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© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 12/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 197.203.101.164)
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Cécile Canut
CERLIS, Paris Descartes, USPC
Cecile.canut@parisdescartes.fr
Introduction
La réflexion concernant la place et l’implication du chercheur en
sciences sociales a débouché en sociolinguistique critique (Heller 2002)
sur la mise en cause d’une supposée neutralité du sociolinguiste et de la
construction de son objet (Heller 2002, de Robillard 2014). Largement
dominées par les nombreux débats à propos de l’ethnographie en
anthropologie, en Europe comme en Amérique (Fabian 1983 ; Agar
1986 ; Briggs 1986 ; Marcus 1995 ; Abelès 2002 ; Olivier de Sardan
2008 ; Fassin & Bensa 2008 ; Ingold 2014), les nouvelles perspectives
épistémologiques qui en découlent ouvrent la voie à une réflexion de
fond sur les méthodes, mais plus largement sur la production du savoir.
Loin d’un engagement partisan, il s’agit pour Monica Heller d’assumer
des positionnements épistémologiques impliqués par des points de vue
situés, des choix d’objets, des rapports engagés avec nos interlocuteurs.
Ces mises en question des modalités du travail de recherche m’amèneront
à questionner la partition même entre terrain et théorie (Ingold 2014),
afin d’une part de rendre compte de ce que j’ai dénommé une anthro-
pographie (2012) et, d’autre part, de mettre au jour une sociolinguistique
politique à laquelle je travaille au sein d’un collectif1.
1. Engagé par Cécile Canut, avec Caroline Panis, Manon Him-Aquilli et Felix Danos, ce
travail débouchera sur la publication d’un ouvrage en 2017, Le langage, une pratique
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les effets de ce type de démarche collective sur la production du savoir et
l’ensemble des personnes engagées dans l’aventure anthropographique.
À partir de deux expériences différentes – réalisation d’un film au Cap-
Vert, L’Île des femmes, dans le cadre d’une ANR entre 2010 et 2014, et
réalisation d’une série filmée co-réalisée avec Stefka Stefanova Nikolova
et Ruska Guencheva, Derrière le mur, dans le ghetto tsigane Nadezhda,
à Sliven en Bulgarie, depuis 2006 –, j’analyserai les différentes phases
de ce que constitue une sociolinguistique politique sollicitant à la fois la
sociologie du langage, l’analyse de discours et l’anthropologie politique
et filmique. Il s’agira alors de montrer en quoi la dimension du « faire
avec » suppose de considérer la rencontre avec les personnes non pas
comme un « terrain » à documenter, mais comme un agir collectif poli-
tique en devenir. Expérimenter le monde, c’est tout autant le construire
que l’inventer à plusieurs. En dernier lieu, j’expliquerai en quoi l’enga-
gement subjectif et politique produit un savoir situé qui permet aussi
une politique de diffusion non pas confinée dans une bulle académique,
mais œuvrant à la mise en débat de nos recherches au sein de la société,
et plus largement du monde.
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cer la compréhension : données historiques (archives), discours exté-
rieurs et antérieurs (dialogisme/interdiscours), récits, documents écrits
(médias, réseaux sociaux), etc. Le propre de l’interprétation est donc
nécessairement sa singularité : elle passe par un travail d’analyse pluriel
qui reste toujours situé puisque fruit d’un processus d’associations et de
mises en liens opérées par le (la) chercheur(e). L’exigence épistémolo-
gique passe par une triple attention : en plus du « travail d’intersubjec-
tivation » (Bensa & Fassin 2008 : 10) et des enregistrements (audio ou
vidéo) réalisés pour pourvoir analyser de manière précise les pratiques
langagières, l’historicité de ces données nécessite une large collecte des
discours antérieurs (archives locales, nationales, internationales, textes
de lois, décrets, discours politiques, médiatiques, associatifs, etc.)
L’interrelation entre ces trois dimensions analytiques ne permet pas
de dire que l’une s’impose avant l’autre : tout comme l’observation parti-
cipante est intrinsèquement liée à l’interprétation et à l’élaboration d’une
analyse, l’implication des discours extérieurs ou antérieurs intervient au
cours du travail et nourrit de même la réflexion.
Cette approche, en ne supposant aucune catégorie préalablement
construite par le chercheur mais en se fondant uniquement sur la labi-
lité des catégories et des discours produits par différents interlocuteurs,
circulant dans les espaces privés et publics, permet aussi d’éviter un
piège dénoncé depuis longtemps mais pourtant toujours au principe
d’une approche courante en sociolinguistique : le « piège identitaire »
(Canut 2005, 2008 ; Agier 2013). Sortir d’une perspective culturaliste et
essentialiste implique de sortir d’une pensée par catégories dans lesquelles
nous placerions des personnes, des groupes ou des comportements dans
des petites cases bien faciles à classer ou évaluer. Si ces questions ont été
engagées maintes fois (pour la catégorie « parler jeune » par exemple),
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elles n’ont finalement entraîné que très peu de remises en cause épisté-
mologiques, sous le prétexte qu’il faut bien trouver un nom à un phéno-
mène. Or l’enjeu n’est pas de trouver la supposée bonne catégorie mais,
par l’exigence d’un surcroît d’analyse et de compréhension, de remettre
en cause le principe même de mise en catégorie2, en se focalisant non
plus sur un type de pratique langagière, mais en partant avant tout des
sujets parlants, de leurs ressources et de leurs pratiques sociales. Si le
processus de catégorisation est inhérent au fonctionnement analytique,
il n’est pas à confondre avec les catégories, sous prétexte que des gens leur
accordent une importance. Repérer les catégories à l’œuvre, en expliquer
le fonctionnement social, montrer comment certaines sont totalement
fluctuantes en fonction des contextes d’énonciation et d’autres s’im-
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posent de manière réifiée dans les discours, est un travail indispensable
du sociolinguiste. Mais l’intérêt d’une approche anthropographique
réside justement dans le fait de ne pas reproduire systématiquement ce
que disent les personnes à un moment donné comme s’il s’agissait d’une
vérité définitive, mais de comprendre ce qu’ils font quand ils parlent ou
reprennent des catégories. L’approche que nous avons nommée sociolin-
guistique politique, au-delà du principe d’engagement politique du cher-
cheur visant à plus de clarté, a pour objectif de s’affranchir de catégories
naturalisées, telles que celles d’identité, d’origine, d’ethnie, de commu-
nauté, de minorité ou de langue, bien qu’elles fonctionnent sans cesse
dans les discours, les gestes et les images que nous étudions. Supposer
que des locuteurs ont une ou des identités, ou que leur positionnement
se rattache systématiquement à des groupes d’appartenance, occulte
la labilité de processus d’identification, d’appartenance ou de mise en
frontières toujours changeants, variant selon les situations d’interaction
(Panis 2014), en ce sens nous nous dissocions de bien des chercheurs qui
réifient très clairement les positionnements sociaux des sujets. Certes,
pour décrire cette multitude de processus à l’œuvre (entre hétérogénéisa-
tion et homogénéisation), le ou la chercheur(e) doit rester très longtemps
avec les personnes concernées et connaître l’ensemble des catégories
socialement construites circulant notamment au sein des discours exté-
rieurs et antérieurs. L’enjeu politique n’est pas mince dans une période
où ces catégories ressurgissent fortement dans les discours politiques : il
convient de rappeler à quel point ces catégories sont au principe même
d’une logique économique prédatrice qui vise à l’assujettissement des
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sive nécessaire au conditionnement et à l’assujettissement des citoyens
européens dits « roms » se heurte à des praxis radicalement opposées à
cette construction idéologique, tout en ayant par ailleurs un impact sans
précédent sur les pratiques discursives et les comportements des familles
(réappropriation discursive par récursivité).
2. De l’ethnographie à l’anthropographie
Si la sociolinguistique critique (Boutet & Heller 2007) constitue un tour-
nant décisif à plusieurs niveaux de la recherche, notamment par les choix
d’objets qu’elle problématise : soulignons toutefois que ce souci remonte
pour J. Boutet, J.-B. Marcellesi ou B. Gardin (et quelques autres) aux
années 1970, sans qu’il ait été spécifiquement labélisé. Au-delà de la
prise en compte de la parole des individus ou des groupes, son orienta-
tion vers des questions politiques suppose particulièrement de focaliser
notre attention sur la matérialité langagière et discursive. L’appréhension
du langage comme praxis sociale (redéployée par J. Boutet récemment,
2016), nous oblige à comprendre le dire en ce qu’il transforme le social,
en ce qu’il le construit. Rendre compte et analyser ces pratiques suppose
donc d’aborder l’ensemble des formes non pas « dans leur contexte », qui
n’existe jamais préalablement (Duranti & Godwin 1992), mais de porter
notre attention sur l’ensemble d’une situation sociale, et de surcroît sur
les pratiques langagières. L’ethnographie telle qu’elle est pratiquée par la
linguistic anthropology depuis ses débuts, et par l’anthropologie en géné-
ral, est donc la seule voix qui nous permette de travailler en ce sens. Si
la pratique ethnographique nourrit régulièrement de fortes polémiques,
surtout depuis la définition post-moderne de Geertz (1973 : 19), son
inscription dans le champ de l’ethnologie m’a poussée à créer celui d’an-
thropographie (2012). Il n’a rien de révolutionnaire, mais il tente de se
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base sur lequel nous recueillons des données « brutes », des faits parti-
culiers, avant de partir ailleurs faire le travail d’analyse ou d’interpréta-
tion générale – la supposée « théorie » comme « objectivation du réel »
(Ingold 2014 : 387). Parce qu’elle suppose d’une part des va-et-vient
entre de multiples sites (jusqu’à nos propres lieux de vie et de travail
où les personnes faisant partie de l’anthropographie peuvent aussi se
rendre) et d’autre part la concomitance des observations et des analyses
qui s’énoncent dans le fameux carnet de bord, il convient d’en faire un
aspect permanent du faire de la recherche. Dans le sillage de Fabian
(1983), insistons aussi sur la dimension temporelle : il ne s’agit pas ici de
produire des textes ou des films ethnographiques visant à rendre compte
d’un passé (encore moins figé ou révolu), mais au contraire de considé-
rer la situation où s’expérimente la vie en commun comme une poli-
tique des devenirs, au sens que lui donnaient Deleuze et Guattari (1980).
Ici advient alors la question de la place du chercheur : ni collecteur,
ni simple observateur, l’anthropographe se doit d’être acteur, construc-
teur, inventeur, avec ses hôtes, dans le sens qu’il « philosophe » (Ingold
2014 : 696) avec ses interlocuteurs pour comprendre à la fois ce que la
vie pourrait être et ce qu’elle est pour des gens à un moment et dans un
lieu particuliers. L’engagement du chercheur, est donc à la fois éthique,
ontologique et politique (Ingold 2014 : 696 ; Potot 2016).
Dans le cadre de mes recherches actuelles en Bulgarie (où je me rends
en moyenne deux fois par an depuis 2006), au sein d’un quartier dit
« tsigane », Nadezhda, j’ai entrepris d’expérimenter une sociolinguistique
politique fondée sur une anthropographie : d’une part je participe avec
« attention » à la vie de la (grande) famille dans laquelle je réside, sans
m’extraire des questions de toutes sortes qui se posent, et d’autre part,
je me positionne comme un membre actif, en guettant les moments de
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3. Le corps de l’anthropographe
Avant d’en venir à l’expérimentation proprement politique de la
recherche, arrêtons-nous un instant sur la vie en commun, sur le « philo-
sopher » dans le cadre d’une immersion longue et/ou répétée à plusieurs
reprises pendant de longues années. La présence physique du chercheur
ou de la chercheure au sein des familles, des quartiers, des lieux de ren-
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contre, etc., doit être pensée avant tout dans sa matérialité.
Les manières d’être et de faire, les manières de parler et de se mouvoir,
l’imposition de sa présence et de son corps durant de longues semaines,
mois ou années, supposent des agencements spécifiques qui se transfor-
ment au cours du temps. Le lieu et la place où il ou elle dort, son histoire
familiale, sa propension à apprendre les manières de parler, etc., sont
autant d’éléments qui font la rencontre, comme toute autre rencontre, et
qui décident de la collaboration. On s’en tient souvent aux notions de
genre, de race, de nationalité, dans les descriptions des contextes inter
actionnels, mais tous ces petits riens sont tout aussi importants que les
catégories académiques. Être obligée de dormir à plusieurs dans une
même pièce (Cap-Vert), aller au hammam avec les femmes du quartier
parce que les salles de bain ne sont pas construites (Nadezhda, Bulgarie),
voyager seule sans sa famille, s’habiller, se coiffer de telle manière, etc.,
suscitent des questions soulevées de part et d’autre, qui impliquent des
discussions, des interrogations et parfois des incompréhensions ou des
malentendus (Resnick 2009).
Au centre du travail avec nos hôtes (Bensa 2008), nos interlocu-
teurs, et parfois nos amis, s’instaure avant tout un rapport. Un rapport
à partir duquel se construit la recherche, et qui a souvent été négligé
en tant que producteur de formes. Engager une co-construction de la
recherche, ce n’est pas seulement la brandir comme un étendard dès que
deux personnes sont en contact, mais la mettre concrètement en œuvre
et être capable d’expliquer comment ce rapport fonctionne au cours du
travail. Il convient alors de s’inscrire dans une anthropologie politique
qui « a reconsidéré la place de l’anthropologue, son engagement et son
implication dans la situation de communication qui définit le « terrain »
ainsi que ses effets théoriques sur les significations de la description et
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cesse, c’est bien que le regard décalé, voire poétique, permet d’entrer
dans ce rapport où l’imagination et la subjectivité ont un rôle à jouer.
Au-delà d’une approche uniquement textuelle (le texte anthropologique
comme fiction), il s’agit d’entrer dans l’interaction sous toutes ses formes
physiques, vocales, matérielles. Si cette dimension est d’emblée très per-
ceptible dans les recherches où le corps, y compris sous l’aspect de ses
transformations (Greco 2013), est au centre des pratiques sociales, elle
n’en est pas moins présente partout. Une anthropologie filmique permet
clairement de mettre en évidence ce jeu des corps : ainsi les manières de
se placer, de se toucher et de percevoir les corps sont très significatives
dans les films de Jonathan Larcher (2012) ou Norah Benarrosh-Orsoni
(2015) avec des Roumains roms. Le corps du chercheur avec sa caméra
est un point central de positionnement : on l’inclut ou on l’exclut de la
conversation, parfois il gêne, puis il est désiré ou à nouveau rejeté, etc.
Plus encore, le mouvement, des corps entre eux, des corps dans l’espace
et dans le temps, constitue un phénomène sur lequel les observations ne
s’arrêtent d’habitude que très peu.
Qu’il s’agisse des films anthropologiques aujourd’hui très nombreux,
des bandes-dessinées ou du travail photographique, la dimension artis-
tique pour la construction et la diffusion de la recherche se révèle parti-
culièrement fructueuse – si toutefois elle conserve sa complexité – lors-
qu’il s’agit de rendre compte des conditions de production des discours,
faisant émerger les (ou certaines) conditions matérielles concrètes qui les
font exister.
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C’est donc grâce à cette correspondance subjective, que mon implica-
tion dans le quartier, avec plusieurs familles, s’est concrétisée de manière
totalement inédite, au cours de ces dix dernières années, avec Stefka mais
aussi Ruska, Bogidar, Baba Male, Papina, Vili, et des dizaines d’autres per-
sonnes. Ces premières années ont donné lieu à des projets communs : la
publication et la traduction des textes de Stefka en France (qui ne voulait
pas les publier en Bulgarie), La Vie d’une femme Rom (Tsigane), et la réali-
sation de plusieurs « improvisations filmées » (Zat Stenata épisodes 1 et 2),
qui donneront lieu à la réalisation d’un documentaire de création collec-
tive plus conséquent dans quelques temps.
La réalisation filmique comme rapport est devenue un moyen très
riche dans l’élaboration collective. D’une part, elle permet aux habi-
tants du quartier de s’approprier un moyen très simple de production de
parole, alors qu’ils font l’objet de multiples discours dévalorisant dans les
médias (Canut, Jetchev, Stefanova Nikolova 2016), mais aussi de faire
valoir leur propre regard sur leur lieu de vie et sur notre relation. Au-delà
de la mise en présence des corps et de leur contextualisation immédiate,
par le biais des images et des espaces sonores, la caméra fixe des moments
importants, construit une mémoire vive du quartier, redonne une his-
toire et du sens à des familles totalement discriminées et déshumanisées
à l’extérieur du quartier. Plus encore, elle devient un outil politique pour
parler aux « Français » (pour alerter sur l’impossible dialogue avec les
Bulgares non roms par exemple), ainsi que le déclare mes ami(e)s à plu-
sieurs reprises. Ces enjeux politiques se sont très vite imposés et le rôle
du chercheur est en ce sens celui d’un passeur de significations nouvelles
données à la vie même dans le ghetto : l’enjeu réside dans les possibles
devenirs à construire au sein d’un environnement où tout s’écroule (crise
économique, racisme, violence, etc.).
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lieu a conduit Ja, une des jeunes femmes qui m’accueillaient, à s’intéres-
ser à mon travail, plus encore que ses sœurs, aboutissant à une relation
très étroite entre nous puisqu’elle a finalement pris ma place dans le film
l’Île des femmes en jouant et se déclarant à la fois « journaliste » et « per-
sonnage principal ». Cette coopération a été pour moi très instructive :
alors que je proposais à Ja de jouer le rôle d’une « enquêtrice », faisant
basculer notre film dans une dimension plus ou moins fictionnelle, j’ai
découvert alors très vite combien ce procédé produisait un savoir diffé-
rent de celui que j’aurais obtenu si j’avais moi-même posé les questions
aux pratiquantes du batuke. Ja, connaissant le milieu de l’intérieur, s’est
focalisée sur certains aspects (la relation aux maris, les enjeux sociaux et
politiques, la place des associations, etc.) dont je n’aurais pas soupçonné
l’importance. À la différence des films créés en commun en Bulgarie où
tout le monde pouvait prendre la caméra, où Stefka et Ruska étaient de
véritables co-auteures-réalisatrices, le film à Cabo Verde a été conçu en
grande partie par moi-même mais s’est co-construit ensuite au moment
du tournage. Ce phénomène s’était déjà produit de manière totalement
imprévue lors du tournage au Mali de mon film Frontière reconduite, et
avait donné lieu à la réalisation d’un film court (Tringa Marena) autour
du personnage spécifique de Bathily, jeune expulsé de la France, qui
s’était de lui même impliqué personnellement dans mes tournages.
La construction d’un film est toujours complexe : si l’on conçoit le
film comme un documentaire de création, l’écriture cinématographique
et le filmage ne peuvent être comparés à une prise de notes, un enregis-
trement ou à un carnet de terrain. L’anthropographie nécessite d’associer
les personnes au travail de réflexion et d’analyse à tous les niveaux, afin
de construire le film, de choisir des positions de caméra, d’orienter le
montage dans telle ou telle direction. Ce dialogue permanent montre
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mon désintérêt. Ce type d’échange (proche de ce que Ingold nomme
les « correspondances », 2014 : 389) est permanent et à propos de tout,
l’important est de ne surtout pas s’y soustraire : il nourrit la réflexion qui
nous fait avancer ensemble.
Pour conclure sur le rôle des approches filmiques en sociolinguis-
tique, notons que la disponibilité aux hasards, le temps long pris à lais-
ser les personnes s’intéresser à notre travail est un des points de départ
majeurs de la réussite d’une anthropographie engagée. L’imprévisible
est prépondérant dans les correspondances subjectives : l’acuité de l’atten-
tion seule permet de saisir leur naissance afin d’en faire quelque chose
d’autre qu’une simple rencontre. Loin de faire des films les seuls objets
de production de savoir (la complémentarité avec l’écriture de livre est
évidente), ils ont cette immédiateté (on voit, tout en faisant, ce que l’on
co-construit) et cette facilité d’usage qui permettent aux personnes anal-
phabètes ou peu intéressées par l’écriture de construire, de faire, avec le
chercheur. Les premières projections après les montages, sur les lieux
mêmes de tournage, constituent toujours des moments d’une extrême
force émotionnelle, qui indiquent à quel point compte l’engagement
de tous dans ce travail. Si les films sont vus, appréciés, discutés par les
personnes avec lesquelles nous travaillons, les ouvrages sont, eux, moins
lus par eux (d’autant qu’ils sont souvent dans une autre langue) et du
coup moins sujets à débat : les écrits sont bien souvent à destination de
nos collègues, nos pairs, nos proches, nos concitoyens, alors que les films
sont pour tout le monde.
3. Si à certain moment il faut bien quitter physiquement les lieux, les nouveaux outils
numériques (Skype, Facebook, etc.) utilisés par nos interlocuteurs permettent toutefois
une prolongation de la présence et des discussions, moments qu’ils sollicitent de plus
en plus, en Bulgarie comme au Cap-Vert.
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réservé à la bulle académique mais enjeu de discussions et de débats par-
tout dans la société, les sollicitations sont bien plus nombreuses quand il
s’agit d’un film que lorsqu’il est question d’un livre.
Pour conclure
J’ai tenté de manière très brève d’indiquer quelques éléments qui
concourent à la mise en œuvre d’une sociolinguistique politique, dont
les principes recouvrent une grande partie de l’anthropologie politique
ou de la sociologie critique. Si le processus de déconstruction des caté-
gories, vœux déjà ancien de Bourdieu (1983), est engagé dans la socio-
linguistique critique, il me semble qu’il doit aussi toucher les procédures
méthodologiques afin de se départir définitivement d’une approche par-
fois déterminée par les présupposés de la théorie du reflet : comme je l’ai
déjà montré (Canut 2005), la notion de langue ou celle d’identité mérite
une sérieuse mise en question afin d’engager une sociolinguistique des
processus et des praxis.
Il me semble enfin aujourd’hui plus que jamais important de réflé-
chir aux implications épistémologiques et donc politiques de notre posi-
tionnement dans cet espace social qui nous fait exister économiquement
(rappelons que, malgré l’autonomisation des universités, nous sommes
encore rémunérés par l’État, donc partie prenante d’une société à laquelle
nous devons des comptes). Si l’injonction inverse, dont les jeunes cher-
cheur(e)s vont faire les frais de manière plus drastique, semble enga-
ger nos résultats uniquement vers la bulle académique selon un rythme
effréné d’une publication à la chaîne dont les données quantitatives sont
les seuls critères d’évaluation, alors il convient d’entrer en résistance pour
une recherche lente, subjective, co-construite et engagée, fondée sur les
principes de « correspondance », d’association et d’analogie. Puisque
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Références bibliographiques
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