Vous êtes sur la page 1sur 12

CONTRIBUER À L'ÉMERGENCE D'UNE INTELLIGENCE COLLECTIVE

ENTREPRENEURIALE DANS UN PROJET COLLABORATIF


INTERORGANISATIONNEL

Christophe Lafaye, Sandrine Berger-Douce

HEC Montréal | « Gestion »

2014/1 Vol. 39 | pages 93 à 103


ISSN 0701-0028
DOI 10.3917/riges.391.0093
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
https://www.cairn.info/revue-gestion-2014-1-page-93.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour HEC Montréal.


© HEC Montréal. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

Articles généraux

Contribuer à l’émergence
d’une intelligence collective
entrepreneuriale
dans un projet collaboratif
interorganisationnel
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
Par Christophe Lafaye et Sandrine Berger-Douce

Résumé
Afin d’obtenir des occasions d’affaires et d’assurer leur compétitivité ou leur pérennité,
certaines petites entreprises s’insèrent dans des stratégies collaboratives. Elles s’asso-
cient entre elles autour d’un projet qu’elles n’auraient pas pu, su ou voulu mener seules.
Cependant, faire émerger une intelligence collective n’est pas un processus naturel en
soi, et encore moins dans une configuration interorganisationnelle. Cet article vise à
dégager les déterminants théoriques de l’émergence d’une intelligence collective entre
des petites entreprises. Par la suite, nous confrontons ces déterminants théoriques
avec l’abandon précoce d’un projet innovant collaboratif. Enfin, nous formulons des
recommandations de gestion en vue de favoriser l’émergence d’une intelligence collec-
tive entre de petites entreprises.

Christophe Lafaye est maître de conférences en sciences de gestion


et chercheur à l’IDP de l’IAE Valenciennes,
christophe.lafaye@univ-valenciennes.fr.
Sandrine Berger-Douce est professeure en sciences de gestion
et chercheure à COACTIS à l’École des Mines de Saint-Étienne,
bergerdouce@emse.fr. 93
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

Les petites entreprises (PE)1 de moins de 20 sala- relations3 ». Par exemple, les stratégies collectives entrepre-
riés représentent 95 % des entreprises françaises et 20 % neuriales en sont une émanation. De fait, agir collective-
du chiffre d’affaires global2 réalisé à l’échelle nationale. ment, entre organisations concurrentes ou non, consiste en
Cependant, devant la complexification de leur environ- « la mobilisation commune de ressources et la formulation
nement et les limites de leurs ressources et compétences, de l’action au sein de collectivités d’organisations4 ». Le
ces organisations ont souvent du mal à se développer ou à but, ici, est de voir des organisations saisir une occasion ou
survivre. C’est pourquoi, depuis quelques années, certaines éviter une menace avec une perspective de bénéfices indi-
PE s’inscrivent dans des stratégies collectives, c’est-à-dire viduels. La coconstruction de représentations et d’actions
dans la mobilisation interorganisationnelle de ressources et suppose ainsi un alignement stratégique entre des objec-
de compétences pour la réalisation d’objectifs stratégiques tifs individuels et des objectifs collectifs. Cet alignement
communs. Toutefois, cet engagement volontariste dans demeure cependant problématique en raison de sa mou-
l’action collective n’est en rien naturel. Sa réussite dépend vance perpétuelle5.
en partie de la capacité des acteurs de faire émerger une
cognition collectivement « augmentée » et de soutenir cette En somme, l’action collective peut être assimilée à une
habileté dans la durée. Or, cette intelligence collective n’est succession d’actes entrepreneuriaux6 (et donc à un projet)
elle-même pas intuitive, et elle s’avère donc difficile à opéra- résultant d’interactions sociales entre des acteurs liés de
tionnaliser. Dans ce contexte, nous nous interrogerons sur manière temporaire. Elle se caractérise par une asymétrie
les leviers susceptibles de faciliter l’émergence d’une intelli- (de l’information, des ressources, etc.) entre les acteurs
gence collective entre des petites entreprises. concernés qui agissent de manière synchronisée, ont des
objectifs communs et construisent une connaissance par-
Cet article vise, dans un premier temps et après avoir tagée d’un problème7. Concrètement, l’objet d’une telle col-
rappelé les concepts centraux, à dégager les déterminants laboration peut être de l’ordre de la création (c’est-à-dire
théoriques de l’émergence d’une intelligence collective d’un nouveau produit) ou de la décision (c’est-à-dire d’une
entrepreneuriale interorganisationnelle. Dans un deuxième veille stratégique). Sans cette approche commune, aucune
temps, nous confrontons ces déterminants théoriques avec PE n’aurait pu, su ou voulu atteindre seule les objectifs
l’abandon d’un projet collaboratif innovant entre plusieurs visés en raison de la faiblesse de ses ressources et de ses
PE mis sur pied dans un club d’entreprises du numérique compétences.
du Nord de la France sous la tutelle d’une Chambre de com-
merce et d’industrie (CCI). Enfin, dans un troisième temps, Toutefois, engager une démarche d’action collective
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
nous formulons des recommandations de gestion en vue de n’est pas un processus naturel, lequel est rarement enseigné.
favoriser l’apparition d’une intelligence collective entre des Cette démarche nécessite un engagement volontariste, sou-
petites entreprises. tenu, partagé et confiant de la part des acteurs concernés8,
pour tendre in fine vers une intelligence collective, condi-
tion du maintien de l’action collective dans la durée.

L’action collective : L’action collective requiert une intelligence


une nouvelle réponse collective
aux faiblesses structurelles La notion d’intelligence collective dans le champ des
des petites entreprises sciences sociales n’est pas récente. Cependant, la croissance
et les mutations complexes de l’environnement des organi-
sations et des organisations elles-mêmes suscitent de nou-
L’entrepreneuriat poursuit différentes trajectoires de veau un intérêt autour de cette acception. Elle devient un
développement. L’une d’elles, considérée comme promet- facteur essentiel de la performance des entreprises, puisque
teuse pour le développement des PE, s’inscrit dans une « les entreprises durablement performantes » sont celles qui
démarche d’action collective. Cette dernière se définit disposeraient d’un dispositif d’intelligence collective9. En
comme une « construction conjointe des savoirs et des tant qu’« écosystèmes d’idées » et de coopérations cognitives

Encadré 1 À propos du cas


L'analyse des facteurs d'échec du projet collaboratif repose sur des entretiens menés avec les différents membres
du bureau de direction du club d’entreprises (six entrepreneurs), le conseiller en économie numérique de la CCI
comme personne-ressource du club et des adhérents engagés dans un projet collaboratif (sept entrepreneurs,
dont cinq participent actuellement ou ont participé à un projet collaboratif). Elle se fonde aussi sur des documents
internes et externes de même que sur une observation des activités du club et une participation à celles-ci depuis
juillet 2009 (réunions du bureau de direction, participation aux différents projets, etc.).
94
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

L’intelligence collective est donc autant le processus que le résultat


d’un apprentissage mutuel dans la durée parmi un groupe d’acteurs.

« techniquement augmentées », l’intelligence collective Dans la suite de cet article, nous focalisons notre
constituerait une valeur ajoutée majeure10. En somme, elle réflexion sur les conditions d’émergence d’une intelligence
est un enjeu pour la survie, la croissance et la pérennité des collective au sein de PE s’insérant dans un projet collabo-
entreprises. ratif. Nous qualifions cette intelligence collective d’« entre-
preneuriale » en tant que projet d’entreprises indépendantes
Au sein d’un projet collaboratif, chaque acteur devient de petite taille de collaborer ensemble. Plus précisément,
un coproducteur et un coconsommateur d’informations nous la définissons comme le processus volontariste et col-
et de connaissances et développe un plus grand « esprit lectif (et potentiellement le résultat issu de ce processus)
critique »11. Cette capacité de se questionner, de douter, de de cognition et d’action partagées d’un groupe d’entrepre-
partager dans un réseau d’interactions sociales et techno- neurs en vue d’atteindre ensemble une situation complexe
logiques fait apparaître des connaissances ou un résultat ou une connaissance enrichie à laquelle ils n’auraient pas
dont la valeur est supérieure à la simple accumulation des pu, su ou voulu aboutir individuellement13 (tableau 1).
contributions individuelles. Bref, le tout est supérieur à la
somme des parties. De cette situation peuvent ressortir des
combinaisons de connaissances nouvelles et inattendues
qui n’auraient pas été possibles individuellement. Quelles sont les conditions
L’intelligence collective est donc autant le processus que d’émergence
le résultat d’un apprentissage mutuel dans la durée parmi d’une intelligence collective
un groupe d’acteurs. Elle n’émerge ni instantanément ni
naturellement de l’interaction sociale ou de la seule addi-
entrepreneuriale ?
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
tion des connaissances individuelles. Elle est un processus
volontariste d’acteurs ayant envie de travailler ensemble et L’intérêt récent des PE pour la démarche d’intelligence
partageant un projet ou une situation complexe. collective entrepreneuriale, pour son caractère faiblement
normé et fortement heuristique, fait que sa mise en œuvre
L’impulsion d’une démarche d’intelligence collective
relève habituellement de la « débrouille » ou du « bricolage ».
s’appuie sur quatre grandes forces motrices12 :
Toutefois, en tant que projet collaboratif et composante de
• Cette démarche peut être hiérarchique, émanant de la l’intelligence collective, certains facteurs clés théoriques
volonté de la direction d’une organisation. peuvent favoriser son émergence.
• 
Elle peut procéder de la volonté d’un acteur tiers Une typologie des conditions d’existence de l’intelli-
(dépourvue de forces contraignantes) sur un groupe de gence collective a été établie autour d’une dimension cogni-
travail, tel qu’un club d’entreprises accompagnant des tive, d’une dimension sociale et relationnelle ainsi que
projets collaboratifs. d’une dimension systémique14.

• Elle peut émerger de la rencontre de plusieurs organisa- La dimension cognitive regroupe aussi bien la compré-
tions et de leur volonté de travailler ensemble, comme hension collective (représentation partagée), la réflexion
lors de la mise en œuvre d’innovations collectives. collective (coconstruction de sens), la résolution collective
des problèmes, la coconstruction, la décision et la créa-
• Elle peut provenir de la « foule », comme dans le cas de tion d’une vision commune pour mieux s’adapter et agir
Wikipédia. collectivement. À cette fin, les acteurs doivent disposer de
Les PE semblent concernées au premier plan par cette quatre compétences individuelles15 : une compétence tech-
problématique du « faire ensemble » au regard de leurs res- nique (savoir-faire), pédagogique (transmission du savoir),
sources limitées et de leurs difficultés à se développer sur les cognitive (traitement de l’information) et réticulaire (savoir
marchés. Paradoxalement, les études sur l’intelligence col- mobiliser d’autres compétences que la sienne pour aboutir
lective se concentrent en général plus sur une perspective à une solution).
intra-organisationnelle que sur une perspective interorga- Quant à la dimension sociale et relationnelle, elle condi-
nisationnelle, d’une part, et sur les grandes organisations tionne l’action collective. Effectivement, si les groupes de
au détriment des PE, d’autre part. travail collaboratif peuvent être analysés par une approche 95
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

Tableau 1
Quelques définitions de l’action collective

Concept Définition

Action collective « construction conjointe des savoirs et des relations19 »

« mobilisation commune de ressources et formulation de l’action au sein de collectivités


Stratégie collective
d’organisations20 »

« la capacité d’individus à se questionner, à douter, à partager dans un réseau d’interactions sociales


Intelligence collective et technologiques pour faire émerger une connaissance ou un résultat dont la valeur est supérieure au
simple cumul des contributions individuelles21 »

Processus volontariste et collectif (et potentiellement le résultat issu de ce processus) de cognition et


Intelligence collective
d’action partagées d’un groupe d’entrepreneurs en vue d’atteindre ensemble une situation complexe
entrepreneuriale
ou une connaissance enrichie à laquelle ils n’auraient pas pu, su ou voulu aboutir individuellement

Processus qui vise à « polariser les efforts et les capacités d’autres acteurs en vue d’élaborer un
Innovation collective
nouveau bien commun22 »

« engagement mutuel des participants dans un effort coordonné pour résoudre ensemble un
Projet collaboratif
problème23 »

« utilitariste », ils peuvent aussi l’être par une approche de


type « donation ». En conséquence, les liens sociaux tis-
sés entre les membres d’un projet collaboratif sont très
Affichage dynamique :
importants pour la réussite de celui-ci. Il en résulte que un projet collaboratif inscrit dans
la confiance constitue une notion centrale. Elle est encore la stratégie d’un club
plus prégnante en situation de collaboration interorgani-
de dirigeants
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
sationnelle, puisqu’elle est potentiellement soumise à des
comportements opportunistes et concurrentiels. Cette
connaissance, cette compréhension et cette acceptation de Une Chambre de commerce et d’industrie du Nord de
l’autre nécessitent donc du temps social. La confiance est la France a créé en 2006 un club d’entrepreneurs du secteur
renforcée par le degré d’empathie et d’affect que mobilisent du numérique (communication, équipement de réseaux,
les participants. Elle peut être aussi facilitée par l’intermé- gestion de l’information). Le club compte actuellement 44
diation d’un tiers (tel qu’un club de dirigeants), d’autant entreprises adhérentes (il y en avait 22 lors de sa création)
plus lorsque la notoriété de ce dernier est forte. Le climat avec une ancienneté moyenne de 8 ans, pour un effectif
social contribue aussi à la dynamique de l’intelligence col- moyen de 9 personnes. L’ambition du club est de contri-
lective. Enfin, la perception de parité semble importante buer au développement du numérique dans la région.
même si elle n’interdit pas l’émergence d’un leader, d’un L’animation du club est confiée à un conseiller en économie
individu-entreprenant. numérique de la CCI locale (50 % de son activité), assisté
d’un chargé de mission (un étudiant en apprentissage).
Pour sa part, la dimension systémique correspond au
couplage de l’efficacité et de l’efficience du projet par rap-
port à son environnement. Dans un projet collaboratif Le collaboratif au cœur de la stratégie du club
intra-organisationnel, la structure hiérarchique interne de dirigeants
gère le fonctionnement du processus « pensée-décision- En juillet 2010, le club de dirigeants organisait un sémi-
action ». Dans le cadre d’un projet collaboratif entre des PE, naire pour les adhérents afin qu’ils discutent de la double
on se réfère généralement à un encadrement ou à un accom- thématique « maîtriser son développement » et « comment
pagnement par un tiers agissant comme soutien, tel qu’un dynamiser le club ? ». Les résultats de cette rencontre ont été
club de dirigeants. formalisés et présentés aux adhérents lors de la réunion plé-
nière d’octobre 2010 sous l’intitulé Synergie 2011, nom de
la nouvelle stratégie du club. La mission, l’ambition et les
valeurs du club ont été redéfinies. La mission vise à « fédé-
rer les entreprises du numérique au sein d’un réseau Nord
de France et de développer leur synergie économique ».
96 L’ambition du club est de « contribuer au développement de
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

ses adhérents par l’accès au traitement collectif d’opportu- par un autre adhérent consultant en organisation (Bernard)
nités ». Les trois valeurs relevées sont le professionnalisme; et par le conseiller en économie numérique de la CCI locale
l’enrichissement par le partage et les échanges; la convi- (François) (tableau 2).
vialité. Afin de valider cette nouvelle stratégie basée sur
le développement d’« affaires collaboratives », le nouveau Le récit du projet Affichage dynamique
président du club s’engageait à lancer, dans un délai de six
mois, au moins un projet collaboratif autour d’un groupe Chacun des participants était très motivé par ce projet.
pilote d’adhérents volontaires. Celui-ci a pris la forme du Les raisons de cet enthousiasme commun se trouvaient
projet collaboratif Affichage dynamique. dans des intérêts individuels divers. Lors du lancement
du projet, l’entreprise FluxGest connaissait de graves dif-
ficultés économiques. Pour son dirigeant, la formulation
Genèse et acteurs du projet collaboratif
de la nouvelle stratégie du club résonnait comme une réelle
Affichage dynamique
occasion d’inverser la tendance. Virginie, quant à elle, avait
Lors du séminaire de juillet 2010, l’un des adhérents acquis la conviction, au cours de son expérience de gérante,
(Pierre16) s’est immédiatement manifesté auprès des respon- que pour réussir « il faut travailler ensemble ». Cette
sables du club de dirigeants pour expliquer qu’il avait une approche du collectif trouvait aussi un écho très favorable
idée de projet collaboratif dans l’esprit de la stratégie Synergie auprès de Thierry qui, en tant qu’ancien président du club
2011. Il souhaitait fournir aux entreprises des solutions clés de dirigeants, avait toujours donné une dimension sociale
en main d’affichage dynamique telles que proposées dans et relationnelle à ses actions. Pour Michel, le projet repré-
les aéroports et les grandes surfaces pour leur permettre sentait une double occasion : développer son activité sur de
de gérer en temps réel leurs flux et, au final, d’améliorer la nouveaux marchés et rompre son isolement géographique
productivité des opérateurs. Comme l’explique Bernard : en adoptant une démarche active de réseautage au sein du
« Les missions étaient les suivantes : accompagner les clients club. Pour Bernard, en tant que nouvel adhérent non issu
dans la formalisation de leur démarche et de leurs objectifs du secteur du numérique, le projet lui permettait de s’inté-
stratégiques, dans la définition de leur stratégie de commu- grer dans l’activité du club et, conséquemment, auprès de
nication, dans l’élaboration et la diffusion de contenus mul- ses membres. Enfin, pour François, bien qu’il fût un acteur
timédias et dans la mise en place de solutions techniques. Il indirect, ce projet était important, car il concrétisait le pre-
s’agissait donc de fournir un forfait complet. » mier projet collaboratif issu de la nouvelle stratégie du club.
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
Le projet Affichage dynamique réunissait quatre PE adhé- La présence de compétences complémentaires était plu-
rentes du club, représentées par leurs dirigeants : Pierre, tôt un gage de succès pour le projet en émergence, d’où la
Virginie, Thierry et Michel, lesquels étaient accompagnés confiance du consultant, Bernard : « C’était un très beau

Tableau 2
Acteurs du projet Affichage Dynamique

Organisation* Nom Fonction Activités Création Effectif Rôle dans le projet

Gestion des flux dans les Mise en place des


FluxGest Pierre Dirigeant 1994 6
entreprises solutions techniques

Agence de réalisation
Opsis Virginie Dirigeante de films en images de 2003 6 Création d’images
synthèse et vidéo

Vente de matériel et de
Alligator Thierry Dirigeant 1996 17 Fourniture de matériel
logiciels informatiques

Réalisation de vidéos
Création de contenus
PietVidéo Michel Dirigeant commerciales et sur le 2005 2
multimédias
Web

Consultation en Conseil dans l’élaboration


PerfConsult Bernard Dirigeant 2010 1
organisation de la stratégie

Conseiller
44
en économie Animation du club de Logistique et supervision
Club (CCI) François 2006 entreprises
numérique dirigeants indirecte
adhérentes
de la CCI
* Nous avons modifié les noms des entreprises pour respecter leur anonymat. 97
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

projet ! On a abordé très rapidement la formulation du pro- économie numérique de la CCI : « Là, il y a un problème
jet. J’étais passablement confiant. » humain important qui vient dénaturer le projet. »
Chronologiquement, on distingue quatre phases dans le Des ambitions hétérogènes. Dès l’origine, l’absence de
projet Affichage dynamique. Premièrement, Pierre a fait une vision partagée en ce qui a trait au marché à cibler appa-
présentation officielle du projet aux trois autres protago- raissait comme problématique : Pierre a opté pour une
nistes. Deuxièmement, à l’issue de la présentation, on a pris orientation industrielle, alors que pour Thierry, il fallait
la décision de ne pas lancer le projet. Effectivement, en défi- cibler les particuliers. Les participants ont donc raisonné en
nissant unilatéralement les rôles de chacun, Pierre a suscité termes de positionnement individuel (c’est-à-dire par rap-
une réaction de rejet chez les autres participants qui se sen- port à leur propre entreprise) et non en fonction du projet
taient relégués à un rôle de sous-traitants. Troisièmement, collectif. Pour bien comprendre l’enjeu stratégique du choix
devant ces difficultés de collaboration, le projet a été reconfi- du positionnement, il est important d’analyser le contexte
guré par le conseiller de la CCI en allouant une ressource individuel des PE. Pour Pierre, ce projet a émergé dans un
d’accompagnement en la personne de Bernard. Il en a contexte critique pour son activité ; c’était un gage de survie
résulté trois réunions de travail programmées en novembre pour sa structure. À l’opposé, pour les autres participants
2010 entre les protagonistes du projet. Quatrièmement, la directs, ce projet représentait une occasion d’affaires parmi
décision d’abandonner le projet a été prise brusquement à la d’autres, sans que la pérennité de leur activité en dépende.
fin novembre par deux membres, sans que celui-ci ai pu se Ces intentions à géométrie variable font écho au manque de
matérialiser sur le marché. convergence des objectifs des acteurs engagés dans le projet,
Paradoxalement, le projet Affichage dynamique présen- ce qui a eu très vite un impact négatif sur la motivation de
tait des conditions favorables à son aboutissement, comme tous : l’effort à fournir pour dépasser les points de désac-
l’expriment les acteurs en cause : « C’était un projet inno- cord était jugé trop important par rapport aux bénéfices
vant, intéressant pour les parties prenantes » (Michel); attendus. La motivation en dents de scie des participants
« Pour moi, toutes les conditions étaient réunies pour que ce au projet est également soulignée par les protagonistes eux-
projet collaboratif fonctionne. On avait même commencé mêmes, qui expriment des doutes sur la sincérité de la par-
à définir l’offre, le marché, les besoins. Chacun détenait ticipation de certains acteurs : « Dès les premières réunions,
une partie de la solution avec ses compétences respectives » Thierry a dit : « Cela ne m’intéresse plus, mais je vais aux
(Pierre); « Pour moi, on avait tout : plusieurs sociétés autour réunions pour voir. » À mon avis, c’était la première étape
d’une table, une personne qui nous fixait des objectifs et qui de l’échec. Je pense que Thierry ne croyait pas au projet. Il
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
apportait sa méthode » (Virginie). Autrement dit, le projet disait qu’il n’avait pas sa place dans ce projet » (Michel).
Affichage dynamique comportait des éléments clés de suc- Des comportements individuels inappropriés de
cès. Il y avait l’envie de travailler ensemble, et surtout un plusieurs acteurs. Le porteur du projet, en raison de son
enthousiasme partagé, susceptible de créer un climat de attitude directive, n’a pas favorisé l’instauration ou la per-
confiance fort, notamment en raison de l’appartenance ception d’un échange et d’un partage paritaire entre les
des dirigeants des quatre microentreprises au même club membres ; il a plutôt engendré une relation de type don-
d’entrepreneurs. De même, le projet était innovant et com- neur d’ordre – sous-traitant. Dès lors, il n’existait plus de
portait des débouchés bien déterminés. Il y avait aussi une coconstruction de représentations. Bien que Pierre s’en
complémentarité des métiers des acteurs du projet. Enfin, défende, ses partenaires dénonçaient très durement une
des ressources telles que le consultant étaient mises à dis- attitude opportuniste de celui-ci. Il aurait accaparé à titre
position par le club de dirigeants. Dans ces conditions, individuel la relation d’un gros donneur d’ordre issu des
comment peut-on expliquer la tentative avortée du projet relations de Virginie : « Et en plus il a spolié le marché,
Affichage dynamique ? l’idée, les relations qu’apportait Virginie » (Michel); « À ce
moment-là, il lui a manqué le sens du partage et l’humilité »
Six facteurs d’abandon du projet (le conseiller de la CCI). Il en a résulté un conflit interper-
Affichage dynamique liés à un déficit sonnel marqué entre Pierre et Virginie, mettant à mal leur
d’intelligence collective entrepreneuriale confiance respective, suscitant une chute de la motivation
des autres parties prenantes et la remise en cause du leader-
Une méconnaissance interpersonnelle des acteurs. Les
ship de Pierre dans ce projet. Quant à la décision de Thierry
acteurs concernés, même s’ils se croisaient lors de mani-
d’adopter finalement une posture d’observateur du projet
festations organisées par le club de dirigeants, souffraient
plus que de coconcepteur, elle a eu des répercussions néga-
d’une méconnaissance interpersonnelle : « Les autres
tives sur l’engagement de Michel. En effet, Thierry bénéfi-
membres du projet, je les connaissais de nom, sans plus »
ciait d’une bonne notoriété à cause de son expérience de
(Michel); « En fin de compte, je ne suis pas sûr que Pierre et
chef d’entreprise, de son engagement poussé dans de mul-
Virginie se connaissaient véritablement » (Bernard). Cette
tiples réseaux professionnels, sans oublier son franc-parler.
situation de fait a abouti à un processus social entre acteurs
de qualité très moyenne qui s’est effondré dès l’apparition Un sentiment de précipitation générale. Trois réunions
98 des premières difficultés. Comme l’explique le conseiller en ont été organisées durant le mois de novembre 2010, ce qui
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

a laissé peu le temps pour la réflexion, selon certains par- appréhender la dimension interpersonnelle propre à ce type
ticipants. Cette impression d’empressement est confirmée de projet collaboratif entre chefs de PE : « L’enseignement
par le consultant Bernard : « Pierre et Virginie se sont lancés principal de ce projet, c’est qu’il faut se connaître avant tout,
trop vite dans l’action. On n’avait pas encore réfléchi à la boire un coup ensemble, parler davantage de nos modes de
faisabilité, tandis qu’eux étaient déjà allés voir le client, qui fonctionnement » (Bernard).
était un gros client potentiel. »
En résumé, dans le cadre du projet Affichage dynamique,
Des postures divergentes en termes d’apprentissage. même si les acteurs font état d’un relatif manque d’expé-
Virginie était très ouverte à un apprentissage réciproque, rience dans la conduite de projets collaboratifs, ces six diffi-
le jugeant même indispensable au développement de son cultés peuvent s’analyser en termes de déficit d’intelligence
entreprise. Pierre, quant à lui, l’appréhendait comme une
collective entrepreneuriale. Ce déficit se manifeste au tra-
ultime occasion de sauvegarder son activité en perte de
vers de comportements déviants très éloignés d’un mode
vitesse au moment du lancement du projet. En d’autres
collaboratif de fonctionnement du groupe-projet et par
termes, la démarche collaborative concrétisait plus une
l’accompagnement heuristique du consultant en organisa-
obligation qu’une volonté de sa part. À l’issue de ce projet et
depuis que son entreprise était de nouveau engagée dans un tion. En outre, bien que les acteurs de ce projet semblent
cycle de croissance forte, il prônait un mode de fonctionne- s’accorder sur la notion d’intelligence collective, comme
ment assez indépendant : « Je suis toujours ouvert d’esprit, l’illustrent les propos rapportés ci-dessous, ce cas illustre
curieux, mais il n’est pas question pour autant de m’investir la difficulté à l’opérationnaliser : « Pour moi, l’intelligence
maintenant dans un travail collaboratif. » collective, c’est échanger de l’information, des idées, des
visions. Cela donne des idées » (Pierre); « L’intelligence col-
Un accompagnement chaotique. En dépit de la bonne
lective consiste à réfléchir ensemble à quelque chose. C’est
volonté du conseiller en économie numérique de la CCI,
un enrichissement mutuel. On aurait des compétences plus
le processus global d’accompagnement par cette structure
fortes et nos chiffres d’affaires cumulés seraient meilleurs »
apparaît comme déficient. Même si le projet collaboratif
(Virginie); « L’intelligence collective, c’est faire ensemble des
Affichage dynamique a été approuvé par le Bureau du club
de dirigeants en tant que première concrétisation de la stra- choses que tout seuls on ne pourrait pas faire » (Bernard);
tégie Synergie 2011, ce groupe d’entrepreneurs a d’abord « Pour l’affichage dynamique, il y avait une dimension de
été livré à lui-même, sans préparation et sans soutien spé- développement, d’innovation. S’il y a coconstruction, cela
devient un projet collaboratif. Bref, le collaboratif apparaît
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
cifique. Ce n’est que devant les premières difficultés que le
club a décidé de faire appel à un accompagnateur ad hoc. lorsqu’on ne sait pas faire le travail tout seuls » (Thierry);
Fort d’un long passé dans l’industrie automobile, ce der- « L’intelligence collective, c’est un enrichissement, c’est-à-
nier venait de créer son entreprise de conseil en organisa- dire le fait de s’enrichir, d’enrichir le projet; c’est aussi le
tion. Si ses compétences techniques ont été très utiles pour lien, un sens commun. Sans ces deux choses, même si l’on a
cadrer le projet, il semble toutefois qu’il n’ait pas su (ou pu) une idée géniale, cela ne sert à rien » (Michel).

Tableau 3
Analyse de l’abandon en termes d’intelligence
collective entrepreneuriale

Phase d'amorce Phase de mise en œuvre


(éléments favorables) (éléments défavorables)

• Vision partagée pour la concrétisation d'un projet • Attitude directive du porteur du projet
collaboratif et sur la notion d'intelligence collective • Faible coconstruction de sens
Dimension • Volonté théorique forte des acteurs de discuter et • Absence d'une vision partagée sur les objectifs à
cognitive de créer des synergies atteindre
• Volonté opérationnelle faible de certains acteurs de
discuter et de coréaliser

• Confiance conférée par l'appartenance à une • Perte de confiance à la suite de comportements jugés
Dimension
communauté sectorielle de chefs d'entreprise opportunistes (déficit d’éthique)
sociale et
• Compétences techniques et complémentarité des
relationnelle
acteurs

• Soutien et stimulation par une structure • Manque de préparation dans la démarche collaborative
Dimension d'accompagnement entrepreneuriale dont la et précipitation à cet égard
systémique nouvelle stratégie se focalise sur les « affaires • Arrivée tardive d'un accompagnateur peu expérimenté
collaboratives » dans la gestion interpersonnelle de chefs d'entreprise
99
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

En somme, l’analyse de cet échec du projet collabora- important de participants, synonyme d’une complexité
tif Affichage dynamique en termes de déficit d’intelligence accrue. Comme nous l’avons vu, l’intelligence collective
collective entrepreneuriale se révèle par une étude diachro- entrepreneuriale n’est pas naturelle et constitue tout autant
nique des trois dimensions précédemment étudiées (cogni- un apprentissage collectif qu’un apprentissage individuel.
tive, sociale et relationnelle, systémique). Comme le résume Ensuite, la composition d’une équipe hétérogène peut être
le tableau 3, les conditions théoriques d’émergence d’une un facteur favorable à l’intelligence collective entrepreneu-
intelligence collective entrepreneuriale semblaient remplies riale par le croisement des connaissances, des expériences,
lorsque l’initiative du projet a été prise, puis certaines de ces des sens, si ces différences ne sont pas érigées en barrières.
conditions ont disparu pendant sa courte période de mise Enfin, il semble nécessaire de prendre en compte la situa-
en œuvre. tion personnelle du dirigeant ainsi que la situation écono-
mique ou de développement de son entreprise quant à son
Les points positifs du projet Affichage dynamique
degré d’engagement potentiel dans un projet collaboratif.
semblent être la détermination correcte de compétences
D’après nos observations, les PE situées dans les phases de
techniques complémentaires et la réelle volonté initiale des
création et de démarrage sont peu disposées à participer
acteurs d’agir ensemble. Pour autant, cela n’a pas suffi à sur-
à une démarche d’intelligence collective. Les PE en phase
monter les obstacles décrits précédemment. Quelles leçons
d’évolution dite ultérieure sont, quant à elles, plus récep-
peut-on tirer de cet échec ?
tives, mais leur degré d’engagement semble intimement lié
à la situation économique de leur structure.

Cinq clés pour contribuer Clé 2 : faire appel à des « organismes


à l’émergence d’une intelligence de soutien » pour construire une confiance
basée sur le sentiment d’appartenance
collective entrepreneuriale à une communauté
Le fait pour les PE de prendre le temps de se connaître un
L’analyse de l’échec du projet collaboratif Affichage tant soit peu, notamment quant à la manière de travailler et
dynamique souligne l’absence d’un réel mode collaboratif pas uniquement sur le volet des « compétences de métier »,
de fonctionnement du groupe-projet, et ce, malgré l’accom- paraît constituer un préalable incontournable à tout projet
pagnement par un consultant. C’est pourquoi nous propo- collaboratif. Comme l’explique Virginie : « Il faut se faire
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
sons cinq clés susceptibles de favoriser l’émergence d’une confiance. La question est donc : « Comment connaître bien
intelligence collective entrepreneuriale dans le milieu des les gens ? » C’est la question que je me pose. » Dans cette
technologies de l’information et de la communication et optique, l’idée d’organiser des journées portes ouvertes a été
pouvant inspirer d’autres secteurs d’activité. lancée lors du séminaire de novembre 2011 pour encourager
les échanges directs entre adhérents. L’entreprise Opsis est
Clé 1 : constituer une équipe entrepreneuriale d’ailleurs la première à avoir ouvert ses portes au printemps
appropriée au projet ciblé 2012. Cependant, il convient de rester modeste pour ce qui
est des ambitions d’un club de dirigeants de PE. Ainsi, la
La constitution d’une équipe entrepreneuriale, qu’elle plupart des acteurs engagés dans le projet Affichage dyna-
soit issue d’un porteur du projet ou « d’une idée partagée, mique se montrent réservés quant aux chances de succès
d’une amitié ou bien d’une expérience professionnelle17 », se d’initiatives collaboratives dans l’avenir. Pour autant, des
structure généralement autour de « liens forts » (approche adhérents ayant rejoint plus récemment le club se déclarent
relationnelle : amis, famille, etc.) ou de « liens faibles » très ouverts à ce type de pratiques. Pour cette raison, il est
(approche utilitariste ou rationnelle : collègues, ressources, nécessaire de poursuivre l’investigation dans les prochaines
etc.). Les liens forts sont par essence plus propices à l’instau- années pour déterminer si le club de dirigeants peut réelle-
ration de la confiance, élément critique des projets collectifs ment faciliter le montage de projets collaboratifs.
entrepreneuriaux. Cependant, selon l’approche interorga-
nisationnelle, la constitution de l’équipe se cristallise plus
Clé 3 : prévoir une médiation par un tiers
naturellement autour de liens faibles moins propices, tout
« neutre »
du moins dans un premier temps, à la confiance. Aussi, le
fait de lancer un projet collaboratif entre entreprises appar- Ce tiers, qui doit être doté d’une expérience dans les
tenant à un même club d’entreprises peut représenter une projets interorganisationnels et d’une légitimité parmi
voie intéressante pour diminuer la méfiance potentielle l’équipe, ne doit pas participer directement à la démarche
entre acteurs. En outre, il semble opportun, si l’envergure collaborative. Il peut jouer trois rôles. Le premier rôle est
du projet le permet, de limiter le nombre de participants. celui d’animateur (fixation de l’ordre du jour des réunions,
On partira du postulat que si une équipe restreinte ne par- etc.), qui doit s’assurer que le processus collaboratif ne
vient pas à déboucher sur une intelligence collective entre- s’essouffle pas ou ne s’éteint pas sous le poids du « quoti-
100 preneuriale, elle n’y arrivera pas mieux avec un nombre plus dien » de l’activité de chaque acteur. Plus spécifiquement, en
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

termes d’intelligence collective entrepreneuriale, il veille à nouveaux tous les six mois. Il faut décider tout de suite »
favoriser l’échange d’informations entre les participants en (le président du club de dirigeants). L’un des défis dans le
mettant en place des procédures souples et adaptées (notes secteur du numérique consiste donc à pouvoir concilier le
de synthèse, relance, valorisation, etc.). Le deuxième rôle temps nécessaire à la connaissance de l’autre avec le temps
est celui de conseiller, qui propose lors de situations de blo- lié à l’environnement économique.
cage technique, par exemple, des pistes de réflexion ou de
nouveaux outils d’aide à la stimulation cognitive (remue- Clé 5 : trouver le bon rythme
méninges, etc.). Enfin, le troisième rôle est celui de média-
teur. Une bonne connaissance mutuelle entre les acteurs D’un point de vue pratique, il est souhaitable d’adopter
du projet peut certes limiter les risques de dérapage des un rythme « raisonnable » de réunions à adapter selon la
relations interpersonnelles ; cependant, elle n’est pas une nature du projet. Le temps joue effectivement un rôle non
condition suffisante pour voir aboutir le projet collaboratif. négligeable dans le succès (ou l’échec) d’un projet collabo-
Aussi, l’accompagnement au quotidien permet de porter un ratif dans la mesure où il contribue à « faire grandir » les
regard original sur le déroulement du projet et autorise le idées. Dans l’exemple étudié du secteur du numérique, les
médiateur à faire un recadrage légitime du fait de sa non- innovations se développent rapidement. Toutefois, il serait
participation directe aux résultats opérationnels attendus. plus prudent d’éviter toute forme de précipitation et de
Enfin, cette médiation prend aussi tout son sens dans le cas prendre le temps de la réflexion, tout en restant vigilant à
spécifique des projets collaboratifs entre PE, car les acteurs l’égard de l’excès inverse. Un projet qui traîne en longueur,
devront s’affranchir de leur ego, de leur autorité, de leur dans lequel tout est plus ou moins remis en cause lors de
indépendance propres aux entrepreneurs afin de collaborer chaque réunion, s’avère tout aussi dangereux18.
en bonne intelligence. Le tableau 4 propose une synthèse des leçons à tirer du
projet Affichage dynamique pour favoriser l’émergence
Clé 4 : concilier temps social et temps d’une intelligence collective entrepreneuriale. Les cinq
économique clés qui viennent d’être décrites constituent des condi-
tions certes nécessaires, mais non suffisantes pour garantir
Dès le début du projet, cette étape requiert de prendre le l’émergence d’une intelligence collective entrepreneuriale.
temps de la réflexion, même si dans le contexte des activi- Aussi sont-elles soumises à la présence de conditions favo-
tés du numérique, le temps peut aussi nuire aux échanges rables liées au milieu.
interpersonnels. Le secteur du numérique est marqué
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
par des cycles d’innovation très courts, ce qui exige une
réactivité très élevée de la part des acteurs économiques :
« Surtout dans le numérique, cela bouge vite, il y a des trucs

Tableau 4
Cinq leçons à tirer du projet Affichage dynamique

Enseignements en termes d’intelligence


Conditions de succès
collective entrepreneuriale

Favoriser les occasions d’échanges entre acteurs (réunions thématiques, journées


portes ouvertes), y compris dans un contexte informel (activités ludiques lors
Constituer une équipe appropriée au projet
d’événements).
collaboratif ciblé
Connaître la situation de chaque acteur par des échanges réguliers formels et informels
tant sur son entreprise (stade d’évolution) que sur son positionnement personnel.

Prendre du recul par rapport au projet en sollicitant des acteurs qui ne sont pas des
S’appuyer sur des organismes de soutien pour
parties prenantes directes.
construire une confiance interindividuelle
Favoriser un apprentissage individuel et collectif.

S’assurer des compétences du tiers en gestion des ressources humaines pour


Prévoir une médiation par un tiers neutre et désamorcer en amont les conflits entre acteurs, la maîtrise (technique) de la gestion
légitime en cas de tensions de projet étant une condition nécessaire mais non suffisante.
Veiller au triple rôle du « tiers » : animation, conseil et médiation.

Pratiquer une veille stratégique active pour s’approprier les rythmes propres au
Concilier temps social et temps économique
secteur d’activité et anticiper l’évolution.

Multiplier les expériences pour maîtriser au mieux le temps, facteur essentiel de


Trouver le bon rythme pour le projet
l’émergence d’une intelligence collective entrepreneuriale.
101
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

Cet article se fonde sur une étude longitudinale des


stratégies de développement du club de dirigeants et se
Conclusion poursuit avec l’engagement des auteurs dans un autre pro-
jet collaboratif mis sur pied par le club d’entreprises sous
la forme de la participation aux réunions du groupe-projet
L’action collective représente une voie prometteuse pour et d’entretiens réguliers avec les acteurs concernés depuis
le développement des petites entreprises face à leurs fai- le début de 2011. Ce nouveau projet collaboratif s’inscrit
blesses naturelles. Cependant, le fait de travailler au sein dans la logique d’une « idée partagée » et non plus d’un
d’un projet collaboratif nécessite de développer une intel- « porteur du projet », comme pour le cas présenté dans cet
ligence « augmentée ». Cette dernière, qui est plus que la article. Il sera alors intéressant, d’une part, d’analyser si ces
somme des intelligences individuelles, n’émerge pas natu- deux approches constituent des vecteurs de singularités en
rellement. L’originalité de cet article est de s’intéresser à un termes d’intelligence collective entrepreneuriale et, d’autre
cas particulier peu étudié d’intelligence collective, qualifiée part, d’appréhender les processus d’apprentissage mobilisés
d’« entrepreneuriale », à savoir sa mise en œuvre par des dans ce domaine par le club d’entreprises et le consultant
dirigeants de petites entreprises réunis autour d’un projet qui sont de nouveau parties prenantes de ce deuxième pro-
collaboratif innovant. Sans chercher à dégager des règles jet. Cela s’appuie sur un accompagnement différencié ayant
universelles, l’article propose, à travers une illustration pour mission d’animer et de recadrer le projet, mais aussi
réelle, cinq éléments que les gestionnaires doivent prendre d’établir et de maintenir un lien social favorable.
en considération pour faire émerger une intelligence collec-
tive entrepreneuriale.

NOTES

1. Le terme « petite entreprise » (PE) fait référence à la recom- 11. Paul et al. (2011).
mandation de la Commission européenne du 6 mai 2003 qui
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)
12. Malone et al. (2009).
distingue les microentreprises, les petites entreprises et les
moyennes entreprises. 13. Lafaye et Berger-Douce (2012)
2. « Les chiffres clés des PME », Ministère de l’Économie, de 14. Zaïbet-Gréselle (2008).
l’Industrie et de l’Emploi, novembre 2010, [En ligne], http : // 15. Dumas (2003).
archives.dgcis.gouv.fr/2012/www.pme.gouv.fr/economie/
chiffresclefstpe/tpe_pme.pdf (Page consultée le 12 février 16. Tous les prénoms mentionnés sont fictifs.
2014). 17. Condor et Chabaud (2012).
3. Bréchet et al. (2009). 18. Cette remarque provient de notre observation en cours d’un
4. Astley et Fombrun (1983). autre projet collaboratif amorcé par le club d’entreprises en
5. Leyronas et Loup (2009). janvier 2011.

6. Lindgren et Packendorff (2003). 19. Bréchet et al. (2009).

7. Dillenbourg (1999). 20. Astley et Fombrun (1983).

8. Bréchet et al. (2009). 21. Lévy (2003).


9. Lesca et Chokron (2002). 22. Aggeri (2011).
10. Lévy (2003). 23. Zaïbet-Gréselle (2006).

102
Gestion vol. 39 no 1 | Printemps 2014 | revuegestion.ca

Références

Aggeri, F. (2011), « Le développement durable comme champ Lévy, P. (2003), « Le jeu de l’intelligence collective », Sociétés,
d’innovation », Revue Française de Gestion, juin-juillet, vol. 37, vol. 79, n° 1, p. 105-122.
n° 215, p. 87-106. Leyronas, C., Loup, S. (2009), « Processus de performance des stra-
Astley, W.G., Fombrun, C.J. (1983), « Collective strategy : Social tégies collectives en TPE : proposition d’un cadre d’analyse »,
ecology of organizational environments », Academy of dans Messeghem, K., Polge, M., Temri, L. (dir.), Entrepreneur et
Management Review, vol. 8, n° 4, p. 576-587. dynamiques territoriales, Éditions EMS, p. 267-278.
Bréchet, J.-P., Schieb-Bienfait, N., Desreumaux, A. (2009), « Les Lindgren, M., Packendorff, J. (2003), « A project-based view
figures de l’entrepreneur dans une théorie de l’action fondée of entrepreneurship : Towards action-orientation, seria-
sur le projet », Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 1, n° 8, p. 37-53. lity and collectivity », dans Steyaert, C., Hjorth, D. (dir.), New
Condor, R., Chabaud, D. (2012), « La formation de l’équipe entrepre- Movements in Entrepreneurship, Edward Elgar Publishing,
neuriale autour du projet de création d’entreprise : constats et p. 210-230.
enjeux », Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 11, n° 2, p. 31-52. Malone, T.W., Laubacher, R., Dellarocas, C. (2009), « Harnessing
Dillenbourg, P. (1999), Collaborative Learning : Cognitive and crowds : Mapping the genome of collective intelligence », MIT
Computational Approaches, Elsevier Sciences. Sloan Research Paper, n° 4732-09.
Dumas, C. (2003), « Du binaire au tertiaire ou comment émerge Paul, K., Donghwan, L., Youngjo, L., Chuan, H., Tamas, M. (2011),
l’intelligence collective au sein des relations de travail dans « Collective intelligence ratio : Measurement of real-time mul-
l’entreprise de service », International Journal of Info & Com timodal interactions in team projects », Team Performance
Sciences for Decision Making, vol. 7, avril, p. 16-23. Management, vol. 17, n° 1, p. 41-62.
Lafaye, C., Berger-Douce, S. (2012), « Veille stratégique en petite Zaïbet-Gréselle, O. (2006), « Collaboration dans l’entreprise et
entreprise : proposition de la notion d’intelligence collective intelligence collective », Actes de la XVe Conférence interna-
entrepreneuriale », Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 11, n° 2, tionale de management stratégique (AIMS), Annecy et Genève.
p. 11-30. Zaïbet-Gréselle, O. (2008), « Le management de l’intelligence col-
Lesca, H., Chokron, M. (2002), « Intelligence collective pour diri- lective chez TEMEX : quatre études de cas », Actes de la XVIIe
geants d’entreprise. Retours d’interventions », Revue Systèmes Conférence de l’Association internationale de management
d’Information et Management, vol. 7, n° 4, p. 65-91. stratégique (AIMS), Nice – Sophia Antipolis, France.
© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

© HEC Montréal | Téléchargé le 22/09/2021 sur www.cairn.info via Université d?Angers (IP: 195.68.88.26)

103

Vous aimerez peut-être aussi