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MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

Jean-Michel Longneaux

Réseau Canopé | « Cahiers philosophiques »

2011/3 n° 126 | pages 49 à 65


ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.126.0049
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DOSSIER
Michel Henry

MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE


DE LA VIE AFFECTIVE
Jean-Michel Longneaux

Comment comprendre que nous puissions avoir conscience de


notre vie affective ? Si l’on prend au sérieux les analyses de
Michel Henry, cette expérience commune devrait être impos-
sible. Si c’est la vie et l’expérience qui doivent nous servir de
guides, alors il faut intégrer les acquis incontournables de la
phénoménologie matérielle et la dépasser.

P
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eut-on, comme le prétend Michel Henry, affirmer que dans le monde,
il n’y a que des « cadavres1 » ? Que la vie est réfractaire à toute forme
d’extériorité ? Que toute tentative de prise de conscience de soi est par
principe une déréalisation, un « meurtre2 » ? La vie doit-elle craindre la
lumière du jour, ne peut-elle jouir d’elle-même que dans la « nuit3 » et la
clandestinité4 ?
n° 126 / 3e trimestre 2011

La radicalité des propos de Michel Henry tient à une distinction sur


laquelle il n’aura de cesse – du Bonheur de Spinoza (1944)5 à Paroles du
Christ (2002)6 – de revenir. Tout ce qui existe, existe pour nous en tant
qu’il apparaît en quelque façon. Pour celui qui veut comprendre la réalité,
il convient donc de tourner son regard vers l’apparaître lui-même, vers ce
qui donne à toute chose de se montrer telle qu’elle est. La phénoménologie,
■ 1. Cf. notamment C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 79.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 2. Ibid., p. 62.
■ 3. Cf. par exemple Michel Henry, « Représentation et auto-affection », in Communio, n° XII, 3, 1987,
p. 91.
■ 4. Ce serait notamment lors de sa participation à des faits de résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale,
que Michel Henry aurait eu l’intuition de l’importance de l’invisibilité de la vraie vie. Cf. Michel Henry, Auto-
donation. Entretiens et conférences, Prétentaines, 2002, p. 199.
■ 5. Michel Henry, Le Bonheur de Spinoza, suivi de Étude sur le spinozisme de Michel Henry par J.-M. Longneaux,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2004.
■ 6. Michel Henry, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002.
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DOSSIER MICHEL HENRY

qui se définit comme la science du phénomène, de ce qui apparaît, est


donc incontournable. L’apparaître ne désigne pas ici un aspect, une carac-
téristique de la réalité visée, et qui ne concernerait que son apparence. La
réalité en question n’est rien sans l’accomplissement de ce pouvoir d’appa-
raître. Celui-ci est donc à considérer comme ce qui lui est le plus essentiel,
comme sa condition de possibilité, comme ce sans quoi il n’y aurait rien
pour nous. Seule une phénoménologie transcendantale peut en proposer la
description. Or, une analyse minutieuse conduit Michel Henry à distinguer,
dans notre expérience, deux types d’apparaître que tout oppose : la trans-
cendance et l’immanence.
Le premier concept, celui de « transcendance », désigne le mode d’ap-
paraître de tous les étants qui, d’une façon ou d’une autre, se donnent à
nous en face de nous : il se confond avec l’objectivité et est l’œuvre de
la conscience intentionnelle husserlienne, ou de l’être selon Heidegger. La
tradition philosophique dominante, selon Michel Henry, ne connaît que
cette phénoménalité. Les caractéristiques eidétiques essentielles de ce type
d’apparaître sont les suivantes.

1) Il se donne d’abord comme une médiation indispensable : les objets


n’apparaissent pas par eux-mêmes. Ils ne se manifestent qu’à une conscience
qui les vise. Exister, pour un objet, c’est donc présupposer ce pouvoir qui
lui est extérieur (la conscience intentionnelle), c’est dépendre de lui et de
sa médiation pour se manifester.
2) Deuxième caractéristique qui découle de la précédente : c’est
toujours à travers une distance que la chose visée devient visible. La
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transcendance consiste à déployer cette distance, cet horizon à l’in-
térieur duquel les choses peuvent se montrer. On prendra garde de ne
pas confondre cette extériorité avec une distance physique : la pensée
ou l’imagination sont des modes de cet apparaître qui donnent à voir
leurs objets (des images, des pensées) devant les « yeux de l’âme » mais
sans qu’une distance mesurable ne soit pourtant ouverte. L’ouverture du
Dehors est une ouverture purement phénoménologique. Que veut dire
alors se manifester dans l’au-dehors déployé par la conscience ? C’est,
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pour l’objet, se manifester en étant mis au dehors de soi-même, ou pour


le dire plus simplement, en étant vu d’ailleurs, du point de vue de la
conscience qui le vise, et en n’étant plus que ce qui est vu de ce point
de vue-là. Dépossédée d’elle-même, de ce qu’elle est en soi, pour n’être
plus que ce qui apparaît à une conscience qui lui est extérieure, la chose
est déréalisée : elle n’est plus qu’une image, une représentation. Repre-
nant alors les analyses husserliennes dans les Ideen I notamment, Michel
Henry précise que tout ce qui se donne ainsi à voir en face de nous ne se
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

donne que sous un certain angle. D’autres perceptions sont possibles ou,
pour reprendre le terme de Husserl utilisé par lui, d’autres esquisses. Or,
cette succession d’esquisses à travers lesquelles la chose est visée rend
toute manifestation de ce genre par définition douteuse. On n’est jamais
à l’abri d’une esquisse prochaine qui infirmerait toutes les précédentes,

50
de telle manière que ce que l’on a cru être vrai se révèle finalement erroné
et faux7.
3) La temporalité fait également partie des caractéristiques fonda-
mentales relevées par Michel Henry, à la suite de Husserl et Heidegger.
Ce qui se donne à voir à travers une série d’esquisses se donne dans un
flux : l’esquisse actuelle sombre dans le néant du n’être plus, pour laisser
la place à la suivante, qui sera elle-même chassée par celle qui lui succé-
dera. Husserl montrera qu’une synthèse passive s’opère au niveau de la
conscience temporelle afin d’assurer la continuité du perçu, et des impres-
sions. Les moments tout juste passés sont retenus par la rétention tandis
que les moments à venir sont en quelque sorte anticipés par la protention.
Michel Henry établira un lien entre cette temporalité comme flux où tout
s’écoule, et l’apparaître comme mise au-dehors de soi. La conscience, en
projetant dans l’extériorité la chose, la déréalise. Il ne reste plus qu’une
image qui n’a pas le pouvoir de se maintenir par elle-même : elle ne peut que
sombrer dans le néant du n’être plus. Si cette image conserve néanmoins
une certaine permanence, c’est uniquement en tant qu’elle est retenue par
la rétention, de telle sorte que ce que nous connaissons réellement est une
dépouille vide de toute réalité, et jamais actuelle. Ce qui est donné dans le
maintenant n’est connu que sous la forme du tout juste passé. Temporalité
et ouverture d’un premier Dehors ne font qu’un8.
4) La thématisation – ou, si l’on préfère, le langage – est une
quatrième propriété de l’apparaître comme transcendance. L’objet se
donne toujours non seulement comme ce qui est là en face de nous, mais
toujours doté d’un sens ou d’une signification : nous voyons non pas des
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formes anonymes ou muettes mais des arbres, un chemin et la maison
du voisin. Et dans le pire des cas, on voit « un-quelque-chose-dont-on-
ne-connaît-pas-même-le-nom », ce qui est déjà une manière de le faire
apparaître dans le monde de la signification. Voir, c’est signifier. Signifier,
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

c’est donner à voir. Étudié sous cet angle, le langage, en tant que Dire, est
donc perçu, lui aussi, comme l’ouverture d’un monde, d’une extériorité,
tandis que ce qui s’y montre, le dit, n’est qu’un mot, n’est que significa-
tion vide de toute substance. Le langage n’a pas le pouvoir, en effet, de
nous donner la réalité en personne, il ne nous fournit que des substituts
qui font sens, y compris en l’absence de la réalité visée. Les propriétés du
langage ne font que confirmer cette irréalité : les mots sont des univer-
saux (le même mot « chien » vaut pour tous les chiens particuliers) et ils
sont intersubjectifs (ils sont des conventions communes partagées par la
collectivité qui parle cette langue), au détriment d’une expérience qui,
elle, est toujours singulière9.

■ 7. Cf. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 36.
■ 8. Sur les trois premiers points, voir Michel Henry, Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,
1990.
■ 9. Cf. sur la question du langage, Michel Henry, « Phénoménologie matérielle et langage », A. David et
J. Greisch (sous la dir.), Michel Henry. L’épreuve de la vie, Paris, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2001,
p. 15-37. Ce texte est repris dans Phénoménologie de la vie, t. III : De l’art et du politique, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 2003.
51
DOSSIER MICHEL HENRY

5) Enfin, Michel Henry souligne l’impassibilité de ce mode d’appa-


raître, c’est-à-dire son indifférence à l’égard de tout ce qui se montre dans
sa lumière. Le soleil éclaire de la même façon les justes et les injustes, sans
que cela n’altère son éclat10.

La phénoménalité que Michel Henry baptise du nom de « l’imma-


nence » ne se dévoile qu’à la condition que soit suspendue ou réduite la
transcendance – et donc toute forme de conscience intentionnelle. Quand
on ne pense plus, quand on n’imagine plus, quand on cesse de se rapporter
à autre chose que soi, il ne reste qu’une seule expérience : on se sent exister.
En l’absence de toute conscience, il demeure cette épreuve vivante de soi,
une vie exclusivement auto-affective, qui ne tient que dans l’étreinte de soi,
et ne se manifeste que sous les tonalités du souffrir et du jouir. Même si
Michel Henry a été précédé par des auteurs comme Spinoza ou Maine de
Biran, voire Nietzsche lui-même, il faut lui reconnaître le génie d’avoir pu
donner à l’affectivité la place qui lui revient dans la vie humaine, et d’en
avoir tiré les conséquences phénoménologiques les plus essentielles. Les
caractéristiques de cette nouvelle phénoménalité répondent point par point
à celles de la transcendance.

1) Elle est tout d’abord immédiate11 : la


réduction radicalisée qui nous reconduit à elle a
justement suspendu toute forme de médiation. S’éprouver n’est
L’épreuve de soi en laquelle se tient la vie brille ni un prédicat
par elle-même. Ce qui apparaît et l’apparaître ne ni un accident :
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font ici plus qu’un. Ce qui s’éprouve, c’est en effet il est le Soi
le fait de s’éprouver lui-même. Ce n’est pas là une lui-même
hypothèse qu’il faudrait risquer : une description
rigoureuse du pathos ne décèle rien d’autre que
cette épreuve de soi qui s’auto-consume : rien dans
le phénomène auquel on s’est abandonné ne renvoie à un pouvoir qui lui
serait extérieur et dont il dépendrait. C’est toute la métaphysique tradition-
nelle héritée de Aristote qui est ainsi remise en cause : en effet, on cherche-
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rait en vain une substance (un Soi ?) à laquelle on pourrait adjoindre un


prédicat, à savoir l’acte de s’éprouver. S’éprouver n’est ni un prédicat ni un
accident : il est le Soi lui-même.
2) L’immanence est par conséquent étrangère à toute forme d’objecti-
vation. Elle exclut d’elle toute forme de mise à distance, tout Dehors, tout
écart : se séparer de soi pour se projeter dans l’Au-Dehors, ce serait ne plus
éprouver ce qui est ainsi expulsé hors de soi. Cette adhésion parfaite avec
soi-même fait que le « se sentir » se sent effectivement, et cela dans une
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

absolue nécessité. Ce qui s’étreint ne peut être que ce qu’il est – sans possi-
bilité d’être autre chose, sans zone d’ombre non plus. En d’autres termes,

■ 10. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 36.
■ 11. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1990, § 36.
52
comme l’avait déjà remarqué Edmund Husserl12, un affect ne se dévoile
jamais à travers des esquisses. Il peut évoluer, se modifier selon l’historial
qui est le sien, mais à chaque instant, il se révèle tel qu’il est dans une trans-
parence à soi sans faille, dont il est impossible de douter13.
3) Si les affects s’historialisent en une succession de tonalités, une
description rigoureuse de la temporalité ici impliquée inverse la conception
husserlienne du flux : le temps n’est plus l’écoulement de ce qui a été séparé
de soi dans le non-être, mais l’incessante advenue à soi dans l’épreuve de
soi. Non pas néantisation, mais actualisation sans cesse renouvelée. La vie
auto-affective se révèle comme éternel présent vivant14.
4) La vie affective se donne aussi comme réfractaire à toute forme de
langage. La réduction radicalisée, en suspendant tout voir, suspend égale-
ment tout Dire (compris comme transcendance). Mais la vie affective n’est
pas muette pour autant. Sa phénoménalité est précisément un auto-appa-
raître. Elle se manifeste à elle-même, elle se parle son propre langage, celui
des affects. Avant que des mots ne soient prononcés, la souffrance – qui
laisse sans voix – s’est déjà révélée à elle-même comme souffrance. La vie
affective ne reçoit pas son sens d’ailleurs. En tant qu’épreuve de soi, elle
est en elle-même et pour elle-même le Dire et ce qui est dit. Son langage
est celui non plus des généralités et des conventions intersubjectives, mais
celui d’un pathos chaque fois éminemment singulier, unique15, « différent
de tous les autres16 ». Le Soi est ce qu’il éprouve, est ce qu’il dit en tant
qu’épreuve de soi.
5) Enfin, c’est la passibilité qui définit l’immanence. Le se sentir qui
définit l’auto-affectivité n’éclaire pas indifféremment la souffrance ou la
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jouissance, comme deux tonalités possibles parmi d’autres. On l’a dit,
l’immanence ne se laisse pas décrire comme un pouvoir qui embraserait de
l’extérieur la souffrance ou la jouissance pour leur donner de s’éprouver
momentanément. C’est le pouvoir de se sentir qui se charge de lui-même
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

jusque dans l’intolérable – et devient lui-même un se souffrir – de telle


sorte qu’il se révèle à soi-même dans la jouissance de sa Parousie17. C’est
le « se sentir » qui souffre et qui jouit. Faire l’épreuve de soi, ce n’est pas
faire l’épreuve d’affects dont on se distinguerait par quelque ruse, c’est
être indéfectiblement, sans écart possible, cette épreuve, de telle sorte
que l’on devienne soi-même la joie ou le désespoir18.

Quelle relation peut-on entrevoir entre ces deux types de phénomé-


nalités ? Deux réponses sont apportées par Michel Henry. D’une part,

■ 12. Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique,
tr. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1950, rééd. 2008, p. 143.
■ 13. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 39.
■ 14. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 52-54.
■ 15. Cf. Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris, PUF, coll.
« Épiméthée », 1963, rééd. 1987, p. 148 : « je suis l’unique », « le plus irremplaçable des êtres ».
■ 16. Michel Henry, C’est moi la vérité, op. cit., p. 132.
■ 17. Michel Henry, L’Essence de la manifestation, p. 839 et suivantes, et « Qu’est-ce que nous appelons la vie ? »
in Vie et Révélation, Beyrouth, 1996, p. 16 (repris dans Phénoménologie de la vie, t. I : De la phénoménologie,
Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2003, p. 39-57).
■ 18. Michel Henry, « La vie phénoménologique », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 48.
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DOSSIER MICHEL HENRY

étant la négation l’une de l’autre, il faut pouvoir en conclure qu’entre


elles, aucun lien n’est envisageable : le monde de la vie et le monde du
Dehors sont absolument hétérogènes l’un à l’autre. D’autre part, Michel
Henry rappelle que l’immanence est au fondement de la transcendance.
C’est en effet parce qu’ils s’éprouvent que nos pouvoirs (dont ceux de
la conscience intentionnelle) peuvent entrer en possession d’eux-mêmes
et être activés. Nous serions incapables de viser un monde, de nous le
représenter et de nous en saisir si, au préalable, nous étions étrangers,
absents, à nous-mêmes. Du coup, la conscience de soi devient possible : le
Soi vivant, entré en possession de ses pouvoirs19, peut déployer ses inten-
tionnalités et ainsi se représenter, sous une forme objectivée, et le monde
et lui-même. Ce processus, parce qu’il est l’œuvre d’intentionnalités
données dans la vie, est une manière pour celle-ci de s’accroître de soi et
ainsi d’obéir à son destin qui est de jouir de soi toujours davantage préci-
sément à travers l’exercice de ses pouvoirs20. Mais dans le même moment,
ce processus est également une déréalisation de soi puisque ce qui est
atteint de soi n’est plus qu’une image. À travers notamment ses lectures
de la démocratie21 et de l’économie22, Michel Henry montrera cette ambi-
valence. Ce sont en effet ces substituts visibles dans le monde (l’argent,
etc.) qui permettent les échanges de biens et, ce faisant, contribuent à
l’accroissement de la jouissance de la vie. Du moment que ce monde
des représentations – aussi irréel soit-il – reste au service de l’épreuve
de la vie, il doit être considéré comme vital. Par contre, quand le centre
de gravité se déplace et que les substituts sont illusoirement pris pour la
réalité et pour la mesure de toute chose, on sombre dans la barbarie : la
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vie, captivée par ce qui brille dans le monde, finit par s’oublier, et passe
désormais pour rien.

En développant cette phénoménologie matérielle, Michel Henry


résout un problème resté insoluble dans la pensée d’Edmund Husserl.
Dans les Ideen I, ce dernier fait une distinction entre la perception trans-
cendante et la perception immanente23. Ces deux types de perceptions
sont bien des actes intentionnels24 mais la première se rapporte aux objets
n° 126 / 3e trimestre 2011

extérieurs à la conscience, tandis que la seconde est une réflexion qui


saisit le vécu intérieur25 : plus exactement, elle découvre le vécu comme
déjà donné, déjà là avant que le regard ne se pose sur lui – « Ce regard a
lieu sous la forme de la “réflexion” dont voici la propriété remarquable :
ce qui dans la réflexion est saisi de façon perceptive se caractérise par
principe comme quelque chose qui non seulement est là et dure au sein

■ 19. Ce que Michel Henry appelle le « Je-Peux ». Cf. C’est moi la vérité, op. cit., p. 172 et suivantes.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 20. Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 13-42.


■ 21. Michel Henry, « Difficile démocratie » [1996], in Phénoménologie de la vie, t. III : De l’art et du politique,
op. cit.
■ 22. Cf. notamment Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile
Jacob, 1990.
■ 23. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique,
op. cit., § 38.
■ 24. Ibid. p. 122.
■ 25. Ibid.
54
du regard de la perception, mais était déjà là avant que ce regard ne
se tourne dans sa direction26 ». Le phénoménologue ne peut décrire le
vécu qu’une fois qu’il apparaît comme objet pour le regard, à travers la
perception immanente. Ce qui est alors décrit, c’est le vécu réfléchi. La
question demeure de savoir comment se donne le vécu avant qu’il ne
soit regardé. Husserl tentera bien d’affirmer qu’« il serait absurde de se
demander si […] les vécus qui tombent sous le regard ne se convertis-
sent pas de ce fait même en quelque chose de totalement différent27 »,
il n’empêche, sa phénoménologie le conduit dans une impasse. Husserl
doit convenir, peut-être malgré lui, qu’il y a une différence notable entre
un vécu simplement vécu et ce même vécu une fois regardé : supposons,
dit-il, que pendant une expérience heureuse, « un regard réfléchissant
se tourne vers la joie […] nous avons la possibilité, en face de cette joie
devenue ultérieurement objet, de réfléchir sur la réflexion qui l’objective
et ainsi d’éclairer plus vivement encore la différence entre la joie vécue,
mais non regardée, et la joie regardée, ainsi que les modifications qui
surviennent à l’occasion des actes de saisie28 ». Or, comment pourrait-il
proposer une description de cette joie non encore regardée une fois qu’il
a posé son principe des principes qui peut seul assurer la validité de ce
qui se donne à voir. Ce principe des principes, c’est l’intentionnalité :
« Toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la
connaissance29. » Une chose, fut-elle un vécu, ne peut apparaître, et
donc exister pour nous, qu’à la condition qu’une conscience la vise.
Avoir conscience de soi, c’est se prendre soi-même pour objet, c’est
devenir le spectateur de son propre flux. Sans cette conscience de soi
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– sans la perception immanente –, il y a sans doute un vécu déjà là, mais
inconnaissable puisque donné en dehors de toute intuition originaire,
en dehors de toute évidence, et donc, en définitive, en dehors de toute
phénoménalité concevable.
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

Michel Henry a su montrer avec une grande finesse les retombées de


cette impasse dans la phénoménologie de Husserl. La perception imma-
nente, parce qu’elle est encore l’œuvre d’une conscience intentionnelle,
relève d’une seule phénoménalité : la transcendance au sens henryen de ce
concept. Du coup, le vécu qui y est révélé sera surdéterminé par les carac-
téristiques eidétiques de ce mode d’apparaître :
1) le vécu n’a pas le pouvoir de se manifester par lui-même ;
2) pour apparaître, il doit être mis hors de soi, pour n’être plus qu’un
objet, qu’une image ou une représentation ;
3) si, à part le corps, le vécu ne se donne jamais à travers des esquisses,
il se révèle quand même au terme d’un processus de déréalisation de soi :
on ne sera dès lors pas étonné de constater qu’il apparaît temporalisé, sous
la forme précisément d’un flux qui s’écoule irrésistiblement dans le néant
du n’être plus ;

■ 26. Ibid., p. 146.


■ 27. Ibid., p. 257.
■ 28. Ibid., p. 249-250.
■ 29. Ibid., § 24, p. 78.
55
DOSSIER MICHEL HENRY

4) ce vécu, en tant que visé par la réflexion, est thématisé, traversé


par un ensemble de significations communes et générales. Dire que je suis
un Je, c’est me désigner comme n’importe qui cherche à se distinguer des
autres ;
5) enfin, le phénoménologue n’est plus que le spectateur impassible
de lui-même : la perception immanente éclaire avec la même neutra-
lité tous les vécus qui ne sont plus que des ombres projetées sous son
regard.
Pour s’assurer que ce vécu regardé est le vécu originaire en personne,
ou du moins qu’il n’est pas trop altéré par cette ex-position sous le
regard, il faudrait pouvoir le comparer au vécu qui était déjà là avant
la réflexion. Or précisément, c’est là le point d’achoppement de la
phénoménologie de Husserl. Fidèle à son principe des principes selon
lequel seule une intuition originaire donatrice est susceptible de nous
donner accès à une réalité, Husserl se condamne à une régression à l’in-
fini. Repartons de l’exemple qu’il propose lui-même. Je contemple ma
joie. Celle-ci est devenue pour moi l’objet de mon regard. De ce fait,
je suis davantage celui qui observe son vécu que l’homme joyeux que
j’étais auparavant, quand j’étais entièrement emporté par mes émotions.
Husserl constatera que l’on peut évidemment se détourner de l’objet
actuellement observé (mon vécu de joie) pour saisir sur le vif le vécu réel
– c’est-à-dire les actes intentionnels – en lesquels je me tiens actuelle-
ment. Mais cela revient à opérer une nouvelle réflexion grâce à laquelle
cette fois, je visualise les actes par lesquels je me suis emparé de ma joie
pour la scruter attentivement. Or, ce nouveau vécu est lui aussi un vécu
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regardé, qui présuppose à son tour un regard, une perception immanente
actuellement non visible.
La régression à l’infini à laquelle nous sommes condamnés avec Husserl
a deux conséquences. D’une part, le vécu actuel, le présent vivant – avant
que d’être objectivé par la perception immanente – est frappé du sceau
de l’anonymat. Nous sommes joyeux sans doute, mais nous l’ignorons.
D’autre part, ce vécu réel en lequel se tient notre vie étant originairement
absent à lui-même, on ne voit plus comment on pourra prétendre que
n° 126 / 3e trimestre 2011

l’image observée dans la réflexion est le double d’un original bien réel30.
Autrement dit, quand nous prétendons avoir conscience de nous-mêmes,
est-ce de nous que nous avons effectivement conscience ou d’un autre ?
Husserl répéterait qu’il est absurde de se poser la question. Mais c’est bien
à cette absurdité que conduit sa phénoménologie. Seule une autre phéno-
ménologie, baptisée phénoménologie matérielle31, peut nous sortir de cette
impasse et nous reconduire à la simplicité de la vie. Du moins, c’est ce que
prétend Michel Henry.
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

■ 30. Michel Henry, « Philosophie et phénoménologie », J.-Fr. Mattéi (dir.), Encyclopédie philosophique universelle.
Le discours philosophique, IV, Paris, PUF, 1998, p. 1876. Ce texte est repris dans Phénoménologie de la vie,
t. I : De la phénoménologie, op. cit., p. 181-196.
■ 31. Cf. l’« Avant-propos » de Phénoménologie matérielle qui insiste sur le fait que la radicalisation à laquelle
invite son auteur ne doit pas s’entendre comme un approfondissement de la phénoménologie de Husserl.
C’est d’une nouvelle démarche qu’il s’agit.
56
J’étais déjà joyeux avant que je m’empare de cette émotion pour la
décrire. De quelle nature est ce savoir originaire avant toute conscience de
soi ? La réduction radicalisée, telle que prônée par Michel Henry, nous
reconduit à cette expérience première et originaire. En suspendant toute
intuition, toute intentionnalité, tout faire voir, en suspendant aussi la place
du spectateur, nous sommes contraints de nous abandonner à ce qui reste,
et qui ne dépend plus de nous, à cette joie simplement vécue comme joie.
Celle-ci est effectivement insaisissable pour une conscience – Michel Henry
la dira, pour cette raison, invisible – mais elle est néanmoins bien réelle
puisqu’elle se phénoménalise comme épreuve de soi. L’immanence
henryenne – dont nous avons rappelé ci plus haut les propriétés – caracté-
rise eidétiquement ce vécu non réflexif, non regardé, avant que Husserl s’en
empare et le défigure.
La phénoménologie henryenne résout incontestablement un problème
majeur resté en suspens dans la philosophie traditionnelle. Mais n’engen-
dre-t-elle pas dans le même moment une nouvelle difficulté ? Peut-on,
aussi sûrement et radicalement que le fait Michel Henry, opposer la
conscience de soi et l’épreuve de soi ? La première
n’est-elle qu’un meurtre de la vie, ne nous laissant
sur les bras que des cadavres, des dépouilles ou
Peut-on, aussi
des spectres ? Et la seconde est-elle totalement
sûrement et
réfractaire à toute lumière du monde, ne se tenant
radicalement
jalousement32 que dans l’étreinte invisible de soi ?
que le fait Michel
C’est à propos du corps que Michel Henry tente
Henry, opposer
d’articuler cette dualité phénoménologique :
la conscience
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« Notre corps, écrit-il, nous propose l’expérience
de soi et l’épreuve
cruciale en laquelle est attestée de façon décisive
de soi ?
la dualité de l’apparaître. Celle-ci nous permet
seule de comprendre comment le corps est en
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

effet une réalité double, se manifestant de l’ex-


térieur, dans le hors de soi du monde, intérieurement vécue par nous
d’autre part, dans l’auto-révélation pathétique de la vie. Ainsi notre corps
est-il, en sa duplicité, à la fois l’effet de la duplicité de l’apparaître et sa
preuve irréfutable33. »

Conformément à ce que nous avons rappelé, cette co-existence de deux


corps pose la question de leur relation : celle-ci est un rapport de fondation
et de constitution. Le corps originaire – la « chair » comme épreuve de soi
et de ses différents pouvoirs jusque dans l’expérience d’un terme résistant
qui cède à l’effort – se donne en une révélation immanente et immédiate.
Le corps mondain, objectif, est une projection dans l’au-dehors de ce corps
éprouvé, de telle sorte que, par cette extériorisation, il « se vide de toute sa
substance34 ». Le corps objectif est bien « l’irréalisation d’une chair dans

■ 32. Cf. B. Forthomme, « La folie est-elle affectivité », Michel Henry, L’épreuve de la vie, op. cit., p. 79-94.
■ 33. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 216.
■ 34. Ibid., p. 219.
57
DOSSIER MICHEL HENRY

l’apparaître du monde et par lui35 ». Toutefois, ce corps objectif que l’on


peut voir ne se donne pas à nous comme une coquille vide. Il est paré de
significations se rapportant toutes à la vie : ce corps touche, sent, souffre,
jouit, etc. Ces significations ne viennent pas du monde – en celui-ci, en effet,
toute chose est dépossédée de soi, et dès lors n’éprouve plus rien – mais de
la vie, et d’elle seule. C’est donc à une double condition que les analyses
de Michel Henry nous renvoient pour que devienne possible la constitution
du corps objectif. Tout d’abord il faut que nous éprouvions originairement
la chair. Ce que nous projetons sur le corps objectivé doit exister réelle-
ment. Ensuite, il faut que nous soit donné le pouvoir intentionnel de nous
emparer de cette épreuve originaire de soi pour produire à partir de là les
significations qui seront projetées sur le corps. Or, ce pouvoir intentionnel
peut accomplir son œuvre précisément parce que lui-même – comme tous
nos pouvoirs – s’étreint dans l’épreuve de soi36, il est lui-même enraciné
dans l’immanence de la vie : « Le regard qui se meut dans l’Ek-stase et
l’Ek-stase elle-même s’auto-affectent, en sorte que rien ne parvient dans la
lumière du visible qui ne soit déjà parvenu en soi dans l’étreinte invisible
de son propre pathos37. »
Il nous semble cependant que cette explication proposée par Michel
Henry occulte une partie importante du processus qui permet une telle
objectivation de la vie immanente. Suffit-il d’affirmer que c’est parce que
le pouvoir intentionnel de se représenter la vie appartient lui-même à cette
vie, qu’il est capable de s’emparer de ses Impressions originaires pour les
conceptualiser, tout en les déréalisant ? Cette condition-là doit effective-
ment être remplie. Mais ce faisant, Michel Henry explique seulement en
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quoi ce pouvoir est un pouvoir réel. Il n’explique pas, par contre, comment
ce pouvoir effectif qui ne peut s’emparer de tout ce qu’il convoite qu’en
le tenant sous son regard, comment ce pouvoir s’y prend pour voir un
vécu dont il est dit qu’il « ne demeure en soi que dans l’immanence de
son pathos invisible d’où toute extériorité est à jamais bannie38 ». Si l’on
s’en tient scrupuleusement aux acquis des descriptions henryennes, on doit
soutenir que le pouvoir intentionnel s’empare d’une vie qu’il ne peut voir
en aucune façon, qui lui reste foncièrement hétérogène, pour, on ne sait
n° 126 / 3e trimestre 2011

comment, la déréaliser en un ensemble de significations mortes. Affirmer


que ce pouvoir s’éprouve lui aussi ne résout pas ce mystère. Son pouvoir
est réel, mais il cherche à poser son regard sur ce que l’on a décrit préala-
blement comme réfractaire à toute lumière.
Ce que l’on peut formuler, actuellement à titre d’hypothèse, pour
dépasser cette difficulté, c’est qu’outre le fait que l’intentionnalité doit
s’enraciner dans l’immanence de la vie, elle doit être un « se rapporter
à », un « faire voir » qui doit être capable de prendre pour objet la vie
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

affective sans la dénaturer en tant que vie affective, mais de telle manière

■ 35. Ibid.
■ 36. Ibid, p. 221.
■ 37. Michel Henry, « Ricœur et Freud : entre psychanalyse et phénoménologie » [1991], Phénoménologie de
la vie, t. II : De la subjectivité, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2003, p. 182.
■ 38. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 219.
58
que sur cet « objet », elle puisse abstraire des significations générales
qu’elle pourra ensuite projeter sur le corps d’autrui. Il doit donc exister
une conscience de soi qui, prenant le vécu comme objet de sa réflexion,
l’appréhende ou le fait apparaître comme cela qui s’éprouve à partir de soi,
et non grâce à ce regard posé sur lui. C’est pour rester fidèle à ses intuitions
de départ que Michel Henry barre systématiquement cette possibilité que,
pourtant, l’expérience la plus ordinaire, celle des simples, atteste. Prenons
deux exemples : « Considérons une impression de douleur. Parce que, dans
l’appréhension ordinaire, une douleur est d’abord prise pour une “douleur
physique”, référée à une partie du corps objectif (mal de tête, de dos, d’es-
tomac, etc.), pratiquons sur elle la réduction qui ne retient d’elle que son
caractère impressionnel pur, le “douloureux comme tel”, l’élément pure-
ment affectif de souffrance en lequel il consiste. Cette souffrance pure “se
révèle elle-même”, ce qui veut dire que la souffrance seule nous permet de
savoir ce qu’est la souffrance et, d’autre part, que ce qui est révélé dans
cette révélation qui est le fait de la souffrance, c’est elle-même. Qu’en cette
auto-révélation de la souffrance, le “hors-de-soi” du monde soit absent,
on le reconnaît à ceci qu’aucun écart ne sépare la souffrance d’elle-même
et que, acculée à soi, accablée sous son propre poids, elle est incapable
d’instituer vis-à-vis de soi un quelconque recul, une dimension de fuite à la
faveur de laquelle il lui serait possible d’échapper à soi et à ce que son être
a d’oppressant39. »

La douleur se donne à moi de deux façons. Soit elle est éprouvée, soit
elle est représentée et notamment projetée sur mon corps objectif, pour
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n’être plus qu’une « douleur physique ». Ce n’est pas à partir du corps vu,
d’un corps objet composé de muscles, de neurones, et qui serait éventuel-
lement mutilé, que je puis comprendre ce qu’est une douleur éprouvée.
Michel Henry a raison de nous rappeler que la souffrance se révèle comme
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

souffrance dans la vie affective et rien qu’en elle : nul discours sur la douleur
ne pourrait avoir de sens pour nous si, au préalable, nous n’avions fait l’ex-
périence de la douleur dans le pathos de la vie. Mais cette évidence une
fois admise, peut-on conclure avec certitude, comme le fait Michel Henry
à la fin du paragraphe cité : « En l’absence de toute mise à distance de la
souffrance, c’est la possibilité de diriger sur elle un regard qui est exclu.
Personne n’a jamais vu sa souffrance, son plaisir, sa joie. La douleur, mais
cela vaut pour toute impression, est invisible40. » Si voir sa souffrance veut
dire la placer à l’extérieur de soi, alors, à supposer que cela fût possible, elle
ne serait plus éprouvée, et donc, elle ne serait plus une souffrance. Mais, et
c’est ici que l’on retrouve notre hypothèse, tout regard intentionnel est-il
nécessairement un voir qui dépossède la souffrance de l’épreuve en laquelle
elle se tient ?
Je souffre d’un mal de dos. Mes activités font que j’en suis distrait et n’y
pense pas. Mais à présent que je m’interromps, voilà que la douleur se
rappelle à moi. Je me concentre : je la localise dans le bas du dos, me rappelle
■ 39. Michel Henry, « Incarnation », in Phénoménologie de la vie, t. I : De la phénoménologie, op cit., p. 167.
■ 40. Ibid.
59
DOSSIER MICHEL HENRY

que depuis trois semaines, elle ne me quitte plus (même si je n’y pense pas
tout le temps), et que les antidouleurs que je prends sont sans effet. Michel
Henry dirait que je suis clairement en train de me représenter ma douleur en
la localisant sur mon corps objectif, en la situant dans le temps, en la
nommant, en en faisant l’objet de soins. Mais dans le même temps où Michel
Henry me reprocherait de déréaliser mon impression de douleur, j’y suis
attentif : et ma douleur, loin de se dissoudre dans des concepts qui n’éprou-
vent rien, devient plus intense, elle s’éprouve
davantage, dans toute une série de nuances que je
ne ressentais pas jusqu’alors : un nœud douloureux Lorsque ma
qui rayonne, qui s’étend jusqu’à l’omoplate, etc. conscience se
Lorsque ma conscience se penche sur ma douleur penche sur ma
et la « regarde », elle ne perd pas l’épreuve en douleur et la
laquelle celle-ci se tient : bien au contraire, elle « regarde », elle
semble l’accomplir, la préciser et en quelque sorte ne perd pas
l’intensifier. Ma conscience découvre une sensation l’épreuve en
qui était là avant que le regard ne soit posé sur elle, laquelle celle-ci
qui donc la reconnaît comme la même malgré les se tient : bien au
changements qu’elle subit du fait de ce regard posé contraire, elle
sur elle, mais qui surtout la « voit » comme sensa- semble l’intensifier
tion qui s’éprouve malgré moi, qui s’éprouve non
pas grâce à la conscience que j’en prends, mais par
un pouvoir qui vient d’elle et sur laquelle ma
conscience n’a pas prise. Michel Henry a tort de prétendre que « dès que je
cherche à voir cette réalité [ma souffrance], elle s’évanouit [et que] dans la
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re-présentation de la souffrance, je suis seulement en présence d’une irréa-
lité noématique, de la signification “souffrance”41 ». Une irréalité noéma-
tique ne s’éprouve pas, en effet. Mais la conscience de ma douleur est non
pas la conscience d’un mot, mais la conscience d’une douleur qui s’éprouve
de telle manière que c’est moi qui suis et reste douloureux tout en en prenant
conscience dans le même temps. Ma perception immanente, pour reprendre
l’expression de Husserl, est donc un faire voir intentionnel (mon attention
est dirigée sur la douleur) qui a ceci de particulier qu’il ne perd pas le fait de
n° 126 / 3e trimestre 2011

s’éprouver de la sensation. En la spatialisant, en la thématisant et donc en la


malmenant autant qu’on voudra, il ne la déréalise pourtant pas. Il modifie
sa forme mais pas sa matière.
Si, comme le dit Michel Henry, personne n’a jamais vu dans le monde
sa souffrance, sa joie ou son plaisir, tout le monde a conscience de ses
émotions et voit en quelque façon l’invisible. Dans C’est moi la vérité, il est
intéressant de noter l’exemple pris et analysé pour dénoncer la déréalisation
de la vie par et à travers sa représentation : la biologie. En tant que science,
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

celle-ci ne nous donne effectivement à voir qu’un savoir, qu’une théorie.


Or, évidemment, un algorithme ou une thèse ne s’éprouvent pas, pas plus
d’ailleurs – autre exemple significatif pris par Michel Henry – que mon
image dans le miroir42. Mais à aucun moment, en tout cas à notre connais-
■ 41. Michel Henry, « Phénoménologie de la vie », in Auto-donation. Entretiens et conférences, op. cit., p. 40.
■ 42. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., p. 220.
60
sance, Michel Henry n’a pris la peine de décrire phénoménologiquement
la conscience de ses émotions. Jamais il ne s’est étonné de cette possibilité
pourtant évidente qu’une prise de conscience de ses sensations n’empêche
pas celles-ci de s’éprouver. L’a-t-il occulté parce qu’elle remettait en cause
certaines propositions de la phénoménologie matérielle, ou n’a-t-il pu voir
cette évidence parce qu’il était aveuglé par son univers philosophique ? La
thèse husserlienne d’une perception immanente doit en tout cas retrouver
ici toute sa place, pourvu que sa description soit entièrement renouvelée
grâce aux acquis incontournables de la pensée de Michel Henry.

Prenons un second exemple. Dans Incarnation, Michel Henry décrit le


phénomène de la respiration : « Supposons par exemple que, sous la direc-
tion d’un kinésithérapeute, je produise un acte d’inspiration volontaire :
quelque chose se gonfle en moi que j’appelle ma poitrine mais qui originel-
lement n’a rien à voir avec une partie du corps objectif. Car, pour s’en tenir
à ce qui est réellement donné, il s’agit seulement de quelque chose qui cède
intérieurement à mon effort, qui se soulève en moi jusqu’à une sorte de
limite que je m’efforce en vain d’outrepasser, qui retombe lorsque cesse cet
effort et que lui succède l’acte d’expiration qui m’est alors demandé. Ainsi
se déploie entre deux limites cette “étendue organique” qui fait le conti-
nuum du continu résistant. Et qu’une telle étendue ne soit pas l’espace du
monde, celui de la perception des objets extérieurs, on le voit à ceci que ses
limites ne sont précisément pas des limites spatiales, mais celles de notre
effort, des limites pratiques, réfractaires à toute représentation, à celle d’un
espace intuitif notamment43. »
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Ma volonté peut s’emparer de ma respiration pour en contrôler le cours.
Mais à cette occasion, je puis concentrer mon attention sur ma cage thora-
cique et avoir conscience, avec une finesse inaperçue jusqu’ici, de toute une
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

série d’impressions (l’effort, le terme résistant en une palette de sensations


différenciées, etc.) qui se donnent à mon regard comme des impressions
s’éprouvant à partir d’un pouvoir qui ne vient ni de ma conscience ni de
ma volonté, et que ni l’une ni l’autre n’ont la possibilité de suspendre.
Comme pour la douleur, l’expérience éprouvée de la respiration est suscep-
tible de devenir, en tant que telle, l’objet d’une prise de conscience. Si,
pour reprendre les formules de Michel Henry, cette expérience originaire
exclut en soi toute objectivité – elle n’est qu’une épreuve de soi et ne se
tient que dans cette étreinte indéfectible d’avec soi-même –, elle n’est pas
pour autant réfractaire à toute représentation : une conscience de cette
expérience originaire est possible, qui ne porte pas atteinte au fait de se
sentir. Au cœur de l’immanence, nul espace possible. Mais au cœur de
l’espace ouvert par la perception immanente, l’immanence subsiste comme
immanence.
Deux conditions au moins doivent être remplies pour rendre intelli-
gible ce rapport à soi particulier. La première condition est apportée par la

■ 43. Ibid., p. 214.


61
DOSSIER MICHEL HENRY

phénoménologie matérielle : c’est parce que la vie immanente est rivée à


elle-même dans un lien indéfectible que rien ne peut la délier d’elle-même.
La perception immanente qui se pose sur la vie affective ne peut pas avoir
ce pouvoir meurtrier que lui prête Michel Henry. Prendre pour « objet » la
vie affective, c’est la « voir » comme vie qui s’affecte actuellement, c’est-à-
dire que c’est l’éprouver encore soi-même. Pour le dire autrement, s’objec-
tiver, pour la vie affective, ne peut plus être compris à partir du processus
d’objectivation d’une réalité extérieure au Soi. Aussi, seconde condition
que la phénoménologie matérielle, cette fois, occulte : l’intentionnalité ici
en jeu – qui cherche à « voir » les sensations éprouvées – est une intention-
nalité à part entière, mais qui ne se laisse plus décrire comme une mise
à distance, comme une expulsion dans l’au-dehors de soi. Elle n’est plus
qu’une attention passive, qui a cette faculté de laisser advenir dans son
champ de lumière ce qui se manifeste par soi, sans l’interrompre dans cette
manifestation de soi par soi. Autant la perception transcendante projette
son faisceau lumineux sur les phénomènes qui n’ont pas le pouvoir d’appa-
raître par eux-mêmes, autant la perception immanente opère inversement :
elle laisse les phénomènes qui se phénoménalisent par eux-mêmes advenir
en elle. On devient ainsi le spectateur de ce que l’on continue en même
temps à éprouver, et donc à être. Pour être précis, on ne dira plus que l’on
« voit » l’affect, mais que l’on est présent au fait de s’éprouver sous telle
ou telle forme.
Il y a ici à la fois un dédoublement du Soi, et à la fois dans et par ce
dédoublement, un renforcement de l’épreuve de soi. Ce renforcement doit
s’entendre en deux sens. Les impressions originaires gagnent une clarté qui
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les rend plus nuancées, plus fines, plus intenses, comme si elles se nourris-
saient de cette lumière particulière. Même si on peut y voir une altération
de l’épreuve affective, celle-ci se donne comme l’occasion de s’éprouver
d’une façon renouvelée et beaucoup plus riche. Une description phénomé-
nologique rigoureuse reste à entreprendre qui analyserait cette possibilité,
pour le pathos, d’être enrichi par cette perception immanente. Mais par
ailleurs, le Soi fait à cette occasion l’expérience d’une jouissance de soi
beaucoup plus intense, en s’éprouvant ainsi jusque dans cette présence à
n° 126 / 3e trimestre 2011

soi. Le dédoublement du Soi est tout à la fois son redoublement, c’est-à-


dire un accroissement de soi puisqu’à la jouissance de la sensation éprouvée
plus finement s’adjoint la jouissance (ou la souffrance) de savoir que l’on
s’éprouve ainsi : la perception immanente est elle-même, on l’a dit, une
intentionnalité enracinée dans la vie. Dans la mesure toutefois où il n’y a
qu’une seule vie, qu’une seule expérience affective en laquelle se tiennent
l’ensemble de nos pouvoirs44, cette jouissance accrue ne se laisse pas décrire
comme la somme de jouissances séparées, mais comme une seule et même
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

jouissance qui se déploie et s’accroît de soi à travers ses différents pouvoirs


en action, à travers ses impressions et ses intentionnalités rapportées à elle-
même. Mais, rappelons-le, la perception immanente jouit d’elle-même non

■ 44. Cf. Michel Henry, Phénoménologie et philosophie du corps, op. cit., p. 172-176 ; C’est moi la vérité,
op. cit., p. 172 et suivantes ; et Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 1985, p. 387-398.
62
pas seulement parce qu’elle est enracinée dans la vie, mais parce qu’elle
peut réellement se déployer, c’est-à-dire atteindre son objet. En d’autres
termes : parce que la vie affective peut devenir un tel objet.
Qu’il nous soit permis, pour terminer, d’esquisser à partir de ces quel-
ques propositions, les bases d’un programme à venir. Le phénomène qu’est
l’affectivité consciente d’elle-même exige que de nouvelles descriptions
phénoménologiques soient entreprises, qui renouvelleraient les analyses
de Husserl et Michel Henry. Le premier a su isoler la perception imma-
nente, en la distinguant de la perception transcendante. Mais privé d’une
approche de l’auto-affectivité, il a finalement été incapable de penser la
possibilité d’une conscience de soi. Michel Henry, quant à lui, a su montrer
l’importance incontournable de cette vie affective, mais ayant affirmé à
juste titre que la structure de l’immanence exclut toute forme de transcen-
dance, il s’est cru obligé d’en déduire qu’aucune conscience de cette vie
n’était possible, sinon sous la forme d’un meurtre. Si seule l’expérience
phénoménologique doit nous servir de guide, il faut conclure que ces diffi-
cultés sont celles non pas de la vie humaine, mais bien des philosophies
incapables de la décrire correctement.
Une description phénoménologique de cette conscience affective devrait
tenir compte des variations qu’elle peut subir. La perception immanente peut
tout d’abord se rapporter à la vie affective comme à un objet qu’elle ne cesse
d’éprouver tout en le décrivant. Par exemple, je me concentre sur mon pied
à l’étroit dans sa chaussure. Les intentionnalités en présence spatialisent,
thématisent et relèvent d’une temporalité comme flux, tout en me donnant
pourtant l’épreuve vivante de l’impression de douleur. Plusieurs couches
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dans les intentionnalités doivent dès lors être distinguées, les unes relevant
davantage de la transcendance, et les autres de l’immanence. Comment
s’articulent-elles ensemble, comment s’influencent-elles éventuellement ?
Incontestablement, une intention est présente (j’oriente mon attention vers
MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

mon pied caché dans ma chaussure), intention qui cherche un remplisse-


ment sous la forme de sensations. Celles-ci s’éprouvant à partir du pouvoir
de se sentir, elles sont pourtant modulées et comme précisées à travers
la succession des esquisses à travers lesquelles mon attention parcourt la
surface de mon pied, puis passe d’un orteil à l’autre. C’est donc d’un côté
une conscience de soi complexe et de l’autre une affectivité modifiée qui
seraient ici les objets des descriptions. Ensuite, cette perception immanente
peut faire de moi un spectateur, mais cette fois dans un lâcher prise presque
total. L’épreuve de soi, et la présence consciente à cette épreuve sont ici
sur le point de se confondre. Le spectateur lui-même se laisse en quelque
sorte contaminer et emporter par l’impression. Il n’y a plus ici ni spatia-
lisation – le pied comme objet a disparu de mon champ d’attention – ni
signification, ni thématisation, ni temporalité mondaine. Il y a encore une
conscience de soi mais qui a suspendu tous ses pouvoirs (signifier, etc.)
sauf un, celui de ce rapport épuré à ce qui se manifeste désormais par soi
seul. Cet état de conscience réduit au strict minimum – sur le point peut-
être de se dissoudre à son tour – doit lui aussi devenir l’objet de descrip-
tions rigoureuses.
63
DOSSIER MICHEL HENRY

Mais les deux cas évoqués ici sont en réalité la variation, du plus complexe
au plus simple, d’un seul et même mouvement : la conscience prend l’initiative
de se tourner vers les impressions originaires pour soit les identifier, soit s’y
abandonner. La transcendance laisse advenir dans sa lumière la lumière de
l’immanence. Il est toutefois une autre possibilité où l’épreuve de soi fait irrup-
tion dans le champ de la conscience. Préoccupée par le monde, voilà qu’elle est
violemment interrompue par la douleur. Ce n’est pas la conscience en tant que
telle qui est suspendue, mais sa direction, ses intentions. Le rapport à soi
demeure, mais envahi par une sensation inattendue et fulgurante, de telle sorte
que ce rapport à soi ne peut faire autrement que de devenir rapport à cette
douleur. L’immanence fait intrusion dans la transcendance.
Qu’elle en ait l’initiative ou non, la conscience
a ce pouvoir de se rapporter à ce qui se tient
exclusivement dans une étreinte sans écart avec
Qu’elle en ait
soi-même. Pour le dire autrement, l’épreuve de soi
l’initiative ou non,
peut devenir l’objet d’une conscience sans être pour
la conscience
autant déréalisée (la dimension impressionnelle est
a ce pouvoir de
préservée) et ce, même si des significations, qui
se rapporter à
elles ne s’éprouvent pas, la façonnent pour éven-
ce qui se tient
tuellement la dénaturer. Une description phénomé-
exclusivement
nologique de cette double possibilité reste à écrire.
dans l'étreinte
Pour y parvenir, il faut sans doute oser s’affranchir
de soi
de la phénoménologie matérielle car, telle qu’elle
a été conçue par Michel Henry, elle rend tout
simplement impensable cette conscience de la vie
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affective qui est cependant l’une des expériences la mieux partagée parmi
les simples comme les savants, fussent-ils phénoménologues. Comment
peut-on voir et ressentir « comme » du dehors une épreuve qui ne se révèle
pourtant que de l’intérieur ?
Entre la représentation objective et dévitalisée de soi d’une part et
l’épreuve invisible de la vie d’autre part, il y a donc le champ de la conscience
de soi comme vivant, qui se modalise entre les deux extrêmes que nous
venons d’évoquer. Une fois reconnue cette existence en conscience, un
n° 126 / 3e trimestre 2011

nouveau champ de réflexions peut s’ouvrir. On est en droit de se demander


si la vie réelle ne se situe pas dans cet entre-deux, entre l’immanence
pure et la transcendance pure. Cette dernière, Michel Henry l’a montré,
ne parvient pas à se soutenir seule : la régression à l’infini à laquelle elle
nous condamne signifie qu’une pure objectivité est en vérité une illusion.
Sans une conscience qui elle-même présuppose l’affectivité, aucun monde
n’est possible. Mais à l’inverse, que serait une vie abandonnée à une pure
immanence ? Michel Henry a raison, une fois encore, de soutenir qu’elle
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

s’auto-affecterait, car le pouvoir de s’éprouver, elle le tient d’elle seule, et


n’est rien que lui. Mais peut-elle, en dehors de tout rapport à soi objectivé,
se déployer et s’accroître de soi ? Ne doit-on pas constater empiriquement
d’abord, et phénoménologiquement ensuite, que la vie abandonnée à elle-
même n’a pas le pouvoir de convertir le souffrir en un jouir, qu’abandonnée

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à elle-même, elle devient vite un chaos affectif45. Donnée par sa naissance
transcendantale dans la jouissance de soi, celle-ci se charge d’elle-même de
telle sorte qu’elle devient un « se souffrir » intenable. La jouissance devient
souffrance, les deux se confondent. Livrée à elle-même, la vie n’a pas les
ressources pour sortir de la confusion. C’est dans son dernier texte, Paroles
du Christ, que Michel Henry en fait le constat : « La vie est incapable de se
donner à elle-même la vie » et, ajoute-t-il en une proposition qui bouleverse
toute sa pensée, « de se maintenir en elle par ses propres moyens » 46. Elle
doit trouver ailleurs qu’en elle, c’est-à-dire dans ce qui se manifeste en
elle comme un autre que soi (le monde, les autres, le langage, la culture),
un point d’appui pour pouvoir se mettre en mouvement. Le rapport à soi
comme présence à la vie affective institue d’une autre façon ce dédouble-
ment de soi, de telle sorte que la vie devient pour elle-même non pas un
autre soi-même présupposant un écart, mais un Soi autrement : altération
minimale qui permet de réintroduire du mouvement et de transformer le
chaos en un historial.
C’est enfin à l’ambivalence de toute présence à l’épreuve de soi qu’il
faudrait être attentif : cette conscience de la vie affective, parce qu’elle est
un rapport à soi, est ce par quoi la vie peut s’altérer au point de se perdre,
et finalement périr. Mais parce qu’elle est un rapport à sa propre vie affec-
tive, elle est en même temps la condition de son accomplissement. Une
praxis thérapeutique47 est inconcevable sans la prise en compte de cette
nécessité pour la vie affective de se faire Soi autrement.

Jean-Michel Longneaux
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philosophe, faculté universitaire Notre-Dame-de-la-Paix, Namur (Belgique),
rédacteur en chef de la revue Ethica Clinica MICHEL HENRY ET LA CONSCIENCE DE LA VIE AFFECTIVE

■ 45. Même si l’auteur refuse d’y voir un chaos et une confusion. Cf. L’Essence de la manifestation, op. cit.,
p. 842 : « S’éprouvant soi-même dans la souffrance et dans la jouissance de soi, la souffrance de l’existence
devient ce qu’elle est, cette souffrance de l’être et sa jouissance. » Quand les deux tonalités fondamentales
se confondent, c’est le chaos.
■ 46. Michel Henry, Paroles du Christ, op. cit., p. 7.
■ 47. Cf. sur ce thème de la praxis thérapeutique dans la droite ligne de la pensée henryenne : R. Kuhn, « Individu
vivant et réalité, ou le regard transcendantal. Approche d’une phénoménologie radicale de la praxis théra-
peutique », Jad Hatem (sous la dir.), Michel Henry, la parole de vie, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouvertures
philosophiques », 2003, p. 97-116.
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