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Économie numérique et industries de contenu : un

nouveau paradigme pour les réseaux


Pierre-Jean Benghozi
Dans Hermès, La Revue 2011/1 (n° 59), pages 31 à 37
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271071651
DOI 10.3917/herm.059.0031
© CNRS Éditions | Téléchargé le 20/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 91.160.78.184)

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Pierre-Jean Benghozi
CNRS, Polytechnique

ÉCONOMIE NUMÉRIQUE
ET INDUSTRIES DE CONTENU :
UN NOUVEAU PARADIGME
POUR LES RÉSEAUX
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Le développement des réseaux socionumériques Les transformations à l’œuvre apparaissent de ce
met aujourd’hui lourdement à l’épreuve l’ensemble de fait plus complexes que les perspectives qui voient le
l’économie tout autant que les capacités d’intervention déploiement d’Internet comme une mise en relation
des pouvoirs publics (Benghozi, Gille et Vallée, 2009). généralisée, ce que l’on qualifie souvent de « monde 2.0 ».
Sous l’effet d’Internet et des technologies de l’informa- L’émergence d’un « Web 2.0 » n’est pas simplement
tion et de la communication (TIC), l’environnement des liée au numérique : elle correspond aussi au conforte-
activités sociales et économiques connaît des transitions ment – grâce au Web − de pratiques préexistantes. Les
profondes et continues qui rendent les mutations en cours échanges entre pairs et le travail collectif ne sont pas nés
difficiles à appréhender et le déploiement de stratégies avec les nouvelles technologies, mais ils ont atteint une
industrielles malaisé à élaborer. Par leur caractère modu- autre dimension grâce à elles.
lable et leurs fortes capacités d’appropriation, les TIC se Le développement des réseaux socionumériques
renouvellent très rapidement et remettent brutalement en peut ainsi être considéré comme un des phénomènes
cause les structures compétitives des marchés sans que les centraux de ces reconfigurations, car il opère simulta-
acteurs économiques, ni la puissance publique d’ailleurs, nément sur plusieurs registres. Il modifie les modes de
ne disposent toujours des moyens pour penser et anti- conception et de développement des biens et services,
ciper de telles transformations. Dans un tel contexte, les il transforme la place et les pratiques des utilisateurs, il
performances tiennent autant à la nature des technologies redéfinit les modèles d’affaires, les formes de commer-
numériques qu’à leur mise en contexte spécifique dans cialisation, les organisations comme les marchés sous-
des réseaux sociaux à base de numérique. jacents. Cette nouvelle économie se caractérise par le

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poids grandissant de l’information et de la connaissance contenus et la forme même des échanges. L’arrivée,
(Cohendet et al., 2006 ; Brousseau, 2007) et ce sont juste- somme toute récente, des TIC a contribué à stimuler
ment les industries créatives et de contenus qui ont les très fortement de telles modalités d’organisation sociale,
premières été affectées par ces transformations. Rien non seulement dans le registre industriel, mais égale-
d’étonnant, dès lors, si on y trouve les exemples de ment dans d’autres contextes d’activités sociales : en
réseaux socionumériques les plus couramment mis en contribuant à structurer, progressivement, les relations
avant : Facebook, Myspace, Wikipédia… Ces industries et échanges d’informations autour de communautés
apparaissent en effet, aujourd’hui, pour tous les secteurs de pratiques ou de transactions, en instrumentant et
économiques de la société, comme le laboratoire d’ex- consolidant des réseaux d’échanges et de communi-
périmentation des nouvelles formes d’organisation, de cation préexistants − informels ou déjà structurés −,
travail et de marché (Benghozi, 2006 ; Menger, 2009 ; ou en générant ou stimulant de nouveaux réseaux de
Benhamou, 2009). Nous proposons, dans cet article, de consommateurs autour d’activités d’intermédiation
nous appuyer sur les traits dominants de ces secteurs pour économique, de commerce ou de distribution.
pointer les dynamiques économiques de ces réseaux et
les bases sur lesquelles s’organisent leurs modèles d’af- Derrière la même expression de « réseaux socio-
faires. Pour ce faire, nous situerons d’abord les princi- numériques », il convient donc de distinguer plusieurs
paux types de structuration des réseaux sociaux. Nous types de réseaux très différents. Diverses caractérisa-
identifierons ensuite leurs conséquences économiques : tions ont été avancées1, à partir notamment des moda-
centralité des hybridations entre modèles marchands lités d’engagement ou des types de relations sociales
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et non-marchands, déstructuration des industries sous-jacentes (voir Cardon, 2008). L’effort peut paraître
traditionnelles par l’instauration de filières courtes de moins clair du point de vue des formes économiques
production et de diffusion, rôle grandissant des fonc- d’organisation et de gouvernance, car les réseaux socio-
tions de prescription dans une économie d’abondance. numériques se révèlent moins spécifiques dans leur
nature : ils rejoignent en effet des modalités structurelles
communes à d’autres types de réseaux à base de TIC.
Le premier type relève des architectures et espaces
Quels réseaux socionumériques ? partagés de collaboration tels qu’on peut également les
trouver dans les écosystèmes et réseaux de partenaires
Les organisations sont traversées aujourd’hui industriels. Ils contribuent à dessiner les organisations
par une multiplicité de réseaux et communautés qui et structures industrielles comme des constellations de
peuvent être très différents dans leur nature : ouverts communautés de pratiques sans limites précisément
et flexibles ou, à l’inverse, très hiérarchisés. Les spécia- définies ; elles étendent largement les frontières tradi-
listes du management y voient même le trait dominant tionnelles des structures de production et d’échange,
des organisations modernes : s’organiser en réseau sur la base de travail coopératif et sur l’échange de
pour stimuler la réactivité dans des environnements compétences et d’informations. De tels réseaux prolon-
turbulents, articuler plus facilement les processus et gent les pratiques quotidiennes du travail au sein des
les projets, favoriser les nouvelles formes d’emplois et organisations ou entre firmes, en confortant la conso-
de talents, enrichir par le partage de connaissance les lidation de connaissances et savoirs tacites pour une

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exploitation en commun : les organisations deviennent nauté et, ce faisant, de stimuler la communication et l’ap-
alors collectivement plus intelligentes, plus efficaces et propriation des conseils ou des prescriptions.
plus novatrices, car elles inscrivent dans des réseaux qui
se recouvrent tous les acteurs d’une pratique définie
pour qu’ils co-construisent et coproduisent des connais-
sances nouvelles. Des modèles d’hybridation
Une deuxième forme de structuration concerne les entre économie du don
communautés de production ou d’action collective. On
les trouve dans les wikis ou les structures Open source.
et économie commerciale
Les participants à de telles communautés sont d’accord
pour contribuer volontairement et régulièrement à un Les différentes formes de réseau ne se démarquent
projet commun dans un registre de connaissance ou donc pas simplement par leur organisation, leur mode
d’expertise bien défini. C’est par exemple le cas des de structuration ou la gouvernance associée. Elles
communautés de pratiques étudiées et définies par Lave renvoient également à des modalités différentes de
et Wenger (1991) : elles sont constituées de groupes de gestion et de valorisation du savoir. Les pratiques des
personnes engagées au sein d’une même pratique et utilisateurs dans les marchés en ligne montrent d’ailleurs
échangeant régulièrement à propos des activités qui que dans beaucoup de cas, le repérage et la conscience
y sont associées. Ces réseaux visent essentiellement à de l’existence d’un contenu est plus importante que le
développer collectivement des compétences indivi- contenu lui-même : ainsi de nombreux consommateurs
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duelles et s’appuient, pour ce faire, sur la constitution de se servent d’Amazon.com et de ses structures sociales
ressources partagées, la circulation de bonnes pratiques de recommandation en réseau comme d’un outil d’in-
et l’apprentissage dans l’action. Leur force et leur degré formation et d’exploration des livres sans nécessaire-
de structuration sont tels que des acteurs économiques ment passer ensuite commande sur le site. De son côté,
y ont vu l’opportunité de déployer des marchés spéci- le succès de sites comme MySpace, Copains d’avant ou
fiques en mettant en œuvre des stratégies de ciblage Viadeo confirme également que le référencement et la
de réseaux précis d’acheteurs (voir Hagel et Amstrong, prescription constituent désormais une fonction écono-
1997 ; Benghozi, 2006a). mique à part entière dans les chaînes de valeur.
L’existence et le poids de ces différents réseaux
Un dernier type de réseau est constitué des réseaux socionumériques marquent la coexistence et l’imbrica-
sociaux et communautés de prescription. Depuis son tout tion de deux formes d’économies et d’échanges sociaux :
début, l’Internet a été mobilisé à l’appui de tels espaces marchands et non marchands, ou, pour s’exprimer de
de relations et de recommandations. Par les échanges manière plus précise, commerciaux et à base de don.
d’informations, de goûts, de centres d’intérêts ou d’expé- L’hybridation de ces formes n’est pas radicalement
rience, ils stimulent les interactions sociales et permettent nouvelle. La nouveauté d’Internet est, par contre, d’avoir
la constitution de réseaux de solidarité et d’identités. Ces réussi à en faire un des principaux moteurs de la créa-
deux derniers termes contribuent à établir des normes tion de valeur : valeur économique autant que sociale.
sociales partagées et des règles tacites de coordination à Dans certains cas, il s’agit de s’appuyer sur des réseaux
même de créer la confiance entre membres de la commu- de contributeurs bénévoles pour développer des solu-

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tions alternatives à l’édition de logiciel (communautés socionumériques, des formes d’organisation inédites et
Open source tels que WordPress), dans d’autres cas d’uti- particulièrement performantes. Tapscott et Williams
liser l’identification des préférences, des compétences et (2006) résument, par exemple, ainsi les principes de
des pratiques pour générer des sources d’informations cette économie où la communauté constitue, d’emblée,
inédites (moteur de recherche Delicious ou réseaux une composante de l’offre de produit/service : ouverture,
professionnels tels que LinkedIn), pour créer de nouvelles organisation par les pairs, échanges et action globale
formes d’activités économiques associées à la gouver- sur le réseau social. Dans la plupart des cas, ces travaux
nance de réseaux sociaux (Facebook ou Second Life), ou considèrent les réseaux socionumériques pour leur
pour redéfinir des services commerciaux en les réorgani- importance en soi, mais ils ne les envisagent par contre
sant autour de l’intégration de tels réseaux (jeux en ligne que très rarement comme étant d’abord le résultat d’un
massivement multi-joueurs tels que World of Warcraft). compromis spécifique (un modèle d’affaires pourrait-on
La centralité de telles hybridations est clairement presque dire) portant sur les conditions d’articulation
attestée par l’omniprésence du débat et des interro- des relations sociales avec une infrastructure technique
gations sur la place de la gratuité dans les industries et une économie marchande.
culturelles. Ils constituent la trace manifeste de l’inter-
férence entre économie commerciale d’un côté, force De ce point de vue, les succès de sites User Generated
des échanges non monétaires de l’autre. Il est d’ailleurs Content d’agrégateurs de contenus tels que YouTube
symptomatique que ce sont les échanges Peer to Peer ou de sites de réseaux sociaux tels que Facebook sont
qui ont questionné la première fois, en l’occurrence à spécialement intéressants. Loin de reposer sur le seul
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propos de Napster, le caractère conciliable ou non de activisme de réseaux et de communautés de contribu-
ces deux économies. Le débat n’a pas cessé depuis et teurs bénévoles, la force de leur modèle tient au contraire
les différents avatars de cette tension sont régulière- à son caractère explicitement commercial. C’est lui qui
ment pointés. C’est le cas quand les business models permet le déploiement d’une architecture puissante et
traditionnels des industries culturelles se heurtent aux contrôlée, tout autant que des formes d’engagement
pratiques des internautes associées à des échanges non modulables et différenciées de la part des utilisateurs.
marchands : les nouvelles formes d’appropriation, de Dans les deux cas, le succès tient justement à ce que ces
recombinaison et d’échanges de contenus entre groupes utilisateurs ne « s’impliquent » pas dans ces sites mais
et communautés remettent en effet en cause les moda- les instrumentalisent, au contraire, à leur avantage, au
lités habituelles du droit d’auteur et du droit moral. C’est profit de stratégies purement individuelles : c’est même
encore le cas quand les formes de professionnalisation en les utilisant dans une telle perspective qu’ils contri-
(carrières et statuts), les rémunérations (modalités et buent le plus directement à la valeur globale des sites et
niveaux) et les structures mêmes de production sont à leur attractivité (voir Lessig, 2008). Ce faisant, en effet,
bousculées par les nouvelles formes de porosité qui ils stimulent la force et l’intensité des échanges dans les
s’établissent entre des sphères amateurs et profession- réseaux (Facebook) tout autant qu’ils favorisent un large
nelles traditionnellement distinctes (voir Flichy, 2011). accès à la production culturelle en ouvrant de nouveaux
canaux de distribution de musique et de vidéos à des
Comme nous l’avons déjà noté, la littérature récente contributeurs amateurs ou aspirants professionnels
en économie et management voit, dans de tels réseaux (MySpace).

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Une manière d’affronter contenus disponibles, car ils font de chaque membre du
un marché d’abondance réseau un contributeur potentiel à même de produire
collectivement, dans certains cas, une offre quasi
professionnelle (voir FlickR ou Picasa et, plus générale-
La force de ces nouveaux modes de partage est telle ment, les sites de crowdsourcing). Mais ce renforcement
que l’idée reste largement répandue que le numérique de l’offre ne dissout que partiellement les traditionnels
contribue à « démocratiser » les industries culturelles goulots d’étranglement (accès à la production, accès à la
en permettant aux créateurs et aux indépendants de diffusion, accès à la notoriété) qui limitent la consom-
fournir directement leurs œuvres au consommateur. De mation de contenus : il se contente de les déplacer et de
nombreux auteurs avancent que ce sont les formes d’hy- modifier leurs poids respectifs, au profit de nouvelles
bridation se nouant dans les plateformes d’échanges, les formes d’intermédiation par exemple. Le caractère
espaces de collaborations ou les communautés qui font le pléthorique de l’offre instaure en effet, grâce notam-
succès d’Internet car les TIC permettent aux entreprises ment au déploiement des réseaux sociaux, de nouvelles
de se rapprocher plus facilement de l’utilisateur final, en formes de professionnalisation, de nouvelles modalités
court-circuitant en aval les autres chaînons de la chaîne de recommandations, voire enfin de nouvelles relations
de valeur. Malgré le poids des réseaux socionumériques, entre opérateurs des réseaux et éditeurs de contenus2.
cette idée doit pourtant être aujourd’hui largement Ce paradoxe révèle l’ambiguïté de la situation de sura-
nuancée. On constate toujours, de manière générale, bondance dans laquelle baignent les internautes, qu’il
le poids grandissant des intermédiaires de distribution s’agisse d’informations, de livres, de films, de chansons,
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dans les filières culturelles, souvent au détriment des d’amis… Dans une telle économie, les informations se
acteurs de la création (Benghozi, 2006b). Plus précisé- substituent les unes aux autres et le poids de tel ou tel
ment, les développements observables dans des secteurs contenu s’affaiblit d’autant qu’il peut être facilement
tels que celui de l’industrie phonographique mettent en remplacé par un autre. L’important désormais n’est pas
évidence que les « filières courtes » restent beaucoup tant d’être original que d’être vu.
plus marginales qu’attendu. Ce constat important tient
à l’arrivée de nouveaux entrants et aux dynamiques de La vogue dont fait aujourd’hui l’objet l’économie
concentration dans le champ des industries culturelles. de l’attention (Davenport et Beck, 2001) tient juste-
Le poids considérable d’acteurs issus du monde des télé- ment à un tel basculement : elle vise en effet à éclairer
coms, de l’informatique ou d’Internet modifie en effet la manière dont s’organise la focalisation collective des
profondément les règles et les conditions même d’exis- internautes dans un contexte de surcharge information-
tence de ces industries : aussi bien pour les secteurs nelle. Dans les modèles de prescription traditionnels,
existants (audiovisuel, musique, jeux vidéo) que pour cette focalisation résultait d’une logique éditoriale où
les nouveaux domaines du numérique à la recherche de le choix d’un directeur artistique, d’un producteur ou
contenus (fournisseurs d’accès ou intermédiaires élec- d’un directeur littéraire contribuait, ex ante, à sélec-
troniques de tous types). tionner les œuvres produites et mises en avant. Or les
logiques qui s’instaurent actuellement sur Internet favo-
Dans un tel contexte, les réseaux socionumériques risent au contraire, grâce aux réseaux socionumériques,
favorisent indubitablement l’explosion de l’offre de des dispositifs de sélection radicalement différents.

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Ces mécanismes reposent en effet sur des principes de des structures de partenariat et de co-production tout
compilation, d’accumulation et d’augmentation quanti- autant que de dissémination.
tative de l’offre sur le réseau où il n’y a plus de travail
éditorial ni de sélectivité a priori mais au contraire une
identification a posteriori des niveaux d’agrégation, de Par leur grande diversité, les industries de contenus
recommandation et de buzz dans les communautés marquent, avec Internet, la mobilisation de commu-
d’échange et les réseaux sociaux numériques. nautés et réseaux sociotechniques au service de nouveaux
paradigmes économiques. Mentionnons l’apparition
Cette dynamique opère de ce fait un couplage de formes radicalement nouvelles de marché (portails
inédit entre des contenus de faible qualité et des d’agrégation User Generated Content), l’utilisation des
produits de forte notoriété. À la logique proprement réseaux de recommandation pour créer des services à
éditoriale (choix et accompagnement de la création) valeur ajoutée, la parcellisation de consommation grâce
se substitue désormais, avec le développement des à la mobilisation de réseaux massifs (cas des jeux vidéos)
nouveaux réseaux, une logique de captation du consom- ou encore le couplage de contenus et services avec la
mateur autour de portails, de sites d’agrégation et de fourniture de technologie. L’émergence de ces nouveaux
« marques » des supports de diffusion. Pensons aux modèles a généré l’apparition de modèles économiques
marques d’Apple, Itunes, Ipad… qui se substituent désor- originaux qui ne doivent pas être envisagés comme les
mais, dans le développement des contenus numériques, simples décalques ou adaptations de configuration élabo-
aux marques de journaux, d’éditeurs ou de majors du rées dans d’autres industries. Ils font en effet intervenir
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disque. Ce mouvement n’est bien sûr pas sans incidence de nouveaux intervenants ainsi que des rapports inédits
sur la nature des contenus produits et consommés, ni entre opérateurs et constructeurs de matériel, fournis-
sur leur degré de qualité (en termes d’aboutissement par seurs de programmes et de contenus, diffuseurs et four-
exemple) et de créativité (en termes de ruptures esthé- nisseurs d’accès, consommateurs et utilisateurs finaux.
tiques, par exemple).
Envisager sous cet angle la place des réseaux socio-
On retrouve, dans ces dynamiques, une alternative numériques dans l’économie va donc bien au-delà de la
globalisation − différenciation, bien connue des spécia- simple opérationnalisation commerciale que proposent
listes de la gestion. Pour produire et commercialiser Hagel et Amstrong (1997) pour développer les services
un même bien, deux stratégies contraires peuvent en en ligne : c’est pourtant elle qui est le plus souvent à
effet être à l’œuvre. La première consiste à développer l’œuvre dans les stratégies en ligne qui cherchent à instru-
les marchés sur une base étendue, nationale ou interna- mentaliser des réseaux sociaux pour tirer profit d’In-
tionale, en renforçant les fonctions d’intégration (tech- ternet. Replacer ces réseaux socionumériques au cœur
nique, informationnelle, financière ou commerciale) et des phénomènes qui caractérisent la nouvelle économie
en valorisant les économies d’échelle et d’envergure. La (abondance de l’offre, centralité de la prescription, variété
seconde stratégie s’appuie au contraire sur l’émergence des modèles d’affaires) appelle au contraire une réflexion
de réseaux socionumériques qui forment les composants explicite sur la gouvernance des communautés et la régu-
élémentaires de structures fédératives de communica- lation des réseaux sociaux. Mintzberg (2006) appelle
tion et de connaissance à partir desquels s’organisent même, de ce point de vue, à reconsidérer complètement

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Économie numérique et industries de contenu : un nouveau paradigme pour les réseaux

les modèles d’entrepreneuriat industriels traditionnels question est d’une importance toute particulière dans le
en mettant en avant l’importance de la community-ship contexte de la culture où la mise en avant du leadership
au détriment des approches en termes de leadership. La artistique est justement toujours très présente.

NOTES

1. C’est d’ailleurs l’objet même de ce dossier de Hermès n° 59. 2. Tout le débat de la « neutralité du Net » tient d’ailleurs à cette
dernière alternative.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

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