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Jean-Daniel Causse
in Marc Lévy, Et si nos vies n’étaient qu’énigme ?
2017 | pages 81 à 91
ISBN 9791034603879
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/et-si-nos-vies-n-etaient-qu-en---page-81.htm
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pour une raison simple et centrale : cette question n’apparaît
que dans un rapport au symbolique. Autrement dit, elle ne - 81
surgit que lorsque l’être humain s’organise autour d’une
absence constitutive de son monde. C’est d’ailleurs le cas,
plus globalement, de la croyance. Il n’y a de croyance que
pour l’humain. La croyance n’est pas venue s’ajouter, à un
moment donné, à l’histoire de l’humanité, sous des formes
diverses, afin de répondre à des questions et modifier
progressivement le rapport au monde ; elle est présente dès
le départ comme attestation d’un passage du monde animal
au monde de l’humain. Le phénomène de la croyance
dessine une ligne de partage nette entre l’animal et l’humain.
Seul l’être humain est capable de croyance, et cela pour une
raison capitale. L’animal fait corps avec le monde, et pour
vivre ou survivre, pour perpétuer son espèce, il est contraint
de rester collé à ce dont il a besoin. Son existence est
gouvernée par les instincts et la nécessité biologique de
trouver ce qui répond à des besoins vitaux. Certes, comme
les autres mammifères, l’être humain est lui aussi dépendant
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durant des dizaines ou des centaines de milliers d’années
dans une condition proche de celles des bêtes jusqu’au
82 - moment où il a entrepris de donner une sépulture aux morts
au lieu de les abandonner simplement aux charognards. On
trouve ici les premières traces d’une culture humaine. En
fonction de cela, pour le dire avec des termes empruntés à
Heidegger, le « mourir » de l’humain n’est plus le « périr »
de l’animal2. Seul l’homme meurt, alors que l’animal périt,
parce que mourir n’est justement pas le simple fait d’un
« disparaître » ; c’est un dispositif de la culture, une
symbolisation du monde, et une pensée de ce qui excède le
seul fait de la mortalité. Lacan évoque la mort dans une
perspective semblable. Dans une conférence qu’il donne en
1972 à Louvain, il souligne par exemple que la mort
appartient au « domaine de la foi » avant de poursuivre par
cette adresse à son auditoire :
« Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ;
ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez
supporter la vie que vous avez3 ? »
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le problème de savoir si la psychanalyse est une pensée de la
finitude.
- 83
Pour éclairer le champ de la question, on développera trois
éléments à propos du rêve d’éternité, de la religion, et de la
finitude :
Une démystification
Commençons par le plus banal, le plus classique ou, disons
en tout cas, le mieux connu. La psychanalyse a opéré une
démystification assez radicale des rêves d’éternité qu’elle a
interprété comme refus du manque et de la castration.
Même s’il reconnaît la fonction socialement structurante de
la religion, Freud n’a cessé d’y insister. Lacan lui a emboité
le pas même s’il s’est montré beaucoup plus pessimiste sur
la fin de la religion qu’il juge au contraire « increvable »4. La
psychanalyse a donc une portée critique sur le désir de
combler le manque-à-être et, de ce fait, elle a un effet de
désillusion. Plus exactement – parce que c’est plus compliqué
– le phénomène général de la croyance témoigne d’une
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défaut : un dieu possède tout ce qu’on n’a pas soi-même5. Il
est défini à contre-image de l’humain, ce qui n’est qu’une
84 -
façon de dire qu’il est construit à son image. En ce sens, le
rêve d’éternité n’est que le souhait permanent d’accéder au
statut supposé du divin : seul un dieu est immortel. Lorsque
les dieux disparaissent de l’horizon, le rêve ne s’éteint pas. Il
se trouve soutenu par d’autres instances, notamment tout
un discours des techno-sciences qui a pris aujourd’hui le
relais des promesses religieuses.
Lacan a souvent insisté sur ce point, montrant ainsi que le
religieux – il y a des religions séculières – n’est pas autre chose
que le sens qu’on donne à la faille du savoir. La religion a
pour fonction de donner un sens à tout ce qui n’en a pas.
Lacan dit ainsi que « depuis le commencement, tout ce qui
est religion consiste à donner un sens aux choses qui étaient
autrefois les choses naturelles. […]. Et la religion va donner
un sens aux épreuves les plus curieuses, celles dont justement
les savants eux-mêmes commencent justement à avoir un
petit bout d’angoisse ; la religion va trouver à ça des sens
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psychanalyse lorsqu’elle devient ce que Lacan avait en son
temps vivement critiqué dans l’egopsychology, une
- 85
psychologie du moi qui privilégie thérapeutiquement la
consolidation des images de soi et les processus
d’identifications imaginaires. On ne peut ignorer le succès
de cette manière de traiter l’angoisse ou le mal-être
contemporain en résorbant le symptôme par une production
de sens et par un travail d’adaptation du sujet à la réalité en
fonction de normes ou de règles qui servent de critère pour
mesurer le dysfonctionnement psychique. La thèse est alors
que « ce qui ne va pas » est accidentel, ce qui suppose
l’existence d’un principe d’harmonie, d’unification ou de
réagencement. C’est d’ailleurs certainement une tendance
de l’époque de s’orienter plus vers une homogénéisation de
la thérapie et de la religion – parfois de la psychanalyse et de
la religion – que de les opposer. Il y a une offre
thérapeutique, issue des processus de sécularisation, qui reste
dans la veine de la religion. Elle a pris ainsi le relais d’une
proposition de salut en donnant un sens au réel du
symptôme. Foucault avait d’ailleurs relevé que le thérapeute
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christianisme, les grands récits – qui sont des grands mythes
86 - – peuvent être lus autrement que sous l’angle d’un refus de
la castration. Tout un travail de déconstruction de la religion
est interne à la religion elle-même. La religion contient son
propre retournement. Si on prend à titre d’exemple le récit
du jardin d’Eden au tout début du livre de la Genèse, on
constate qu’il ne s’agit absolument pas d’un paradis
contrairement à ce qu’en a fait l’imagerie populaire. Le jardin
d’Eden est dépeint comme un lieu symbolique organisé
autour d’un manque central. Au commencement, il n’y a
pas de totalité, laquelle est justement proscrite. Nous
investissons le jardin d’Eden comme un paradis pour
préserver l’idée d’une complétude originaire qu’une
transgression aurait fait perdre et qu’on pourrait toujours
retrouver. Nous projetons sur le mythe biblique tout un
imaginaire qui nous permet de poursuivre le rêve d’un temps
et d’un lieu où la jouissance n’était entaillée par rien. Or,
qu’en est-il vraiment dans le récit du jardin d’Eden ?
L’homme et la femme peuvent manger de tout, sauf d’un
arbre qui est au centre du jardin – au centre justement – et
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peuples païens qui développent au contraire une croyance
en l’immortalité. Ce n’est que vers le second siècle avant
notre ère que commence à se développer une espérance post- - 87
mortem, au moment de l’exil, c’est-à-dire au contact d’autres
peuples et d’autres religions. À partir de là, le judaïsme verra
progressivement se développer des apocalypses et toute une
littérature sur ce sujet. Le judaïsme n’a pas donc d’emblée
associé l’idée de Dieu à la question d’une vie éternelle. Il a
pu croire longtemps en un Dieu sans ordonner sa croyance
à une pensée de l’immortalité, puisque tout était seulement
pour le temps de la vie terrestre.
Dans le christianisme, on a toute la symbolique du tombeau
vide. Si on fait l’effort de ne pas en rester à une lecture un
peu sommaire, c’est-à-dire une fois qu’on a dégagé le
tombeau vide de son enveloppe imaginaire mythique, on
peut saisir que tout l’enjeu est de fonder le christianisme sur
un point de réel, donc sur un irreprésentable, un impossible
à dire. Le christianisme s’est construit en fonction d’une
absence, sur ce qui n’est pas là et qui, n’étant pas là, ouvre à
l’interprétation. De ce point de vue, on trouve ici une pensée
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On peut à présent en venir à la psychanalyse. Quelle est la
88 - position analytique dans cette affaire ? Il s’agit d’une position
très particulière, tout à fait singulière. En effet, si la
psychanalyse a un puissant effet de désillusion, si elle nous
guérit, au moins un peu, de ces rêves de toute-puissance, ce
n’est pas pour autant qu’elle nous conduit vers une simple
résignation aux choses telles qu’elles sont. Or, pour une
grande part, c’est ce qu’on entend aujourd’hui par le terme
de « finitude ». La référence à la finitude sert souvent
aujourd’hui le consentement un peu misérable à ce qu’il y a
– notre propre condition – avec ce paradoxe de notre époque
où le « tout est possible » – donc une sorte de salut séculier
– se trouve corrélé à un imaginaire pauvre, répétitif,
stéréotypé et une jouissance rabattue une série d’objets
consommables. Il est quand même assez étrange de constater
que la promesse d’une vie de jouissance sans limite s’articule
si bien avec le motif de la finitude, c’est-à-dire cette
injonction à surtout ne pas vouloir autre chose que ce qu’il
y a, ne pas chercher d’autres possibilités, et donc finalement
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temporelles de l’existence. Mais aujourd’hui l’idéologie de
la finitude ne vaut pas mieux : elle est aussi le motif d’une
impuissance subjective dont la philosophie heideggerienne - 89
de l’être-pour-la-mort a pu d’ailleurs être un ressort.
L’acte analytique soutient certainement autre chose, mais
quoi ? Il y a bien entendu ce qui tient au désir lui-même,
c’est-à-dire ce qui fait que le désir est toujours plus vaste,
plus ample, que tout ce qui voudrait le réduire au champ du
besoin, et finalement ce qui fait le désir n’a pas d’objet. Il est
désir de désir – désir de l’Autre, dit Lacan – c’est-à-dire sans
objet. Mais il y a surtout la façon dont Lacan a pu penser un
infini – il parle par exemple d’une « infinitisation de la valeur
du sujet » dans le Séminaire XI – qui n’est absolument pas
une totalisation, un tout, avec cette idée qu’on a de l’éternité
comme un infini qui serait le tout du fini10. L’infini est plutôt
un trou dans le fini, c’est-à-dire ce qui empêche le fini de se
refermer sur lui-même, d’être sa propre clôture en nous
faisant croire qu’il n’y a que ce qu’il y a. Au fond, ce que
Lacan a pensé c’est que l’infini est un concept pris dans une
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l’infini dans un rapport à la contingence, là où justement on
ne peut pas le supposer. On peut même dire « éternité » si
90 - l’on veut. L’éternel est une pure contingence, une rencontre
hasardeuse, un kaïros (c’est très kierkegaardien). L’éternité
est d’habitude une catégorie de l’imaginaire ; elle est chez
Lacan – si on voulait conserver le terme – un nom du réel et
l’envers d’une détermination.
NOTES
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