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COMMENT L'INCONSCIENT EST DEVENU SEXUEL

Pierre-Henri Castel
in Pierre-Henri Castel, Freud. Le moi contre sa sexualité

Presses Universitaires de France | « Débats philosophiques »

2002 | pages 11 à 45
ISBN 9782130523741
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Comment l'inconscient
est devenu sexuel
PIERRE-HENRI CASTEL

Que le moi lutte contre sa sexualité, aucune. :vie morale


ne l'ignore. C'est un motif religieux prégnant, étayé sur
une expérience qui ne cesse de l'alimenter : la culpabilité
intrinsèquement attachée à la concupiscence. Or, à la fin
des années 1880, deux faits dominent la scène intellec-
tuelle européenne qui en renouvellent profondément le
sens. Le premier, c'est l'athéisme schopenhauerien, élevé
par le détour de la conscience esthétique au statut de
norme existentielle. Les romans « naturalistes » n'en sont
pas moins le reflet que le « nihilisme » disséqué par Dos-
toïevski. Le second, c'est l'enthousiasme pour la naturali-
sation par la Science de la vie humaine - toutes les
sciences humaines prennent alors forme, sociologie, psy-
chologie, économie, etc. Ces a priori naturalistes et athées
constituent un socle sur lequel édifier une relation origi-
nale à soi-même comme au monde : ils ne sont plus, du
moins pour la bourgeoisie, le · privilège chèrement
conquis de son émancipation. Bien plus, ils offrent un
nouvel idéal, la pure et simple lucidité, dont l' exacer-
bation revendiquée se substitue à la quête de la transcen-
dance. Si donc l'« inconscient sexuel» est l'âme de la
psychanalyse, la nouvelle « science » qu'espère Freud sup-

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Pierre-Henri Castel

pose une intériorité historiquement définie. Aussi faut-il


relativiser le choc que Freud aurait causé. Sauf à
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confondre les valeurs affichées et les pratiques concrètes
de l'âge victorien et à confisquer à notre profit le courage
de la vérité, la psychanalyse, qui se présente d'emblée
comme une laïcisation sdent!fique du conflit entre le moi et
la sexualité, avait non seulement de solides raisons de
naître à la fin du XIXe, mais elle remplissait aussi de nom-
breuses conditions indispensables à sa réception.
Des conditions aux résultats pleinement développés,
il y a cependant bien du chemin. On le mesure à
l'hétérogénéité des sources auxquelles Freud puise ; on
en évalue aussi le coût à la mise en cause intime qui a fait
de Freud, par le détour de son auto-analyse, un type du
héros moderne, mais aussi, paradoxalement, de la (fragile)
possibilité de la psychanalyse, un prisme raffiné où se dif-
fracte notre situation anthropologique.
Car pour les contemporains, du moins ceux qui parta-
gent les soucis naturalistes du temps, le moi et la sexua..-
lité relèvent de domaines fort distincts. On le sait
aujourd'hui, la motivation non consciente des névroses
était alors un truisme1 • Suggestion et hypnose avaient tel-
lement familiarisé les psychothérapeutes avec la notion de
contenus de pensée soustraits au moi, que les débats ne
portaient plus que sur l'architecture mentale qu'il fallait
supposer pour expliquer ce fait. Un mot, « subcons-
cient», résume leurs conclusions chez Janet. n implique
la dissociation de «groupes de représentations», tombés
hors des prises de l'attention et de la volonté, mais que
l'hypnose atteint. lls expliquent soit l'activité automa-
tique, soit l'anesthésie des hystériques. Ce n'est pas telle-
ment qu'elles ne sentent pas, c'est qu'elles ne savent pas

1. H. Ellenberger, À la découverte de l'inamscient.

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Comment l'inconscient est devenu sexuel

qu'elles sentent. De même, si elles commettent certains


actes involontairement, c'est que leur « champ de cons-
cience » ou leur « capacité de synthèse mentale » sont
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réduits. Au total, la dégénérescence est la cause ultime des
névroses. Or, précisément parce que la suggestion
s'applique à tout, ce qu'elle vise n'a rien de spécifique.
Les symptômes peuvent être sexuels. Et ils le sont dans
plusieurs cas répertoriés à l'époque. Mais personne ne
ferait pour cela de la sexualité une étiologie particulière et
encore moins centrale des névroses. De plus, les ambi-
tions des observateurs sont souvent tout autres que médi-
cales, quand ils les systématisent. Hypnose et suggestion
ont un rôle épistémologique: elles étayent l'analyse du
mental sur des protocoles expérimentaux. Elles aident
ainsi à institutionnaliser la psychologie scientifique contre
la réflexion philosophique qui procède par purs concepts.
Et la méthode pathologique, jusqu'à Janet, est surtout un
accès privilégié à notre architecture mentale profonde.
Penser que l'esprit puisse être malade en tant qu'esprit et
que ce soit là une question médicale est une idée tardive :
la psychiatrie clinique, en Allemagne comme en France,
se méfie de ces spéculations.
Quant au sexe« savant», vers 1890, il s'élabore plutôt
loin de l'inconscient comme du subconscient, ces
concepts de psychologues. n émerge d'une combinai-
son improbable de biologie contaminée de spéculations
darwiniennes, d'endocrinologie, de médecine légale
appliquée aux pervers dans les sommes de Krafft-Ebing,
Moll et Ellis, d'anthropologie comparée, d' essayisme
esthético-sociologique sur la vie conjugale, la différence
des sexes, ou l'innocuité sociale de l'homosexualité, chez
Hirschfeld. Dans cette marmite bouillonne ce qui va deve-
nir notre sexologie, science soucieuse de placer le sexe sur
un plan exclusivement objectif. Elle répond toutefois à

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une demande sociale claire, et par bien des aspects, Freud


en accepte les options libérales. Sodomie et bestialité
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étaient en effet punies à égalité dans le Code pénal alle-
mand, occasionnant des drames sans nombre ; il n'existait,
malgré les convictions malthusiennes de la bourgeoisie,
aucune contraception compatible avec les idéaux régnants
de délicatesse érotique ; la minorité politico-juridique des
femmes semblait à une portion croissante du public une
absurdité criante ; enfin, l'épidémie de syphilis - qui
n'était pas qu'un objet de phobie névrotique - et
l'impossible contrôle social de la prostitution obligeaient
les Etats à des réponses autres que policières ou morales.
Bref; les conditions étaient réunies pour une naturalisation
audacieuse de la vie sexuelle, si possible évolutionnaire,
qui trierait le bon grain des faits innés, puisque biologi-
ques, et l'ivraie des conventions sociales et des préjugés. La
sexologie a jusqu'en 1914 un trait capital: elle procède
d'un humanisme qui reconduit la traditionnelle abstention
médicale à l'égard des usages possibles de la santé et laisse
donc les choix sexuels sous la responsabilité de l'individu.
Elle ne connaît qu'un sujet libre, et elle ignore le conflit
que les exigences pulsionnelles d'un côté et les idéaux de
l'autre déchaînent en chacun - cela même qui rendait
Schopenhauer plausible et séduisant. Aussi se contredit-
elle. Elle invoque la « sélection sexuelle » de Darwin pour
biologiser son point de départ au niveau de l'espèce, mais à
la fin, elle n'explique pas comment cette force agit chez
l'individu. La sexologie, du coup, pouvait apparaître à ses
détracteurs comme une douteuse instrumentalisation de la
biologie au service d'une réforme des mœurs, mais aussi,
aux yeux de ses partisans, comme impuissante à tirer les
conséquences de ses prémisses.
Infiniment plus difficile à cerner dans ses incidences de
l'époque, il y a aussi un sexe «populaire», celui des pra-

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Comment l'inconsdent est devenu sexuel

tiques privées qui sont loin de s'inquiéter de leur anonna-


lité à l'aune de la catégorisation scientifique. Il alimente
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les interprétations spontanées des échecs sexuels, puise
dans les expressions populaires et les savoirs érotiques
clandestins ou informels (de la pornographie à l'ars amandi
des classes cultivées). C'est lui que Freud va accueillir, en
lui conférant une dignité que seules garantissaient les
cures de névrosés.
C'est pourquoi il faut dire un mot de la sou.ffrance psy-
chique ordinaire, dans ces années 1880-1900, du malaise
banal, infraclinique, puisque toujours imputé à la faiblesse
morale des individus - selon la figure omniprésente à
l'époque de la« faiblesse de la volonté>>. Le quotidien dans
lequel Freud a produit ses premiers travaux serait complè-
tement inintelligible si l'on ne se remettait sous les yeux les
premiers effets de ce penchant, toujours si actuel, à imagi-
ner des « maladies du siècle » qui seraient l'effet diffus,
avant tout déprimant, de la vie moderne. Son type dans la
première moitié du siècle est le « spleen » à la Baudelaire,
mais sur la fin, les ravages psychiques attribués à la compé-
tition interindividuelle et à l'abus des excitants - résumés
dans l'American nervousness de Beard1 - accèdent à un plein
statut médical sous le nom de «neurasthénie». Le dia-
gnostic est alors universel, et c'est à cela qu'il faut mesurer
le défi que représentait l'assaut freudien contre son évi-
dence routinière, contre la masse de publications qui lui
étaient consacrées, et contre les institutions réservées à son
traitement Q.es établissements d'hydrothérapie, où l'on
isole, fait dormir et suralimente les malades, faute de
mieux) avec, à l'arrière-plan, les intérêts matériels qu'on
devine. Affirmer, en effet, que la sexualité des patients
comme ils la vivent, et telle qu'ils en parlent, condition-

1. G. Beard, The American Nervousness et La neurasthénie sexuellè.

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Pierre-Henri Castel

nait leur fatigue et leur angoisse et sous-tendait leurs psy-


chonévroses - pire, qu'on pouvait en obtenir d'eux la
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confirmation-, c'était s'exposer dangereusement.
En même temps, je le répète, les théories de Freud dis-
posaient d'une niche potentielle dans le paysage scienti-
fique et socioculturel. C'est si vrai qu'il a peur d'être
précédé par de bons esprits comme Môbius, tant la « piste
de la sexualité »1 en neuropathologie Qa seule discipline
qui n'avait pas encore exploité les acquis de la nouvelle
sexologie) semble évidente et prometteuse. En effet, quel
darwinien ne ferait du contrôle de la sexualité une fonc-
tion clé du cerveau ? De plus, la psychothérapie pouvait
évoluer en renonçant à la directivité de la suggestion
pour construire les problèmes dans les termes mêmes,
conflictuels et éthiques, des patients. Or, s'il y a un
domaine où leurs tensions intimes avaient un substrat
affectif, c'était la sexualité - sexualité lisible dans un autre
registre que celui du confesseur, car magnifiée sous la
loupe du naturaliste. C'était donc une chance pour ne pas
être sourd à leur plainte, et pour prendre médicalement
au sérieux la culpabilité et les affects moraux auxquels on
les renvoyait pour disqualijier leurs souffrances (un « vrai ))
symptôme ne culpabilise pas, il n'a pas la forme d'un
secret ni d'une honte, il fait juste mal) - et, en plaçant la
clinique sur ce plan, soigner plus des gens que des mala-
dies. De cette remontée vers le système nerveux cen-
tral à partir des régulations biologiques darwiniennes,
conjuguée à la descente vers l'intimité des affects à partir
des fonctions supérieures .de l'esprit, devait ressortir un
nouveau partage entre le normal et pathologique.
Ce que Freud ignorait sans doute, au début de la corres-
pondance avec Fliess qui permet de suivre les étapes que je

1. A Fliess, 29 août 1894.

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Comment l'inconsdent est devenu sexuel

vais parcourir de 1894 à 1914, c'est qu'il allait rencontrer


en route un obstacle et un objet d'études imprévu: lui-
même. L'auto-analyse est le terrain sur lequel l'opposition
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entre le moi et la sexualité prend son contour subjectif.
On voit sans mal, en effet, qu'il en faut au moins un à qui
la théorie s'applique. Non pour qu'on généralise à l'infini
ce cas unique, mais pour que la question que formule la
théorie puisse être reprise ailleurs et produise en tant que
question ses effets - autrement dit, non pour recruter des
patients, mais pour susciter des analystes. << Mon » moi
contre « ma » sexualité : telle est donc la modulation cli-
nique grâce à laquelle Freud allait s'inclure étrangement
comme un œil dans le champ de son propre regard.
Or, les textes de Freud avant la Grande Guerre con-
frontent leur lecteur à un paradoxe. On a bien un livre
sur l'inconscient, L'interprétation du rêve1, et un ensemble
systématique de monographies sur la sexualité, les Trois
essais sur la théorie sexuelle, mais le livre sur les rêves n'est
pas si explicite sur la sexualité en elle-même, tandis que
celui sur la sexualité peut se lire sans qu'on ait, du moins
en apparence, besoin du concept psychologique d'in-
conscient. C'est que Freud mène un double combat.
Naturaliser le conflit entre moi et sexualité, c'est tout
d'abord devoir prouver que les maladies de nerfS ont le
plus étroit rapport avec la sexualité. C'est donc s'exposer
à devoir refondre complètement la. nosographie en
vigueur, et à terme, fournir un modèle alternatif à celui
de Janet. Mais c'est aussi examiner le moi au crible d'une
clinique qui lui laisse une chance de surgir, de dire je, en
un mot. L'ajustement des deux exigences est long et
complexe.

1. Pour une justification de ce titre : P .-H. Castel Introduction à


« L'interprétation du rble " de Freud.

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Pierre-Henri Castel

Trois points de résistance légitime et classique à la


théorie de Freud aident à cerner ce qui ne laisse de toute
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façon pas de poser question. Le premier, c'est la confé-
rence de 1896, «Sur l'étiologie de l'hystérie», que Krafft-
Ebing aurait qualifiée de « conte de fée scientifique » ; le
second, c'est la thèse de L'interprétation du r~e comme
quoi le rêve est un « accomplissement de désir » au sens
d'un désir sexuel et infantile; le dernier; c'est la thèse des
Trois essais, qui fait du destin psychique de chacun la résul-
tante d'une vie potentiellement perverse des pulsions,
engendrant sur sa marge les « formations réactionnelles »
qui la refoulent. En effet, Freud, en ces trois occasions,
déplace complètement les intuitions dont on part souvent
pour apprécier en quoi moi et sexualité s'opposent. Dans
la conférence de 1896, il fait en effet allusion à une« réa-
lité >> sexuelle à laquelle seule donne accès une méthode
jamais employée avant lui d'exploration du mental- réa-
lité qui aurait, en outre, la qualité d'un événement fonda-
teur ; dans le livre sur les rêves, il installe le désir sexuel
comme pilote suprême de toute l'intentionnalité psy-
chique, en deçà de ce que vise, se représente ou veut le
« moi » ; dans celui sur la sexualité enfin, il fait éclater les
termes de ce que nous croyons être un conflit moral, les
déduisant d'un développement trébuchant où le« plaisir-
désir » (Lust) devient l'analyseur ultime du corps réel, qui
est le corps des pulsions, tandis que le moi se feuillette en
une série rigide d'idéalisations contradictoires et de com-
promis symptomatiques contingents 1•

1. 11 me semble en tout cas évident que la rérerence au pouvoir psycho-


thérapeutique de la psychanalyse (que je ne développerai pas ici) est à
chaque fois soumise au regard difierent que trois thèses invitent à jeter sur
nous-mêmes. Car, de fait, elles redéfinissent la nature même du nùeux-être
sexuel et affectif: Je laisse l'appréciation de leur portée pratique en exercice
à qui veut les méditer.

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Comment l'inconsdent est devenu sexuel

ANGOISSE, DÉSIR, CONTRE-VOLONTÉ:


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UNE AUTRE DYNAMIQUE DU «MOI»

« Sur l'étiologie de l'hYJ~térie » couronne une longue


série de travaux dont les Études sur l'hystérie, écrites avec
Breuer, ne sont qu'un épisode. Depuis 1894 en effet, Freud
s'est attelé au démantèlement de l'explication des névroses
par la dégénérescence. Cette bataille pour l'étiologie est
une bataille pour la légitimité scientifique. Bien sûr, la
dégénérescence n'explique pas les cas particuliers. Elle est
donc systématiquement complétée par le recours à des
« agents provocateurs » et notamment par des traumatismes
déclenchants. Sans nier qu'il y ait des gens prédisposés, la
stratégie de Freud consiste donc à imputer à ces traumatis-
mes, tels qu'ils retentissent dans le pS-ychisme, la responsa-
bilité du plus gros des symptômes. Le« clivage du moi»,
effet de la faiblesse innée de la « synthèse psychique » était
déjà chez Janet, signalons-le, une idée psychologique. Elle
n'en restait pas moins liée au paradigme de la dégénéres-
cence. Dans« Les névropsychoses de défense », Freud pro-
posé donc un nouveau moyen d'expliquer un clivage du
moi« acquis ».Réservons, dit-il, le cas où, sans clivage per-
ceptible, la réaction aux stimuli traumatiques n'a pas eu lieu.
Ils ne peuvent donc pas être liquidés par abréaction : ce
sont les« hystéries de rétention ».Breuer les a étudiées. ll y
a en effet plus intéressant : des hystéries où « le clivage du
contenu de conscience [ce n'est pas exactement le "moi"]
est la conséquence d'un acte de volonté du malade, c'est-à-
dire est introduit par une contention de volonté dont on
peut ii:J.diquer le motif »1• Ce mécanisme est décrit couram-

1. « Les névropsychoses de défense », p. 4.

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Pierre-Henri Castel

ment dans la littérature contemporaine, c'est la « contre-


volonté » : ce que je ne veux pas savoir, je le repousse hors
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du champ de la conscience, et de fàçon encore plus précise,
ce que je ne veux surtout pas, mais qui s'impose cependant
à moi et à quoi je ne peux pas ne pas penser, c'est ce que je
désire -je ne veux pas, et je ne veux pas savoir ce que je
désire. L'accent particulier que Freud donne à ce méca-
nisme, c'est qu'il aboutit à fàire de ce que je ne veux pas et
ne veux pas savoir le critère du désir refoulé. n suit que
l'oubli exigé par l'incompatibilité de mon désir avec mes
idéaux est intentionnel. Non parce qu'il est voulu, comme si
l'on avait« l'intention» d'oublier; mais parce qu'il y a une
raison d'oublier ce contenu, dont on peut dire qu'il est jus-
tement indésirable. L'intentionnalité de la contre-volonté
est tout entière dans l'à-propos du refoulement du désir par
une volonté qui vise ce désir -lequel désir se trahit donc en
elle. Dans L'interprétation du r2ve, Freud en déduira le privi-
lège d'un type d'associations, les associations «par con-
traste». C'est en invoquant la dynamique de la contre-
volonté qu'on peut en effet légitimement entendre dans
une négation une affirmation, dans un contenu de sens
quelconque son contraire logique, ou déchiffrer dans une
image onirique sa projection inversée, et pourtant, avoir
raison sur c.e qui est en cause.
Cette notion de défense va absorber en peu d'années
l'hystérie de« rétention», et vider de substance l'idée d'un
clivage primitif du moi. D'une manière qui n'est pas
exploitée à fond dans «Sur l'étiologie ... », elle offre aussi
un cadre formel à la théorie de la névrose obsessionnelle.
En réalité, pas besoin là non plus d'incriminer un fond
mental dégénéré. Les obsessions et les représentations de
contraintes sont au contraire le type même de l'activité
déployée par mon esprit pour repousser une représenta-
tion incompatible, qui s'impose à moi parce que je le

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Comment l'inconsdent est devenu sexuel

désire malgré moi. n y a pourtant plusieurs difÏerences entre


l'hystérie et le vaste complexe psychopathologique qui
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englobe alors les obsessions proprement dites, mais aussi les
phobies, et sur le pourtour, la constellation des troubles
somatiques diffus, digestifS, migraineux, dépressifS, de la
neurasthéniè. Ces maladies ne se laissent pas soigner par
suggestion : elles sont donc plus difficiles à psychologiser.
Leurs agents provocateurs ne sont pas non plus franche-
ment traumatiques : ce sont, on l'a dit, les conditions de la
vie urbaine et de la compétition sociale. Pour Freud donc,
il faut obliger ce mélange à décanter. Ne vont plus relever
de ·Ia névrose obsessionnelle que les faits psychologiques
clairement contre-volontaires (l'obsession est ce que je ne
veux surtout pas penser ni faire, mais qui s'impose à moi
contre mon gré). Quand on a surtout de l'angoisse, liée de
façon anarchique à des représentations moins motivées, ce
sera le complexe disparate des phobies. Plus en arrière
enfin, la« névrose d'angoisse», terme créé par Freud, per-
mettra de maintenir une certaine forme d'intentionnalité
propre à cet affect dans un ensemble bigarré de vécus péni-
bles-je fais allusion ici aux effets d'attente dans la relation
à un objet= x qui angoisse précisément parce que sa
représentation est obscure. Quant à la neurasthénie pro-
prement dite (ou ce qu'il en reste !), ce ne sera plus qu'un
halo de malaises qu'on peut abandonner à la prédisposition
des malades 1• En tout cas, il faut qu'une forte intentionna-
lité affective exerce son effet structurant sur cette famille
de psychonévroses.
A cet égard, la dégénérescence chez les neurasthéni-
ques est· infiniment plus retorse à réduire que dans

1. « Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symp-


tômes déterminé en tant que névrose d'angoisse», • Obsessions et phobies •
et« L'hérédité et l'étiologie des névroses».

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Pierre-Henri Castel

l'hystérie. Elle vient en effet par la bande soutenir un


thème contemporain, entretenu par la littérature et la cri-
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tique morale. Le « moi » attaqué, dit-on alors souvent,
c'est celui de l'individu moderne, dont la volonté vitale
s'émousse. Le neurasthénique exemplifie moins la « fai-
blesse de la synthèse psychique», que celle de la volonté
- et les solutions à ce mal, dans la culture européenne,
sont surtout esthétiques et politiques: il faut s'indivi-
dualiser davantage, s'arracher à l'impuissance qui frappe
de stérilité le créateur, dilue les personnalités dans
l'indistinction des masses démocratiques et casse le ressort
des grandes passions. On décrit rarement cet aspect chez
Freud. Mais démembrer la neurasthénie, souligner le rôle
des affects anxieux, puis enfin motiver cette angoisse non
en invoquant des causes supérieures Qe « siècle » et sa
maladie), mais l'intimité sexuelle perturbée des patients,
c'est aller contre cette vision profondément idéologique
du moi en crise. Or, c'est bien la sexualité, répète Freud,
pas le «siècle», qui alimente l'angoisse. Et il faut avouer
que la sexualité a tout ce qu'il faut pour motiver, dans le
vécu des patients, le sens de leurs maux. Par essence, elle
s'éprouve comme tension obscure, liée à des représenta-
tions allusives. En outre, l'inversion connue de l'excita-
tion frustrée en anxiété rend intuitive sa métamorphose
en agent pathogène. L'effet de la contraception (coitus
interruptus) sur la vie de couple est incriminé, justement,
comme exemple de ce qui fait tourner le « vin » de la
libido en« vinaigre» de l'anxiété 1• Or, l'aveu de sembla-
bles motifS est essentiel, et Freud s'exténue à l'obtenir. À
la fois terriblement banal et parfaitement convergent avec
l'hypothèse sexuelle en neuropathologie, il a conforté
Freud dans sa certitude que les malades n'étaient pas exa-

1. Trois essais, p. 168, n. 1.

22
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

minés à fond, et que la réticence touchant le sexe pouvait


aboutir à en institutionnaliser le déni avec la complicité
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du médecin.
Simplement, il n'y a là rien d'inconscient : même si on
n'en parle pas, le sexuel est là tel quel. Réticence n'est pas
refoulement. Comment alors expliquer à partir de la
«défense» contre-volontaire (qui est le «refoulement »1)
la différence entre la neurasthénie d'un côté, et l'hystérie
et l'obsession de l'autre? La question se dédouble. Com-
ment accéder à la vérité de ce moi qui se défend contre
ses désirs, si ce moi, avec la meilleure bonne volonté du
monde, ou plus exactement à cause d'elle, ne dira rien de
ce qu'il ne veut pas savoir ? Et que dire alors de ces désirs,
quand on n'en trouve plus la trace actuelle dans un
malaise physique, mais dans des symptômes apparemment
non sexuels (paralysies diverses, rituels de lavage, etc.)?
La méthode des associations libres, qui se dégage alors
des techniques plus directives de contre-suggestion, a
pour but de désamorcer la volonté. Elle défait le lien
magique qui captive le moi dans une relation essentielle-
ment trompeuse à lui-même, où les pouvoirs de la syn-
thèse psychique et de l'activité sont toujours idéalisés: au
contraire, l'attention requise du patient a pour objet ce
qui s'esquisse spontanément en lui, qu'il en veuille ou pas.
Plus que d'une« introspection provoquée» à la Binet, ou
d'une « autohypnose » à la Forel, comme on en a les
témoignages, il s'agit d'une expérience morale. Elle ins-
titue le patient en théâtre du conflit entre ce qu'il ne peut
pas s'empêcher de penser, et le mouvement par lequel il
n'en veut rien savoir. Elle culmine avec l'intuition que
cette passivité riche dont le patient consent à (laisser se)
déployer les aspects, c'est son désir. Toutefois, ce que

1. «Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense>>, p. 123.

23
Pierre-Henri Castel

cette situation à d'étrange, et qui l'expose à l'objection


rebattue d'une autosuggestion aliénante (les patients ne
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voient de sexualité ou d'Œdipe que parce qu'ils
s' attend ent a' ce que ce soit
. ce qu ' on attendd' eux... ), c' est
sa nature performative. «Je me pose » en spectateur de
ma passivité affective. Certes, je ne sais tout simplement
pas si je m'autosuggère ce à quoi je pense, mais cela
m'incite à un surcroît de sincérité. À la dimension du
désir, s'ajoute donc celle de la vérité dont un tiers muet, le
psychanalyste, introduit la dimension : même si l'on
échoue à être sincère, même si donc on lui ment, on ne
lui ment qu'en trahissant ce qu'on souhaiterait qui rut
vrai. Et nous revient au moins en plein visage ce qu'on
lui cache, plus brûlant que jamais, et définitivement
révélé comme indésirable pour qui que ce soit. Ce dispositif
s'inspire de la traditionnelle autocritique par le moi de ses
propres illusions. Mais s'il lui donne aussi l'aspect tech-
nique d'un piège à pensées inavouables, il oblige à
s'apercevoir que l'inavouable est surtout l'inattendu.
Freud, dans «Sur l'étiologie de l'hystérie», avance
alors qu'il a bien été obligé de se rendre à l'évidence: ce
qui s'avoue quand on donne libre cours à cette passivité
affective est toujours sexuel. Du moins, les traumatismes
qui sont désormais, une fois la dégénérescence réduite à
une vague disposition, non les agents provocateurs mais
les «causes spécifiques» de la «névrose de défense»,
mobilisent-ils des affects liés à la sexualité. Et tant qu'on
n'est pas remonté jusqu'à ce « caput Nili ))\ il est impos-
sible de liquider la charge pathogène de symptômes qui
ne sont, dit Freud, que la perpétuation de la tension entre
le moi (avec tous les égards qu'on se doit à soi-même) et
ces indésirables désirs. Ce dont on ne veut rien savoir

1. • Sur l'étiologie de l'hystérie •, p. 162.

24
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

continue à se faire savoir, déguisé symboliquement dans


les symptômes, et nous ne disposons donc pas des moyens
psychiques de lier, de déplacer ou de réinvestir ailleurs ce
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qui s'impose à nous du dedans.
Le rapport du moi à sa mémoire, à cet égard, devient
fort étrange. Nos pensées sont tissées de souvenirs. Mais
un souvenir au sens ordinaire, c'est du passé ; et il paraît
conforme à la bonne marche de l'esprit qu'on soit tou-
jours en état de situer dans le passé ce dont on se sou-
vient. L'auto-observation à laquelle Freud convie ses
patients entame leurs certitudes sur leur moi, parce qu'il
fait émerger des souvenirs plus indécidables : du passé qui
ne passe pas,« obsédant», dont on ne voit pas pourquoi la
représentation est encore là, actuelle, pénible, alors que
l'événement qu'elle désigne est révolu- en un mot, des
hantises qui reviennent au mépris de l'usure attendue de
l'oubli.
Freud nomme « surdétermination »1 la façon dont
s'imposent à l'esprit des malades en cure ces rencontres
surprenantes. lls sont comme bousculés de biais à un car-
refour par une «idée incidente» (Einfall), avec l'effet de
réalité excessive propre à la matérialisation de l'invrai-
semblable («Encore ça? Non... »).Aussi, à la différence
des névroses« actuelles» (de la névrose d'angoisse et de la
neurasthénie sexuelle), la présence du sexuel n'est pas
avérée dans l'hystérie et l'obsession par d'autres voies que
les associations : elle est intrinsèquement allusive. Mais
qu'on y fasse constamment allusion et que la sexualité
transpire de partout, voilà qui suffit à Freud. Car, de
toute façon, que peut bien être dans l'individu la rére-
rence à la sexualité qui le produit et le reproduit, sinon
une allusion partielle à la vie transcendante qui le traverse ?

1. Ibid., p. 175-176.

25
Pierre-Henri Castel

n ne peut évidemment ni la nommer ni la regarder en


face - comme seule l'espèce, si elle pouvait parler, le
pourrait. La dépossession de l'autorité du moi sur ses pen-
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sées est ici plus troublante que dans l'hypnose, qui
n'empêche guère de concevoir sous la conscience une
subconscience. De plus, le pouvoir référentiel des repré-
sentations mnésiques vacille avec leur indécidabilité tem-
porelle. n n'y a plus ici que référence oblique, dont l'objet
propre est continûment dérobé.
C'est tellement bizarre que Freud, dans « Sur
l'étiologie», commet une erreur qui l'a égaré, reconnaît-
il, très longtemps. n décrit bien comment les fils associa-
tifS se nouent et se resserrent autour de « scènes » de plus
en plus précises. n remonte alors de l'expérience névro-
tique de l'adulte vers des scènes pénibles mais oubliées de
l'adolescence, par exemple. Freud ne doute cependant
pas que ce qui surgit lors de ce premier temps d'arrêt dans
les associations n'a pas à lui seul la force de déclencher les
symptômes : ces scènes répètent quelque chose au-delà,
qu'elles réveillent. Comme on peut poursuivre au-delà
une association d'associations qui n'a pas de fin, on en
arrive de fil en aiguille à un traumatisme toujours plus
ancien: sexuel, mais aussi infantile. Les symptômes hysté-
riques ne sont donc ce qu'ils sont que parce qu'ils réactua-
lisent en chaîne une série de traumatismes qui se renforcent
et qui font signe, conclut alors Freud, vers une scène
archi-précoce d'abus ou de séduction. La surdétermina-
tion, cette machine à réfuter l'autorité du moi sur ses
pensées est alors, pour ainsi dire, contrôlée en amont par
l'idée d'un traumatisme factuel. Malheureusement, la réa-
lité démontrable de ladite séduction initiale, si fort qu'on
sollicite les malades, est parfois bien légère (un attouche-
ment fugitif) et elle n'a pas toujours le caractère mons-
trueux qu'on imagine. Freud est donc encore une fois

26
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

obligé d'expliquer comment le réveil mnésique à distance


de traumatismes infantiles si minimes peut prendre les
proportions pathologiques énormes de la névrose de
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l'adulte. na certainement cru un moment à une préva-
lence incroyable de l'inceste ou de l'abus sur les enfants,
parmi sa clientèle ; mais il est tout bonnement absurde de
s'imaginer qu'il a voulu fuir cette réalité scandaleuse en
donnant toujours plus de poids à leur réélaboration fan-
tasmatique «après coup». Quand bien même ces abus
auraient-ils eu lieu, resterait l'énigme de leur retraduction
et de leur amplification psychique en un réseau de symp-
tômes entrelacés et sémantiquement cohérents. Or, c'est
justement ce que la surdétermination fournit au clinicien.
Mais c'est là un dilemme. Si l'on explique tout par la sur-
détermination, alors plus besoin du « fait » de la séduction
première. Toutefois, s'il n'y a pas un tel fait à l'origine,
alors il est difficile de proposer une meilleure « cause » de
la névrose que la dégénérescence ; car, sur le plan des
symptômes tels que le médecin les observe, il faut,
semble-t-il, une cause commensurable à l'effet objectif.
Or, comment des allusions sexuelles, si convergentes
soient-elles, peuvent-elles provoquer une paralysie ?
Ce dilemme pousse en avant la recherche freudienne 1•

1. Sa solution complète exigerait ici une explication de ce que Freud


appelle« fantasme». La thèse est simple: l'abus sexuel infantile réel tel qu'il
existe au sens de l'adulte n'est pas nécessaire pour hystériser l'adulte, seule sa
fantasmatisation l'est - comme ses rêves notamment le trahissent. Pour
autant, Freud ne nie pas qu'il faille un point de départ réel à la fantasmatisa-
tion. L'éveil sensuel de l'enfant, avec une qualité de plaisir qu'il peut tout à fait
se représenter, est donc reqnis, que ce soit son plaisir, ou celui qu'il prête à
son« séducteur». À la limite, la séduction peut donc n'être pas du tout une
scène de théâtre: l'accent voluptueux d'un mot, une caresse anodine,
l'intensité captivante d'un regard jeté par autrni sur un objet mystérieux,
suffisent à l'amorcer. On va le voir, cette théorie du fantasme exige un
développement sexuel en deux temps.

27
Pierre-Henri Castel

Freud souligne combien des excitations sexuelles


infantiles, qui n'avaient pas la base somatique qui leur eût
permis de se décharger à fond, ne peuvent que se raviver
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lorsque, devenues inconscientes, elles découvrent une
issue dans un organisme parvenu à maturité. Car, de la
même manière que se souvenir de choses sexuelles excite
sexuellement\ l'adulte ne sait peut-être pas consciemment
qu'il a des réminiscences d'ordre sexuel, mais la mbne
excitation sexuelle qu'il a ressenti tout petit contamine sa
vie d'hystérique adulte, méconnaissable sous l'effet com-
biné du développement de l'organisme et du refoulement
psychique2. La<< phase de latence», et le refoulement de
ces impressions précoces, voilà le terrain sur lequel germe
la maladie future. Elle se déclenche à l'occasion de la ren-
contre de la sexualité génitale à la puberté. Freud n'a
donc pas encore en tête les Trois essais, mais le lieu
logique où ils s'insèrent dans son raisonnement est déjà
esquissé en 1896. La mise en place de la génitalité suivra
les voies frayées par les traumas antérieurs de la sexualité
de l'enfant, et leur souvenir refoulé.
En tout cas, les souvenirs traumatiques ne peuvent
rendre malade que dans la mesure où ils sont incons-
cients3. Cette qualité psychique seule leur confère leur
valeur pathogène, non leur contenu comme tel (le sou-
venir conscient d'avoir assisté, enfant, à un rapport sexuel
des parents, n'a aucune force névrotisante). Que le désir
que refoule la contre-volonté soit sexuel en dernière ins-
tance, tenons-le donc même provisoirement pour acquis.

1. De même l'angoisse: c'est là un trait propre à l'intentionnalité


affective.
2. « Nouvelles remarques sur les névropsychoses de défense >>, p. 128.
3. Ce qu'on appelle « névrose traumatique >> est à cet égard un cas à
part.

28
Comment l'inconscient est devenu sexuel

Mais pourquoi seuls les souvenirs inconscients devraient-


ils être morbides? Et qu'est-ce d'ailleurs qu'un souvenir
inconscient ? Qqel esprit peut accommoder un hôte
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pareil? C'est, dit Freud, ce à quoi l'on n'accède que par la
surdétermination. Mais il ne suffit plus de dire comment
on le caractérise, il faut expliquer ce qui détermine le
souvenir inconscient d'un traumatisme infantile à être
l'agent causal des symptômes de l'adulte. Comme on
voit, plus on approfondit l'analyse d'un désir sexuel se
manifestant en deux temps (un trauma sexuel préco.ce,
puis la reviviscence pubertaire de ce qui était devenu
inconscient), et plus, parallèlement, il faut redessiner le
moi classique (celui des philosophes spiritualistes contem-
porains) en termes de développement différé, d'inten-
tionnalité conflictuelle et de mémoire paradoxale.

LE CONFLIT ŒDIPIEN DANS LA


TRAUMDEUTUNG

L'interprétation du r2ve a bien des facettes, mais elle est


avant tout le lieu de la prise de conscience de ces diffi-
cultés, et de la formulation d'une solution. Car le rêve
donne à expérimenter une imagerie mentale idiosyncra-
sique, mais hors du contrôle de la conscience et de la
volonté. En outre, les névrosés le désignent comme une
source d'angoisse (directement dans les cauchemars, indi-
rectement par les réminiscences qui les saisissent au
réveil). Le rêve trahit donc bien ce à quoi je ne peux pas
ne pas penser, et les expressions populaires qui font équi-
valoir « désirer quelque chose » et « y rêver » offrent un
noyau d'intuitions stables. Or, le livre défend une thèse
forte : tout r2ve est « satisfaction de désir » (Wun-

29
Pierre-Henri Castel

scheifüllung). Ce désir est à la fois sexuel, infantile, égoïste


et inconscient. Pourquoi est-ce si important dans l'ana-
lyse freudienne du conflit psychique ?
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Parce que cette thèse synthétise ce qui anime Freud
depuis le départ : dans notre vie mentale, qui excède lar-
gement notre vie consciente et volontaire, la sexualité,
où se reflète l'élan de vie qui nous lance comme indivi-
dus à la poursuite des fins de l'espèce, régit tout. A cet
égard, ce qui se passe avec l'association libre n'est pas tant
un moyen méthodique d'accéder à des souvenirs refoulés,
que l'expérience vécue en première personne du tramage
sexuel du moi dans le« déplacement» (Verschiebung) per-
manent des pensées, la proli.Ieration des idées incidentes
et les bouffées d'affects réprimés qu'elles libèrent. Le
déplacement est la traduction clinique du conflit entre
« instances » psychiques sous la contrainte de la « cen-
sure » des désirs ; il précise la dynamique de la contre-
volonté1. L'originalité freudienne consiste à démontrer
dans ce déplacement une intentionnalité et une logique.
Tout d'abord, le rêve qui, au matin, pose question,
demeure le rêve rêvé. Le « rêve manifeste » ne cache un
second rêve (« rêve latent » est une expression presque
inconnue à Freud, et toujours abréviative) : il est tout le
latent. Autrement dit, il révèle en l'actualisant la« disposi-
tion » (Anlage) latente à rêver ceci ou cela. C'est là, en
miniature, le principe de la réactualisation des traumatis-
mes passés. Du latent au manifeste, se démasque donc la
fabrique des symptômes, avec ses procédés, ceux du
«travail du rêve» (déplacement, condensation, figura-
tion, symbolisme, élaboration secondaire). D'autre part,
comme le désir qui nous hante (qui, autrement dit, ne
peut jamais être capturé dans une présence bien déli-

1. L'intetprétation du rive, p. 266, n.

30
Comment l'inconscient est devenu sexuel

mitée), est un désir néanmoins toujours actuel, peu importe


que les associations sur le rêve fasse surgir après le rêve, au
réveil, ou des années après avoir rêvé tel rêve, la motiva-
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tion de désir que nous imaginons devoir précéder le rêve.
Si l'on met ensemble ces deux fàcteurs, on comprend
qu'associer, c'est réactualiser le même déplacement dont
le sillage, loin qu'on le laisse derrière soi, nous précède.
Dis-moi ce que tu rêves, associe sur tes rêves, et je
t'expliquerai la texture de tes symptômes, et ce que ton
passé te commande à l'avenir.
Ceci singularise l'expérience des rêveurs. Freud nie
que des rêves types donnent des indices sur la structure
d'un « moi )) rêvant universel, voire sur une psycholo-
gie générale combinant des abstractions (perception,
mémoire, etc.). Car le« dramatisme du rêve)) n'est acces-
sible qu'en première personne, celle qui.est saisie par les ima-
ges qui la hantent. L'auto-analyse de Freud, dont les
exemples de la Traumdeutung livrent les étapes, devance
ainsi dans le texte les élaborations ultérieures. Car après
avoir décrit des scènes sexuelles infàntiles chez ses
patients, Freud raconte aussi celle qui a conditionné sa
vie. De façon amusante, il en dissimule le récit en
employant précisément les mêmes moyens qu'il décrit
dans le travail du rêve, déplaçant sur son demi-frère tel
trait parlant, caviardant tel détail cru. Mais le lecteur
appliquant au livre les procédés qu'il décrit arrive sans
grand mal à l'aveu des causes de son ambition, et au mot
fàtidique du père de Freud : « On ne fera rien de ce gar-
çon! )> 1 Or, cela ne saurait être typique des névroses en
général. Le scénario œdipien de Freud, où la volonté de
dépasser-supplanter le père occupe le premier plan, ne
prouve sa justesse et son efficacité sur ses symptômes (son

1. Ibid., p. 191 et 391, et D. Anzieu, L'auto-analyse de Freud, p. 291.

31
Pierre-Henri Castel

intolérance à l'échec dans les innombrables manœuvres


qu'il tente alors pour obtenir la reconnaissance de ses
maîtres et devenir leur pair) qu'en passant par le réseau
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surdétenniné des associations et des rêves du « sujet
Freud», en ce qu'il a justement d'unique.
Deux brefS textes, d'ailleurs, à la puissance d'évocation
un peu magique, loin de l'aride sécheresse des constats
neuropathologiques pour spécialistes, ponctuent la rédac-
tion de la Traumdeutung : « Sur le mécanisme psychique
de l'oubli» en 1898, et «Des souvenirs-couverture»
en 1899. L'un et l'autre appliquent à Freud la psychana-
lyse, mais, il faut croire, lui apprennent aussi des choses
dont il se serait passé. Le premier, en effet, lui met sous les
yeux une conséquence inaperçue de la thèse de la sexualité
en dernière instance : son lien à la mort, par l'entremise de
la succession des générations. Le second, toujours au
détour d'idées incidentes suffisamment relancées, lui fait
saisir de l'intérieur le mécanisme en deux temps du refou-
lement : un souvenir d'adolescence y sert d'écran à un
souvenir d'enfance ; le premier, ouvertement génital,
s'alimente à une mystérieuse excitation précoce. Certes,
on n'a pas encore dans la Traumdeutung de 1900 (ni
de 1909) le tableau du complexe d'Œdipe, de la castration,
de l'identification paternelle ni du fantasme de la « scène
primitive». Mais on en a le matériel personnel. Les rêves
de mort du père sont à ce titre la plus redoutable explica-
tion avec lui-même que Freud ait tentée. Leur intérêt
réside justement dans la découverte qu'y fait Freud du
degré de pertinence imprévu, sur le plan de l'imagination
onirique et de la culture humaine, de sa théorie de la
sexualité, et des conflits qu'elle engendre en chacun.
En somme, on ne saurait déduire par concepts que la
sexualité, et donc la mort des individus, s'explicite dans
ce drame universel du remplacement du père par le fils

32
Comment l' inconsdent est devenu sexuel

dans son rôle sexuel, ni que les rêves les plus névrotiques
gravitent autour de cette scène d'horreur isolée par
Sophocle dans le langage affectivement vrai du mythe. n
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en ressort que la Traumdeutung est un texte instable. Par
un côté, il relève encore des traités de psychologie
contemporains avec lesquels il rivalise. Qu'est-ce en effet
que le « préconscient » freudien, voire toute la machine
mentale du chapitre 7; sinon l'effet d'une virtuosité cons-
tructiviste qui balaie le « subconscient » et l'appareil psy-
chique simpliste de Janet? Car on ne peut prétendre
avancer qu'en fàisant une place à ce subconscient, et en se
situant par rapport aux paradoxes qui intéressaient tant les
spécialistes de l'hypnose. Mais le centre de gravité du
livre est ailleurs : dans la sexualisation d'un « inconscient »
psychologique qui fà.it de désirs sexuels latents le ressort
intentionnel de représentations parfà.itement claires, nul-
lement déficitaires ou floues, mais dont je ne veux sur-
tout rien savoir - et surtout pas que j'y pense. A cet
égard, l'auto-analyse de Freud a discrédité à jamais les
théories du ((moi en général)). n est pour nous, désor-
mais, devenu plus intéressant de chercher de quels hasards
fugitifS nous sommes subjectivement tissés quand nous
disons «Je », que de généraliser les structures abstraites
d'un« moi» où personne ne répond à l'appel.
Or, sur un plan maintenant plus technique et concep-
tuel, on ne soulignera jamais assez l'intentionnalité de ces
«souvenirs inconscients''· Elle donne son caractère déses-
pérant d'à-propos, de fà.it-exprès, aux symptômes qui les
prolongent hors du rêve dans la vie éveillée. Et pourtant,
cette intentionnalité n'est pas orientée par un quelconque
«moi 1> qui vise ou qui contrôle. Elle dépend de deux
« représentations de but » (ZielvorstellungenY qui fixent le

1. Ibid., p. 452.

33
Pierre-Henri Castel

cadre de l'association sur le divan. La prenuere, c'est


qu'on ne parle que pour aller nùeux. La seconde, c'est
qu'on s'adresse toujours à quelqu'un, et que ce quelqu'un
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demeure absolument hors des prises anticipatrices de
celui qui parle: on ne peut pas être sûr qu'il va com-
prendre ce qu'il y a à comprendre, on ne peut que
redouter qu'il se trompe, et craindre, en plus, qu'il ne
considère les intentions qu'on lui déclare, si sincères
soient-elles, que comme des leurres masquant une inten-
tion encore antérieure, inaudible à celui qui parle. Saisies
dans ce cadre, les associations libres du patient ont un
destin réglé. Elles convergent peu à peu vers une prière,
sinon un appel au secours, où même les mensonges et les
réticences ne font qu'avérer toujours davantage ce qu'on
aimerait qui soit, et qui n'est pas. La nùse en tension du
désir par ce que Freud caractérise ici comme « transfert »
aboutit à un résultat pathétique : précisément parce que
le psychanalyste ne dit pas non, mais accueille ce qui
émerge dans l'esprit du patient, il permet, par « régres-
sion», le surgissement de plaintes et d'appels qui dénu-
dent les couches les plus enfouies de l'affectivité. Cessant
de renforcer la contre-volonté et de promouvoir des
idéaux qui refoulent, il laisse une chance à la détresse de
se dire, et de trahir le plus virulent appétit de jouissance
qui puisse se décevoir. Et le psychanalyste prend à son
tour dans cette régression une figure bien différente de
celle du médecin : celle des prenùers recours de l'enfant,
celle des êtres qu'il a idéalisés et dont il a redouté le
désamour.
Là s'opère la conjonction psychologique avec les strates
d'enfance perdue que Freud se représente comme autant
de souvenirs inconscients, ensevelis au tréfonds de
l'appareil psychique. La dépendance foncière du nourris-
son et son cri réclamant le sein est le prototype (déjà pré-

34
Comment l'inconscient est devenu sexuel

sent ici, avant de servir de référence dans les Trois essais)


de ce que pourrait être le dernier degré de cette régres-
sion dans l'épaisseur de la mémoire 1• Non, évidemment,
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qu'on puisse se souvenir consciemment de telles scènes,
mais parce qu'elles sont le foyer indicible de trains
d'associations récurrents, qui s'entrelacent aux alentours,
et n'ont pour loi que d'y faire allusion.
Qu'est-ce alors que le moi ? Comme conscience, il
n'est plus guère qu'un capteur superficiel des remous psy-
chiques du corps qui crie. Pourtant, sa tâche consiste à
lier ces décharges d'affect, et à exploiter la part minime
d'énergie psychique qui lui est allouée pour orienter
l'organisme dans le réel et lui éviter de périr. Déjà donc,
Freud conçoit qu'une part du moi lui-même doit être à
son tour inconsciente, celle à qui est dévolue la tâche
d'interdire aux pulsions les plus archaïques de se faire
droit : la censure est le prototype du futur « surmoi ».
Mais si l'on prend les choses d'un point de vue éthique
ou anthropologique, la «personne» ou l'« individu»,
comme on voudra, n'est plus appréciée sous le même
jour. En effet comme l'énergie utilisée à réfréner les
désirs est celle-là même que ces désirs procurent aux
investissements du moi, Freud en vient à faire l'éloge de
ce que peut-être une « morale périmée »2 condamne - en
un mot, des ressources vitales qu'au prix d'une répression
contre-productive de la sexualité sous toutes ses formes,
fussent-elles inchoatives, nous sacrifions sur l'autel de
l'Idéal moral - que Freud en évoluant démasquera dans
ses aspects mortifères. La créativité artistique, alimentée à
ces impressions intimes, est un des sûrs indices de la pro-
fondeur psychique à espérer, et paradoxalement, de sa

1. Ibid., p. 464-466.
2. Ibid., p. 527.

35
Pierre-Henri Castel

solidité. Elle s'oppose en tout cas, en première approche,


aux compromis fluctuants entre exigences du moi et
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pression pulsionnelle dont découlent les symptômes de la
névrose.
n ne fait aucun doute qu'une part essentielle du prestige
de la psychanalyse, en tout cas, de la fascination qu'elle va
exercer sur une pléiade d'écrivains contemporains, dérive
de cette position plutôt amorale. En outre, il est frappant
de voir l'élaboration mythique en tant que telle, comme
celle du complexe d'Œdipe, prendre délibérément la
rdève de la raison, là où les intuitions psychologiques
requises impliquent que nous remuions profondément
notre affectivité, et que nous soyons déjà contents avec de
simples pressentiments. À mesure donc que les éditions de
la Traumdeutung se suivent, l'étude du symbolisme et
l'analyse littéraire prennent une place croissante. Le public
initialement visé, les neuropathologistes, est délaissé. La
psychanalyse devient une façon sinon de se comprendre,
au moins de se soupçonner. Elle occupè donc déjà cette
place étrange qui est toujours la sienne, entre le contre-
exemple parfait de ce que doit être une science objective,
et un horizon tellement indépassable de la vision que nous
avons de nous-mêmes que l'éradiquer est aussi vain que de
vouloir supprimer des mots d'une langue.

LE MOI « CONTRE » SES PULSIONS :


LE CONFLIT COMME APPUI ET RESSOURCE

Les études de 1905 rassemblées sous le titre Trois essais


sur la théorie sexuelle ont un destin parallèle à L'inter-
prétation du rwe: Freud n'a cessé de les amender. Elles

36
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

verrouillent le dispositif esquissé dans le livre sur le rêve


en partant non plus de théories sur la structure de l'esprit
inspirées de l'hypnose, mais de la sexologie. Curieuse-
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ment, elles remontent dans le sens d'une scientificité
toujours plus grande le courant que la Traumdeutung des-
cend vers l'anthropologie et la littérature. Freud, ainsi, y
suit la découverte des hormones, et il pense fonder sur
elles la théorie physique de la libido. Leur objet psycho-
logique, quoi qu'il en soit, c'est le « plaisir-désir » (Lust a
les deux sens en allemand), ce surplus d'excitation grefïe
sur le fonctionnement physiologique, et qui vacille entre
une plénitude (agréable) et une tension (désagréable)
vers la satisfaction plus intense qui s'esquisse à l'horizon
et manque encore. Son index clinique, ce sont les « plai-
sirs préliminaires » de la vie érotique : mise en bouche
qui vire à l'angoisse si l'on s'y arrête, car pour Freud,
seule la décharge génitale est à même d'amener la stase
comblante, et le sommeil parfait où le moi se replie sur
soi, béat, toute tension liquidée. Mais l'appareil psy-
chique érotiquement mobilisé tremble dans ses profon-
deurs à la poursuite de cette extinction : ses couches
archaïques (infantiles) sont les relais indispensables du
cycle sexuel complet. On retrouve ainsi sous un jour
explicitement sexuel les strates mnésiques de la Traum-
deutung.
Or, Freud radicalise dans les Trois essais le dispositif
d'oppositions dont la contre-volonté refoulante était le
premier degré, en s'appuyant non sur une vision dyna-
mique du conflit du moi entre désir et volonté, mais sur
la texture de ce qu'est empiriquement le désir sexuel.
C'est cette première clôture de la construction freu-
dienne du conflit entre moi et sexualité que je veux
explorer. Elle a paru en effet à Freud si solide, que ce sont
des facteurs distincts, exigeant carrément d'autres moyens

37
Pierre-Henri Castel

conceptuels qui l'obligeront à remettre tout en cause


après la Grande Guerre.
Les Trois essais s'abordent bien à partir de la seconde
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étude, «La sexualité infantile)). Celle-ci s'ouvre en effet
sur le rappel de la lutte entreprise depuis 1896 contre
l'étiologie héréditaire des névroses. Car pourquoi cette
« préhistoire )) si l'on ne tient pas compte de cette préhis-
toire immédiate de l'adulte qu'est l'enfance? Au fait bien
connu de l'amnésie infantile, Freud apporte alors une
explication audacieuse: elle n'est pas l'effet d'une imma-
turation fonctionnelle de la mémoire, mais du refoule-
ment de la sexualité infantile dans le processus de
maturation qui rendra possible la vie génitale. Freud
décrit ainsi les troubles névrotiques comme des « inhibi-
tions du développement)) (sexuel) 1 • La puberté avec ses
métamorphoses (troisième étude) fournit le télos de cette
maturation, du point de vue darwinien qui habite tou-
jours Freud, tandis que les « fixations )) à des stades dépas-
sés précisent les modalités d'incarnation des symptômes
névrotiques, qui ne se conçoivent bien, en conséquence,
que comme des manifestations à l'origine «perverses)),
mais refoulées, du plaisir-désir pulsionnel (première
étude).
En posant que la sexualité adulte est constamment
menacée de « régression )), et que la sexualité infantile est
cliniquement révélée par l'infantilisme névrotique de la
sexualité adulte, Freud révèle le cœur de l'expérience psy-
chique et morale sur laquelle s'étaie sa pensée. Mais il
faudrait tout de même une cécité étrange pour qualifier
de « spéculation )) les attitudes régressives que chacun
peut repérer pour son propre compte : quelle déception
érotique un peu vive n'a pas sa contrepartie dans les

1. Trois essais, p. 144.

38
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

défenses qu'on mobilise alors contre l'angoisse, par


l'excitation orale, les gestes agressifS, la masturbation
- avec le cortège de personnages qui se penchent alors sur
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nous du fond des rêves ou des rêveries qui nous hantent,
et dont les exigences ou les menaces culpabilisantes ont
de moins en moins de lien avec l'objet d'amour perdu
dont nous avions conscience ? Faut-il expliquer la nos-
talgie du foyer parental chez les amants blessés1 ? Là où la
spéculation commence, ce n'est donc pas dans l'énumé-
ration des «stades» dans lesquels s'articule la profondeur
psychique supposée par L'interprétation du r~e. Les fils
associatifS indirects qui y aboutissent (stade oral, anal,
phallique enfin), et déjà les amorces explicites que
j'indique plus haut, en sont les ancrages évidents. En
revanche, reste la question délicate de savoir comment
ces stades exigent actuellement le refoulement : pourquoi
leur passé ne passe-t-il pas ? Freud ici est obligé de prêter
à la vie, ou à son flux sexuel (tel qu'il est confusément
éprouvé par l'individu dans la tension voluptueuse et
avide de la libido), une coprésence absolue à tous les
moments de la vie psychique. On ne cesse pas de vivre,
donc d'être pulsionnellement excité; aussi les stades
archaïques ne sont pas tant rejetés en arrière qu'empilés
les uns sur les autres, et ils diffusent leur impulsion inal-
térée dans les formes neuves que l'organisme revêt sous
l'éperon de l'éducation. Quelque chose de mortifiant
s'impose donc avec ce flux pulsionnel (surtout s'il est la
cicatrice de la contrainte de l'espèce sur l'individu). C'est
la répétition aveugle, sans cesse exigée, de la satisfaction
archaïque perdue. À la théorie de la mémoire névrotique
comme hantise, il semble ainsi que Freud soit ici forcé
d'ajouter un complément: l'idée d'une mémoire de la

1. Ibid., p. 168.

39
Pierre-Henri Castel

vie pure, immortelle, éclatante dans la souffrance ré-


pétée qu'inflige à chacun son implacable réactualisation
pulsionnelle 1•
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n ne s'agit certes pas déjà de la ((pulsion de mort».
Mais c'est en tout cas, la première étude le confirme, la
conséquence formelle de la refonte du moi au creuset
d'une sexualité excessive, car générique - d'un terrible
«Éros »2 •
Car si, jusqu'à présent, le conflit pouvait en quelque
sorte se cantonner à l'opposition des idéaux du moi et des
désirs, le fait que ces désirs soient surtout sexuels introduit
d'autres registres de conflit. Les perversions «positives»,
conscientes (l'homosexualité et le fetichisme), obligent
ainsi à préciser en quoi consiste l'intentionnalité du désir,
et à cesser de le référer à l'intentionnalité plus connue qui
unit la volonté à son objet. Les perversions en effet nous
instruisent sur les pulsions de la façon suivante. n est diffi-
cile d'imaginer qu'une volonté dont l'objet change reste
la même volonté. Mais Freud propose de penser qu'un
désir qui change d'objet, peut également changer de but
avec cet objet (ce qui refend doublement le lien entre le
désir et son objet), et pourtant rester le m~me désir, au seul
motif qu'une même zone du corps fournit une énergie
constante à l'investissement de ce qui est visé3 • Le choix
d'objet homosexuel ne mobilise ainsi pas d'autre forme
d'excitation corporelle que le choix hétérosexuel. Et à
une difierence près, celle du but, le même objet homo-
sexuel figure dans l'amitié ou dans les groupes sociaux

1. Cette « hérédité • mnésique transindividuelle est la base du psychola-


marckisme de Freud : sa croyance que les caractères psychiques acquis se
transmettent de génération en génération.
2. Trois essais, p. 33.
3. Ibid., p. 38 et 83.

40
Comment l'inconscient est devenu sexuel

unisexes. n en ressort d'ailleurs que l'hétérosexualité est


ici totalement dénaturalisée : elle ne peut elle-même que
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résulter d'un processus passablement accidenté. S'il y a
bien une intention globale de la nature de reproduire
l'espèce, absolument rien dans l'individu ne l'équipe à la
naissance pour cette intention suprême. Quoi qu'il en
soit, tout cela introduit un jeu extraordinaire dans la sub-
jectivité - une mobilité dont la vectorisation tradition-
nelle de l'intentionnalité du «moi» par rapport à l'objet
de ses volontés ou de ses représentations n'offre qu'un
aperçu infime. On redit souvent avec Freud que la pul-
sion, à la charnière du somatique (par la zone excitée et
l'énergie investie) et du psychique (par le but et l'objet),
est le concept spéculatif de la psychanalyse. Or, c'est
moins ici parce qu'elle réagence la relation esprit/ corps,
ce qui certes la complique mais ne le remet guère en
cause, que parce qu'elle bouleverse la relation entre
matérialité et intentionnalité. On l'a dit, le propre
de l'intentionnalité affective, c'est ce dont témoigne
l'angoisse: penser à ce qui angoisse (serait-ce par principe
obscur et dérobé) cause l'angoisse- de même que penser
au sexe excite sexuellement. L'analyse bifide de la pulsion
systématise ce fait (requis dans la clinique de l'hystérie
pour expliquer pourquoi l'excitation sexuelle trauma-
tique infàntile revit, mais sans être reconnue, dans le trauma
de l'adulte). L'ordre des raisons, en quelque sorte,
recroise ici celui des causes.
La doctrine de Freud permet par là de définir autre
chose que des figures du « moi » historiques et varia-
bles ; on peut désormais esquisser une théorie des
«positions subjectives» (comme disait Lacan), dont
l'illustration la plus fameuse est la compréhension freu-
dienne de l'homosexualité grecque. Si les Anciens idéa-
lisaient la pulsion, nous ne l'excusons qu'en idéalisant

41
Pierre-Henri Castel

son objet1• li y a là bien autre chose que du relativisme


sexologique, exploitant l'anthropologie pour plaider
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l'innocuité d'une déviance. Car passer d'un appel mora-
lisateur à tolérer les goûts variables du moi à l'analyse
des positions subjectives du désir humain, en y incluant
combinatoirement les perversions, exorcise le fantôme
de la liberté du choix d'objet sexuel - quelle liberté y
a-t-il en effet en matière pulsionnelle ? li me semble
qu'on est bien fondé à créditer Freud d'une nouvelle
conception de ce qu'est l'homme à partir du moment
où l'on met en avant cette analyse de l'intentionnalité
du désir conçu en termes de pulsions : on n'est plus
obligé en effet d'assortir le relativisme en matière de
morale sexuelle d'une hypothétique disponibilité pra-
tique de la sensualité, pourvu que le moi soit éduqué.
Je ne fais pas tout ce que je veux; mais j'ai pourtant du
jeu (au niveau des objets et des buts).
li semble cependant que Freud trouve qu'on s'en tire-
rait là encore à trop bon compte. On peut faire confiance
au moi pour se trouver encore des raisons d'être libre.
Mais la lucidité exige de regarder en face un conflit de
plus, auquel Freud donne une valeur prédisposante - ce
qui a pour effet de couper les ailes qu'on s'était un
moment senti pousser. Nous sommes aussi, dit-il, consti-
tutionnellement bisexuels. Freud ne prend pas le mot au
sens courant à l'époque : celui d'une prédisposition phy-
siologique (Fliess). li s'agit d'une bisexualité toute psy-
chique qui pointe dans l'exigence de satisfaire en tout
acte sexuel « quatre personnes »2 : en chacun des deux
partenaires, un homme et une femme, ou mieux, des
aspirations à l'activité mêlées au vœu de rester érotique-

1. Ibid., p. 56, n. 1.
2. A Fliess, 1" août 1899.

42
Comment l'inconsdent est devenu sexuel

ment passif. S'il s'agit ici de bisexualité psychique, c'est


parce que passivité et activité sont des propriétés des
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«buts>> pulsionnels, que l'« objet>> soit d'ailleurs féminin
ou masculin. Cette bisexualité est ainsi antérieure aux
identifications de l'enfant en fonction de la place qu'il
occupe dans la constellation œdipienne de sa famille : elle
le prédispose à adopter plutôt tel rôle que tel autre. Chez
tout névrosé existe donc une homosexualité latente,
émergeant dans ses rêves, notamment, et dont on ne peut
pas sous-estimer l'importance dans le destin ultérieur des
choix d'objet, parce qu'elle conditionne, quoi que fasse le
sujet sa configuration psychologique ultime comme
névrosé, pervers, ou sain. Et ce n'èst donc pas, par
exemple, parce qu'une thérapie aboutirait à transformer
un homosexuel socialement étiqueté comme tel en hété-
rosexuel « normal >>, que la dimension psychique de passi-
vité qu'enveloppe la bisexualité serait le moins du monde
altérée en lui. Du coup, on peut évidemment se proposer
d'autres fins en psychanalyse que la seule normalisation de
l'objet. Mais la latitude subjective que suggérait la mobi-
lité des ·« buts >> de la pulsion s'en retrouve singulièrement
amoindrie.
Fugitives, ces indications donnent à sentir l'abîme qui
sépare l'économie freudienne du rapport à soi de la con-
flictualité que la morale religieuse, désormais bien super-
ficielle, sinon «périmée>>, nous a habitués à envisager
entre conscience et désir. La cure freudienne, dans cette
première conception (1896-1914), consiste en somme à
dompter une pulsion qu'on ne peut tuer sans éteindre en
soi les sources mêmes de la vie. Rendre conscient ce qui
ne l'était pas, et lier ainsi une énergie sexuelle débordante
au moyen même des associations où elle transparaît (car
associer, c'est déjà lier, et il n'y a pas à espérer beaucoup
plus, vue la force structurante du« déplacement»), cana-

43
Pierre-Henri Castel

liser la décharge en action, tout cela est désormais natura-


lisé, neutre au regard des normes sociales. Le paradoxe,
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c'est que l'espace intime ouvert par la démarche amorale
de Freud permet plus qu'une autre de poser la question
de la responsabilité du désir, responsabilité inouïe, puis-
qu' elle me concerne non pas dans ce que je veux, mais
dans ce qui m'anime réellement quand je veux ou ne
veux pas telle ou telle chose. Soit, l'enfànt est «pervers
polymorphe» (il ne l'est d'ailleurs qu'en réference à un
adulte : cette expression célèbre renvoie à ce dont est
capable une prostituée) 1• Par conséquent, ce que refoule
le névrosé, c'est cette sexualité perverse qui le hante, et
« la névrose est le négatif de la perversion »2 pour qui sait
interpréter la contre-volonté à l'œuvre dans les déplace-
ments du symptôme. Mais la question de l'usage des pul-
sions, une fois éclairé leur réel, reste béante. Sans doute la
psychanalyse vise-t-elle à signifier aux patients de quoi ils
jouissent et où ils s'empêtrent. Mais ce faisant, ·elle ne fait
que dégager un pur potentiel (le pire à cet égard serait de
transformer la guérison espérée en un nouvel idéal).
Avant la Grande Guerre, Freud reconsidère les ver-
sions précédentes des Trois essais pour y introduire le
narcissisme. Mais le« moi» qui s'aime lui-même sexuel-
lement ne vient pas remplacer la première théorie de la
libido, très psychophysique, et qui est d'abord« libido du
moi», puis «libido d'objet >> 3 • Le narcissisme rend psy-
chologiquement plus vive la nature non de « réservoir >>
énergétique, mais de ressource qffective qu'est l'amour
sexuel du moi pour soi-même. C'est par narcissisme
qu'on« se donne>> réellement à« son amour». Pour finir,

1. Trois essais, p. 118-119.


2. Ibid., p. 80.
3. Ibid., p. 158-159.

44
Comment l'inconscient est devenu sexuel

le conflit névrotique n'est donc qu'un mésusage de la


force que la vie infinie infuse en chaque être sexué, et
pareille force peut lui être restituée, élargissant son hori-
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zon affectif et existentiel. Loin d'être la cause perturbante
des conflits, la sexualité est pour le moi l'appui ultime
qu'il prend «contre» lui-même. Avec le narcissisme, il
n'a donc plus affaire à« la» sexualité, mais à« sa» sexua-
lité. Plus rien ici ne subsiste du point de départ de la
contre...:volonté, finalement trop psychologique et pas
encore psychanalytique. Car elle accréditait l'illusion que
je ne suis au fond pour rien dans mes désirs, puisqu'ils
jaillissent de mon corps, et comme loin de ·moi. Non,
désormais, «je >> suis « ça >> : cela même contre quoi je me
défends, où je me trouve, et où je me perds.
Même ce qu'il subsiste d'optimisme dans cette vision
n'allait pas longtemps subsister. Éros, en effet, invite Tha-
natos au banquet des illusions du moi.

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