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Jean-Michel Longneaux
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■ 2. Ibid., p. 62.
■ 3. Cf. par exemple Michel Henry, « Représentation et auto-affection », in Communio, n° XII, 3, 1987,
p. 91.
■ 4. Ce serait notamment lors de sa participation à des faits de résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale,
que Michel Henry aurait eu l’intuition de l’importance de l’invisibilité de la vraie vie. Cf. Michel Henry, Auto-
donation. Entretiens et conférences, Prétentaines, 2002, p. 199.
■ 5. Michel Henry, Le Bonheur de Spinoza, suivi de Étude sur le spinozisme de Michel Henry par J.-M. Longneaux,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2004.
■ 6. Michel Henry, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002.
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DOSSIER MICHEL HENRY
donne que sous un certain angle. D’autres perceptions sont possibles ou,
pour reprendre le terme de Husserl utilisé par lui, d’autres esquisses. Or,
cette succession d’esquisses à travers lesquelles la chose est visée rend
toute manifestation de ce genre par définition douteuse. On n’est jamais
à l’abri d’une esquisse prochaine qui infirmerait toutes les précédentes,
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de telle manière que ce que l’on a cru être vrai se révèle finalement erroné
et faux7.
3) La temporalité fait également partie des caractéristiques fonda-
mentales relevées par Michel Henry, à la suite de Husserl et Heidegger.
Ce qui se donne à voir à travers une série d’esquisses se donne dans un
flux : l’esquisse actuelle sombre dans le néant du n’être plus, pour laisser
la place à la suivante, qui sera elle-même chassée par celle qui lui succé-
dera. Husserl montrera qu’une synthèse passive s’opère au niveau de la
conscience temporelle afin d’assurer la continuité du perçu, et des impres-
sions. Les moments tout juste passés sont retenus par la rétention tandis
que les moments à venir sont en quelque sorte anticipés par la protention.
Michel Henry établira un lien entre cette temporalité comme flux où tout
s’écoule, et l’apparaître comme mise au-dehors de soi. La conscience, en
projetant dans l’extériorité la chose, la déréalise. Il ne reste plus qu’une
image qui n’a pas le pouvoir de se maintenir par elle-même : elle ne peut que
sombrer dans le néant du n’être plus. Si cette image conserve néanmoins
une certaine permanence, c’est uniquement en tant qu’elle est retenue par
la rétention, de telle sorte que ce que nous connaissons réellement est une
dépouille vide de toute réalité, et jamais actuelle. Ce qui est donné dans le
maintenant n’est connu que sous la forme du tout juste passé. Temporalité
et ouverture d’un premier Dehors ne font qu’un8.
4) La thématisation – ou, si l’on préfère, le langage – est une
quatrième propriété de l’apparaître comme transcendance. L’objet se
donne toujours non seulement comme ce qui est là en face de nous, mais
toujours doté d’un sens ou d’une signification : nous voyons non pas des
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c’est donner à voir. Étudié sous cet angle, le langage, en tant que Dire, est
donc perçu, lui aussi, comme l’ouverture d’un monde, d’une extériorité,
tandis que ce qui s’y montre, le dit, n’est qu’un mot, n’est que significa-
tion vide de toute substance. Le langage n’a pas le pouvoir, en effet, de
nous donner la réalité en personne, il ne nous fournit que des substituts
qui font sens, y compris en l’absence de la réalité visée. Les propriétés du
langage ne font que confirmer cette irréalité : les mots sont des univer-
saux (le même mot « chien » vaut pour tous les chiens particuliers) et ils
sont intersubjectifs (ils sont des conventions communes partagées par la
collectivité qui parle cette langue), au détriment d’une expérience qui,
elle, est toujours singulière9.
■ 7. Cf. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 36.
■ 8. Sur les trois premiers points, voir Michel Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1990.
■ 9. Cf. sur la question du langage, Michel Henry, « Phénoménologie matérielle et langage », A. David et
J. Greisch (sous la dir.), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2001,
p. 15-37. Ce texte est repris dans Phénoménologie de la vie, t. III : De l’art et du politique, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 2003.
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DOSSIER MICHEL HENRY
absolue nécessité. Ce qui s’étreint ne peut être que ce qu’il est – sans possi-
bilité d’être autre chose, sans zone d’ombre non plus. En d’autres termes,
■ 10. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 36.
■ 11. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, § 36.
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comme l’avait déjà remarqué Edmund Husserl12, un affect ne se dévoile
jamais à travers des esquisses. Il peut évoluer, se modifier selon l’historial
qui est le sien, mais à chaque instant, il se révèle tel qu’il est dans une trans-
parence à soi sans faille, dont il est impossible de douter13.
3) Si les affects s’historialisent en une succession de tonalités, une
description rigoureuse de la temporalité ici impliquée inverse la conception
husserlienne du flux : le temps n’est plus l’écoulement de ce qui a été séparé
de soi dans le non-être, mais l’incessante advenue à soi dans l’épreuve de
soi. Non pas néantisation, mais actualisation sans cesse renouvelée. La vie
auto-affective se révèle comme éternel présent vivant14.
4) La vie affective se donne aussi comme réfractaire à toute forme de
langage. La réduction radicalisée, en suspendant tout voir, suspend égale-
ment tout Dire (compris comme transcendance). Mais la vie affective n’est
pas muette pour autant. Sa phénoménalité est précisément un auto-appa-
raître. Elle se manifeste à elle-même, elle se parle son propre langage, celui
des affects. Avant que des mots ne soient prononcés, la souffrance – qui
laisse sans voix – s’est déjà révélée à elle-même comme souffrance. La vie
affective ne reçoit pas son sens d’ailleurs. En tant qu’épreuve de soi, elle
est en elle-même et pour elle-même le Dire et ce qui est dit. Son langage
est celui non plus des généralités et des conventions intersubjectives, mais
celui d’un pathos chaque fois éminemment singulier, unique15, « différent
de tous les autres16 ». Le Soi est ce qu’il éprouve, est ce qu’il dit en tant
qu’épreuve de soi.
5) Enfin, c’est la passibilité qui définit l’immanence. Le se sentir qui
définit l’auto-affectivité n’éclaire pas indifféremment la souffrance ou la
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■ 12. Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique,
tr. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1950, rééd. 2008, p. 143.
■ 13. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 39.
■ 14. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 52-54.
■ 15. Cf. Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 1963, rééd. 1987, p. 148 : « je suis l’unique », « le plus irremplaçable des êtres ».
■ 16. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 132.
■ 17. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, p. 839 et suivantes, et « Qu’est-ce que nous appelons la vie ? »
in Vie et Révélation, Beyrouth, 1996, p. 16 (repris dans Phénoménologie de la vie, t. I : De la phénoménologie,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2003, p. 39-57).
■ 18. Michel Henry, « La vie phénoménologique », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 48.
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DOSSIER MICHEL HENRY
■ 19. Ce que Michel Henry appelle le « Je-Peux ». Cf. C’est moi la vérité, op. cit., p. 172 et suivantes.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
l’image observée dans la réflexion est le double d’un original bien réel30.
Autrement dit, quand nous prétendons avoir conscience de nous-mêmes,
est-ce de nous que nous avons effectivement conscience ou d’un autre ?
Husserl répéterait qu’il est absurde de se poser la question. Mais c’est bien
à cette absurdité que conduit sa phénoménologie. Seule une autre phéno-
ménologie, baptisée phénoménologie matérielle31, peut nous sortir de cette
impasse et nous reconduire à la simplicité de la vie. Du moins, c’est ce que
prétend Michel Henry.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES
■ 30. Michel Henry, « Philosophie et phénoménologie », J.-Fr. Mattéi (dir.), Encyclopédie philosophique universelle.
Le discours philosophique, IV, Paris, PUF, 1998, p. 1876. Ce texte est repris dans Phénoménologie de la vie,
t. I : De la phénoménologie, op. cit., p. 181-196.
■ 31. Cf. l’« Avant-propos » de Phénoménologie matérielle qui insiste sur le fait que la radicalisation à laquelle
invite son auteur ne doit pas s’entendre comme un approfondissement de la phénoménologie de Husserl.
C’est d’une nouvelle démarche qu’il s’agit.
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J’étais déjà joyeux avant que je m’empare de cette émotion pour la
décrire. De quelle nature est ce savoir originaire avant toute conscience de
soi ? La réduction radicalisée, telle que prônée par Michel Henry, nous
reconduit à cette expérience première et originaire. En suspendant toute
intuition, toute intentionnalité, tout faire voir, en suspendant aussi la place
du spectateur, nous sommes contraints de nous abandonner à ce qui reste,
et qui ne dépend plus de nous, à cette joie simplement vécue comme joie.
Celle-ci est effectivement insaisissable pour une conscience – Michel Henry
la dira, pour cette raison, invisible – mais elle est néanmoins bien réelle
puisqu’elle se phénoménalise comme épreuve de soi. L’immanence
henryenne – dont nous avons rappelé ci plus haut les propriétés – caracté-
rise eidétiquement ce vécu non réflexif, non regardé, avant que Husserl s’en
empare et le défigure.
La phénoménologie henryenne résout incontestablement un problème
majeur resté en suspens dans la philosophie traditionnelle. Mais n’engen-
dre-t-elle pas dans le même moment une nouvelle difficulté ? Peut-on,
aussi sûrement et radicalement que le fait Michel Henry, opposer la
conscience de soi et l’épreuve de soi ? La première
n’est-elle qu’un meurtre de la vie, ne nous laissant
sur les bras que des cadavres, des dépouilles ou
Peut-on, aussi
des spectres ? Et la seconde est-elle totalement
sûrement et
réfractaire à toute lumière du monde, ne se tenant
radicalement
jalousement32 que dans l’étreinte invisible de soi ?
que le fait Michel
C’est à propos du corps que Michel Henry tente
Henry, opposer
d’articuler cette dualité phénoménologique :
la conscience
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■ 32. Cf. B. Forthomme, « La folie est-elle affectivité », Michel Henry, L’épreuve de la vie, op. cit., p. 79-94.
■ 33. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 216.
■ 34. Ibid., p. 219.
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DOSSIER MICHEL HENRY
affective sans la dénaturer en tant que vie affective, mais de telle manière
■ 35. Ibid.
■ 36. Ibid, p. 221.
■ 37. Michel Henry, « Ricœur et Freud : entre psychanalyse et phénoménologie » [1991], Phénoménologie de
la vie, t. II : De la subjectivité, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2003, p. 182.
■ 38. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 219.
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que sur cet « objet », elle puisse abstraire des significations générales
qu’elle pourra ensuite projeter sur le corps d’autrui. Il doit donc exister
une conscience de soi qui, prenant le vécu comme objet de sa réflexion,
l’appréhende ou le fait apparaître comme cela qui s’éprouve à partir de soi,
et non grâce à ce regard posé sur lui. C’est pour rester fidèle à ses intuitions
de départ que Michel Henry barre systématiquement cette possibilité que,
pourtant, l’expérience la plus ordinaire, celle des simples, atteste. Prenons
deux exemples : « Considérons une impression de douleur. Parce que, dans
l’appréhension ordinaire, une douleur est d’abord prise pour une “douleur
physique”, référée à une partie du corps objectif (mal de tête, de dos, d’es-
tomac, etc.), pratiquons sur elle la réduction qui ne retient d’elle que son
caractère impressionnel pur, le “douloureux comme tel”, l’élément pure-
ment affectif de souffrance en lequel il consiste. Cette souffrance pure “se
révèle elle-même”, ce qui veut dire que la souffrance seule nous permet de
savoir ce qu’est la souffrance et, d’autre part, que ce qui est révélé dans
cette révélation qui est le fait de la souffrance, c’est elle-même. Qu’en cette
auto-révélation de la souffrance, le “hors-de-soi” du monde soit absent,
on le reconnaît à ceci qu’aucun écart ne sépare la souffrance d’elle-même
et que, acculée à soi, accablée sous son propre poids, elle est incapable
d’instituer vis-à-vis de soi un quelconque recul, une dimension de fuite à la
faveur de laquelle il lui serait possible d’échapper à soi et à ce que son être
a d’oppressant39. »
La douleur se donne à moi de deux façons. Soit elle est éprouvée, soit
elle est représentée et notamment projetée sur mon corps objectif, pour
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souffrance dans la vie affective et rien qu’en elle : nul discours sur la douleur
ne pourrait avoir de sens pour nous si, au préalable, nous n’avions fait l’ex-
périence de la douleur dans le pathos de la vie. Mais cette évidence une
fois admise, peut-on conclure avec certitude, comme le fait Michel Henry
à la fin du paragraphe cité : « En l’absence de toute mise à distance de la
souffrance, c’est la possibilité de diriger sur elle un regard qui est exclu.
Personne n’a jamais vu sa souffrance, son plaisir, sa joie. La douleur, mais
cela vaut pour toute impression, est invisible40. » Si voir sa souffrance veut
dire la placer à l’extérieur de soi, alors, à supposer que cela fût possible, elle
ne serait plus éprouvée, et donc, elle ne serait plus une souffrance. Mais, et
c’est ici que l’on retrouve notre hypothèse, tout regard intentionnel est-il
nécessairement un voir qui dépossède la souffrance de l’épreuve en laquelle
elle se tient ?
Je souffre d’un mal de dos. Mes activités font que j’en suis distrait et n’y
pense pas. Mais à présent que je m’interromps, voilà que la douleur se
rappelle à moi. Je me concentre : je la localise dans le bas du dos, me rappelle
■ 39. Michel Henry, « Incarnation », in Phénoménologie de la vie, t. I : De la phénoménologie, op cit., p. 167.
■ 40. Ibid.
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DOSSIER MICHEL HENRY
que depuis trois semaines, elle ne me quitte plus (même si je n’y pense pas
tout le temps), et que les antidouleurs que je prends sont sans effet. Michel
Henry dirait que je suis clairement en train de me représenter ma douleur en
la localisant sur mon corps objectif, en la situant dans le temps, en la
nommant, en en faisant l’objet de soins. Mais dans le même temps où Michel
Henry me reprocherait de déréaliser mon impression de douleur, j’y suis
attentif : et ma douleur, loin de se dissoudre dans des concepts qui n’éprou-
vent rien, devient plus intense, elle s’éprouve
davantage, dans toute une série de nuances que je
ne ressentais pas jusqu’alors : un nœud douloureux Lorsque ma
qui rayonne, qui s’étend jusqu’à l’omoplate, etc. conscience se
Lorsque ma conscience se penche sur ma douleur penche sur ma
et la « regarde », elle ne perd pas l’épreuve en douleur et la
laquelle celle-ci se tient : bien au contraire, elle « regarde », elle
semble l’accomplir, la préciser et en quelque sorte ne perd pas
l’intensifier. Ma conscience découvre une sensation l’épreuve en
qui était là avant que le regard ne soit posé sur elle, laquelle celle-ci
qui donc la reconnaît comme la même malgré les se tient : bien au
changements qu’elle subit du fait de ce regard posé contraire, elle
sur elle, mais qui surtout la « voit » comme sensa- semble l’intensifier
tion qui s’éprouve malgré moi, qui s’éprouve non
pas grâce à la conscience que j’en prends, mais par
un pouvoir qui vient d’elle et sur laquelle ma
conscience n’a pas prise. Michel Henry a tort de prétendre que « dès que je
cherche à voir cette réalité [ma souffrance], elle s’évanouit [et que] dans la
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■ 44. Cf. Michel Henry, Phénoménologie et philosophie du corps, op. cit., p. 172-176 ; C’est moi la vérité,
op. cit., p. 172 et suivantes ; et Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1985, p. 387-398.
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pas seulement parce qu’elle est enracinée dans la vie, mais parce qu’elle
peut réellement se déployer, c’est-à-dire atteindre son objet. En d’autres
termes : parce que la vie affective peut devenir un tel objet.
Qu’il nous soit permis, pour terminer, d’esquisser à partir de ces quel-
ques propositions, les bases d’un programme à venir. Le phénomène qu’est
l’affectivité consciente d’elle-même exige que de nouvelles descriptions
phénoménologiques soient entreprises, qui renouvelleraient les analyses
de Husserl et Michel Henry. Le premier a su isoler la perception imma-
nente, en la distinguant de la perception transcendante. Mais privé d’une
approche de l’auto-affectivité, il a finalement été incapable de penser la
possibilité d’une conscience de soi. Michel Henry, quant à lui, a su montrer
l’importance incontournable de cette vie affective, mais ayant affirmé à
juste titre que la structure de l’immanence exclut toute forme de transcen-
dance, il s’est cru obligé d’en déduire qu’aucune conscience de cette vie
n’était possible, sinon sous la forme d’un meurtre. Si seule l’expérience
phénoménologique doit nous servir de guide, il faut conclure que ces diffi-
cultés sont celles non pas de la vie humaine, mais bien des philosophies
incapables de la décrire correctement.
Une description phénoménologique de cette conscience affective devrait
tenir compte des variations qu’elle peut subir. La perception immanente peut
tout d’abord se rapporter à la vie affective comme à un objet qu’elle ne cesse
d’éprouver tout en le décrivant. Par exemple, je me concentre sur mon pied
à l’étroit dans sa chaussure. Les intentionnalités en présence spatialisent,
thématisent et relèvent d’une temporalité comme flux, tout en me donnant
pourtant l’épreuve vivante de l’impression de douleur. Plusieurs couches
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Mais les deux cas évoqués ici sont en réalité la variation, du plus complexe
au plus simple, d’un seul et même mouvement : la conscience prend l’initiative
de se tourner vers les impressions originaires pour soit les identifier, soit s’y
abandonner. La transcendance laisse advenir dans sa lumière la lumière de
l’immanence. Il est toutefois une autre possibilité où l’épreuve de soi fait irrup-
tion dans le champ de la conscience. Préoccupée par le monde, voilà qu’elle est
violemment interrompue par la douleur. Ce n’est pas la conscience en tant que
telle qui est suspendue, mais sa direction, ses intentions. Le rapport à soi
demeure, mais envahi par une sensation inattendue et fulgurante, de telle sorte
que ce rapport à soi ne peut faire autrement que de devenir rapport à cette
douleur. L’immanence fait intrusion dans la transcendance.
Qu’elle en ait l’initiative ou non, la conscience
a ce pouvoir de se rapporter à ce qui se tient
exclusivement dans une étreinte sans écart avec
Qu’elle en ait
soi-même. Pour le dire autrement, l’épreuve de soi
l’initiative ou non,
peut devenir l’objet d’une conscience sans être pour
la conscience
autant déréalisée (la dimension impressionnelle est
a ce pouvoir de
préservée) et ce, même si des significations, qui
se rapporter à
elles ne s’éprouvent pas, la façonnent pour éven-
ce qui se tient
tuellement la dénaturer. Une description phénomé-
exclusivement
nologique de cette double possibilité reste à écrire.
dans l'étreinte
Pour y parvenir, il faut sans doute oser s’affranchir
de soi
de la phénoménologie matérielle car, telle qu’elle
a été conçue par Michel Henry, elle rend tout
simplement impensable cette conscience de la vie
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à elle-même, elle devient vite un chaos affectif45. Donnée par sa naissance
transcendantale dans la jouissance de soi, celle-ci se charge d’elle-même de
telle sorte qu’elle devient un « se souffrir » intenable. La jouissance devient
souffrance, les deux se confondent. Livrée à elle-même, la vie n’a pas les
ressources pour sortir de la confusion. C’est dans son dernier texte, Paroles
du Christ, que Michel Henry en fait le constat : « La vie est incapable de se
donner à elle-même la vie » et, ajoute-t-il en une proposition qui bouleverse
toute sa pensée, « de se maintenir en elle par ses propres moyens » 46. Elle
doit trouver ailleurs qu’en elle, c’est-à-dire dans ce qui se manifeste en
elle comme un autre que soi (le monde, les autres, le langage, la culture),
un point d’appui pour pouvoir se mettre en mouvement. Le rapport à soi
comme présence à la vie affective institue d’une autre façon ce dédouble-
ment de soi, de telle sorte que la vie devient pour elle-même non pas un
autre soi-même présupposant un écart, mais un Soi autrement : altération
minimale qui permet de réintroduire du mouvement et de transformer le
chaos en un historial.
C’est enfin à l’ambivalence de toute présence à l’épreuve de soi qu’il
faudrait être attentif : cette conscience de la vie affective, parce qu’elle est
un rapport à soi, est ce par quoi la vie peut s’altérer au point de se perdre,
et finalement périr. Mais parce qu’elle est un rapport à sa propre vie affec-
tive, elle est en même temps la condition de son accomplissement. Une
praxis thérapeutique47 est inconcevable sans la prise en compte de cette
nécessité pour la vie affective de se faire Soi autrement.
Jean-Michel Longneaux
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■ 45. Même si l’auteur refuse d’y voir un chaos et une confusion. Cf. L’Essence de la manifestation, op. cit.,
p. 842 : « S’éprouvant soi-même dans la souffrance et dans la jouissance de soi, la souffrance de l’existence
devient ce qu’elle est, cette souffrance de l’être et sa jouissance. » Quand les deux tonalités fondamentales
se confondent, c’est le chaos.
■ 46. Michel Henry, Paroles du Christ, op. cit., p. 7.
■ 47. Cf. sur ce thème de la praxis thérapeutique dans la droite ligne de la pensée henryenne : R. Kuhn, « Individu
vivant et réalité, ou le regard transcendantal. Approche d’une phénoménologie radicale de la praxis théra-
peutique », Jad Hatem (sous la dir.), Michel Henry, la parole de vie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouvertures
philosophiques », 2003, p. 97-116.
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