sourire leur déception
lorsqu’ils reçoivent une récompense peu attrayante.
Le développement du contrôle volontaire des expressions faciales se
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manifeste également sur le plan de l’imitation des mouvements faciaux. Une
augmentation sensible de la capacité à reproduire des expressions faciales a
été signalée pendant la période préscolaire (Field & Walden, 1982), mais
également au cours des années qui suivent (Ekman, Roper, & Hager, 1980 ;
Hamilton, 1973 ; Yarczower, Kilbride, & Hill, 1979). La joie est apparue
comme l’émotion la plus facile à imiter. Field et Walden (1982) rapportent
que la joie est mieux imitée que la peur et la colère. Ils notent, par ailleurs,
que la peur et la colère présentent des niveaux comparables de difficulté. La
facilité relative avec laquelle les enfants imitent l’expression de la joie est
également rapportée par Ekman et al. (1980). Ces auteurs observent que
plus de 90 % des enfants peuvent reproduire correctement le mouvement de
la bouche qui évoque la joie dès l’âge de 5 ans. Par contre, très peu
d’enfants de cet âge parviennent à imiter correctement les mouvements de
la bouche évoquant la tristesse, la peur et la colère.
La capacité d’évoquer l’expression faciale des émotions, c’est-à-dire de
produire les mouvements faciaux qui font penser à des émotions, émerge-
rait également au cours de la période préscolaire (Brun, 2001). Lewis, Sulli-
van et Vasen (1987) ont étudié la capacité des enfants et des adultes
d’évoquer l’expression faciale des émotions sur simple demande verbale et
ils ont évalué la qualité des productions à l’aide du Maximally discrimina-
tive facial movement coding system (Izard, 1979). Leur étude indique que
cette habileté émerge au cours de la troisième année et se développe au
moins jusqu’à la fin de l’enfance. Fait intéressant, le profil de développe-
ment décrit par ces auteurs n’était pas uniforme, mais variait selon la caté-
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 135

gorie de l’émotion. La joie était l’émotion qui avait le profil de développe-


ment le plus rapide. Dès l’âge de 3 ans, les enfants pouvaient évoquer la
joie et ils le faisaient avec une exactitude comparable à celle des adultes.
Les enfants réussissaient aussi à évoquer l’expression de la surprise à partir
de la troisième année, mais la qualité de leurs productions était inférieure à
celle des adultes et le demeurait jusqu’à la cinquième année. L’aptitude à
évoquer la colère et la tristesse apparaissait au cours de la quatrième année
et se développait jusqu’à la fin de l’enfance. Enfin, la peur et le dégoût
étaient les émotions les plus difficiles à évoquer. Lewis et al. rapportent que
seulement 10 à 20 % des enfants de cinq ans réussissaient à évoquer
l’expression complète de ces émotions et que la performance des adultes
n’était guère meilleure.
Une autre méthodologie utilisée pour étudier l’aptitude des enfants à
évoquer les expressions faciales émotionnelles a consisté à faire évaluer les
productions des enfants par des juges indépendants. Le pourcentage
d’identification de la catégorie de l’émotion était utilisé comme critère ser-
vant à établir la qualité des productions faciales. Les études qui ont utilisé
cette approche indiquent une augmentation de la qualité des productions
faciales entre l’âge de trois ans et la fin de l’enfance (Brown, 1994 ; Field
& Walden, 1982 ; Odom & Lemond, 1972 ; Shields & Padawer, 1984 ; Zuc-
kerman & Przewuzman, 1979). Elles montrent aussi que le profil évolutif
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varie selon la catégorie de l’émotion. La joie est mieux évoquée que la
colère et la tristesse (Field & Walden, 1982 ; Odom & Lemond, 1972) qui
sont elles-mêmes mieux évoquées que la peur (Shields & Padawer, 1984).
Les études de jugement dont il vient d’être fait mention au paragraphe
précédent apportent une information complémentaire à celle fournie par
l’étude de Lewis et al. (1987). Elles démontrent que les expressions faciales
évoquées par les enfants peuvent effectivement faire penser à des émotions
spécifiques. Toutefois, ces études n’ont pas encore permis de déterminer
dans quelle mesure les expressions produites par les enfants étaient perçues
comme étant vraisemblables, c’est-à-dire représentatives de l’expression
spontanée des émotions. Cette question est importante en raison de ses
conséquences sur le plan de l’influence sociale. Si les enfants parviennent à
évoquer de façon très convaincante l’expression faciale des émotions, ils
pourraient non seulement faire penser à des émotions, mais aussi faire
croire à leur entourage social qu’ils ressentent véritablement des émotions.
Le premier objectif de la présente étude est donc d’examiner cette question
en demandant à des observateurs adultes d’évaluer les expressions faciales
produites par des enfants d’âge scolaire. Les observateurs doivent d’abord
déterminer si l’expression produite par l’enfant exprime ou non une émo-
tion, puis ils doivent identifier l’émotion exprimée et déterminer dans quelle
mesure l’expression est vraisemblable ou authentique.
Comparativement aux études antérieures, nous avons considérablement
élargi le choix de réponses des participants afin de contraindre leur juge-
ment le moins possible. Cette particularité de la méthode a été introduite
136 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

afin de prendre en compte les commentaires critiques formulés par Russell


(1994) et par Haidt et Keltner (1999). Selon, ces auteurs, les niveaux relati-
vement élevés de reconnaissance des émotions dont font part les études de
jugement sont en partie le fruit d’un artifice de méthode qui consiste à res-
treindre considérablement les options entre lesquelles les observateurs peu-
vent choisir. Cette modification que nous avons introduite dans la méthode
ne devrait pas affecter le patron de différences entre les émotions. La recen-
sion des travaux antérieurs nous conduit à prédire que les expressions de la
joie seront mieux évoquées que celles de la colère, de la tristesse et de la
peur et que les expressions de la peur seront moins bien évoquées que celles
de la colère et de la tristesse.
Le deuxième objectif de la présente étude est d’examiner si l’aptitude à
évoquer les expressions faciales émotionnelles varie en fonction du sexe
des enfants. Plusieurs travaux suggèrent que la socialisation de l’expression
des émotions des garçons diffère de celle des filles. Casey, Fuller et Johll
(1993) ont observé que les attentes des parents relativement au contrôle de
l’expression des émotions variaient selon le sexe de leurs enfants. Les
parents s’attendent à ce que les garçons inhibent davantage que les filles
l’expression de la peur et de la tristesse et à ce que les filles inhibent
davantage que les garçons l’expression de la colère. Terwogt et Olthof
(1989) ont questionné des enfants à propos des émotions qu’ils exprime-
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raient dans certaines situations. Ils ont trouvé que les garçons se disent
moins enclins que les filles à exprimer la peur car ils craignent d’être per-
çus négativement par leurs pairs. De leur côté, les filles avaient moins ten-
dance à exprimer la colère car elles craignaient la désapprobation des
adultes. L’ensemble de ces observations conduit à penser que des différen-
ces de plus en plus marquées devraient apparaître au cours de l’enfance
entre les garçons et les filles en ce qui concerne leur aptitude à évoquer
l’expression des émotions. En particulier, il est probable que sous l’action
des forces inhibitrices qui caractérisent la socialisation des émotions, les
garçons aient plus de difficulté que les filles à évoquer la peur et la tris-
tesse, mais plus de facilité à évoquer la colère.
De façon étonnante, aucune des études que nous avons répertoriées ne
rapporte de différences entre les aptitudes des garçons et celles des filles à
évoquer l’expression faciale des émotions (Boyatis & Satyaprasad, 1994 ;
Browne, 1994 ; Field & Walden, 1982 ; Lewis et al., 1987 ; Shields et Pada-
wer, 1984 ; Zuckerman & Przewuzman, 1979). Il importe toutefois de signa-
ler que la plupart de ces études ont considéré seulement un score global de
performance. Cette particularité de leur plan d’analyse limitait sérieusement
leur capacité de détecter les différences sexuelles plus subtiles qui pourraient
résulter d’une interaction avec la catégorie de l’émotion et l’âge des enfants.
Dans la présente étude, la qualité des productions faciales des enfants est
analysée à l’aide d’un plan d’expérience qui comprend un croisement com-
plet des facteurs sexe, émotion et âge des enfants. Nous appuyant sur les
travaux de Casey et al. (1993) et de Meerum Terwogt et Olthof (1989),
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 137

nous prédisons que les enfants de sexe masculin évoqueront mieux la colère
que les enfants de sexe féminin et qu’un patron de performance inverse sera
observé dans le cas de la peur et de la tristesse.

MÉTHODE

Participants

Vingt-cinq adultes (14 femmes et 11 hommes, M = 22,64 ans,


ÉT = 4,47), recrutés dans différentes classes de psychologie de niveau pré-
diplômé de l’Université d’Ottawa, ont participé à l’étude. Le recrutement
des participants et le déroulement de l’étude se sont faits en conformité
avec les règles de déontologie en vigueur à cette université. Tous les partici-
pants ont complété un formulaire de consentement avant le début de
l’étude et ont reçu une rémunération de 10 $ après avoir complété la tâche
de jugement.

Matériel
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Les stimuli faciaux proviennent de l’étude de Gosselin, Côté, et Costa
(2000). Ce choix était motivé par la disponibilité de ce matériel de recherche
et par le fait qu’il répondait spécifiquement aux exigences de la présente
étude, notamment en ce qui concernait le croisement complet des variables
âge, sexe et émotion. Gosselin et al. ont demandé à 60 enfants, âgés entre 5
et 10 ans et répartis également selon le sexe, d’évoquer les expressions fa-
ciales de la joie, de la colère, de la tristesse et de la peur. La tâche se dérou-
lait à l’école dans un local situé à proximité de la salle de classe. Chaque
enfant était rencontré individuellement et était assis devant un table, à une
distance d’un mètre de la camera. Deux expérimentateurs étaient présents ;
l’un donnait les consignes et l’autre filmait les expressions en cadrant seule-
ment le visage. L’enfant était d’abord informé du fait qu’on lui demande-
rait de montrer avec son visage ce qu’il fait quand il veut qu’une autre per-
sonne sache comment il se sent. On lui décrivait ensuite quatre situations et
il devait imaginer qu’il montrait à une autre personne l’émotion ressentie
dans ces situations. Il devait produire avec son visage l’expression de
l’émotion après la description de chacune des situations.
Les situations étaient inspirées des travaux de Cartron-Guérin et Réveil-
laut (1980) relativement à la connaissance que possèdent les enfants des
situations qui provoquent des émotions. Les situations référaient à la ren-
contre d’un ami (joie), à l’interruption soudaine d’un jeu (colère), à la perte
du jouet favori (tristesse) et à l’approche agressive d’un grand chien (peur).
Par exemple, pour l’évocation de la colère, l’enfant devait s’imaginer qu’il
138 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

s’amusait avec un jouet, qu’un autre enfant lui enlevait soudainement son
jouet et qu’il était fâché. L’expérimentateur lui demandait ensuite de faire
un visage qui montrerait à l’autre enfant qu’il était fâché. Pour l’évocation
de la peur, l’enfant devait s’imaginer qu’il marchait dans la rue en com-
pagnie de son père et qu’un grand chien méchant approchait de lui. Il
devait ensuite faire un visage qui montrerait à son père qu’il avait peur.
Les quatre premiers essais servaient de pratique et visaient à faire com-
prendre à l’enfant qu’il devait produire des expressions émotionnelles
vraisemblables. Ils étaient suivis de 12 autres essais (3 essais par émotion) au
cours desquels il devait évoquer l’une des quatre émotions dans un ordre
aléatoire. Seul le nom de l’émotion était mentionné ; les histoires n’étaient
pas relues. Par exemple, pour l’évocation de la joie, les instructions étaient
les suivantes : « Montre avec ton visage que tu es fâché. » L’enfant recevait
aussi la consigne de ne pas bouger la tête, ni les yeux et de ne pas changer de
position au moment où il évoquait l’expression de l’émotion.
Pour les fins de la présente étude, nous avons sélectionné au hasard trois
productions faciales pour chaque groupe d’âge (5-6, 7-8 et 9-10 ans), chaque
sexe et chaque émotion (joie, peur, colère et tristesse). Afin d’éviter que les
expressions d’un même enfant ne soient surreprésentées, le matériel ne pou-
vait contenir plus de deux expressions du même enfant. Les 72 extraits vidéo
ont ensuite été enregistrés sur deux cassettes différentes, chacune compre-
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nant sa propre séquence aléatoire des expressions. Les extraits avaient une
durée variant entre trois et cinq secondes et étaient séparés les uns des autres
par un intervalle de vingt secondes afin de permettre aux participants
d’inscrire leurs réponses dans le questionnaire préparé à cet effet.

Procédure

L’évaluation faite par les observateurs se déroule sur une base indivi-
duelle. Chaque participant est invité à s’asseoir face à un téléviseur, à une
distance d’environ 60 cm de celui-ci. Une expérimentatrice explique au par-
ticipant qu’il devra visionner des extraits vidéo d’enfants qui font des
expressions faciales et qu’il devra, s’il y a lieu, identifier la ou les émotions
qui sont exprimées par l’enfant. Le participant visionne une seule des deux
cassettes vidéo et répond à un maximum de trois questions après chaque
extrait. Le participant doit d’abord déterminer si le visage de l’enfant
exprime ou non une émotion. S’il juge qu’aucune émotion n’est exprimée, il
attend la présentation de l’extrait vidéo suivant. S’il juge qu’une émotion
est exprimée, il doit préciser laquelle parmi les onze choix proposés : la joie,
dégoût, surprise, intérêt, peur, mépris, tristesse, colère, honte et culpabilité
et autre. S’il choisit cette dernière option, il doit inscrire le terme émotion-
nel qui lui vient à l’esprit. L’ordre dans lequel les termes émotionnels sont
présentés est déterminé par une procédure de choix aléatoire et deux
séquences différentes sont préparées. Enfin, la troisième question vise à éva-
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 139

luer le caractère vraisemblable ou authentique des expressions produites par


les enfants. Le participant doit évaluer si l’expression de l’émotion est vrai-
semblable, c’est-à-dire semblable à l’expression du visage lorsqu’une per-
sonne ressent vraiment une émotion. Quatre choix de réponse sont offerts :
0 (très peu naturel), 1 (un peu naturel), 2 (assez naturel) et 3 (très naturel).

RÉSULTATS

Évocation de la catégorie de l’émotion


La clarté avec laquelle les enfants ont évoqué l’expression faciale des
émotions est estimée à partir de la catégorisation faite par les participants
adultes. Dans la vaste majorité des cas (91,8 %), les participants ont choisi
un seul des 10 termes émotionnels proposés et ils n’ont choisi la catégorie
« autre » que dans 5.6 % des cas. Nous n’avons donc pas effectué
d’analyses particulières pour cette catégorie de réponses et, lorsqu’elle était
choisie, nous avons considéré que l’émotion n’était pas correctement
simulée. De la même manière, lorsqu’un observateur estimait que deux
émotions étaient exprimées en même temps, nous avons considéré que
l’expression n’était pas évoquée correctement. La méthode proposée par
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Rosenthal (1987) a été utilisée pour vérifier la fidélité du jugement des
observateurs. La fidélité pour le jugement de la catégorie émotionnelle était
de .95 pour l’ensemble du matériel évalué. Elle variait entre .94 et .95 selon
l’âge des enfants, entre .90 et .93 selon l’émotion et entre .94 et de .95 selon
le sexe des enfants.

Joie Colère
100 100
P o u rc e n ta g e

P o u rc e n ta g e

80 80
60 60
40 40
20 20
0 0
5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans 5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans
Âge Âge

Tristesse Peur
100 100
P o u rc e n ta g e

P o u rc e n ta g e

80 80
60 60
40 40
20 20
0 0
5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans 5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans
Âge Âge Filles
Garçons

Fig. 1. — Pourcentage moyen de reconnaissance


de la catégorie de l’émotion
140 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

La figure 1 présente les pourcentages moyens de reconnaissance de la


catégorie de l’émotion. L’examen de cette figure suggère que la joie est
mieux évoquée que les autres émotions, alors que la peur est l’émotion la
plus difficile à évoquer. Par ailleurs, des différences importantes sont appa-
rentes entre les trois groupes d’âge et les deux sexes. Les filles semblent
avoir plus de difficulté à évoquer la joie et la colère au fur et à mesure que
leur âge augmente, tandis que l’inverse se produit pour les garçons. Une
analyse de la catégorisation pour l’ensemble des émotions indique que les
expressions des enfants ont été reconnues à un niveau supérieur à celui qui
résulterait d’une utilisation aléatoire des 11 catégories de réponses (.09),
t(24) = 19,50, 19,44 et 10,83, p < .001, pour les filles de 5-6, 7-8 et 9-10 ans,
respectivement, et t(24) = 10,00, 8,64 et 13,21, p < .001, pour les garçons
de 5-6, 7-8 et 9-10 ans, respectivement.
Les données ont été analysées à l’aide d’une analyse de variance 4 × 3 × 2
(Émotion × Âge × Sexe) selon un plan factoriel en blocs aléatoires. Une
transformation arc sinus des données a d’abord été faite afin de ré-
duire l’hétérogénéité des variances. Comme la condition de sphéricité
des composantes orthogonales était respectée, l’approche univariée a été
choisie. L’analyse de variance révèle un effet significatif de l’émo-
tion, F(3,72) = 93,19, p < .0001, du sexe, F(1,24) = 34,87, p < .0001, et
des interactions Âge × Émotion, F(6,144) = 6,15, p < .0001, Âge × Sexe,
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F(2,48) = 46,81, p < .0001, Émotion × Sexe, F(3,72) = 44,36, p < .0001, et
Âge × Émotion × Sexe, F(6,144) = 14,75, p < .0001.
Le test des effets simples1 pour la triple interaction montre un effet
significatif de l’âge pour trois des quatre émotions. Les expressions de joie
des filles de 5-6 ans sont mieux reconnues que celles des filles de 7-8 ans,
qui sont elles-mêmes mieux reconnues que celles des filles de 9-10 ans. Chez
les garçons, le profil de développement est inversé, le groupe de 9-10 ans
évoquant mieux cette émotion que les plus jeunes. Les filles de 5-6 ans et de
7-8 ans évoquent mieux la colère que celles de 9-10 ans, tandis que les gar-
çons évoquent mieux cette émotion à 9-10 ans qu’à 5-6 ans et 7-8 ans.
Enfin, les filles évoquent mieux la peur à 7-8 ans qu’à 9-10 ans et mieux à
9-10 ans qu’à 5-6 ans.
Le test des effets simples indique par ailleurs que la qualité de
l’évocation varie selon l’émotion. Les filles de 5-6 ans évoquent mieux la
joie que la tristesse, la tristesse que la colère et la colère que la peur. Chez
les filles de 7-8 ans, la joie est mieux évoquée que les autres émotions, alors
que la tristesse est mieux évoquée que la colère. Enfin, les filles de 9-10 ans
évoquent mieux la tristesse que la peur et mieux la peur que la colère. Les
garçons de 5-6 ans et de 7-8 ans évoquent mieux la joie que les trois autres
émotions alors que ceux de 9-10 ans évoquent mieux la joie que la colère et
mieux la colère que la tristesse et la peur.

1. Un seuil de signification de .006 a été utilisé pour prendre en compte l’utilisation


répétée de l’analyse de variance.
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 141

En dernier lieu, le test des effets simples pour le facteur sexe indique que
la joie est mieux évoquée par les filles que par les garçons chez le groupe de
5-6 ans, mais que l’inverse se produit chez le groupe de 9-10 ans. Les gar-
çons évoquent mieux la colère que les filles, mais seulement à l’âge de 9-
10 ans. De son côté, la tristesse est mieux évoquée par les filles, indépen-
damment de l’âge. Enfin, les garçons évoquent mieux la peur que les filles à
l’âge de 5-6 ans, mais moins bien qu’elles à 7-8 ans.

Vraisemblance des expressions

L’évaluation de la vraisemblance des expressions se limite aux expressions


qui ont été correctement catégorisées. La fidélité du jugement des observa-
teurs pour la vraisemblance des expressions était de .85 pour l’ensemble du
matériel. Elle variait entre .83 et .85 selon l’âge des enfants et entre .81 et .87
selon le sexe des enfants. La fidélité était élevée pour la joie (.87), la tris-
tesse (.93) et la peur (.85), mais beaucoup plus faible pour la colère (.20).
L’examen de la figure 2 suggère que la joie est évoquée de façon plus
naturelle que les autres émotions. Il est intéressant de noter que les profils de
développement sont très similaires à ceux observés dans la section précé-
dente. La vraisemblance des expressions de joie et de colère semble augmen-
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ter en fonction de l’âge chez les garçons, mais elle diminue chez les filles.
Enfin, la figure 2 suggère que la tristesse est évoquée avec plus de vraisem-
blance par les filles que par les garçons, indépendamment du groupe d’âge.

Joie Colère
3 3

2 2
Sc o re s
Sc ore s

1 1

0 0
5-6 ans 7-8 ans 9-10ans 5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans
Âge Âge

Tristesse Peur
3 3

2
Sc o re s

2
Sc ore s

1 1

0 0
5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans 5-6 ans 7-8 ans 9-10 ans
Âge Âge Filles
Garçons

Fig. 2. — Valeur moyenne de vraisemblance de l’expression.


0 = très peu naturel, 1 = un peu naturel,
2 = assez naturel et 3 = très naturel
142 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

Les données ont été analysées à l’aide d’une analyse de variance


3 × 3 × 2 (Émotion × Âge × Sexe) sur schème factoriel et mesures répétées
sur tous les facteurs. Compte tenu de la faible fidélité du jugement pour la
colère, cette émotion n’a pas été incluse dans cette analyse. La condition de
sphéricité des composantes orthogonales étant respectée, l’approche uni-
variée a été utilisée. Cette analyse révèle des effets significatifs de l’émotion,
F(2,48) = 54,63, p < .0001, du sexe F(1,24) = 86,13, p < .0001 et des interac-
tions Âge × Émotion, f(4,96) = 4,38, p < .003, Âge × Sexe, F(2,48) = 7,42,
p < .002, Émotion × Sexe F(2,48) = 33,27, p < .0001, et Âge × Émo-
tion × Sexe F(4,96) = 13,12, p < .0001.
L’analyse de la triple interaction (p < .0006) indique un effet significatif
de l’âge pour la joie seulement. La vraisemblance des expressions de joie
produites par les filles diminue entre 5-6 ans et 7-8 ans ainsi qu’entre 7-
8 ans et 9-10 ans. Chez les garçons, on note une augmentation de la vrai-
semblance des expressions de joie entre 7-8 ans et 9-10 ans.
L’analyse des effets simples indique par ailleurs que la vraisemblance
des expressions varie selon l’émotion pour chacun des niveaux des variables
sexe et âge. Les filles de 5-6 ans évoquent mieux la joie que la tristesse et
mieux la tristesse que la peur. Chez les filles de 7-8 ans, les expressions de
joie et de tristesse sont jugées plus vraisemblables que celles de la peur.
Finalement, les filles de 9-10 ans produisent des expressions de tristesse plus
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vraisemblables que celles de la peur. Les garçons évoquent mieux la joie
que les autres émotions, indépendamment de l’âge. De plus, ils évoquent
mieux la peur que la tristesse, mais seulement à 7-8 ans.
Le test des effets simples indique un effet significatif du sexe dans le cas
de chacune des émotions. Les expressions de joie des filles sont perçues
comme étant plus vraisemblables que celles des garçons à 5-6 ans, mais
l’inverse se produit à 9-10 ans. La peur est mieux évoquée par les garçons,
mais seulement à 5-6 ans. Enfin, les filles évoquent mieux la tristesse que les
garçons indépendamment de l’âge.

DISCUSSION

Le premier but de cette étude était d’examiner le profil évolutif de


l’évocation des expressions faciales émotionnelles en portant une attention
particulière au caractère vraisemblable ou naturel des expressions. Bien que
les enfants soient en mesure de contrôler leurs expressions émotionnelles
dès l’âge de trois ans, ce n’est que plus tardivement qu’ils le font de façon
intentionnelle afin de créer une fausse croyance chez autrui. Cette utilisa-
tion stratégique de l’expression émotionnelle nécessiterait selon Saarni
(1999) une compréhension explicite de la distinction entre les émotions réel-
les et apparentes, laquelle ne serait acquise que vers la sixième année. Dans
le cas particulier où ce contrôle vise à faire croire à une autre personne
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 143

qu’une émotion est ressentie alors qu’elle ne l’est pas, il importe que
l’enfant puisse évoquer l’expression de l’émotion avec vraisemblance. Les
études antérieures ont révélé que les enfants d’âge scolaire parviennent à
encoder la catégorie de la plupart des émotions fondamentales. Toutefois, à
notre connaissance, aucune de ces études n’a porté une attention particu-
lière au degré de vraisemblance ou d’authenticité des expressions évoquées
par les enfants.
L’aptitude à évoquer de façon vraisemblable l’expression faciale d’une
émotion suppose d’abord que l’expression produite fasse au moins penser à
l’émotion ciblée. Notre examen de cette question indique que les observa-
teurs adultes parviennent à reconnaître la catégorie de l’émotion et, ce, mal-
gré le fait que le choix des réponses offert aux observateurs était considéra-
blement plus vaste que celui offert dans les études antérieures. En effet, les
participants de cette étude avaient d’abord l’option de répondre qu’aucune
émotion n’était exprimée et, lorsqu’ils estimaient qu’une émotion était
exprimée, ils avaient le choix entre onze catégories émotionnelles.
Les niveaux de reconnaissance de la catégorie de l’émotion que nous
avons obtenus sont plus faibles que ceux rapportés dans les études antérieu-
res (Brown, 1994 ; Field & Walden, 1982 ; Odom & Lemond, 1972 ; Shields
& Padawer, 1984 ; Zuckerman & Przewuzman, 1979), particulièrement
pour les expressions de la colère et de la peur. Cette constatation est en soi
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peu étonnante puisqu’elle reflète très probablement une diminution de la
contrainte imposée au jugement.
Fait intéressant, le patron de reconnaissance que nous obtenons est très
consistant avec celui qui se dégage des études antérieures. Conformément
aux prédictions que nous avons faites, les expressions de joie sont les mieux
reconnues alors que celles de la peur sont les moins bien reconnues. Nous
confirmons également les hypothèses que nous avons faites en rapport avec
les différences de performance entre les garçons et les filles. Les expressions
de la tristesse sont mieux évoquées par les filles alors que les expressions de
la colère sont mieux évoquées par les garçons. Nos résultats indiquent par
ailleurs que les différences entre les sexes varient selon l’âge des enfants et,
en cela, ils contribuent à mieux spécifier le profil évolutif de l’évocation des
expressions faciales émotionnelles.
Les filles évoquent mieux la tristesse dès l’âge de 5-6 ans et cette diffé-
rence persiste au cours des années suivantes. La supériorité de la perfor-
mance des garçons pour l’évocation de la colère n’apparaît qu’à l’âge de 9-
10 ans, ce qui suggère que les forces de socialisation qui concourent à ces
différences opèrent assez tardivement au cours de l’enfance. Ces deux
observations sont concordantes avec les données disponibles relativement
aux pressions que subissent les enfants pour contrôler leur expression émo-
tionnelle (Casey et al., 1993 ; Fuchs & Thelen, 1988 ; Terwogt & Olthof,
1989). Quant aux expressions de joie et de peur, nous notons que la direc-
tion des différences change au cours de l’enfance. Ainsi, la joie est mieux
évoquée par les filles que par les garçons chez le groupe de 5 et 6 ans, mais
144 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

la différence inverse est observée chez le groupe de 9 et 10 ans. La peur est


mieux évoquée par les garçons que par les filles chez le groupe de 5 et 6 ans
alors que c’est l’inverse chez le groupe de 7 et 8 ans. L’hypothèse que nous
avions émise relativement à cette dernière émotion n’est donc confirmée
que chez les enfants de 7 et 8 ans.
L’évaluation faite par les observateurs relativement au caractère vrai-
semblable des expressions indique que les enfants d’âge scolaire parviennent
à évoquer avec un peu de vraisemblance l’expression de la joie et de la tris-
tesse, mais non celle de la colère et de la peur. Nos résultats indiquent aussi
que le profil de développement de l’aptitude à évoquer les expressions fa-
ciales varie selon le sexe des enfants et la catégorie de l’émotion. Nous
croyons qu’il s’agit ici d’une estimation conservatrice de leur habileté en
raison des conditions dans lesquelles les expressions ont été produites par
les enfants. Premièrement, bien qu’ils étaient encouragés à produire des
expressions vraisemblables, les enfants ont reçu la consigne de bouger la
tête le moins possible et de ne pas changer de position alors qu’ils simu-
laient les expressions. Ces instructions visaient à nous assurer que les obser-
vateurs adultes n’avaient accès qu’à des indices faciaux ainsi qu’à rendre
comparables les différents stimuli sur le plan de leur présentation. Il est fort
probable que l’absence de mouvement de la tête et du tronc ait contribué à
réduire l’impression de vraisemblance qui se dégageait des séquences fil-
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mées. Deuxièmement, la situation expérimentale ne représentait probable-
ment pas un contexte permettant à l’enfant de mobiliser ses capacités de
façon optimale. D’une part, les enfants devaient évoquer l’expression en se
représentant une situation qui leur était décrite. Ils n’étaient pas concrète-
ment dans la situation. D’autre part, il se pourrait que le fait d’être filmé
ait provoqué une certaine gêne qui ait diminué leur performance. L’étude
de Yarczower et al. (1979) suggère que ce facteur pourrait avoir influencé
particulièrement les enfants de 9 et 10 ans.
Le fait que l’expression de la joie ait généralement été évoquée avec plus
de vraisemblance que l’expression des autres émotions pourrait s’expliquer
par le rôle central que joue l’expression de cette émotion dans l’établissement
et le maintien de bonnes relations sociales. De façon particulière, l’ex-
pression de la joie permettrait aux protagonistes impliqués dans une interac-
tion de se signifier que l’interaction en cours est satisfaisante et qu’elle peut
continuer (Denham, 1998 ; Ekman, 1985 ; Fridlund, 1994). Pour cette rai-
son, l’expression de la joie ferait l’objet d’une socialisation tôt au cours de
l’enfance et elle serait encouragée dans le cadre de l’apprentissage des règles
de politesse, tant chez les garçons que chez les filles (Saarni, 1999).
La tristesse est la seule autre émotion dont l’expression a été évoquée
avec un peu de vraisemblance et elle ne l’a été que par les filles. Nous
croyons que l’évocation de cette émotion pourrait avoir deux fonctions sur
le plan de l’adaptation sociale. D’une part, elle pourrait constituer une stra-
tégie de manipulation qui permettrait à l’enfant d’obtenir certains bénéfices
personnels. Très tôt après la naissance, les pleurs agissent comme un puis-
LE DÉVELOPPEMENT DE L’ÉVOCATION DES ÉMOTIONS 145

sant signal qui communique les besoins de l’enfant et qui induit chez les
parents, ou les personnes qui en ont la charge, des comportements permet-
tant la satisfaction des besoins (Izard, 1991). Il est probable que les enfants
deviennent conscients de cette relation contingente et qu’ils en viennent
occasionnellement à évoquer la tristesse pour obtenir ce qu’ils désirent
lorsque leurs demandes se heurtent au refus de l’adulte. Blurton-Jones
(1967) rapporte à ce sujet que les enfants dès trois ans montrent plus de
signes de détresse après s’être blessés en présence des personnes qui en ont
la charge qu’en leur absence. Cette observation suggère que les enfants
amplifient l’expression de leur détresse dans le but d’obtenir du réconfort.
Il est plausible que l’évocation soit une autre stratégie que les enfants ajou-
tent plus tardivement à leur répertoire pour exercer un certain contrôle sur
leur environnement social.
En second lieu, l’évocation de la tristesse pourrait jouer un rôle dans le
déclenchement des réponses d’empathie. Bien que l’empathie soit habituel-
lement conceptualisée par les théoriciens comme une réponse émotionnelle
(Eisenberg & Fabes, 1998), cela n’exclut nullement qu’elle puisse comporter
des composantes volontaires. Nous avançons l’hypothèse que l’évocation de
la tristesse pourrait être l’un des mécanismes permettant à l’enfant de pro-
voquer en lui-même cette émotion lorsqu’il est exposé à la détresse d’autrui.
Cette hypothèse s’appuie sur la théorie de la rétroaction faciale (Izard,
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1991 ; Tomkins, 1982) qui affirme que la production de l’expression d’une
émotion est accompagnée d’une rétraction vers le cortex qui contribue à
générer l’expérience subjective de cette émotion. D’autre part, l’évocation
de l’expression de tristesse permettrait à l’enfant de signaler à une personne
en détresse qu’il comprend et partage ce qu’elle éprouve avant qu’il
n’éprouve lui-même de la tristesse. En d’autres mots, nous croyons que
l’évocation de l’expression de la tristesse pourrait avoir un rôle particulier
au cours des premières étapes d’élaboration des réponses d’empathie, avant
qu’une émotion réelle ne soit éprouvée.
Le fait que les expressions de la tristesse soient évoquées avec plus de
vraisemblance par les filles que par les garçons est un fait qu’il est intéres-
sant de mettre en relation avec la tendance des enfants à manifester de
l’empathie. Plusieurs études indiquent que les filles ont plus tendance à
émettre des réponses d’empathie que les garçons (Eisenberg & Fabes, 1998)
et qu’elles sont plus encouragées par leurs parents à émettre de telles répon-
ses (Power & Shanks, 1989). Comme les comportements d’empathie sont
souvent émis en réponse à la détresse d’autrui, les filles pourraient être plus
encouragées à évoquer de façon vraisemblable la tristesse pour les raisons
que nous avons mentionnées au paragraphe précédent. Il semble que les
garçons seraient soumis de leur côté à des pressions qui les conduiraient à
réprimer leur expressions de tristesse (Casey et al., 1993 ; Fuchs & Thelen,
1988 ; Terwogt & Olthof, 1989).
La dernière question dont nous discuterons a trait à la valeur des évalua-
tions faites par les observateurs adultes. Dans le cadre de la présente étude,
146 MÉLANIE PERRON, PIERRE GOSSELIN

ces évaluations servaient de critère pour déterminer la vraisemblance des


expressions évoquées par les enfants. Ce critère nous est apparu intéressant
en raison de la fonction sociale de l’évocation des expressions faciales qui est
de faire penser à une émotion. Dans la mesure où les observateurs jugent que
les expressions évoquées par les enfants sont vraisemblables, il est permis de
croire qu’elles peuvent effectivement créer une fausse croyance chez autrui. Il
importe toutefois de signaler que les jugements des observateurs comportent
aussi des limites qui affectent l’interprétation que nous pouvons faire des
résultats de cette étude. Nous ne pouvons exclure la possibilité que les diffé-
rences que nous avons observées entre les habiletés d’évocation des garçons
et des filles résultent en fait de biais de jugement relatifs aux rôles sexuels. De
plus, la faible fidélité des jugements a limité sérieusement notre examen de la
vraisemblance des expressions dans le cas de la colère.

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