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© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 26/08/2023 sur www.cairn.info par Esengül Yaz?c? Kaya (IP: 78.184.73.170)
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L’activité langagière, la langue et le signe,
comme organisateurs du développement humain
Jean-Paul Bronckart
Université de Genève
Jean-Paul.Bronckart@pse.unige.ch
Depuis leur émergence à la charnière des XIXe et XXe siècles, les sciences
humaines ont la réputation d’avoir connu une succession de “tournants”,
généralement présentés comme des ruptures décisives, en ce qu’ils se
seraient caractérisés par la formulation d’orientations théoriques radicale-
ment nouvelles, annulant (voire diabolisant) les orientations antérieures.
À la lumière de l’immense corpus de philosophie de l’esprit qui alimente
de fait les problématiques actuelles des sciences humaines, ce type de
lecture paraît bien superficiel, les divers paradigmes ayant émergé au
cours du XXe ne consistant pour l’essentiel qu’en reformulations (parfois
bien appauvries) d’orientations amplement débattues, et se différenciant
essentiellement par la priorité accordée à l’une ou l’autre des multiples
dimensions (équipement génétique, pensée consciente, langage, structure
sociale, culture, etc.,) de l’organisation et du fonctionnement spécifi-
quement humains. Nous soutiendrons dès lors que si toute démarche
de sciences humaines se doit de prendre appui sur un positionnement
épistémologique clair et ferme, elle doit aussi et surtout viser à ce que les
produits de ses travaux (portant sur un domaine forcément limité) puis-
sent s’intégrer à un cadre théorique explicitant les articulations pouvant
être posées entre les diverses dimensions impliquées dans le développe-
ment et le fonctionnement des humains.
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le langage constitue le facteur déterminant de l’émergence des capacités
sociales, culturelles et cognitives propres à l’espèce, ou encore a entraîné
une réorganisation “révolutionnaire” du fonctionnement psychique hérité
de l’évolution. Cette seconde thèse de l’interactionnisme est cependant
longtemps demeurée “de principe”, faute d’un examen approfondi des
propriétés effectives des langues naturelles (et en conséquence des moda-
lités concrètes de leur impact sur le psychisme hérité), et nos travaux pro-
pres visent dès lors pour une large part à solliciter les sciences du langage
(et à contribuer éventuellement à leur développement) pour fournir aux
thèses interactionnistes l’appui technique qui leur fait défaut.
Mais comme les autres disciplines de l’humain, les sciences du lan-
gage ont connu au cours du XXe siècle de multiples “tournants”, eux
aussi souvent conçus comme des ruptures censées annuler les acquis des
orientations antérieures : – l’approche distributionnaliste de Bloomfield ;
– les divers structuralismes prétendument inspirés de Saussure ; – les
grammaires génératives ; – les théories de l’énonciation ; – la pragmatique ;
– les sciences du discours, etc. Si nos travaux empiriques se sont inscrits
dans le dernier courant et accordent la primauté à la dimension praxéolo-
gique du langage, nous soutenons néanmoins que la compréhension des
conditions effectives de mise en œuvre de l’activité langagière requiert
un examen approfondi du statut des signes et de la systématique sous-
tendant l’organisation des langues, ou encore que le langagier doit être
conçu comme relevant d’une dialectique permanente entre dimensions
praxéologiques et dimensions systémiques. Dans cette contribution,
après avoir présenté notre positionnement épistémologique et le statut
qu’il accorde au langage, nous proposerons les lignes générales d’une
conception du langagier comme mouvement dynamique permanent entre
activité communicative externalisée et traitement psycho-cognitif interne,
en nous fondant principalement pour ce faire sur l’œuvre de Saussure.
Ensuite, en sollicitant nos travaux propres ayant trait à l’architecture tex-
tuelle, nous évoquerons les modalités sous lesquelles le langagier contribue
d’une part à la constitution de la pensée consciente humaine, d’autre part
au développement permanent des personnes.
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mettre en évidence et de conceptualiser, simultanément, d’un côté les
aspects de la continuité entre les formes objectives successives issues de la
dynamique permanente de la matière, d’un autre les aspects de la rupture
qu’a constitué l’émergence en l’humain d’une pensée consciente ayant la
capacité de s’adresser à cette dynamique même et de tendre à l’orienter.
S’agissant de la continuité, à s’en tenir au vivant et plus particulière-
ment aux espèces animales, il y a lieu de considérer que chaque organisme
dispose de comportements observables et de processus psychiques sous-
jacents, de niveaux de complexité équivalents (principe du parallélisme),
que les uns et les autres sont mis en œuvre dans le cadre d’activités collec-
tives organisant les interactions des organismes avec leur milieu, et que ces
interactions génèrent, en chaque organisme, des formes de connaissance
des propriétés du milieu. Au plan technique, on peut soutenir que les
interactions organisme-milieu mobilisent les processus d’assimilation,
d’accommodation et d’équilibration (tels que décrits par Piaget, 1947),
ainsi que les processus d’association thématisés par le behaviorisme, et
que la mise en œuvre de ces processus génère des reflets internes, c’est-à-
dire donne naissance à des images mentales ou configurations de traces
psychiques ancrées dans l’appareil bio-physiologique. Si leur existence est
empiriquement validée par les capacités de différenciation, de reconnais-
sance et d’évocation dont font preuve les animaux, ces images mentales
sont néanmoins dépendantes des conditions de renforcement du milieu
(elles s’éteignent en l’absence de nouveaux renforcements), sont idiosyn-
crasiques (ou ne font pas l’objet d’un partage-échange collectif) et restent
inconscientes (ou ne s’organisent pas en opérations de pensée potentielle-
ment accessibles à elles-mêmes). Et ces trois propriétés définissent ce que
l’on peut qualifier de psychisme primaire.
S’agissant de la rupture humaine, un de ses aspects les plus évidents est
l’émergence du langage verbal. Ce langage se présente d’abord comme une
pratique dont la finalité majeure est de contribuer à l’entente (cf. Habermas,
1987) requise pour la mise en œuvre des activités particulièrement com-
plexes de l’espèce : l’activité langagière constitue l’instrument fondamental
de planification, de régulation et d’évaluation de l’ensemble des (autres)
activités collectives. Ce langage mobilise par ailleurs des signes relevant
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d’une langue naturelle, c’est-à-dire des unités sonores, variables selon les
communautés, ayant la capacité de faire référence à des aspects quelconques
du milieu. La thèse majeure de l’interactionnisme est alors que ce sont ces
signes mobilisés dans l’activité langagière qui donnent naissance aux repré-
sentations humaines, en tant qu’images mentales stabilisées et opératoires.
Ces dernières se construisent sous l’effet des processus d’interaction organis-
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me-milieu communs au vivant (et il n’y a donc pas à minimiser les apports
fournis en ce domaine par le behaviorisme et le constructivisme piagétien),
mais ces processus étant encadrés et orientés par les pratiques verbales, les
produits ou “reflets” qui en résultent portent des traces, et des propriétés
des objets du milieu visés, et des propriétés langagières de l’interaction
elle-même, de sorte que toute représentation humaine présente toujours
des dimensions à la fois “objectives” et sociales. Par ailleurs, en raison du
caractère socio-interactif de leur constitution, ces représentations trouvent
nécessairement deux lieux d’ancrage : d’un côté, elles se stabilisent dans les
instances et les œuvres d’une communauté, au titre de représentations col-
lectives ; d’un autre côté, elles s’intériorisent en chaque organisme singulier
au titre de représentations individuelles. Et c’est cette intériorisation qui est
la cause de la transformation du psychisme primaire hérité de l’évolution
en un psychisme autonome (indépendant des conditions de renforcement),
opératoire (dont les unités s’organisent en structures de raisonnement) et
conscient (potentiellement accessible à lui-même).
Cependant, comme nous l’avons indiqué, la validation de cette thèse
implique un examen plus technique et détaillé des propriétés de l’activité
langagière, des langues naturelles et des signes, auquel nous procéderons
maintenant en nous fondant sur l’œuvre de Saussure.
c’est une toute autre conception du langage qui se révèle, dont nous ne
pourrons retenir ici que trois articulations majeures.
Pour Saussure, le langage est d’abord discours, ou activité de parole, et
c’est dans le cadre de cette praxis que se manifeste sa propriété majeure qui
est de se transformer en permanence en même temps qu’il se transmet de
générations en générations : ��« ��������������������������������������������
��������������������������������������������
Toutes les modifications, soit phonétiques,
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soit grammaticales (analogiques) se font exclusivement dans le discursif� »��
(ELG, p. 95). �������������������������������������������������������������
Dans l’immense travail qu’il a réalisé sur les “légendes bur-
gondes” (cf. Turpin, 2003), il a mis en évidence que l’activité de discours
se réalise en divers genres textuels, articulés à des activités spécifiques, et
il a décrit de multiples aspects de la structuration interne de ces genres ;
mais il a aussi et surtout analysé les effets de la transmission historique
des textes (et plus largement de l’intertextualité) sur la valeur des signes
qu’ils comportaient, ce qui l’a conduit à souligner la large autonomie des
phénomènes langagiers à l’égard des phénomènes sociaux. Plus préci-
sément, il a montré que si les propriétés des genres textuels étaient “au
départ” liées à des enjeux sociaux déterminés, la vie propre des textes au
cours du temps provoquait inéluctablement une manière de rupture de
ce cordon ombilical. Et c’est notamment sur la base de ce travail qu’il a
revendiqué l’autonomie du sémiologique à l’égard du sociologique, et qu’il
s’est opposé à l’approche durkheimienne de son ami Meillet.
Pour Saussure, le langage ce sont aussi les langues naturelles, dans leur
extrême diversité et leurs changements incessants, et la plus large part de
son œuvre a visé à analyser ces deux ordres de phénomènes pour tenter de
dégager ce que les langues avaient de commun ou de général. Les produits
de ces analyses comparatives et généralisantes ont été codifiés sous l’ex-
pression fameuse de la langue, mais ce concept a en réalité dans l’œuvre
deux acceptions bien distinctes. La première, d’ordre ontologique, a été
développée dans les conférences de 1891 (cf. ELG, pp. 143-173) ; dans son
approche des changements caractérisant la diffusion des langues dans le
temps et dans l’espace, Saussure avait mis en évidence qu’un idiome n’en
devient jamais un autre du jour au lendemain, mais que les transformations
langagières ont un caractère progressif et continu, et qu’en conséquence la
terminologie usuelle en ce domaine (le latin, le français, le portugais, etc.)
procède d’un travail rétrospectif de “découpe” artificielle d’une entité qui,
en soi, est unique et en perpétuel mouvement (d’où la formule fameuse
de la langue comme une seule et même robe, en permanence rapiécée avec
les mêmes bouts d’étoffe). En d’autres termes, sous cet angle d’attaque, on
extraits publiés du corpus des Légendes (voir références en bibliographie) ainsi que sur
de multiples notes non publiées.
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doit considérer que n’existe qu’un seul phénomène de langue, en tant que
pendant structurel (ou pendant “ressources”) de ce phénomène praxéo-
logique lui aussi universel et permanent qu’est l’activité langagière. Mais
puisque cette langue unique se perpétue en se transformant, on peut en
identifier des « états » différents dans le temps et dans l’espace. Si ces diver-
ses strates ont un aspect “objectif” (chacun peut percevoir les différences
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entre langues naturelles), leur dimension fondamentale est néanmoins pour
Saussure d’ordre gnoséologique : un « état de langue » ne peut en effet être
identifié et circonscrit que comme ce qui est « vécu » ou « connu » comme
tel « dans la conscience des sujets parlants d’une communauté donnée ».
Et c’est de cet autre angle d’attaque que découle sa seconde acception de
la langue, que l’on peut définir comme que ce qu’il y a de général ou de
commun dans l’appréhension et la mise en fonctionnement du langagier
par les membres d’une communauté donnée, à un moment de leur his-
toire, ou encore comme le vécu synchronique d’une phase du mouvement
de l’entité unaire universelle. Cette langue vécue synchronique pourrait être
conçue, superficiellement, comme une manifestation locale et passagère de
la langue ontologique, mais pour Saussure le rapport entre ces deux entités
est en fait inverse : l’entité unique n’est que le résultat de l’accumulation
des « états de langue », de l’accumulation des mises en œuvres du langagier
par des groupes sociaux successifs et des transformations qui en résultent.
La seconde acception de la langue est donc pour lui primordiale, et pour
élucider en quoi elle consiste, il convient de comprendre les processus de
mise en œuvre évoqués plus haut, de comprendre comment les groupes
humains fabriquent des signes et les organisent ; ce qui requiert inélucta-
blement de comprendre en quoi réside l’essence des signes, et en quoi réside
l’organisation de ces derniers en des systèmes de régularités.
Dans le manuscrit de L’essence double en particulier (cf. ELG, pp. 15-88),
Saussure a démontré que les signes verbaux constituaient des entités inte-
ractives-processuelles n’ayant aucune commune mesure avec les divers
types de signaux utilisés par ailleurs chez l’homme et les autres animaux.
Contrairement à ce qu’en disait la Tradition, un signe n’a aucune dimen-
sion substantielle (ou n’est soumis à aucune détermination “naturelle”),
en ce qu’il ne constitue que le produit momentané d’un « accouplement »
conventionnel de deux entités psychiques. Plus précisément : – les deux
faces du signe ne sont pas constituées, d’un côté d’entités sonores dans leur
physicalité, d’un autre d’objets ou d’événements concrets, mais d’images
mentales élaborées à propos de ces deux domaines substantiels (les “images
acoustiques” sur un versant, les “images référentielles” sur l’autre) ; – les
images acoustiques ne se délimitent et ne se stabilisent qu’en fonction des
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nier pouvant être défini comme la configuration d’images référentielles qui
sont subsumées par le signifiant, ou encore comme une unité représentative
qui ne tire sa délimitation et sa stabilité relatives que du processus même
d’accouplement avec un signifiant. Le signe n’est donc qu’une cristallisation
psychique d’associations images sonores / images référentielles réalisées dans
le cours des échanges sociaux, c’est-à-dire dans le cours de l’activité langa-
gière : il est donc, en essence, fondamentalement social, discursif et psychique.
Par ailleurs, dans le Cours I, Saussure a montré que, s’ils sont bien élaborés
dans le discours et que leur valeur est dès lors en partie déterminée par les
règles d’organisation de ces derniers, les signes font aussi l’objet, comme
toute entité mondaine, d’appropriation et d’intériorisation par les individus
singuliers : ils sont absorbés en l’organisme et y constituent des traces inter-
nes qui s’organisent selon une « logique » autre que celle de la chaîne de la
parole : celle du classement en séries (sur la base de ressemblances-différences
phoniques, sémantiques ou syntagmatiques) relevant de la sphère associative.
Et c’est ce reclassement interne qui est en définitive constitutif de la langue
synchronique, à la fois comme « dépôt individuel » et comme moyenne de
ces dépôts dans une même communauté verbale :
Tout ce qui est amené sur les lèvres par les besoins du discours […] : c’est la
parole. Tout ce qui est contenu dans le cerveau de l’individu, le dépôt des formes
entendues et pratiquées et de leur sens, c’est la langue. […] La langue est le réser-
voir individuel. (Cours I, p. 65)
3. Construction et développement
des capacités psychologiques humaines
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les éléments requis pour la validation de la thèse majeure de l’interaction-
nisme social, à savoir que c’est l’intériorisation du langage qui provoque la
transformation du psychisme hérité en un appareil cognitif opératoire et
conscient. S’agissant des signes, ceux-ci n’ont d’abord aucun fondement
substantiel ; ils ne procèdent que de la mise en rapport sociale-contingente
d’images sonores et d’images référentielles, et de ce fait, leur intériorisation
aboutit à la constitution d’entités internes qui, à la différence des images
mentales du psychisme animal, ne sont plus dépendantes des conditions
de renforcement du milieu objectif ; et cette autonomie leur confère une
première caractéristique, de permanence et de stabilité (les représentations
humaines persistent même lorsque s’éteignent les renforcements mon-
dains correspondants). Ensuite, dès lors que la face signifiante du signe
est constituée d’une image acoustique finie ou délimitée, le signifié qui
y correspond se présente lui-même comme une entité mentale finie et
délimitée ; le signifié est, comme le soulignait De Mauro (1975), un « ana-
lyseur » ou un « organisateur » qui fédère en une unité stable un ensemble
d’images référentielles à caractère jusque-là idiosyncrasiques. Et l’existence
de telles unités constitue la condition sine qua non du déploiement des
opérations de pensée (les processus cognitifs de classement, de sériation,
de conservation, etc., requièrent l’existence de termes stables auxquels s’ap-
pliquer), qui constituent la deuxième propriété du psychisme proprement
humain. Enfin, de par les conditions mêmes de leur élaboration, les signes
sont des entités dédoublées : ils sont constitués d’« enveloppes sociales » qui
renvoient à des ensembles d’images individuelles en même temps qu’elles
les rassemblent, enveloppes dont la face sonore est par ailleurs perceptible
et traitable ; et c’est cette accessibilité d’entités à pouvoir dédoublant qui
rend possible le retour de la pensée sur elle-même, ou encore la capacité de
conscience, comme troisième propriété du psychisme proprement humain.
à cela s’ajoute encore que dès lors que le formatage des signes ne procède
que des accords sociaux implicitement établis dans le cours de l’activité lan-
gagière, les unités de pensée issues de l’intériorisation des signes présentent
nécessairement aussi un caractère fondamentalement social : toute unité de
la cognition proprement humaine est donc toujours “dès le départ” sémiotique
et sociale, comme le soutenaient Vygotski et Voloshinov.
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d’implication de significations. Comme le relevait en effet Piaget, les opé-
rations de la pensée humaine constituent une manière de “transposition
mentale” des schèmes pratiques organisant les interactions des organismes
vivants avec leur milieu, mais alors que ces schèmes se déploient selon une
logique causale, la pensée procède, elle, par implications signifiantes (« la
vérité de 2 + 2 = 4 n’est pas “cause” de la vérité de 4 – 2 = 2 [...] la vérité de
2 + 2 = 4 “implique” celle de 4 – 2 = 2, ce qui est tout autre chose » Piaget,
1974, p. 177), et cette transformation ne peut en réalité s’expliquer que par
la subsomption des schèmes sensori-moteurs par les relations prédicatives
à l’œuvre dans l’activité de langage.
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l’interaction verbale (le monde évoqué est disjoint ou conjoint au monde
de l’interaction), d’autre part en ce qui concerne le rapport entre instances
agentives textuellement évoquées et instances agentives de l’activité verbale
(les premières, ou bien impliquent les secondes, ou bien sont autonomes
à leur égard). Dans nos travaux empiriques, nous avons identifié quatre
types discursifs tendanciellement universels (“discours interactif”, “discours
théorique”, “récit interactif” et “narration”), nous avons décrit les confi-
gurations standards d’unités actualisant ces types dans diverses langues
naturelles, et nous avons également mis en évidence les conditions et les
processus de “mélange” et/ou de combinaison de types dont témoignent
les réalités textuelles. Le troisième niveau est celui de la textualisation,
c’est-à-dire des divers mécanismes qui contribuent à l’établissement de
la cohérence thématique des textes, et qui ce faisant compensent leur
hétérogénéité infrastructurelle, due à la variété des types discursifs qui s’y
succèdent : il s’agit essentiellement des mécanismes de connexion et de
cohésion nominale, qui sont actualisés par des séries isotopiques d’unités
(respectivement les organisateurs textuels et les anaphores) qui ont fait
l’objet de descriptions très précises dans la littérature spécialisée. Le qua-
trième niveau est enfin celui de la prise en charge énonciative, c’est-à-dire
des mécanismes qui, quel que soit le genre adopté et les types de discours
qu’il comporte, explicitent les voix mises en scène dans la textualité, et
les différents types de jugements qui en émanent, sous forme de moda-
lisations ; prise en charge qui contribue à doter le texte d’une cohérence
interactive, ou à tout le moins à clarifier les divers types de rapport au
monde qui s’y confrontent.
À chacun de ces quatre niveaux, la structuration textuelle est dans un
rapport d’interdépendance dominante (mais non exclusive, bien sûr) avec
une des dimensions de l’entour extra-langagier. Les propriétés globales des
genres sont largement déterminées par celles des activités sociales auxquel-
les ils s’articulent, et par celles des formes d’interaction communicative
qui y sont possibles. Les mécanismes de textualisation sont largement
déterminés par l’éventail des ressources spécifiques de la langue naturelle
utilisée. Les types de discours sont quant à eux en étroite articulation avec
l’activité cognitive : ils codifient des mondes discursifs distincts, c’est-à-dire
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sa dimension “méta” : ils explicitent en quelque sorte le retour évaluatif
s’effectuant depuis l’appareil cognitif sur l’activité langagière en cours.
Nos travaux empiriques ayant trait au développement psychologique
tout au long de la vie sont actuellement particulièrement centrés sur le rôle
qu’y joue la maîtrise des types discursifs ; sans qu’il nous soit possible de
les décrire dans le cadre de cette contribution (pour un exemple, cf. Bulea
& Bronckart, 2006), ils montrent d’une part que les prises de conscience
des propriétés de l’activité propre, qui constituent le premier facteur du
développement des personnes, sont largement surdéterminées par les
choix de types de discours effectués lors de l’interprétation langagière de
cette même activité ; ils montrent d’autre part que l’intériorisation des
débats interprétatifs à l’œuvre dans le collectif, qui constitue le second
facteur (décisif ) de ce développement, implique la maîtrise des divers
types discursifs, et surtout la capacité de les mobiliser de manière alternée
dans une même activité langagière interprétative, alternance qui est la
condition de la confrontation des valeurs signifiantes des signes, et donc
de la revivification permanente des unités de pensée qu’ils subsument.
Références bibliographiques
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68 Jean-Paul Bronckart
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