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Lol V.

Stein n’est pas jalouse


Emmanuelle Moreau
Dans Revue des Collèges de Clinique psychanalytique du Champ Lacanien 2018/1
(N° 17), pages 149 à 158
Éditions Hermann
ISSN 2101-6429
ISBN 9782705695545
DOI 10.3917/rccpcl.017.0149
© Hermann | Téléchargé le 27/03/2023 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 77.132.115.176)

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II – Lol V. Stein n’est pas jalouse 

Lol V. Stein n’est pas jalouse 1

Emmanuelle MOREAU

Résumé

Freud fait de la jalousie un affect névrotique qui se retrouve dans la vie


psychique. La scène augustinienne à laquelle Lacan rattache cet affect met en
jeu un rival mais aussi l’objet regard. Il en fait un moment fondateur. Mais
que se passe-t-il quand une telle scène ne produit pas de jalousie ? Lol V. Stein,
personnage imaginaire, vient illustrer ce qui peut se produire pour un sujet et
sur ce qu’il advient de son désir.
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Mots-clés

Jalousie, pulsion scopique, image du corps, le sexe et le savoir inconscient,


énigme du féminin.

J
e me suis promenée dans le roman de Marguerite Duras Le ravissement
de Lol V. Stein, le personnage imaginaire qu’est Lola Valérie Stein venant
illustrer certains points théoriques de notre année d’étude au Collège
Clinique.
Lacan s’est intéressé à ce roman et à ce personnage imaginaire de Lol V.
Stein. Il souligne combien l’artiste précède le psychanalyste et qu’il n’a donc pas
à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie 2. Lacan a fait un commen-
taire de ce roman au cours d’une séance du séminaire « Problèmes cruciaux
de la psychanalyse », le 23 juin 1965, et dans un article paru dans les Cahiers
Renaud-Barrault de 1965, article paru sous le titre : « Hommage fait à Marguerite
Duras, du ravissement de Lol V. Stein », que l’on trouve dans Autres Écrits.
Durant l’année 1964-1965, Lacan élabore sur le ternaire sujet (sujet du
signifiant) / savoir (savoir inconscient) / sexe (comme impossible du savoir),
trois pôles qu’il noue ensemble, je cite : « Le sujet s’indétermine dans le savoir,

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lequel s’arrête devant le sexe, lequel confère au sujet cette nouvelle sorte de
certitude celle de prendre son gîte dans le pur défaut du sexe 3 »…
Comment l’entendre ? Pas de signifiant dans l’inconscient pour dire ce
qu’est le masculin et le féminin, c’est ce que j’interprète comme le défaut du
sexe, c’est A barré, un trou dans le savoir. Lacan souligne toutes les métaphores
utilisées par Freud pour tenter de donner sens à cette opposition masculin/
féminin, Freud qui a fini par reconnaître cet impossible chiffrage inconscient.
Donc savoir inconscient qui s’arrête devant cet impossible du savoir, c’est ainsi
qu’il le formule.
Le sujet prend son gîte dans le pur défaut du sexe, c’est ce que nous avons
pu apercevoir avec l’étude de l’analyse du petit Hans. Ce qu’il a fallu à Hans
d’élaborations, de fantasmagories pour donner sens à sa jouissance pénienne,
et répondre à la question « qu’est-ce qu’être un homme ? ». C’est le temps de la
névrose infantile qui permet au petit sujet de se lester de son assiette identifica-
toire et de border ce trou dans le savoir.
Le sujet s’indétermine dans le savoir, le sujet s’institue d’un signifiant
rejeté (verworfen), dit Lacan 4, mais aussi des refoulements secondaires. Le sujet
s’indétermine de tous ces signifiants qui viennent chiffrer l’inconscient et qui
peuvent surgir en trébuchements dans le discours : lapsus, mots d’esprit…
Pourquoi ce terme équivoque : « le sujet s’indétermine » ? Je dirais, d’une
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part, comme le sujet de l’inconscient qui s’invite par surprise dans le discours,
mais aussi parce que c’est un sujet divisé, séparé de sa jouissance innommable.
Donc pas d’entité unifiée. Le sujet est donc par essence manque à savoir, déjà
manque à savoir sur l’être sexué.
C’est un des développements de ce séminaire, la question du sujet, du
savoir et l’énigme de l’être sexué. Cette articulation, Lacan en fait une bande
de Mœbius, avec ces trois pôles. Il tourne autour de la question de qui parle et
d’où ça parle.
Pour Lacan 5, l’incidence de l’être sexué comme impossible du savoir oblige
le sujet à produire du sens pour penser la différence des sexes, toujours de
façon singulière. Cette production de sens relève de la vérité du sujet et chaque
fois que le sujet trouve sa vérité, elle se traduit en objet (a). Je reste au plus près
de la façon dont il l’énonce en 1965. C’est cet objet (a) qui va venir voiler cet
impossible du savoir, à la place du troisième terme dans le ternaire de départ.
Pour le dire autrement, le réel du sexe va se penser à partir des objets pulsion-
nels. C’est important de repérer ça avant de commencer à parler du personnage
de Lol V. Stein.
Qu’est-il arrivé à Lol V. Stein ? Marguerite Duras a construit son roman de
façon déconcertante. Le narrateur, Jacques Hold, n’apparaît pas dès le début du
roman, on ne sait pas qui parle au départ. Jacques Hold est l’amant de Tatiana
Karl et celui qui va tomber amoureux de Lol V. Stein. Pour Lacan, il est : « celui
que seulement elle (il parle de Lol V. Stein) peut supporter, qui est aussi, dans

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le roman, celui qui la supporte, c’est le récit de ce sujet grâce à quoi elle est
présente 6. » Tatiana Karl est l’amie d’enfance de Lol, c’est elle qui témoigne
auprès de Jacques Hold de ce qui s’est passé lors de la scène inaugurale du
roman, et aussi de l’enfance de Lol. L’histoire se passe en Angleterre à S. Tahla,
ville natale de Lol.
C’est à ses 19 ans que Lol rencontre Michael Richardson dont il est dit
qu’elle l’aime avec passion. Ils se fiancent au bout de 6 mois. La scène inaugu-
rale a lieu au cours d’un bal au casino de T. Beach. Une femme apparaît au cours
du bal, Anne-Marie Stretter, la femme du consul de France à Calcutta. Dès
l’entrée de cette femme, tout bascule. Dans le roman, le regard est partout dit
Lacan. C’est par le regard que la passion définitive entre Anne Marie Stretter et
Michael Richardson naît et c’est par le regard que se crée une accroche entre Lol
V. Stein et le couple qui se forme.
Quand Anne-Marie Stretter entre dans la salle de bal, Lol dira beaucoup
plus tard que c’est à ce moment-là qu’elle n’a plus aimé son fiancé, c’est la chute
de l’amour.
Cette femme, Anne-Marie Stretter, apparaît dans le roman comme l’incar-
nation de la féminité, chaque fois qu’elle est évoquée par l’un des personnages,
c’est de son corps qu’il s’agit, de ce corps admirable, agalmatique, qui attire
tous les regards. C’est un corps qui se prête au semblant phallique : « Telle
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qu’elle apparaissait, telle, désormais, elle mourrait, avec son corps désiré », écrit
Marguerite Duras 7.
Lol sourit à Michael Richardson qu’elle voit se transformer physiquement
sous l’effet du désir passionnel qui surgit pour Anne-Marie Stretter dès son
entrée dans le bal. Il ne se dira pas grand-chose durant tout le temps de cette
scène de bal, tout passe par le regard, c’est le fil du récit.
Quand Michael Richardson se présente devant Anne-Marie Stretter pour
l’inviter à danser, Lol s’avance dans un premier temps avec lui. Elle y va, c’est
ainsi que je l’interprète, identifiée à M. Richardson, il y a une fascination devant
le corps d’Anne-Marie Stretter symbolisant l’énigme de la féminité. On pourrait
évoquer ici Dora devant le corps de la Madone.
Le couple de danseurs formé par Anne-Marie Stretter et Michael
Richardson vient alors se refermer dans une complétude imaginaire sous le
regard de Lol V. Stein… Mais là où nous aurions pu nous attendre à un affect
de jalousie envieuse, une forme de jalouissance devant l’image de cette complé-
tude, il ne se passe rien. Lol sourit au couple, elle semble les aimer, c’est ce
qu’écrit Marguerite Duras.
Elle ne peut dire qu’elle souffre, dit Lacan… et cette phrase énigmatique
« Elle est de son amant proprement dérobée » soulignant que ce qu’il faut
entendre, c’est le thème de la robe.
Qu’est-ce que perd Lol avec l’amour ? Elle perd le regard de Michael
Richardson qui lui donnait consistance, au risque de retrouver ce qu’elle était

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avant d’avoir rencontré l’amour. C’est ce qui est d’ailleurs évoqué par son amie
Tatiana comme la « folie de Lol ». Lol souffrait de cette absence au monde, à
elle-même. Bien avant le drame du bal, « elle donnait l’impression d’endurer
dans un ennui tranquille une personne qu’elle se devait de paraître mais dont
elle perdait la mémoire à chaque occasion 8 ».
La perte de l’amour de Michael Richardson la ravit à elle-même, et jusqu’à
la fin de la nuit, elle est avec eux, accrochée à ce couple par le regard. C’est
quand on vient la chercher pour l’emmener hors de la salle du bal qu’elle se met
à crier.
Mais qu’est-ce qui lui est ravi ? Qu’est-ce qui lui est dérobé ? C’est l’image
de son corps. Jacques Hold, retraçant la nuit du bal, cherche à subjectiver ce qui
s’est passé pour Lol. C’est le rôle de Jacques Hold dans le roman, c’est la voix du
récit dit Lacan mais pas que ça, il est aussi l’angoisse du récit, voire la sienne…
il fait partie de ce qui se joue après la scène fondamentale.
Que dit Jacques Hold à propos de ce que Lol attendait de voir :
« Il aurait fallu murer le bal, en faire ce navire de lumière sur lequel chaque après-midi Lol
s’embarque mais qui reste là, dans ce port impossible, à jamais amarré et prêt à quitter,
avec ses trois passagers, tout cet avenir-ci dans lequel Lol V. Stein maintenant se tient.
[…] Il l’aurait dévêtue de sa robe noire avec lenteur et le temps qu’il l’eût fait une grande
étape du voyage aurait été franchie.
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J’ai vu Lol dévêtue, inconsolable encore, inconsolable.
Il n’est pas pensable pour Lol qu’elle soit absente de l’endroit où ce geste a eu lieu. Ce geste
n’aurait pas eu lieu sans elle : elle est avec lui chair à chair, forme à forme, les yeux scellés
à son cadavre. Elle est née pour le voir. D’autres sont nés pour mourir. Ce geste sans elle
pour le voir, il meurt de soif, il s’effrite, il tombe, Lol est en cendres.
Le corps long et maigre de l’autre femme serait apparu peu à peu. Et dans une progres-
sion rigoureusement parallèle et inverse, Lol aurait été remplacée par elle auprès de cet
homme de T. Beach. Remplacée par cette femme, au souffle près. Lol retient ce souffle :
à mesure que le corps de la femme apparaît à cet homme, le sien s’efface, s’efface, volupté
du monde.
– Toi. Toi seule.
Cet arrachement très ralenti de la robe d’Anne-Marie Stretter, cet anéantissement de
velours de sa propre personne, Lol n’a jamais réussi à le mener à son terme 9. »
C’est là une description par Marguerite Duras de ce que peut être le désha-
billage, le dérobage de l’image de soi après la chute de l’amour. C’est ce que la
perte de l’amour lui a ravi, son corps, comme enveloppe imaginaire. De l’autre,
Michael Richardson, et de l’amour, Lol a tout oublié. Elle reste suspendue à cet
instant du geste, hors du temps et cela va durer dix ans.
Quand la mère de Lol est venue la chercher à la fin de la nuit, Lol s’est mise
à crier des choses étranges pour ne pas que ça s’arrête. Que se passe-t-il alors ?

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II – Lol V. Stein n’est pas jalouse 

Lol dira plus tard à Jacques Hold : « Ils m’ont emmenée. Je me suis retrouvée
sans eux […] je ne comprends pas qui est à ma place 10. »
Il y a chez l’écrivain une intuition géniale comme le fait d’inventer le
personnage imaginaire de Lol V. Stein. Marguerite Duras, répondant à J. Lacan,
dira qu’elle ne sait d’où lui est venu ce personnage. Mais il y a là à ce moment de
l’histoire une trouvaille de l’écrivain, trouvaille qui intéresse la psychanalyse
par ce qu’elle vient illustrer de la théorie. Qu’est-ce que devient Lol ? Comment
est-elle présente au monde lorsqu’elle décroche de ce couple ? Quelque chose
a lâché dit Lacan : « cet être n’est vraiment spécifié, incarné, présentifié dans
son roman que dans la mesure où elle existe sous la forme de cet objet noyau,
cet objet (a) de ce quelque chose qui existe comme un regard […] Le seul sujet
ici est cet objet, cet objet isolé, cet objet par lui-même, en quelque sorte, exilé,
proscrit, chu à l’horizon de la scène fondamentale, qu’est ce pur regard qu’est
Lola Valérie Stein 11 ».
C’est la réponse à la question de Lol de qui a pris sa place. La dérobade de
l’image, entraînant la vacillation des identifications, le sujet interroge son être :
le « Qui suis-je ? » se formule en fonction de l’Autre « que suis-je pour l’Autre ? »,
voire « que suis-je dans le désir de l’Autre ? » Un pur regard au sens d’un objet.
C’est comme ça qu’elle a existé tout au cours de la soirée du bal, bien que cachée
derrière les plantes vertes, derrière le bar, bien qu’invisible, y compris pour
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Michael Richardson qui la cherche durant un instant, elle reste néanmoins le
centre de tous les regards. C’est ce qui l’identifie à défaut de la représenter.
Lol V. Stein s’est trouvée là devant un réel, celui du couple, et devant une
énigme, celle de l’impossible à savoir du sexe, que nous pourrions écrire S(A /).
Je fais référence ici, à l’énigme que représente Anne-Marie Stretter, l’énigme
du féminin, qui est aussi ce que Lol V. Stein ne peut pas nommer pour elle.
Ne pouvant rien en dire, elle se fait objet déchet, c’est sa réponse au manque à
savoir sur son être sexué.
Lol est tout entière prise dans cette complétude du couple, elle ne veut pas
s’en extraire, c’est là le moment traumatique de la scène du bal. Il lui semble que
si elle trouve un mot, elle pourrait rester dans cette éternité de la nuit du bal.
Voilà ce que voulait Lol : « les fenêtres fermées, scellées, le bal muré dans
sa lumière nocturne les aurait contenus tous les trois et eux seuls. Lol en est
sûre : ensemble ils auraient été sauvés de la venue d’un autre jour, d’un autre,
au moins. Que se serait-il passé ? Lol ne va pas plus loin dans l’inconnu sur
lequel s’ouvre cet instant. Elle ne dispose d’aucun souvenir même imaginaire,
elle n’a aucune idée sur cet inconnu. Mais ce qu’elle croit, c’est qu’elle devait y
pénétrer, que c’était ce qu’il fallait faire, que ç’aurait été pour toujours, pour sa
tête et pour son corps, leur plus grande douleur et leur plus grande joie confon-
dues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d’un
mot 12 ».

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II – Travaux des collèges cliniques de France et des espaces cliniques associés

Devant le couple que forment Michael Richardson et Anne-Marie Stretter,


il y a quelque chose devant quoi Lol V. Stein recule. Dans son roman autobio-
graphique « L’Occupation 13 », Annie Ernaux témoigne de la jalousie qui s’est
emparée d’elle, bien après qu’elle eut quitté son amant, lorsqu’il lui annonce sa
rencontre avec une autre femme. Elle parle de ce temps où l’autre femme a pris
toute la place dans ses pensées. Elle se disait « maraboutée », qu’elle n’était plus
le sujet de ses représentations, qu’elle était le squat d’une femme qu’elle n’avait
jamais vue. Que provoque la jalousie ? Une sorte de dépersonnalisation face à
cet autre imaginaire qui a pris la place du sujet et devient possesseur de l’objet
supposé de son désir, le phallus de l’homme qu’elle vient de quitter pour Annie
Ernaux. « Qu’a-t-elle de plus que moi ? » C’est la question qui court durant ce temps
de l’occupation, mettant en avant le corps féminin comme image agalmatique,
comme semblant phallique. D’autre part, ce temps de l’occupation provoque
de la jalouissance c’est-à-dire une jalousie envieuse de la jouissance supposée
de son mari avec sa nouvelle compagne. L’image du couple d’amants laissant
imaginer durant un bref instant qu’il y aurait rapport sexuel, complémenta-
rité de jouissance, qu’il y aurait du Un. Annie Ernaux décrit avec précision ce
temps de la perte et du deuil de son amour, temps de la séparation avec celle
qui l’a remplacée, approchant au plus près de ce trou du sujet comme manque
à savoir, avec la question non plus d’un « qui suis-je ? » mais d’un « que suis-je
dans le désir de l’autre ? ».
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C’est là que reste suspendue Lol V. Stein, comme pur regard. L’autre,
Anne-Marie Stretter, n’est pas perçue dans une rivalité salvatrice, d’ailleurs les
autres depuis ce moment n’existent plus. Il n’y a pas de désir de séparation, Lol
V. Stein reste au plus près de ce trou du sujet, au plus près de ce qui l’aliène au
désir de l’autre et de ce qui la divise. Elle reste au plus près de sa jouissance.
Elle veut rester dans cette complétude imaginaire avec ce couple, dépossédée
de son corps, elle veut trouver le mot qui manque.
Voici ce que dit Jacques Hold : « J’aime à croire, comme je l’aime, que si
Lol est silencieuse dans la vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce
mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait ? C’aurait été un mot-ab-
sence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres
mots auraient été enterrés. On aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire
résonner 14. »
Lol ne peut pas savoir ce qu’il en est du sexe dans le sens où il n’y a pas
de signifiant pour le chiffrer, c’est devant sa vérité de sujet qu’elle recule, sur
ce qui la représente comme femme, elle ne dit rien de la perte de son amour, ni
du surgissement de cette femme Anne-Marie Stretter, qui l’a fascinée dans un
premier temps. Elle reste au plus près de ce manque à savoir, silencieuse. « Lol
V. Stein ou la passion de l’être », c’est le premier titre que je voulais donner à cet
exposé. Il s’agit non de son être de signifiance mais de son être de jouissance.
À partir de ce moment-là, Lol V Stein flotte dans l’existence. Elle reste
dans un paraître qui ne choque pas son mari, ni son entourage jusqu’au jour

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II – Lol V. Stein n’est pas jalouse 

où dix ans après la scène du bal, elle revient vivre dans sa ville natale avec son
mari et ses enfants.
Personne ne sait ce que pense et souhaite Lola Valérie Stein, mais tous les
personnages témoignent de ce corps particulier, un corps abandonné, comme
mort. Tatiana en souligne l’odeur fade, la froideur mortelle. Lol en parle comme
de quelque chose de lourd à remuer. Il est dit dans le roman qu’elle ne se voit
pas, qu’elle ne peut pas se voir, même si l’autre la voit.
Je m’arrête sur un point que Lacan relève dans le roman et qui m’a éclairée
sur ce qu’il appelle l’usage du nom propre. Après la scène du bal, Lola Valérie
Stein reste prostrée, se plaignant de ne pouvoir exprimer combien c’était
ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein 15. C’est là qu’elle se désigne de ce nom
« Lol V. Stein », que Lacan décrit « Lol V. Stein : ailes de papier, V ciseaux, Stein,
la pierre, au jeu de la mourre tu te perds 16 ». Dans son séminaire du 23 juin 1965,
il insiste sur l’usage pertinent de la fonction du nom propre dans ce roman qui
vient désigner l’être présentifié, cet être qui n’existe que sous la forme de cet
objet noyau, cet objet (a), un regard-objet.
Le nom propre 17 a cette particularité, c’est ainsi qu’il le dit, cette propriété
d’être un collage, comme un jeu avec les mots, une façon de les découper aux
ciseaux. La fonction de nomination vient ici comme suture devant une déchi-
rure, dit Lacan, proprement le trou du sujet, le manque, que le nom propre
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vient suturer, masquer, coller. C’est ainsi que ce personnage de roman en se
désignant, vient illustrer ce qui peut faire office de suture pour un sujet qui
reste ainsi au bord de ce qui fait trou, illustré dans le roman par ce mot-trou, ce
mot qui manque, impossible à dire.
Quand elle revient vivre à S. Tahla avec son mari et ses enfants, dix ans
après avoir été laissée par son fiancé, Lol V. Stein se met en route dans les rues
de la ville, chaque jour comme un rituel : « un jour, ce corps infirme remue dans
le ventre de Dieu 18 », écrit Marguerite Duras.
On ne sait pas très bien qui des deux a le premier attendu l’autre… Jacques
Hold sans doute. Passant devant chez Lol avec Tatiana Karl, il entend parler
d’elle à ce moment-là. Ce couple surprend Lol V. Stein qui semble retrouver
un visage familier mais c’est le baiser échangé entre les amants qui réveille
quelque chose et elle se met en marche alors, dans la ville.
Le roman est bâti sur ce trio et le déploiement d’une stratégie fantasma-
tique à l’initiative de Lol V. Stein comme réponse et achèvement de la scène du
bal.
C’est par le récit de Jacques Hold, par son discours que l’on découvre
l’image de Lol V. Stein. Jacques Hold est attrapé par le regard de Lol, ce regard
si particulier, presque transparent venant redoubler son absence au monde.
Jacques Hold tombe amoureux de Lol, et va se prêter volontairement à la façon
dont elle veut être aimée. Par le biais de Jacques Hold, Lol renoue avec Tatiana
et se forme un nouveau trio amoureux. Ce qui intéresse Lol chez Jacques Hold,

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II – Travaux des collèges cliniques de France et des espaces cliniques associés

c’est le désir qu’il a pour Tatiana Karl. Tout de suite après l’avoir revue, Tatiana
devient pour Lol cette représentation de l’énigme du féminin comme l’avait
été Anne-Marie Stretter. Quand Lol parle de Tatiana, il n’est question que de la
beauté de son corps.
Lol guette et suit les amants jusqu’à l’hôtel de passe où ils se retrouvent,
hôtel qui fut le lieu de la déclaration d’amour de Michael Richardson.
Durant toute la seconde partie du récit, Lol s’éveille à ce qu’elle pense
avoir perdu, elle ne sait pas quoi au départ. Mais les souvenirs de la scène de
bal s’estompent au fur et à mesure qu’elle met en acte le scénario fantasmatique
que le lecteur découvre au cours du récit. De Jacques Hold, Lacan dira qu’il est
le « je pense » plaqué sur le vide de Lol, il lui donne une conscience d’être. De
Tatiana, Lol va utiliser le corps comme point d’appui, sorte de remplacement de
ce qu’elle a perdu. C’est un être à trois qui lui permet de reprendre le cours de
l’histoire là où elle s’est arrêtée.
Que demande Lol V. Stein à Jacques Hold ? De mener Tatiana à cet hôtel
de passe et de lui faire l’amour pendant qu’elle reste couchée dans le champ
de seigle où elle fait trou, sous la fenêtre de la chambre des amants. « Encore
faudra-t-il, fait remarquer Lacan, qu’il lui montre, propitiatoire à la fenêtre
Tatiana, sans plus s’émouvoir de ce que celle-ci n’ait rien remarqué, cynique
de l’avoir déjà à la loi de Lol sacrifiée, puisque c’est dans la certitude d’obéir au
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désir de Lol qu’il va, d’une vigueur décuplée, besogner son amante, la chavi-
rant de ces mots d’amour dont il sait que c’est l’autre qui ouvre les vannes, mais
de ces mots lâches dont il sent aussi qu’il n’en voudrait pas pour elle 19. »
Lol n’est pas en position de voyeur, elle poursuit ce qu’elle n’avait pu arriver
à atteindre au terme de la scène du bal, en poursuivant le geste d’arrachement
de la robe d’Anne-Marie Stretter, « son corps s’efface, volupté du monde, cet
anéantissement de velours de sa propre personne… »
C’est ainsi qu’elle reste dans le champ de seigle, faisant trou, ce qui se
passe la réalise, dit Lacan.
Pour Marguerite Duras, Lol devient folle suite à une nuit d’amour passée
avec Jacques Hold, c’est la fin du récit. Elle ne peut être ce semblant phallique,
le corps est absent, Lol ne peut que s’abolir en tant que sujet.
Dans une interview du 15 avril 1964 avec Pierre Dumayet, Marguerite
Duras parle de la femme qui lui a inspiré le personnage de Lol V. Stein, une
femme rencontrée dans un asile psychiatrique, au cours d’un bal, très belle,
dont le discours d’une banalité remarquable l’a beaucoup intéressée. Pour
Marguerite Duras, Lol assiste à cet amour naissant entre les amants mais oublie
que c’est elle que l’on n’aime plus, elle se vit dans une éviction merveilleuse.
Elle ne souffre pas d’amour mais d’être séparée du couple. Lol est une femme
dira Marguerite Duras, qui voulait vivre une vie parasitaire, elle aurait voulu
tout voir jusqu’à l’accouplement. Quand elle retrouve Tatiana Karl, lui revient
ce désir de voir les autres. C’est quelqu’un qui répugne absolument à vivre pour

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II – Lol V. Stein n’est pas jalouse 

elle, elle ne peut pas vivre à son compte. C’est un roman sur la dé-personne,
c’est un état que l’on peut désirer et que beaucoup de gens frôlent. Pour Lol,
c’est un état installé où il y a abolition de tout sentiment. La fin logique pour
l’auteur est la folie, elle ne peut pas vivre, pour elle, l’amour de Jacques Hold.
Pour Lacan, le retour de Lol dans le champ de seigle, à la toute dernière
page, après les discussions avec jacques Hold, après l’amour, après le pèlerinage
à T. Beach, signe l’échec de toute compréhension. Lol ne veut pas être sauvée du
ravissement ce qui ne signe pas l’entrée dans la folie. Dans « Hommage fait à
Marguerite Duras », Lacan fait une allusion aux personnages du roman, incar-
nant finalement « des gentils hommes et gentes dames » aux prises avec l’amour
impossible pour les situer au seuil de l’entre-deux-morts, qui n’est pas seule-
ment le lieu du malheur, c’est là où le regard se retourne en beauté.
L’entre-deux-morts, c’est une indication qui m’a surprise et m’a fait réflé-
chir sur ce qui se passe à la fin du roman.
Tout au long du récit que fait Jacques Hold, apparaît peu à peu le person-
nage de Lol. Ce qui frappe, c’est sa beauté juvénile, maladivement solaire, elle
illumine Jacques Hold, elle l’hypnotise. C’est cette beauté particulière qui frappe
et qui détourne finalement ceux qui l’entourent, mais aussi le lecteur, de ce qui
se passe. On ne voit rien venir sur ce qu’elle met en acte. La question du désir de
Lol est ici passée sous silence. Il n’y a plus d’objet à proprement parlé, c’est un
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désir sans objet qui mène Lol et d’autres avec elle, au-delà du champ du bien.
Lol V. Stein est au seuil de ce champ où l’on rencontre les héros de tragédie,
entre la vie et la mort, il s’agit de mort subjective, mort du sujet précédant la
seconde mort, réelle. Elle va au bout de son fantasme d’anéantissement, en acte,
malgré cette apparente fragilité. Je conclus avec cette phrase de Lacan à propos
d’Antigone 20 : « La vie ne peut être abordable, ne peut être vécue et réfléchie,
que de cette limite où déjà elle a perdu la vie, où déjà elle est au-delà, mais de là
elle peut la voir, la vivre sous la forme de ce qui est perdu. »

Notes

1. Journée de clôture du CCPBFC, Dijon, le 10 juin 2017.


2. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 193.
3. Lacan J., Le Séminaire « Problèmes cruciaux de la psychanalyse », 1964-1965, inédit, leçon du 19 mai
1965.
4. Id., leçon du 12 mai 1965.
5. Id., leçon du 9 juin 1965.
6. Id., leçon du 23 juin 1965.
7. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard Folio, 1964, p. 16.
8. Id., p. 12.
9. Id., p. 49.
10. Id., p. 138.
11. Lacan J., Le Séminaire « Problèmes cruciaux de la psychanalyse », op. cit., leçon du 23 juin 1965, p. 347.
12. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 48.
13. Ernaux A., L’Occupation, Paris, Gallimard, 2002.

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II – Travaux des collèges cliniques de France et des espaces cliniques associés

14. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 48.


15. Id., p. 23.
16. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191.
17. Lacan J., Le Séminaire « Problèmes cruciaux de la psychanalyse », op. cit., leçon du 7 avril 1965.
18. Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, op. cit., p. 51.
19. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras », Autres Écrits, op. cit., p. 194.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 326.
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