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LES PRATIQUES HUMORISTIQUES DANS DES INTERACTIONS EN

CLASSE DE FRANÇAIS. COMPARAISONS ENTRE L’ÉCOLE OBLIGATOIRE


ET POST-OBLIGATOIRE EN SUISSE ROMANDE

Cécile Petitjean

Éditions de la Maison des sciences de l'homme | « Langage et société »

2015/4 N° 154 | pages 101 à 126


ISSN 0181-4095
ISBN 9782735120697
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Les pratiques humoristiques dans des interactions en
classe de français. Comparaisons entre l’école obligatoire
et post-obligatoire en Suisse romande

Cécile Petitjean
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Centre de linguistique appliquée, Université de Neuchâtel
cecile.petitjean@unine.ch

1. Introduction
Cet article1 a pour objectif de mieux comprendre quelles sont les pra-
tiques humoristiques des élèves dans les interactions en classe, en s’in-
téressant spécifiquement à la manière dont les élèves, selon leur niveau
scolaire, parviennent (ou non) à adapter leur humour à ce qui est attendu
dans le contexte institutionnel de l’école. L’humour est une ressource
que nous utilisons quotidiennement dans la gestion de nos interactions
sociales (cf. 2.1). De manière non exhaustive, l’humour permet de se
rendre interactionnellement visible en gagnant l’attention des autres
participants (Tannen, 2005), d’instaurer une plus forte collaboration
entre ces derniers (Priego-Valverde, 2003), d’intervenir dans la progres-
sion thématique de l’interaction (Norrick, 2003) et ce tout en mettant
en scène une image positive de soi-même. L’humour permet également
de renégocier les identités qui émergent dans le cours de l’interaction et
de reconfigurer les rapports de symétrie entre les participants (Holmes,

1. Cette recherche a été financée par le Fonds National Suisse dans le cadre du projet
Interactional Competences in Institutional Practices : Young People between School
and the Workplace (IC-You) (n° CRSII1_136291/1). Nous souhaitions par ailleurs
remercier le Prof. Adrian Bangerter et le Dr. Stéphane Rauzy pour l’aide qu’ils nous
ont apportée quant aux analyses quantitatives réalisées dans le cadre de ce travail. Un
très grand merci pour leurs explications, leur patience et leur disponibilité.

© Langage & Société n° 154 – 4e trimestre 2015


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2000). Toutefois, l’accomplissement dans l’interaction de ces différentes


fonctionnalités est conditionné par l’adéquation des ressources utilisées
à cette fin avec le contexte dans lequel elles sont mobilisées. La réussite
ou l’échec de l’humour sont intimement liés à la capacité du locuteur à
adapter la forme de son humour à ce qu’il sait des autres participants et
aux spécificités du contexte qui émerge de leur interaction. Mais qu’en
est-il de l’humour dans le contexte de l’école ?
L’humour en classe souffre d’un positionnement relativement ambigu:
objet de l’attention des didacticiens dont les études mettent en lumière
son rôle dans les processus d’apprentissage, il est le grand absent des pro-
grammes scolaires2, sans compter que le fonctionnement interactionnel
de l’humour en classe reste aujourd’hui largement inexploré (cf. 2.2). Il
s’agit donc ici, d’une part, de documenter la manière dont les participants
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déploient des ressources humoristiques à toutes fins pratiques dans le
déroulement moment par moment de l’interaction, et, d’autre part, de
décrire l’une des composantes des cultures de communication émergeant
aux différentes étapes du cursus scolaire. Ce qui permettra en retour de
décrire comment l’ajustement conjoint des pratiques humoristiques des
participants permet de faire de l’humour un facilitateur des apprentis-
sages. Quelles sont les pratiques humoristiques des élèves et comment
celles-ci évoluent-elles du Secondaire 1 au Secondaire 23 (cf. 4.1 et 4.2) ?
Quels sont les processus interactionnels par lesquels les participants ren-
dent compte du caractère ou non approprié des pratiques humoristiques
en classe (cf. 4.3) ? Qu’est-ce que cela nous dit quant aux habiletés des
élèves à adapter leur humour au contexte de l’école dans leur trajectoire
du Secondaire 1 au Secondaire 2 ?

2. Approches théoriques de l’humour


2.1. De l’humour en interaction…
L’humour en interaction est un phénomène particulièrement difficile à
définir (Attardo, 1994 ; Priego-Valverde, 2003). Si, intuitivement, on
pourrait être tenté de définir l’humour par le rire, de nombreuses études
ont montré que cela n’allait pas de soi : le rire peut mettre en scène un
sentiment de malaise, de stress ou de mépris (Glenn, 2003) ; inversement,
on peut apprécier l’humour sans pour autant en rire (Hay, 2001; Tannen,
2005). Si le rire apparaît comme un critère important mais non suffisam-

2. Cf. par exemple en Suisse le Plan d’Études Romand et en France le Socle commun de
connaissances et de compétences.
3. En Suisse romande, le Secondaire 1 renvoie au collège et le Secondaire 2 au lycée.
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ment robuste pour définir l’humour, il en va de même de critères formels


(syntaxiques, sémantiques ou prosodiques) qui peinent tout autant à le
circonscrire (Chabanne, 1999). Les tenants d’une approche générativiste
de l’humour considèrent que la compétence grâce à laquelle il est possible
de reconnaître un texte comme étant une histoire drôle ne s’assimile pas
à la compétence permettant de porter un jugement sur la drôlesse de ce
texte (Carrell, 1997, qui distingue joke competence et humor competence),
ce qui revient au final à limiter la possibilité de définir l’humour par
l’entremise de sa forme textuelle.
Dans le domaine des sciences du langage, la plupart des modèles
théoriques s’inspire de la théorie de l’incongruité (Berlyne, 1960), selon
laquelle l’humour reposerait sur une violation des attentes projetées dans
la suite de l’échange, ces mêmes attentes étant contrariées par ce qu’il se
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passe effectivement. Cette incongruité peut se traduire en termes séman-
tiques (cf. le modèle Isotopy Disjunction Model, Greimas, 1966; le modèle
Semantic Script Theory of Humor, Raskin, 1979, 1985 ; Attardo, 1994),
pragmatiques (Violi et Manetti, 1979; Eco, 1986 ; Attardo, 1994 pour
un panorama général) ou encore énonciatifs (Kerbrat-Orecchioni, 1976;
Priego-Valverde, 2009; Kotthoff, 2009). Cette dernière approche a l’avan-
tage d’être directement inspirée de la pratique de l’humour en conversation,
et non pas seulement de canned jokes (Attardo, 1994). Ainsi, tout un pan
de la recherche se consacre à l’analyse de l’humour tel qu’il se déploie dans
les interactions quotidiennes (entre autres : Drew, 1987; Norrick, 1993;
Hay, 2001 ; Priego-Valverde, 2003 ; Tannen, 2005 ; Norrick et Chiaro,
2009). Il ne s’agit plus de se demander ce qu’est l’humour mais comment
et pourquoi en fait-on en interaction. Ainsi, l’incongruité, si elle peut être
appréhendée d’un point de vue sémantique et énonciatif, peut aussi l’être
sur le plan de la séquentialité des activités dans la conversation (cf. Clift,
1999, qui parle de sequential disjunction dans le cas de l’ironie). Sur le
plan de la gestion du déroulement de la conversation, l’humour peut être
pensé comme une forme de désalignement affiliatif. L’humour a ceci de
particulier qu’il contrarie les attentes projetées par le tour du précédent
locuteur, créant ainsi la surprise, non pas seulement au niveau sémantique
mais également au niveau des actions qui se font jour dans le déroule-
ment de l’interaction. Mais, dans le même temps, ce désalignement reste
fortement affiliatif, en cela qu’il tend à renforcer la coopération entre les
participants. La dimension affiliative du tour humoristique n’est pas sans
lien avec son rôle d’aimant conversationnel, qui permet d’attirer l’attention
des participants sur le contenu de son tour (cf. Tannen, 2005). Toutefois,
si l’humour dispose d’un fort rendement sur le plan interactionnel, il reste
104 / CÉCILE PETITJEAN

une activité à hauts risques. Pratique bienveillante, il est aussi teinté d’agres-
sivité (Drew, 1987; Priego-Valverde, 2003; cf. aussi Glenn, 1995, avec la
différence entre laughting with et laughting at). Il importe donc de disposer
d’une compétence humoristique telle qu’un ensemble de ressources inter-
actionnelles permettant de rendre reconnaissable aux autres participants
le « faire-semblant » humoristique mais également d’adapter le formatage
de l’humour au contexte dans lequel on interagit, ce que nous allons voir
dans le point suivant.

2.2. … à l’humour dans les interactions en classe


La contextualité de l’humour ne se limite pas à son interprétation mais
concerne également les manières dont il est possible ou non de faire
de l’humour dans une situation donnée. L’humour entre amis (Priego-
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Valverde, 2003 ; Tannen, 2005) n’est pas forcément similaire à celui
qui apparaît dans un contexte professionnel (Holmes 2000, Vine et
al, 2009). Si les interactions en milieu institutionnel témoignent d’une
reconfiguration de certaines contraintes conversationnelles (Drew et
Heritage, 1992), l’humour semble être particulièrement sensible à cette
dimension, en cela qu’il se définit en grande partie par opposition à
une forme de sériosité (cf. l’opposition entre bona fide et non bona fide
communication, Raskin, 1985 ; cf. également les notions de seriousness
et nonseriousness, Holt, 2013b), et ce même si l’humour peut permettre
d’achever des objectifs sérieux (Holmes, 2000 ; Ziyaeemehr et al, 2011).
L’humour peut ainsi s’avérer être une double-edged sword (Ziyaeemehr
et al, 2011 :115) : dans le contexte de la classe, si l’humour peut consti-
tuer une ressource particulièrement efficiente dans les processus d’en-
seignement et d’apprentissage (cf. infra), il peut également, s’il n’est pas
employé de manière appropriée, mettre à mal la qualité de la relation
entre enseignant et étudiants, générer des conflits ou encore menacer
la crédibilité de l’enseignant. Toutes les formes d’humour ne sont donc
pas légitimes dans le contexte de la classe (Korobkin, 1988). Le rôle de
l’humour dans les processus d’apprentissage est largement documenté,
même s’il est vrai qu’à notre connaissance la plupart des études porte
sur l’apprentissage des langues secondes (cf. l’application du modèle
SSTH au domaine de l’ESL, Attardo, 1994) et sur le rôle de l’humour
de l’enseignant. L’humour est ainsi considéré comme un facilitateur des
apprentissages, notamment grâce au matériel linguistique qu’il fournit
(Attardo, 1994) et à sa capacité de sensibiliser les étudiants aux diffé-
rences phonologiques, morphologiques et syntaxiques (Ziyaeemehr et al,
2011 ; cf. aussi le modèle Instructional Humor Processing Theory, Wanzer
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et al, 2010). Par ailleurs, l’humour de l’enseignant permet d’accroître la


motivation des étudiants, l’attention qu’ils portent à la tâche, la clarté des
contenus proposés ainsi que leur mémorisation (Korobkin, 1988; Deiter,
2000 ; Wanzer, 2002 ; Ziyaeemehr et al, 2011). Certaines études se sont
par ailleurs intéressées à la manière dont les élèves se représentaient quels
étaient chez l’enseignant les types d’humour adéquats pour améliorer les
apprentissages. L’auto-dépréciation et les formes d’humour directement
adressées à un seul élève ne sont pas considérées par les étudiants comme
appropriées dans le contexte de la classe (Gorham et Christophel, 1990,
cités dans Wanzer, 2002), tout comme les formes d’humour basées sur
les stéréotypes (Wanzer et Frymier, 1999).
Toutefois, ces études se concentrent sur les fonctions didactiques de
l’humour et sur les représentations qu’en ont les enseignants et les étu-
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diants. Mais qu’en est-il de la manière dont les participants de la classe
implémentent l’humour dans le déroulement de l’interaction didactique?
Dans le domaine de l’analyse conversationnelle, il existe relativement peu
d’études sur l’humour (Sacks, 1974; Drew, 1987) comparé à la littérature
portant sur le rire (Jefferson et al, 1977, 1987 ; Jefferson, 1979, 1984 ;
Haakana, 2010 ; Glenn, 2003 ; Markaki et al, 2010). Plus encore, les
recherches sur le rire en analyse conversationnelle s’intéressent majoritai-
rement aux rires qui ne sont pas liés à quelque chose d’explicitement drôle
(Holt, 2013a). Il semblerait que cette tendance se confirme concernant
le contexte de la classe, les analyses conversationnelles du rire dans les
interactions didactiques (Miyachi, 2009 ; Içbay et al, 2013) étant bien
plus nombreuses que ne le sont celles sur l’humour (Petitjean et Priego-
Valverde, 2013). Par ailleurs, si nous avons évoqué des études dans le
domaine de la didactique des langues qui portent sur l’humour en classe,
celles-ci se concentrent majoritairement sur l’humour de l’enseignant et
non sur celui des élèves.

3. Données et méthodologie
Cette étude repose sur un corpus constitué d’enregistrements audio-
vidéos de cours de français, qui se sont déroulés dans des classes de
Secondaires 1 et 2 à Neuchâtel (Corpus CODI4). Au Secondaire 1, les
élèves sont âgés entre 13 et 14 ans (8e année). Au Secondaire 2, ils ont
entre 17 et 18 ans (12e année). Nous avons analysé 5 séances par niveau,
pour un total de 7 heures et 30 minutes d’enregistrements. Pour chaque
niveau, nous avons observé des séances dans deux classes différentes, avec

4. Recueilli par V. Fasel Lauzon et E. Pochon-Berger.


106 / CÉCILE PETITJEAN

des enseignants différents, en nous concentrant sur des séances présentant


un type d’activité spécifique, à savoir l’organisation par l’enseignant de
débats entre les élèves.
Nous avons ensuite repéré les séquences humoristiques initiées par
les participants5. Le repérage des séquences humoristiques est une tâche
délicate, sachant que nous ne disposons pas à ce jour de critères stricts
et robustes pour identifier l’humour en interaction (cf. 2.1). Nous avons
choisi de nous baser autant sur les ressources utilisées par le locuteur pour
rendre visible le caractère humoristique de son intervention (incongruité
sémantique et conversationnelle, rires, prosodie) que sur les réactions des
autres participants (rires, répétitions, chevauchements, surenchère humo-
ristique). En effet, l’humour ne peut être appréhendé que sur la seule base
de la forme de l’intervention du locuteur ni d’après la seule réaction des
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autres participants, mais au travers de l’ajustement et de la coordination
entre ces différentes activités grâce auxquelles les participants se rendent
mutuellement reconnaissable le caractère inattendu (et donc drôle) de ce
qu’ils font ou disent (cf. Holt 2010). Le caractère humoristique de nos
séquences a par ailleurs été validé grâce à une évaluation inter-juge (taux
d’accord de 95 %).
Nous avons analysé ces séquences humoristiques en suivant les prin-
cipes de l’analyse conversationnelle (Sacks et al, 1974). Le choix de ce
cadre d’analyse se justifie par le fait que l’humour en interaction apparaît
comme une ressource localement située qui ne peut donc être appré-
hendée qu’au travers de l’ajustement des activités conversationnelles des
participants dans le déroulement de l’interaction. Nous avons étiqueté
nos extraits à l’aide du logiciel Transana, étiquettes que nous avons ensuite
exportées dans le logiciel Excel, ce qui nous a permis de réaliser un certain
nombre de comptages et de tests statistiques qui seront décrits dans la
suite de cet article. La comparaison des pratiques humoristiques à deux
niveaux du cursus scolaire nécessite de faire appel à des outils permettant
de les faire reposer sur des données chiffrées, lesquelles nous donnent la
possibilité d’apporter un soutien tangible à nos descriptions qualitatives
(cf. Haakana, 2002, au sujet des (des)avantages d’une approche quanti-
tative dans le cadre de l’analyse conversationnelle).

5. Ce que nous appelons séquence humoristique est une séquence composée d’une
intervention humoristique de la part d’un élève (initiation), de la participation des
autres élèves et/ou de l’enseignant à la construction de cette séquence (développement)
et d’un retour par l’enseignant et/ou un élève à un mode de communication sérieux
(clôture).
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 107

4. Analyses et résultats
4.1. Quelle est la place de l’humour aux Secondaires 1 et 2 ?
D’après les interactions que nous avons analysées, l’humour est un phé-
nomène qui semble caractéristique du Secondaire 1. En effet, le nombre
de séquences humoristiques est supérieur au Secondaire 1 par rapport au
Secondaire 2 (cf. graphique 1). Cette différence est statistiquement signifi-
cative, t(8)=3.6, p=.0066. Plus précisément, le nombre de séquences humo-
ristiques initiées par les élèves au Secondaire 1 est supérieur à celui observé
au Secondaire 2 (différence significative, t(8)=4.3, p=.0027) tandis que la
différence entre le nombre de séquences humoristiques initiées par l’ensei-
gnant aux Secondaire 1 et 2 n’est pas quant à elle significative (t(8)=0, p=1)
(cf. graphique 2). Une analyse de variance à mesures répétées des données
du graphique 2 (facteur inter-sujet: Niveau scolaire, à savoir Secondaire 1
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versus Secondaire 2; facteur intra-sujet: Participant, à savoir enseignant
versus élève à l’intérieur de chaque séance) montre que si le nombre de
séquences humoristiques des élèves est largement supérieur au nombre de
séquences initiées par l’enseignant au Secondaire 1, le nombre de séquences
des élèves au Secondaire 2 se rapproche de celles de l’enseignant. La diffé-
rence au Secondaire 2 entre le nombre de séquences des élèves et le nombre
de celles de l’enseignant n’est pas significative. Cela correspond à un effet
principal significatif du facteur Niveau scolaire, F (1,8)=13.2, p=.007, à
un effet principal significatif du facteur Participant, F (1,8)=20.7, p=.002,
et à une interaction significative, F (1,8)=17.3, p=.003. Ce résultat est
intéressant en cela qu’il constitue un indice de la manière dont les élèves
développent au fil de leur cursus une forme d’expertise quant à ce qui est
approprié en matière d’humour dans le contexte de la classe, en alignant la
fréquence de leurs pratiques humoristiques à celles de l’enseignant.
60

50

40
Nombres

30

20

10

0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Série1 39 19 52 34 36 22 15 10 10 18
Sec.1 Séances Sec.2

Graphique 1 :
Nombre total de séquences humoristiques par séance aux Sec. 1 et 2
108 / CÉCILE PETITJEAN

50
45
40
35
Nombres 30
25
20
Elèves
15
Enseignants
10
5
0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Elèves 27 17 45 26 30 11 13 5 3 8
Enseignants 12 2 7 8 6 11 2 5 7 10
Sec.1 Séances Sec.2

Graphique 2 :
Nombre de séquences humoristiques initiées par les enseignants
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et les élèves par séance aux Sec. 1 et 2

4.2. Quelles sont les pratiques humoristiques des élèves


aux Secondaires 1 et 2 ?
Nous avons souhaité mieux comprendre quelles étaient les pratiques humo-
ristiques des élèves dans les interactions analysées. Nous avons identifié cinq
catégories : moquerie (MO), provocation (PR), auto-compliment (AC),
auto-dépréciation (AD), récit humoristique d’anecdotes personnelles (RE)6.

4.2.1. La moquerie
La moquerie met en scène de façon humoristique et plus ou moins bien-
veillante une forme de scepticisme à l’encontre de la pertinence des pro-
pos tenus par le précédent locuteur (Drew, 1987), en en donnant une
version exagérée et/ou caricaturale. Elle se situe du côté du pôle laughing
at (Glenn, 1995). D’un point de vue séquentiel, on observe une po-faced
response (Drew, 1987) dans le tour suivant la moquerie : même si la per-
sonne moquée reconnaît et apprécie la moquerie (par exemple en riant),
elle produit une réponse sérieuse (par exemple un no en début de tour)
contenant une négation explicite de l’objet de la moquerie, lui permettant
de défendre la crédibilité et la légitimité de ses propos. Dans l’extrait sui-
vant (Secondaire 1), l’enseignant demande aux élèves d’évaluer la manière
dont ils travaillent en classe (voir conventions de transcription en annexe).

6. La réalisation d’une évaluation inter-juge a confirmé la robustesse de ces catégories


(taux d’accord de plus de 70 %). Sur la difficulté de coder des données humoristiques,
cf. Norrick 2003 ; cf. aussi 2.1. À propos des questions de catégorisation de l’humour,
cf. Charaudeau, 2011 ; Vivero García, 2013.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 109

Extrait 1
01 P: oké? nathaniel
02 Nat: ben: je travaille quand je suis pas fatigué
03 (1.4)
04 Dom: il travaille pas
05 Els: ((rires: 0.8)) [((rires))]
06 Nat: [non: mais]
07 Dom: c’est ça que ça veut dire=
08 P: chht
09 Nat: =ça dépend? (.) des fois je travaille pis des fois je travaille
10 pas
11 P: mhm? c’est un peu irrégulier mhm?=
12 Nat: =°ouais°=
13 P: =et puis: question discipline comportement

Nathaniel répond à la requête de l’enseignant (01) en précisant qu’il


travaille quand il n’est pas fatigué (02). Un autre élève, Dominique, pro-
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fite d’une pause (03) pour s’auto-sélectionner et initier une moquerie (04)
reposant sur une exagération des propos précédemment tenus (Nathaniel
est toujours fatigué donc il ne travaille jamais) et sur une forme de scep-
ticisme à l’égard de la pertinence de ces derniers. Le rire des autres élèves
(05) témoigne de leur appréciation de l’humour de Dominique. On note
à la ligne 6 une po-faced response de la part de l’élève visé : le formatage de
ce tour confirme le fait que Nathaniel se positionne vis-à-vis de ce qu’il
considère être une moquerie à la ligne 4.

4.2.2. La provocation
Il s’agit de susciter une réaction chez les autres participants en malmenant
de manière humoristique les attentes normatives (normes socioculturelles,
institutionnelles et/ou conversationnelles). Contrairement à la moquerie,
la provocation ne vise pas le ou les autres participant(s). Elle se situe donc
du côté du pôle laughing with (Glenn, 1995). Sur le plan séquentiel, la
provocation entraîne chez les autres participants un positionnement
hybride entre désalignement (marqueurs de désapprobation) et aligne-
ment (marqueurs d’appréciation tels que le rire ou la surenchère humo-
ristique). Dans l’extrait suivant (Secondaire 1), l’enseignante demande
aux élèves s’ils aimeraient devenir célèbres et, si oui, dans quel domaine.
Extrait 2
01 P: dans quoi tu aimerais devenir [célèbre ]
02 Dan: [moi je serais] plutôt comme
03 massimo garcia
04 ?: quoi?
05 Syl: oh [merde ] [((rires)) ]
06 Mat: [((rires))] [((rires)) ]
07 Dan: [je vais me taper des filles riches]
08 ?: [((rires)) ]
110 / CÉCILE PETITJEAN

09 (0.5)
10 Son: +oh ((en souriant))+
11 P: tu peux dire ça plus élégamment[parce que comme ça tu es mal
12 parti quand même]
13 Els: [((rires et brouhaha))]
14 ((rires et brouhaha: 2.2))
15 Dan: je veux jouer enfin je veux jouer je veux être avec des filles
16 riches

Daniel satisfait de manière anticipée la demande de l’enseignante


(chevauchement à la ligne 02) en répondant qu’il voudrait être comme
Massimo Garcia7 (02-03). Le caractère inattendu et provocant de l’in-
tervention de Daniel est rendu visible par les réactions des autres élèves
dont le désalignement renvoie à une forme d’incrédulité (04/05) face à
la trajectoire que prend l’échange. On note toutefois que des rires (05,
06) encadrent séquentiellement la désapprobation de Sylvie et entraînent
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un réalignement des élèves à la provocation de Daniel, ce qui encourage
ce dernier à surenchérir sa provocation en déclarant qu’il va se taper des
filles riches (07). On retrouve ici encore ce double mouvement entre
appréciation et désapprobation de la provocation: face aux rires partagés
(05, 06, 08) émerge une nouvelle désapprobation de la part d’une élève
(10), qui est elle-même une forme de soutien à la provocation de par la
voix souriante avec laquelle elle est produite. La demande explicite de
réparation de l’enseignante (11), elle-même justifiée par le caractère non
approprié de la provocation de Daniel (11/12), amène Daniel à reformu-
ler le tour ayant initié la séquence humoristique (15/16), en le délestant
de sa dimension provocatrice, comme en témoigne la prudence dont il
fait preuve au travers de l’autoréparation enfin je veux jouer (15).

4.2.3. L’auto-dépréciation
L’auto-dépréciation permet de mettre en scène de façon humoristique et
plus ou moins bienveillante une forme de scepticisme quant à la perti-
nence de ses propos, en en donnant une version exagérée et/ou carica-
turale. La personne source et cible de la moquerie étant ici la même, on
n’observe pas de po-faced response. Dans l’extrait suivant (Secondaire 2),
les participants discutent de la manière dont s’est passé leur examen oral.
Extrait 3
01 P: certains sont sortis surpris de leurs résultats.
(..) pourquoi?
02 (1.4)

7. Massimo Garcia est une personnalité de la jet-set qui a une réputation de « gigolo
mondain ». Il a notamment participé à des émissions de télé-réalité en France.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 111

03 Ben: moi: (.) parce que je pensais pas déjà me remonter la note avec
04 l’oral (donc euh) (.) ça m’a surpris.
05 (0.5)
06 P: pourquoi?
07 ?: ((tousse))
08 Ben: parce que moi +et l’oral euh ((en souriant)+)
09 Els: ((rires: 1.2))
10 Ben: +°vous me connaissez° ((en souriant))+
11 P: oui mais alors (.) c’est que: il s’est passé quelque chose?
12 vous étiez bien?

Suite à la question de l’enseignant (01), Benjamin s’auto-sélectionne


(03) pour mettre en avant le fait qu’il a été surpris de sa note à l’oral.
Face à la relance de l’enseignant (06), ce même élève implémente une
auto-dépréciation (08) dont l’incongruité repose sur le changement
de trajectoire opéré : au lieu de satisfaire la requête de l’enseignant en
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expliquant ce qu’il a fait pour remonter sa note, il choisit de mettre au
premier plan son incompétence à l’oral. Le caractère factice de cette auto-
dépréciation est rendu visible par la voix souriante qui accompagne la fin
du tour de Benjamin (08) mais aussi par les rires des autres élèves (09).
En effet, si le locuteur rendait compte avec sérieux de son incompétence
(la voix souriante témoignant alors de ce que Jefferson (1984) appelle
troubles-resistance), les autres élèves ne seraient pas censés rire mais au
contraire considérer avec gravité le problème rapporté par le locuteur
et faire preuve de soutien à son égard (ce que Jefferson (1984) appelle
troubles-receptiveness). Le fait que la dimension ludique de l’auto-déprécia-
tion soit reconnue et soutenue par les autres élèves encourage le locuteur
à élaborer plus en avant son auto-dépréciation (vous me connaissez, 10)
qui est dès son initiation formatée de manière à rendre compte de son
caractère humoristique de par la voix souriante. Une nouvelle relance de
l’enseignant (11/12) réoriente l’échange non pas vers ce qui a fait échouer
Benjamin mais vers ce qui l’a fait réussir.

4.2.4. L’auto-compliment
Il s’agit du patron inverse de celui de l’auto-dépréciation, qui consiste à
violer le principe de modestie tout en rendant intelligible la non crédibi-
lité du compliment que l’on s’adresse. Dans l’extrait suivant (Secondaire
1), l’enseignant demande aux élèves d’évaluer la manière dont ils tra-
vaillent en classe.
Extrait 4
01 P: mhm (...) et puis: kenny?
02 Ke1: je travaille bien::
03 Els: ((rires: 2.3))
112 / CÉCILE PETITJEAN

04 Dom?: +(je peux pas te) commenter ((en riant))+


05 P: mhm
06 Ke1: bon oké je fais pas trop mes devoirs mais sinon les notes
07 encore ça va
08 P: mhm donc tu assu:res ta promotion
09 Ke1: ouais

La réponse de Kenny (02) déclenche les rires des autres élèves (03), don-
nant à voir le caractère inattendu et donc drôle de l’évaluation que Kenny
fait de son travail. Suite à un commentaire accompagné de rires de l’un de
ses camarades (04) et surtout après l’absence d’intervention de l’enseignant
(lequel se contente de produire un backchannel, 05), Kenny s’auto-sélec-
tionne afin de proposer une version plus modeste de son rapport au travail
(06/07): la dimension factice de l’auto-compliment est rendue visible par
la préface bon oké qui fonctionne, de manière rétroactive, comme une
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reconnaissance du caractère exagéré de l’auto-compliment et, de manière
proactive, comme marquant le retour à une modalité sérieuse.

4.2.5. Le récit humoristique d’anecdotes personnelles


Il s’agit de faire le récit d’une anecdote ou d’une expérience personnelle,
mises en scène de manière à en présenter le caractère incongru, loufoque
ou surprenant. Ce récit inédit d’événements réels est formaté de façon
à susciter le rire chez les autres participants, au travers notamment de la
mise en scène du climax8 qui révèle l’incongruité de l’événement raconté
(cf. la différence entre narrative joke et personal anecdote, Norrick, 2003).
Dans l’extrait suivant (Secondaire 2), une élève fait part de son expérience
avec un professeur, qui leur a demandé de réaliser un travail qui au final
n’a servi à rien.
Extrait 5
01 Dap: enfin moi (je pense) par exemple à quelque chose qu’on nous a
02 fait faire dans une branche (..) où euh: (..) on nous a fait
03 faire un travail euh (..) dans une branche enfin qu’on a avec
04 une personne très (x) en particulier une heure par semaine (.)
05 il nous avait demandé de faire quelque chose euh:(..) qui
06 personnellement m’a pris beaucoup de temps (.) pis arrivé en
07 leçon il nous a dit ça c’était pour se rendre compte que
08 c’était inutile.
09 Els: ((rires: 0.8)) [((rires))]&
11 Dap: [(vous voyez c’est vraiment c’est)((rire:

8. Le climax correspond au point culminant du récit qui rend compte du dénouement


de l’expérience racontée et de son caractère surprenant et incongru, et qui, de ce fait,
justifie l’instanciation de ce récit dans le hic et nunc de l’interaction. Le climax est en
ce sens l’équivalent de la punchline telle qu’elle est décrite dans le cadre du récit de
blagues (Sacks, 1974 ; Norrick, 2003).
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 113

12 0.2))]&
13 Mar: [+ah oui (xxx) je m’en souviens((en riant))+]
14 Els: &[((rires)) ]
15 Dap: &[(hyper) pédagogique]&
16 P: mhm
17 Dap: &lui il trouvait ça très bien il disait ben voilà vous vous
18 êtes rendu compte que ça n’avait rien à voir avec la branche&
19 Mar: vous auriez pas dû le [faire] ((rires: 1.0))
20 Dap: &[mais-]
21 P: mhm
22 Dap: voilà (.) moi je m’étais ren- je m’étais chez moi je m’étais
23 dit mais ça a rien à voir c’est bizarre mais je me suis dit
24 bon s’il le demande y a une bonne raison je l’ai fait [...]

Daphné initie un récit d’expérience personnelle (enfin moi je pense par


exemple à, 01) au cours duquel elle met en scène des événements passés, à
savoir le fait qu’un enseignant leur a demandé de réaliser un travail subs-
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tantiel en termes de temps (02-06). Le climax du récit, qui introduit le
caractère inattendu de l’événement et le fait donc basculer dans la moda-
lité humoristique, est introduit à la ligne 06 par la préface puis arrivé en
leçon qui suggère un possible rebondissement, en l’occurrence le fait que
l’enseignant leur a expliqué que le devoir était finalement inutile (07/08).
L’incongruité découlant du climax génère immédiatement des rires chez
les autres élèves (09-14) ainsi que des commentaires accompagnés de rires
de la part de la locutrice précédente (11-12, 15) et de sa voisine (13).

4.2.6. Les différences entre les Secondaires 1 et 2


Nous avons souhaité savoir si les pratiques humoristiques des élèves étaient
ou non similaires selon le niveau scolaire. Le graphique 3 montre que la
distribution des pratiques humoristiques est significativement différente
entre les Secondaires 1 et 2: un test du chi-deux d’homogénéité appliqué
aux deux distributions donne X2(4)=359, p-value < .0001. Les manières
de faire de l’humour sont donc différentes d’un niveau scolaire à l’autre.
Par ailleurs, l’inspection visuelle de ce même graphique montre que si
les moqueries et les provocations prédominent au Secondaire 1, ce n’est
plus le cas au Secondaire 2, où l’on observe une diversification des pra-
tiques humoristiques. Enfin, la diminution significative des moqueries
au Secondaire 2 suggère un humour qui y serait moins compétitif (voir
le graphique 3 ci-après).
On observe une autre différence concernant l’impact de l’humour sur
l’activité en cours. En effet, les séquences humoristiques initiées par les
élèves peuvent participer à la progression du cours officiel des activités de
la classe (cf. par exemple l’extrait 5) ou concourir à un détournement de
celles-ci (cf. par exemple l’extrait 2). Au Secondaire 1, l’humour est le plus
114 / CÉCILE PETITJEAN

70

60

50
AC
Nombres

40 AD
MO
30
PR
20 RE

10

0
Sec.1 Sec.2

Graphique 3
Pratiques humoristiques des élèves aux Sec. 1 et 2
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35

30

25
Nombres

20

Lien avec activité


15
Détournement de
10 l'activité

0
DS1 DS2 DS5 GN5 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Sec.1 Séances Sec.2

Graphique 4
Nombre de séquences humoristiques des élèves en lien (ou non)
avec l’activité par séance aux Sec.1 et 2

souvent des cas associé à un détournement de l’activité (en moyenne dans


60 % des cas) tandis qu’au Secondaire 2, l’humour est systématiquement
associé au cours officiel de l’activité (cette différence est significative,
t(8)=7.2, p=.0001, cf. graphique 4).

4.3. Quelles sont les pratiques humoristiques valorisées aux


Secondaires 1 et 2 ?
Cette partie est consacrée à la manière dont les participants se position-
nent vis-à-vis des séquences humoristiques initiées par les élèves. Nous
avons choisi deux portes d’entrée pour appréhender cette question :
l’identification de l’agent qui clôture la séquence humoristique (élève vs.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 115

enseignant) et la participation de l’enseignant aux séquences humoris-


tiques des élèves. Ces deux activités constituent chacune des indicateurs
des processus interactionnels par lesquels les participants mettent en scène
le caractère ou non approprié des pratiques humoristiques en classe.

4.3.1. Qui clôture la séquence humoristique ?


Dans les interactions que nous avons analysées, l’enseignant clôture
dans une plus large mesure les séquences humoristiques des élèves au
Secondaire 1 par rapport au Secondaire 2 (cf. graphique 5). Cette diffé-
rence est significative (t(8)=5.7, p=.0004). Au secondaire 1, l’enseignant
clôture les séquences humoristiques des élèves dans 70 % des cas, comme
on peut le voir dans l’extrait suivant. L’enseignant, pour amener les élèves
à développer leur argumentation, leur fait croire que leur classe va dispa-
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raître l’année d’après et évoque la possible répartition des élèves: les filles
et les garçons dans deux classes séparées, et éventuellement la création
d’une classe mixte.
Extrait 6
01 P: et puis:: une partie des élèves en classe mixte [euh::dans
02 l’entre-deux-lacs]
03 Bra: [moi je sais
04 monsieur (xxx) ]
05 ?: [°je vais leur manquer° ]
06 Els: [((brouhaha)) ] ((brouhaha: 1.5))
07 Yan?: [les filles: elles feraient quoi sans nous]&
08 ?: [°(il va y avoir des bagarres) (xxx)° ]
09 Yan?: &elles feraient quoi sans nous=
10 Ken: =ouais c’est vrai ((rires: 0.5))
11 Bra: ben (elles auraient pas droit elles dormiraient
sur le balcon)
12 Dom: ben elles prendraient du sperme euh::[congelé pis voilà]=
13 ?: [+ouais(xxx)+ ((en
14 souriant))]
15 P: =DOMINIC=
16 Dom: = [oui ]
17 ?: [°(histoire qu’on joue)°]
18 P: j’ai dit qu’on parlait plus (.) on faisait plus d’allusion
19 sexuelle en classe [c’est déplacé].
20 ?: [((rires)) ]

On observe une succession d’auto-sélections (03, 05, 07, 08, 10, 11, 12),
avec des chevauchements et des prises de tours multiples (06), qui témoi-
gnent du traitement collaboratif du topic. Brandon s’auto-sélectionne (11)
pour initier une séquence humoristique au cours de laquelle il opère une
provocation reposant sur le thème de la domination masculine. Dominique
s’y aligne à la ligne 12 en calquant le formatage de son tour sur le précédent
(ben elles + SV), indice d’un surenchérissement humoristique: il réalise une
116 / CÉCILE PETITJEAN

nouvelle provocation qui cette fois-ci porte sur la sexualité. On note qu’ici la
séquence humoristique entraîne une déviation du topic initial. L’enseignant
met un terme à cette séquence (15) en effectuant un commentaire sur le
caractère inapproprié de l’intervention de Dominique (18/19).
Au Secondaire 2, ce sont les élèves qui clôturent la séquence humo-
ristique dans 70 % des cas, comme on peut le voir dans cet extrait où
la locutrice parle du fait qu’en devenant adulte il est possible de mieux
comprendre le comportement de ses parents.
Extrait 7
01 Ari: la différence justement quand on devient plus adulte c’est que:
02 (...) c’est nous qui pouvons aussi comprendre leur position?
03 (.) et euh à seize ans ou quatorze ans (xxx) dans notre petit
04 coin:
05 Els:((rires: 0.8))[((rires)) ]
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06 Ari: [attristé +ah::] je veux un natel maintenant
07 ((imitant une voix d’enfant))+ (.) [et puis euh:]&
08 Ant: [((rires))]
09 Ari: &maintenant puis maintenant (.) ben c’est plus quelque chose
10 qu’on peut comprendre pourquoi: (.) parce que y a quelque chose
11 de logique derrière y a- (.) je sais pas (.) ils ont (.) grandi
12 dans un univers complètement différent mais déjà énormément
13 évolué (.) par rapport à ça

Ariane initie une séquence humoristique dès la ligne 03 (dans notre


petit coin), préface qui est reconnue par les autres élèves comme annon-
çant une possible intervention humoristique, comme en témoignent
les rires (05). Prévision qui se confirme à la ligne 06 : Ariane réalise
une auto-dépréciation sur la base de la mise en scène d’une enfant
capricieuse qui réclame un téléphone. Cette moquerie à son encontre
repose sur une exagération des traits dénoncés (dans notre petit coin,
attristé) ainsi que sur la mise en scène d’un discours rapporté imaginaire
(imitation d’une voix d’enfant, 07). Le caractère ludique de cette auto-
dépréciation est apprécié par un élève qui rit en chevauchement (08).
C’est l’initiatrice de la séquence humoristique qui la clôture (07/09),
l’épisode ludique constituant un élément à part entière de son argu-
mentation et concourant au traitement de la thématique discutée par
les participants. On observe de la part des élèves du Secondaire 2 une
forme d’autogestion de leurs pratiques humoristiques, disposant de
compétences leur permettant de poser eux-mêmes les limites de l’hu-
mour et de le fonctionnaliser de manière à ce qu’il serve l’activité de la
classe (voir graphique 5 ci-après).
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 117

35

30

Nombres 25

20

Elèves
15
Enseignant
10

0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Sec.1 Séances Sec.2

Graphique 5
Acteur de la clôture de la séquence humoristique initiée
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par un élève par séance aux Sec. 1 et 2

4.3.2. Participation de l’enseignant aux séquences


humoristiques initiées par les élèves
L’enseignant participe peu aux séquences humoristiques des élèves, que ce
soit au Secondaire 1 ou 2, la différence n’étant pas ici significative (t(8)=.3,
p=.7). En moyenne, le taux de participation est de 24 % au Secondaire 1 et
27 % au Secondaire 2. Par contre, au Secondaire 1, l’enseignant participe
davantage aux séquences humoristiques des élèves lorsque celles-ci sont en
lien avec le cours officiel des activités de la classe. L’enseignant participe
15 % du temps lorsque l’humour de l’élève entraîne un détournement de
l’activité, contre 36 % du temps lorsque l’humour est en lien avec celle-ci,
cette différence étant significative, t(4)=9.1, p=.0008 (cf. graphique 6). Dans
l’extrait suivant, l’objet de la leçon est de discuter des dangers potentiels
d’Internet et des règles d’utilisation à respecter pour les éviter.
Extrait 8
01 P: que- quel genre de courrier peuvent vous inquiéter.
02 ?: °des menaces°
03 ?: (x) menaces
04 Léa: en fait des fois (.) y a: des chansons (.) pis tu es en train
05 de regarder la lettre et +tout d’un coup y a une tête qui
06 apparaît ((en riant))+[((rires)) ] [((rires)) ]
07 Syl: [ah ouais::]=
08 Nor: =[ah ouais ça c’est ][trop
09 bien]
10 Léa: [une
11 fois] (j’étais en train) et- et en fait il dit de: lire les
12 paroles[qu’il y a quelque chose]
13 Mus: [ah ouais: ça ]
14 Nor: ah ça [ouais]
118 / CÉCILE PETITJEAN

15 Léa: [si tu] reconnais les paroles (..) je continue à


regarder
16 tout d’un coup y a +pin::: ((onomatopée))+ [((rires: 1.5))]
17 Els: [((rires: 1.5))]&
18 ?: [(xx)(chanter) ]
19 Els: &[((rires)) ]
20 Syl: [non moi c’était une voiture elle roulait] (..) pis tout d’un
21 coup y a un:: [une tête] trop bizarre qui arrive là
22 Nor: [ah ouais]
23 Nor: ça c’est trop drôle
24 P: [+ça c’est des gags ((en souriant))+]=
25 Léa: [un autre sinon c’est un paysage ]=
26 Nor: =ou encore tu dois chercher [dix différences]&
27 ?: [((rires)) ]
28 Nor: &[pis y a pas de différences (.) (tu vois c’est ça) (xx) ]
29 Léa: [(paysage) (xxx) (on dirait un paysage je sais pas quoi)] et
30 d’un coup y’a une tête de mort +qui (xxx) ((en riant))+
31 P: +oui oui c’est des gags ça ((en souriant))+ (...) euh: il faut
32 jamais faire à quelqu’un de cardiaque parce qu’il + [risque d’y
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33 rester ((en riant))+]=
34 Els: [((rires))]

Suite à la question de l’enseignant (01) et aux auto-sélections de


deux élèves pour y répondre (02, 03), Léa s’auto-sélectionne et initie le
récit d’une anecdote personnelle qu’elle présente comme surprenante
(04-06) et donc drôle (rires, 06). Suite à l’affiliation de deux de ses
camarades (07, 08), Léa poursuit son récit humoristique (10) dont le
climax est préfacé par tout d’un coup (16) et qui renvoie à l’apparition
soudaine d’une image sur l’écran (16), ce qui entraîne des rires partagés
entre la locutrice et les autres élèves (16, 17). Une autre élève s’auto-
sélectionne (20) et prend la suite du récit humoristique en évoquant
une nouvelle expérience des surprises d’internet. Outre l’affiliation de
ses camarades (22, 23), l’enseignante elle-même apprécie et soutient le
récit humoristique de l’élève (24), ce qui semble encourager d’autres
élèves à surenchérir de manière simultanée (cf. les chevauchements
lignes 24/25 et 28/29) sur le précédent récit et à faire part de nouvelles
anecdotes (25, 26). Léa parvient à garder le floor et à finaliser le récit
entamé à la ligne 25 et interrompu par Norman (26). L’enseignante met
à nouveau en scène son appréciation du récit proposé (en reprenant son
précédent commentaire, cf. les lignes 24/31) mais plus encore elle par-
ticipe à son tour à la séquence humoristique en réalisant lignes 31 à 33
une provocation reposant sur l’exagération des conséquences des expé-
riences racontées par les élèves. L’invitation à rire de l’enseignante (33)
est satisfaite par les élèves à la ligne 34. Le récit humoristique d’anec-
dotes personnelles co-construit par les élèves participe au traitement
de la thématique discutée en classe. La participation de l’enseignante
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 119

à cette séquence humoristique témoigne de son caractère approprié.


Ce processus interactionnel que nous venons d’illustrer, ainsi que la
participation significativement plus élevée de l’enseignant à ce type
de séquences, vont dans le sens d’une légitimation institutionnelle des
formes d’humour qui servent le cours officiel de l’activité.
80

70

60

50
Proportions

Participation ENSG aux


40 séquences entrainant un
détournement de l'activité (%)
30 Participation ENSG aux
séquences en lien avec
20 l'activité (%)
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10

0
DS1 DS2 DS5 GN5 GN6
Séances au Sec.1

Graphique 6
Participation de l’enseignant aux séquences humoristiques
en fonction de leur lien avec l’activité au Sec. 1

60

50

40
AC
Proportions

AD
30
MO
PR
20
RE

10

0
Sec.1 Sec.2

Graphique 7
Taux de participation de l’enseignant en fonction
des pratiques humoristiques des élèves aux Sec. 1 et 2

Enfin, nos observations mettent en lumière une relation entre la


participation de l’enseignant et les pratiques humoristiques des élèves
(cf. graphique 7). La participation de l’enseignant en fonction des pra-
tiques humoristiques des élèves est significativement différente entre les
Secondaires 1 et 2 (X2 (4, n=212)=46.3, p < .0001). Au Secondaire 1,
120 / CÉCILE PETITJEAN

l’enseignant participe dans une plus large mesure aux séquences humoris-
tiques des élèves lorsqu’elles sont constituées de récits humoristiques (cf.
par exemple l’extrait 8) : l’application d’un test de Fisher exact révèle que
la fréquence de participation de l’enseignant au récit semble supérieure à
celle en lien avec les autres pratiques des élèves (p=0.089, ce qui est proche
du seuil de significativité de 5 % généralement admis). Par contre, au
Secondaire 2, la participation de l’enseignant n’est pas significativement
liée aux pratiques humoristiques des élèves. Cette différence entre les
Secondaires 1 et 2 pourrait s’expliquer par le fait qu’au Secondaire 1 la
participation de l’enseignant est corrélée au lien que l’humour de l’élève
entretient avec l’activité en cours. Or, parmi les pratiques humoristiques,
le récit humoristique est celle qui est la plus soumise à la contrainte de la
pertinence topicale (relevance requirement, Giora, 1985 cité dans Norrick,
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2003), ce qui limite donc les risques de rupture dans la progression des
activités. Sachant qu’au Secondaire 2 toutes les séquences humoristiques
initiées par les élèves sont en lien avec le cours officiel de l’activité, l’en-
seignant n’a plus besoin de légitimer une pratique humoristique plutôt
qu’une autre (voir graphiques 6 et 7 ci-après).

5. Discussion
Le va-et-vient entre analyses séquentielles et quantitatives permet de
mettre à jour un certain nombre d’observations quant au traitement
différencié de l’humour entre les Secondaires 1 et 2. En premier lieu,
les élèves développent une expertise en matière d’humour au cours de
leur trajectoire scolaire. Cette expertise ne concerne pas une forme de
compétence humoristique en tant que telle (nos recherches ne visent
pas à démontrer que les élèves sont plus drôles au Secondaire 2), mais
renvoie à la capacité des élèves à adapter leurs pratiques humoristiques au
contexte institutionnel de la classe. En effet, si le nombre de séquences
humoristiques des élèves au Secondaire 1 est supérieur à celles de l’ensei-
gnant, la présence de l’humour dans les pratiques des élèves au Secondaire
2 devient similaire à celle observable dans les pratiques de l’enseignant.
Par ailleurs, les pratiques humoristiques des élèves au niveau supérieur
sont toujours formatées de manière à faire progresser l’activité didac-
tique, ce qui n’est pas le cas au Secondaire 1. Le degré d’adéquation de
l’humour à la tâche est également lisible dans les pratiques humoris-
tiques qui sont privilégiées par les élèves selon leur niveau scolaire. Si les
élèves au Secondaire 1 donnent une plus large place à la moquerie et à la
provocation, ceux du Secondaire 2 témoignent d’une diversification de
leurs pratiques et d’une diminution de la place accordée aux moqueries.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 121

D’après les interactions que nous avons analysées, la transition entre le


Secondaire 1 et 2 reposerait donc en partie sur une trajectoire allant vers
un humour plus coopératif.
Certains des processus participant à cette évolution des pratiques
humoristiques entre les Secondaires 1 et 2 apparaissent à différents
niveaux de la gestion interactionnelle de l’humour initié par les élèves. En
effet, si c’est l’enseignant qui clôture dans la majorité des cas les séquences
humoristiques des élèves au Secondaire 1, ce sont les élèves qui posent
eux-mêmes les limites de la place accordée à l’humour au Secondaire 2.
Ceci témoigne d’une responsabilisation et d’une autonomisation des
élèves au niveau supérieur quant à la gestion de l’impact interactionnel de
leurs pratiques humoristiques. En outre, le fait que l’enseignant participe
ou non aux séquences humoristiques initiées par les élèves contribue à la
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mise en scène dans l’interaction du caractère ou non approprié de l’hu-
mour en classe. Si l’on observe une faible participation de l’enseignant
quel que soit le niveau scolaire, on note toutefois qu’au Secondaire 1
l’enseignant participe dans une plus large mesure aux séquences humo-
ristiques qui soutiennent la progression de l’activité, notamment en
participant plus fréquemment aux séquences humoristiques reposant sur
le récit humoristique. Par sa participation à certaines séquences humo-
ristiques des élèves, l’enseignant incarne dans ses pratiques la légitimité
d’un humour qui est instrumentalisé de manière à optimiser les processus
d’apprentissage. Il amène ainsi les élèves à privilégier des formes d’humour
qui, tout en restant ludiques, sont susceptibles de remplir des objectifs
sérieux. Donc précisément les formes d’humour qui sont privilégiées par
les élèves au Secondaire 2.

6. Conclusion
L’humour est une ressource qui est loin d’être étrangère aux activités des
acteurs de la classe. Plus encore, l’humour n’est pas qu’une source de
perturbation mais peut être une composante attendue dans le contexte
de l’école du moment qu’elle est formatée de manière institutionnelle-
ment appropriée. Cette légitimation de certaines formes d’humour est
lisible dans les pratiques humoristiques des participants ainsi que dans les
processus interactionnels par lesquels ils se témoignent mutuellement le
caractère ou non pertinent de celles-ci. On observe une continuité dans la
transition entre les deux niveaux de scolarité : les pratiques humoristiques
des élèves au Secondaire 2 répondent favorablement à ce que l’enseignant
légitimise au Secondaire 1, à savoir des formes d’humour coopératives qui
soutiennent l’accomplissement et la progression de l’activité.
122 / CÉCILE PETITJEAN

Ainsi, l’école n’est pas seulement pourvoyeuse de connaissances rela-


tives à des objets didactiques officiellement répertoriés par les programmes
scolaires, elle est également le lieu où s’instancient, au travers des interac-
tions quotidiennes entre élèves et enseignants, des trajectoires interaction-
nelles grâce auxquelles les élèves parviennent à adapter au contexte des
compétences de communication qui ne sont pas explicitement théma-
tisées comme objectifs didactiques (cf. la notion de hidden curriculum).
Les interactions quotidiennes en classe sont donc autant d’occasions
pour les élèves de diversifier leurs habiletés à communiquer de manière
à pouvoir les ajuster aux différents contextes auxquelles ils peuvent être
confrontés, dans leur cursus scolaire mais aussi dans la transition vers le
monde du travail.
Références
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Annexe
Conventions de transcription :
(.) petite pause (max 0.3 secondes)
(..) pause moyenne (max 0.6 secondes)
(...) longue pause (max 1.0 seconde)
(1.2) pause de plus de 1 seconde
126 / CÉCILE PETITJEAN

euh : allongement syllabique


[] début et fin d’un chevauchement de parole
(bonjour) transcription incertaine
(xxx) segment incompréhensible
((rire)) commentaire
? intonation montante
. intonation descendante
- troncation / interruption
= enchaînement rapide entre tours de parole
& continuation du tour de parole
très bien emphase/accentuation
FORTement volume accentué
°doucement° volume faible
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.h .hh .hhh aspiration
h. hh. hhh. expiration
+bla+ ((riant)) commentaire; le segment concerné est entouré par des +

Article reçu en novembre 2013. Révision acceptée en janvier 2014.

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