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Cécile Petitjean
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 26/01/2021 sur www.cairn.info (IP: 31.36.111.111)
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Cécile Petitjean
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Centre de linguistique appliquée, Université de Neuchâtel
cecile.petitjean@unine.ch
1. Introduction
Cet article1 a pour objectif de mieux comprendre quelles sont les pra-
tiques humoristiques des élèves dans les interactions en classe, en s’in-
téressant spécifiquement à la manière dont les élèves, selon leur niveau
scolaire, parviennent (ou non) à adapter leur humour à ce qui est attendu
dans le contexte institutionnel de l’école. L’humour est une ressource
que nous utilisons quotidiennement dans la gestion de nos interactions
sociales (cf. 2.1). De manière non exhaustive, l’humour permet de se
rendre interactionnellement visible en gagnant l’attention des autres
participants (Tannen, 2005), d’instaurer une plus forte collaboration
entre ces derniers (Priego-Valverde, 2003), d’intervenir dans la progres-
sion thématique de l’interaction (Norrick, 2003) et ce tout en mettant
en scène une image positive de soi-même. L’humour permet également
de renégocier les identités qui émergent dans le cours de l’interaction et
de reconfigurer les rapports de symétrie entre les participants (Holmes,
1. Cette recherche a été financée par le Fonds National Suisse dans le cadre du projet
Interactional Competences in Institutional Practices : Young People between School
and the Workplace (IC-You) (n° CRSII1_136291/1). Nous souhaitions par ailleurs
remercier le Prof. Adrian Bangerter et le Dr. Stéphane Rauzy pour l’aide qu’ils nous
ont apportée quant aux analyses quantitatives réalisées dans le cadre de ce travail. Un
très grand merci pour leurs explications, leur patience et leur disponibilité.
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déploient des ressources humoristiques à toutes fins pratiques dans le
déroulement moment par moment de l’interaction, et, d’autre part, de
décrire l’une des composantes des cultures de communication émergeant
aux différentes étapes du cursus scolaire. Ce qui permettra en retour de
décrire comment l’ajustement conjoint des pratiques humoristiques des
participants permet de faire de l’humour un facilitateur des apprentis-
sages. Quelles sont les pratiques humoristiques des élèves et comment
celles-ci évoluent-elles du Secondaire 1 au Secondaire 23 (cf. 4.1 et 4.2) ?
Quels sont les processus interactionnels par lesquels les participants ren-
dent compte du caractère ou non approprié des pratiques humoristiques
en classe (cf. 4.3) ? Qu’est-ce que cela nous dit quant aux habiletés des
élèves à adapter leur humour au contexte de l’école dans leur trajectoire
du Secondaire 1 au Secondaire 2 ?
2. Cf. par exemple en Suisse le Plan d’Études Romand et en France le Socle commun de
connaissances et de compétences.
3. En Suisse romande, le Secondaire 1 renvoie au collège et le Secondaire 2 au lycée.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 103
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passe effectivement. Cette incongruité peut se traduire en termes séman-
tiques (cf. le modèle Isotopy Disjunction Model, Greimas, 1966; le modèle
Semantic Script Theory of Humor, Raskin, 1979, 1985 ; Attardo, 1994),
pragmatiques (Violi et Manetti, 1979; Eco, 1986 ; Attardo, 1994 pour
un panorama général) ou encore énonciatifs (Kerbrat-Orecchioni, 1976;
Priego-Valverde, 2009; Kotthoff, 2009). Cette dernière approche a l’avan-
tage d’être directement inspirée de la pratique de l’humour en conversation,
et non pas seulement de canned jokes (Attardo, 1994). Ainsi, tout un pan
de la recherche se consacre à l’analyse de l’humour tel qu’il se déploie dans
les interactions quotidiennes (entre autres : Drew, 1987; Norrick, 1993;
Hay, 2001 ; Priego-Valverde, 2003 ; Tannen, 2005 ; Norrick et Chiaro,
2009). Il ne s’agit plus de se demander ce qu’est l’humour mais comment
et pourquoi en fait-on en interaction. Ainsi, l’incongruité, si elle peut être
appréhendée d’un point de vue sémantique et énonciatif, peut aussi l’être
sur le plan de la séquentialité des activités dans la conversation (cf. Clift,
1999, qui parle de sequential disjunction dans le cas de l’ironie). Sur le
plan de la gestion du déroulement de la conversation, l’humour peut être
pensé comme une forme de désalignement affiliatif. L’humour a ceci de
particulier qu’il contrarie les attentes projetées par le tour du précédent
locuteur, créant ainsi la surprise, non pas seulement au niveau sémantique
mais également au niveau des actions qui se font jour dans le déroule-
ment de l’interaction. Mais, dans le même temps, ce désalignement reste
fortement affiliatif, en cela qu’il tend à renforcer la coopération entre les
participants. La dimension affiliative du tour humoristique n’est pas sans
lien avec son rôle d’aimant conversationnel, qui permet d’attirer l’attention
des participants sur le contenu de son tour (cf. Tannen, 2005). Toutefois,
si l’humour dispose d’un fort rendement sur le plan interactionnel, il reste
104 / CÉCILE PETITJEAN
une activité à hauts risques. Pratique bienveillante, il est aussi teinté d’agres-
sivité (Drew, 1987; Priego-Valverde, 2003; cf. aussi Glenn, 1995, avec la
différence entre laughting with et laughting at). Il importe donc de disposer
d’une compétence humoristique telle qu’un ensemble de ressources inter-
actionnelles permettant de rendre reconnaissable aux autres participants
le « faire-semblant » humoristique mais également d’adapter le formatage
de l’humour au contexte dans lequel on interagit, ce que nous allons voir
dans le point suivant.
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Valverde, 2003 ; Tannen, 2005) n’est pas forcément similaire à celui
qui apparaît dans un contexte professionnel (Holmes 2000, Vine et
al, 2009). Si les interactions en milieu institutionnel témoignent d’une
reconfiguration de certaines contraintes conversationnelles (Drew et
Heritage, 1992), l’humour semble être particulièrement sensible à cette
dimension, en cela qu’il se définit en grande partie par opposition à
une forme de sériosité (cf. l’opposition entre bona fide et non bona fide
communication, Raskin, 1985 ; cf. également les notions de seriousness
et nonseriousness, Holt, 2013b), et ce même si l’humour peut permettre
d’achever des objectifs sérieux (Holmes, 2000 ; Ziyaeemehr et al, 2011).
L’humour peut ainsi s’avérer être une double-edged sword (Ziyaeemehr
et al, 2011 :115) : dans le contexte de la classe, si l’humour peut consti-
tuer une ressource particulièrement efficiente dans les processus d’en-
seignement et d’apprentissage (cf. infra), il peut également, s’il n’est pas
employé de manière appropriée, mettre à mal la qualité de la relation
entre enseignant et étudiants, générer des conflits ou encore menacer
la crédibilité de l’enseignant. Toutes les formes d’humour ne sont donc
pas légitimes dans le contexte de la classe (Korobkin, 1988). Le rôle de
l’humour dans les processus d’apprentissage est largement documenté,
même s’il est vrai qu’à notre connaissance la plupart des études porte
sur l’apprentissage des langues secondes (cf. l’application du modèle
SSTH au domaine de l’ESL, Attardo, 1994) et sur le rôle de l’humour
de l’enseignant. L’humour est ainsi considéré comme un facilitateur des
apprentissages, notamment grâce au matériel linguistique qu’il fournit
(Attardo, 1994) et à sa capacité de sensibiliser les étudiants aux diffé-
rences phonologiques, morphologiques et syntaxiques (Ziyaeemehr et al,
2011 ; cf. aussi le modèle Instructional Humor Processing Theory, Wanzer
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diants. Mais qu’en est-il de la manière dont les participants de la classe
implémentent l’humour dans le déroulement de l’interaction didactique?
Dans le domaine de l’analyse conversationnelle, il existe relativement peu
d’études sur l’humour (Sacks, 1974; Drew, 1987) comparé à la littérature
portant sur le rire (Jefferson et al, 1977, 1987 ; Jefferson, 1979, 1984 ;
Haakana, 2010 ; Glenn, 2003 ; Markaki et al, 2010). Plus encore, les
recherches sur le rire en analyse conversationnelle s’intéressent majoritai-
rement aux rires qui ne sont pas liés à quelque chose d’explicitement drôle
(Holt, 2013a). Il semblerait que cette tendance se confirme concernant
le contexte de la classe, les analyses conversationnelles du rire dans les
interactions didactiques (Miyachi, 2009 ; Içbay et al, 2013) étant bien
plus nombreuses que ne le sont celles sur l’humour (Petitjean et Priego-
Valverde, 2013). Par ailleurs, si nous avons évoqué des études dans le
domaine de la didactique des langues qui portent sur l’humour en classe,
celles-ci se concentrent majoritairement sur l’humour de l’enseignant et
non sur celui des élèves.
3. Données et méthodologie
Cette étude repose sur un corpus constitué d’enregistrements audio-
vidéos de cours de français, qui se sont déroulés dans des classes de
Secondaires 1 et 2 à Neuchâtel (Corpus CODI4). Au Secondaire 1, les
élèves sont âgés entre 13 et 14 ans (8e année). Au Secondaire 2, ils ont
entre 17 et 18 ans (12e année). Nous avons analysé 5 séances par niveau,
pour un total de 7 heures et 30 minutes d’enregistrements. Pour chaque
niveau, nous avons observé des séances dans deux classes différentes, avec
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autres participants, mais au travers de l’ajustement et de la coordination
entre ces différentes activités grâce auxquelles les participants se rendent
mutuellement reconnaissable le caractère inattendu (et donc drôle) de ce
qu’ils font ou disent (cf. Holt 2010). Le caractère humoristique de nos
séquences a par ailleurs été validé grâce à une évaluation inter-juge (taux
d’accord de 95 %).
Nous avons analysé ces séquences humoristiques en suivant les prin-
cipes de l’analyse conversationnelle (Sacks et al, 1974). Le choix de ce
cadre d’analyse se justifie par le fait que l’humour en interaction apparaît
comme une ressource localement située qui ne peut donc être appré-
hendée qu’au travers de l’ajustement des activités conversationnelles des
participants dans le déroulement de l’interaction. Nous avons étiqueté
nos extraits à l’aide du logiciel Transana, étiquettes que nous avons ensuite
exportées dans le logiciel Excel, ce qui nous a permis de réaliser un certain
nombre de comptages et de tests statistiques qui seront décrits dans la
suite de cet article. La comparaison des pratiques humoristiques à deux
niveaux du cursus scolaire nécessite de faire appel à des outils permettant
de les faire reposer sur des données chiffrées, lesquelles nous donnent la
possibilité d’apporter un soutien tangible à nos descriptions qualitatives
(cf. Haakana, 2002, au sujet des (des)avantages d’une approche quanti-
tative dans le cadre de l’analyse conversationnelle).
5. Ce que nous appelons séquence humoristique est une séquence composée d’une
intervention humoristique de la part d’un élève (initiation), de la participation des
autres élèves et/ou de l’enseignant à la construction de cette séquence (développement)
et d’un retour par l’enseignant et/ou un élève à un mode de communication sérieux
(clôture).
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 107
4. Analyses et résultats
4.1. Quelle est la place de l’humour aux Secondaires 1 et 2 ?
D’après les interactions que nous avons analysées, l’humour est un phé-
nomène qui semble caractéristique du Secondaire 1. En effet, le nombre
de séquences humoristiques est supérieur au Secondaire 1 par rapport au
Secondaire 2 (cf. graphique 1). Cette différence est statistiquement signifi-
cative, t(8)=3.6, p=.0066. Plus précisément, le nombre de séquences humo-
ristiques initiées par les élèves au Secondaire 1 est supérieur à celui observé
au Secondaire 2 (différence significative, t(8)=4.3, p=.0027) tandis que la
différence entre le nombre de séquences humoristiques initiées par l’ensei-
gnant aux Secondaire 1 et 2 n’est pas quant à elle significative (t(8)=0, p=1)
(cf. graphique 2). Une analyse de variance à mesures répétées des données
du graphique 2 (facteur inter-sujet: Niveau scolaire, à savoir Secondaire 1
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versus Secondaire 2; facteur intra-sujet: Participant, à savoir enseignant
versus élève à l’intérieur de chaque séance) montre que si le nombre de
séquences humoristiques des élèves est largement supérieur au nombre de
séquences initiées par l’enseignant au Secondaire 1, le nombre de séquences
des élèves au Secondaire 2 se rapproche de celles de l’enseignant. La diffé-
rence au Secondaire 2 entre le nombre de séquences des élèves et le nombre
de celles de l’enseignant n’est pas significative. Cela correspond à un effet
principal significatif du facteur Niveau scolaire, F (1,8)=13.2, p=.007, à
un effet principal significatif du facteur Participant, F (1,8)=20.7, p=.002,
et à une interaction significative, F (1,8)=17.3, p=.003. Ce résultat est
intéressant en cela qu’il constitue un indice de la manière dont les élèves
développent au fil de leur cursus une forme d’expertise quant à ce qui est
approprié en matière d’humour dans le contexte de la classe, en alignant la
fréquence de leurs pratiques humoristiques à celles de l’enseignant.
60
50
40
Nombres
30
20
10
0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Série1 39 19 52 34 36 22 15 10 10 18
Sec.1 Séances Sec.2
Graphique 1 :
Nombre total de séquences humoristiques par séance aux Sec. 1 et 2
108 / CÉCILE PETITJEAN
50
45
40
35
Nombres 30
25
20
Elèves
15
Enseignants
10
5
0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Elèves 27 17 45 26 30 11 13 5 3 8
Enseignants 12 2 7 8 6 11 2 5 7 10
Sec.1 Séances Sec.2
Graphique 2 :
Nombre de séquences humoristiques initiées par les enseignants
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et les élèves par séance aux Sec. 1 et 2
4.2.1. La moquerie
La moquerie met en scène de façon humoristique et plus ou moins bien-
veillante une forme de scepticisme à l’encontre de la pertinence des pro-
pos tenus par le précédent locuteur (Drew, 1987), en en donnant une
version exagérée et/ou caricaturale. Elle se situe du côté du pôle laughing
at (Glenn, 1995). D’un point de vue séquentiel, on observe une po-faced
response (Drew, 1987) dans le tour suivant la moquerie : même si la per-
sonne moquée reconnaît et apprécie la moquerie (par exemple en riant),
elle produit une réponse sérieuse (par exemple un no en début de tour)
contenant une négation explicite de l’objet de la moquerie, lui permettant
de défendre la crédibilité et la légitimité de ses propos. Dans l’extrait sui-
vant (Secondaire 1), l’enseignant demande aux élèves d’évaluer la manière
dont ils travaillent en classe (voir conventions de transcription en annexe).
Extrait 1
01 P: oké? nathaniel
02 Nat: ben: je travaille quand je suis pas fatigué
03 (1.4)
04 Dom: il travaille pas
05 Els: ((rires: 0.8)) [((rires))]
06 Nat: [non: mais]
07 Dom: c’est ça que ça veut dire=
08 P: chht
09 Nat: =ça dépend? (.) des fois je travaille pis des fois je travaille
10 pas
11 P: mhm? c’est un peu irrégulier mhm?=
12 Nat: =°ouais°=
13 P: =et puis: question discipline comportement
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fite d’une pause (03) pour s’auto-sélectionner et initier une moquerie (04)
reposant sur une exagération des propos précédemment tenus (Nathaniel
est toujours fatigué donc il ne travaille jamais) et sur une forme de scep-
ticisme à l’égard de la pertinence de ces derniers. Le rire des autres élèves
(05) témoigne de leur appréciation de l’humour de Dominique. On note
à la ligne 6 une po-faced response de la part de l’élève visé : le formatage de
ce tour confirme le fait que Nathaniel se positionne vis-à-vis de ce qu’il
considère être une moquerie à la ligne 4.
4.2.2. La provocation
Il s’agit de susciter une réaction chez les autres participants en malmenant
de manière humoristique les attentes normatives (normes socioculturelles,
institutionnelles et/ou conversationnelles). Contrairement à la moquerie,
la provocation ne vise pas le ou les autres participant(s). Elle se situe donc
du côté du pôle laughing with (Glenn, 1995). Sur le plan séquentiel, la
provocation entraîne chez les autres participants un positionnement
hybride entre désalignement (marqueurs de désapprobation) et aligne-
ment (marqueurs d’appréciation tels que le rire ou la surenchère humo-
ristique). Dans l’extrait suivant (Secondaire 1), l’enseignante demande
aux élèves s’ils aimeraient devenir célèbres et, si oui, dans quel domaine.
Extrait 2
01 P: dans quoi tu aimerais devenir [célèbre ]
02 Dan: [moi je serais] plutôt comme
03 massimo garcia
04 ?: quoi?
05 Syl: oh [merde ] [((rires)) ]
06 Mat: [((rires))] [((rires)) ]
07 Dan: [je vais me taper des filles riches]
08 ?: [((rires)) ]
110 / CÉCILE PETITJEAN
09 (0.5)
10 Son: +oh ((en souriant))+
11 P: tu peux dire ça plus élégamment[parce que comme ça tu es mal
12 parti quand même]
13 Els: [((rires et brouhaha))]
14 ((rires et brouhaha: 2.2))
15 Dan: je veux jouer enfin je veux jouer je veux être avec des filles
16 riches
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un réalignement des élèves à la provocation de Daniel, ce qui encourage
ce dernier à surenchérir sa provocation en déclarant qu’il va se taper des
filles riches (07). On retrouve ici encore ce double mouvement entre
appréciation et désapprobation de la provocation: face aux rires partagés
(05, 06, 08) émerge une nouvelle désapprobation de la part d’une élève
(10), qui est elle-même une forme de soutien à la provocation de par la
voix souriante avec laquelle elle est produite. La demande explicite de
réparation de l’enseignante (11), elle-même justifiée par le caractère non
approprié de la provocation de Daniel (11/12), amène Daniel à reformu-
ler le tour ayant initié la séquence humoristique (15/16), en le délestant
de sa dimension provocatrice, comme en témoigne la prudence dont il
fait preuve au travers de l’autoréparation enfin je veux jouer (15).
4.2.3. L’auto-dépréciation
L’auto-dépréciation permet de mettre en scène de façon humoristique et
plus ou moins bienveillante une forme de scepticisme quant à la perti-
nence de ses propos, en en donnant une version exagérée et/ou carica-
turale. La personne source et cible de la moquerie étant ici la même, on
n’observe pas de po-faced response. Dans l’extrait suivant (Secondaire 2),
les participants discutent de la manière dont s’est passé leur examen oral.
Extrait 3
01 P: certains sont sortis surpris de leurs résultats.
(..) pourquoi?
02 (1.4)
7. Massimo Garcia est une personnalité de la jet-set qui a une réputation de « gigolo
mondain ». Il a notamment participé à des émissions de télé-réalité en France.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 111
03 Ben: moi: (.) parce que je pensais pas déjà me remonter la note avec
04 l’oral (donc euh) (.) ça m’a surpris.
05 (0.5)
06 P: pourquoi?
07 ?: ((tousse))
08 Ben: parce que moi +et l’oral euh ((en souriant)+)
09 Els: ((rires: 1.2))
10 Ben: +°vous me connaissez° ((en souriant))+
11 P: oui mais alors (.) c’est que: il s’est passé quelque chose?
12 vous étiez bien?
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expliquant ce qu’il a fait pour remonter sa note, il choisit de mettre au
premier plan son incompétence à l’oral. Le caractère factice de cette auto-
dépréciation est rendu visible par la voix souriante qui accompagne la fin
du tour de Benjamin (08) mais aussi par les rires des autres élèves (09).
En effet, si le locuteur rendait compte avec sérieux de son incompétence
(la voix souriante témoignant alors de ce que Jefferson (1984) appelle
troubles-resistance), les autres élèves ne seraient pas censés rire mais au
contraire considérer avec gravité le problème rapporté par le locuteur
et faire preuve de soutien à son égard (ce que Jefferson (1984) appelle
troubles-receptiveness). Le fait que la dimension ludique de l’auto-déprécia-
tion soit reconnue et soutenue par les autres élèves encourage le locuteur
à élaborer plus en avant son auto-dépréciation (vous me connaissez, 10)
qui est dès son initiation formatée de manière à rendre compte de son
caractère humoristique de par la voix souriante. Une nouvelle relance de
l’enseignant (11/12) réoriente l’échange non pas vers ce qui a fait échouer
Benjamin mais vers ce qui l’a fait réussir.
4.2.4. L’auto-compliment
Il s’agit du patron inverse de celui de l’auto-dépréciation, qui consiste à
violer le principe de modestie tout en rendant intelligible la non crédibi-
lité du compliment que l’on s’adresse. Dans l’extrait suivant (Secondaire
1), l’enseignant demande aux élèves d’évaluer la manière dont ils tra-
vaillent en classe.
Extrait 4
01 P: mhm (...) et puis: kenny?
02 Ke1: je travaille bien::
03 Els: ((rires: 2.3))
112 / CÉCILE PETITJEAN
La réponse de Kenny (02) déclenche les rires des autres élèves (03), don-
nant à voir le caractère inattendu et donc drôle de l’évaluation que Kenny
fait de son travail. Suite à un commentaire accompagné de rires de l’un de
ses camarades (04) et surtout après l’absence d’intervention de l’enseignant
(lequel se contente de produire un backchannel, 05), Kenny s’auto-sélec-
tionne afin de proposer une version plus modeste de son rapport au travail
(06/07): la dimension factice de l’auto-compliment est rendue visible par
la préface bon oké qui fonctionne, de manière rétroactive, comme une
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reconnaissance du caractère exagéré de l’auto-compliment et, de manière
proactive, comme marquant le retour à une modalité sérieuse.
12 0.2))]&
13 Mar: [+ah oui (xxx) je m’en souviens((en riant))+]
14 Els: &[((rires)) ]
15 Dap: &[(hyper) pédagogique]&
16 P: mhm
17 Dap: &lui il trouvait ça très bien il disait ben voilà vous vous
18 êtes rendu compte que ça n’avait rien à voir avec la branche&
19 Mar: vous auriez pas dû le [faire] ((rires: 1.0))
20 Dap: &[mais-]
21 P: mhm
22 Dap: voilà (.) moi je m’étais ren- je m’étais chez moi je m’étais
23 dit mais ça a rien à voir c’est bizarre mais je me suis dit
24 bon s’il le demande y a une bonne raison je l’ai fait [...]
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tantiel en termes de temps (02-06). Le climax du récit, qui introduit le
caractère inattendu de l’événement et le fait donc basculer dans la moda-
lité humoristique, est introduit à la ligne 06 par la préface puis arrivé en
leçon qui suggère un possible rebondissement, en l’occurrence le fait que
l’enseignant leur a expliqué que le devoir était finalement inutile (07/08).
L’incongruité découlant du climax génère immédiatement des rires chez
les autres élèves (09-14) ainsi que des commentaires accompagnés de rires
de la part de la locutrice précédente (11-12, 15) et de sa voisine (13).
70
60
50
AC
Nombres
40 AD
MO
30
PR
20 RE
10
0
Sec.1 Sec.2
Graphique 3
Pratiques humoristiques des élèves aux Sec. 1 et 2
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35
30
25
Nombres
20
0
DS1 DS2 DS5 GN5 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Sec.1 Séances Sec.2
Graphique 4
Nombre de séquences humoristiques des élèves en lien (ou non)
avec l’activité par séance aux Sec.1 et 2
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raître l’année d’après et évoque la possible répartition des élèves: les filles
et les garçons dans deux classes séparées, et éventuellement la création
d’une classe mixte.
Extrait 6
01 P: et puis:: une partie des élèves en classe mixte [euh::dans
02 l’entre-deux-lacs]
03 Bra: [moi je sais
04 monsieur (xxx) ]
05 ?: [°je vais leur manquer° ]
06 Els: [((brouhaha)) ] ((brouhaha: 1.5))
07 Yan?: [les filles: elles feraient quoi sans nous]&
08 ?: [°(il va y avoir des bagarres) (xxx)° ]
09 Yan?: &elles feraient quoi sans nous=
10 Ken: =ouais c’est vrai ((rires: 0.5))
11 Bra: ben (elles auraient pas droit elles dormiraient
sur le balcon)
12 Dom: ben elles prendraient du sperme euh::[congelé pis voilà]=
13 ?: [+ouais(xxx)+ ((en
14 souriant))]
15 P: =DOMINIC=
16 Dom: = [oui ]
17 ?: [°(histoire qu’on joue)°]
18 P: j’ai dit qu’on parlait plus (.) on faisait plus d’allusion
19 sexuelle en classe [c’est déplacé].
20 ?: [((rires)) ]
On observe une succession d’auto-sélections (03, 05, 07, 08, 10, 11, 12),
avec des chevauchements et des prises de tours multiples (06), qui témoi-
gnent du traitement collaboratif du topic. Brandon s’auto-sélectionne (11)
pour initier une séquence humoristique au cours de laquelle il opère une
provocation reposant sur le thème de la domination masculine. Dominique
s’y aligne à la ligne 12 en calquant le formatage de son tour sur le précédent
(ben elles + SV), indice d’un surenchérissement humoristique: il réalise une
116 / CÉCILE PETITJEAN
nouvelle provocation qui cette fois-ci porte sur la sexualité. On note qu’ici la
séquence humoristique entraîne une déviation du topic initial. L’enseignant
met un terme à cette séquence (15) en effectuant un commentaire sur le
caractère inapproprié de l’intervention de Dominique (18/19).
Au Secondaire 2, ce sont les élèves qui clôturent la séquence humo-
ristique dans 70 % des cas, comme on peut le voir dans cet extrait où
la locutrice parle du fait qu’en devenant adulte il est possible de mieux
comprendre le comportement de ses parents.
Extrait 7
01 Ari: la différence justement quand on devient plus adulte c’est que:
02 (...) c’est nous qui pouvons aussi comprendre leur position?
03 (.) et euh à seize ans ou quatorze ans (xxx) dans notre petit
04 coin:
05 Els:((rires: 0.8))[((rires)) ]
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06 Ari: [attristé +ah::] je veux un natel maintenant
07 ((imitant une voix d’enfant))+ (.) [et puis euh:]&
08 Ant: [((rires))]
09 Ari: &maintenant puis maintenant (.) ben c’est plus quelque chose
10 qu’on peut comprendre pourquoi: (.) parce que y a quelque chose
11 de logique derrière y a- (.) je sais pas (.) ils ont (.) grandi
12 dans un univers complètement différent mais déjà énormément
13 évolué (.) par rapport à ça
35
30
Nombres 25
20
Elèves
15
Enseignant
10
0
DS1 DS2 DS5 GN3 GN6 EO1 EO3 MR1 MR3 MR4
Sec.1 Séances Sec.2
Graphique 5
Acteur de la clôture de la séquence humoristique initiée
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par un élève par séance aux Sec. 1 et 2
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33 rester ((en riant))+]=
34 Els: [((rires))]
70
60
50
Proportions
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10
0
DS1 DS2 DS5 GN5 GN6
Séances au Sec.1
Graphique 6
Participation de l’enseignant aux séquences humoristiques
en fonction de leur lien avec l’activité au Sec. 1
60
50
40
AC
Proportions
AD
30
MO
PR
20
RE
10
0
Sec.1 Sec.2
Graphique 7
Taux de participation de l’enseignant en fonction
des pratiques humoristiques des élèves aux Sec. 1 et 2
l’enseignant participe dans une plus large mesure aux séquences humoris-
tiques des élèves lorsqu’elles sont constituées de récits humoristiques (cf.
par exemple l’extrait 8) : l’application d’un test de Fisher exact révèle que
la fréquence de participation de l’enseignant au récit semble supérieure à
celle en lien avec les autres pratiques des élèves (p=0.089, ce qui est proche
du seuil de significativité de 5 % généralement admis). Par contre, au
Secondaire 2, la participation de l’enseignant n’est pas significativement
liée aux pratiques humoristiques des élèves. Cette différence entre les
Secondaires 1 et 2 pourrait s’expliquer par le fait qu’au Secondaire 1 la
participation de l’enseignant est corrélée au lien que l’humour de l’élève
entretient avec l’activité en cours. Or, parmi les pratiques humoristiques,
le récit humoristique est celle qui est la plus soumise à la contrainte de la
pertinence topicale (relevance requirement, Giora, 1985 cité dans Norrick,
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2003), ce qui limite donc les risques de rupture dans la progression des
activités. Sachant qu’au Secondaire 2 toutes les séquences humoristiques
initiées par les élèves sont en lien avec le cours officiel de l’activité, l’en-
seignant n’a plus besoin de légitimer une pratique humoristique plutôt
qu’une autre (voir graphiques 6 et 7 ci-après).
5. Discussion
Le va-et-vient entre analyses séquentielles et quantitatives permet de
mettre à jour un certain nombre d’observations quant au traitement
différencié de l’humour entre les Secondaires 1 et 2. En premier lieu,
les élèves développent une expertise en matière d’humour au cours de
leur trajectoire scolaire. Cette expertise ne concerne pas une forme de
compétence humoristique en tant que telle (nos recherches ne visent
pas à démontrer que les élèves sont plus drôles au Secondaire 2), mais
renvoie à la capacité des élèves à adapter leurs pratiques humoristiques au
contexte institutionnel de la classe. En effet, si le nombre de séquences
humoristiques des élèves au Secondaire 1 est supérieur à celles de l’ensei-
gnant, la présence de l’humour dans les pratiques des élèves au Secondaire
2 devient similaire à celle observable dans les pratiques de l’enseignant.
Par ailleurs, les pratiques humoristiques des élèves au niveau supérieur
sont toujours formatées de manière à faire progresser l’activité didac-
tique, ce qui n’est pas le cas au Secondaire 1. Le degré d’adéquation de
l’humour à la tâche est également lisible dans les pratiques humoris-
tiques qui sont privilégiées par les élèves selon leur niveau scolaire. Si les
élèves au Secondaire 1 donnent une plus large place à la moquerie et à la
provocation, ceux du Secondaire 2 témoignent d’une diversification de
leurs pratiques et d’une diminution de la place accordée aux moqueries.
LES PRATIQUES HUMORISTIQUES / 121
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mise en scène dans l’interaction du caractère ou non approprié de l’hu-
mour en classe. Si l’on observe une faible participation de l’enseignant
quel que soit le niveau scolaire, on note toutefois qu’au Secondaire 1
l’enseignant participe dans une plus large mesure aux séquences humo-
ristiques qui soutiennent la progression de l’activité, notamment en
participant plus fréquemment aux séquences humoristiques reposant sur
le récit humoristique. Par sa participation à certaines séquences humo-
ristiques des élèves, l’enseignant incarne dans ses pratiques la légitimité
d’un humour qui est instrumentalisé de manière à optimiser les processus
d’apprentissage. Il amène ainsi les élèves à privilégier des formes d’humour
qui, tout en restant ludiques, sont susceptibles de remplir des objectifs
sérieux. Donc précisément les formes d’humour qui sont privilégiées par
les élèves au Secondaire 2.
6. Conclusion
L’humour est une ressource qui est loin d’être étrangère aux activités des
acteurs de la classe. Plus encore, l’humour n’est pas qu’une source de
perturbation mais peut être une composante attendue dans le contexte
de l’école du moment qu’elle est formatée de manière institutionnelle-
ment appropriée. Cette légitimation de certaines formes d’humour est
lisible dans les pratiques humoristiques des participants ainsi que dans les
processus interactionnels par lesquels ils se témoignent mutuellement le
caractère ou non pertinent de celles-ci. On observe une continuité dans la
transition entre les deux niveaux de scolarité : les pratiques humoristiques
des élèves au Secondaire 2 répondent favorablement à ce que l’enseignant
légitimise au Secondaire 1, à savoir des formes d’humour coopératives qui
soutiennent l’accomplissement et la progression de l’activité.
122 / CÉCILE PETITJEAN
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