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Les technolectes savants et ordinaires dans le jeu des

langues au Maroc
Leila Messaoudi
Dans Langage et société 2013/1 (n° 143), pages 65 à 83
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735114252
DOI 10.3917/ls.143.0065
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 02/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 105.71.132.30)

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Les technolectes savants et ordinaires
dans le jeu des langues au Maroc

Leila Messaoudi
Laboratoire Langage et société-URAC56,
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FLSH- Université Ibn Tofail-Kénitra
lmessaoudi@gmail.com

Le technolecte est un savoir-dire, écrit ou oral, verbalisant, par tout pro-


cédé linguistique adéquat, un savoir, ou un savoir-faire dans un domaine
spécialisé. L’appellation technolecte pourrait être rapprochée d’autres
dénominations (De Vecchi, 20121) et surtout de celle de « langue spécia-
lisée » (P Lerat, 1994). Nous avons présenté ailleurs la relation entre ces
deux appellations (Messaoudi, 2010) en démontrant l’utilité d’employer
celle de « technolecte », à portée générique avec un contenu plus large
que celui impliqué par « langue spécialisée » – sachant que cette dernière
est le plus souvent destinée à désigner l’usage écrit tandis que celui oral
semble quelque peu marginalisé (Gaudin, 1996 :173).
Avant d’aller plus avant dans cette réflexion, il conviendrait de rap-
peler quelques caractéristiques des technolectes, telles qu’elles se réper-
cutent à travers les plans linguistique, terminologique et sociolinguistique.
Sur le plan linguistique, les ressources et procédés mobilisés par les
technolectes sont puisés dans la langue spécialisée et dans la langue géné-
rale (Gross et Guenthner, 2002) vu l’existence d’un continuum avec cette
dernière. En plus d’un lexique spécialisé ou d’une terminologie (normalisée

1. De Vecchi (2012 : 9) note : « Là où l’un voit un argot de métier, l’autre verra un jar-
gon, un ergolecte, un technolecte sinon une langue spécialisée, voire une terminologie
ou un simple sociolecte et parfois une nomenclature. »

© Langage et société n° 143 – mars 2013


66 LEILA MESSAOUDI

ou non), des tours de syntaxe préférentiels et des usages discursifs (typiques


des textes spécialisés) peuvent caractériser les technolectes.
Sur le plan terminologique, les technolectes peuvent englober aussi bien
la terminologie savante (mise au point et normalisée) que celle « ordi-
naire » ou populaire au sens où elle est élaborée de façon spontanée et n’a
pas subi le processus de la normalisation. La notion de terme réfère au
mot normalisé a donc tendance à renvoyer systématiquement à la langue
normalisée (aux mots ayant subi un traitement terminologique) or, les
ensembles langagiers spécialisés (in situ le plus souvent, niveau oral mais
aussi écrit) peuvent contenir des mots normalisés (les termes) mais aussi
des mots non normalisés.
Sur le plan sociolinguistique, les technolectes peuvent appartenir à une
seule variété linguistique ou à plusieurs. Ainsi, un technolecte peut être
produit dans une seule et même langue ou bien émaner du mélange de
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deux ou plusieurs langues contrairement à la langue spécialisée qui renvoie
à « l’unicité de l’idiome » comme le mentionne Lerat (1995 : 20). En
somme, pour un milieu caractérisé par la présence de plusieurs langues
en contact, comme le Maroc, il serait plus conforme à la réalité des faits
de retenir la dénomination de « technolecte » car « langue spécialisée »
semble référer à une langue unique et à un système linguistique singulier.
(Messaoudi 2010).
Nous aborderons donc la question des technolectes en contexte socio-
linguistique plurilingue, en prenant comme exemple celui du Maroc.
Auparavant, nous ferons une brève présentation du paysage linguistique
marocain

1. Un contexte sociolinguistique plurilingue :


l’exemple du Maroc
Au Maroc, le paysage linguistique est caractérisé par la coexistence de
variétés linguistiques de différents statuts :
a) Celles bénéficiant d’un statut de droit et mentionnées dans le texte de
la Constitution (juillet 2011, article 5), il s’agit de :
– la langue arabe qui y est qualifiée de « la langue officielle » ; elle constitue
le médium majeur de scolarisation dans le fondamental et dans le cycle
secondaire et elle est la langue des institutions de l’État ;
– la langue amazighe (le berbère) qui s’y trouve dotée du statut d’« une
langue officielle » et dont les modalités d’application sont encore à l’étude ;
elle est enseignée dans le primaire dans un certain nombre d’écoles du
royaume avec l’objectif de sa généralisation dans toutes les écoles.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 67

b) Celles relevant du statut de fait qui sont :


– les variétés dialectales arabes dont une koiné est en émergence, « l’arabe
marocain » ou « la darija » qui sert à la communication orale à l’échelle
du pays ;
– les dialectes amazighes qui sont à vocation locale ;
– le français qui oscille entre celui de langue étrangère et celui de langue
seconde notamment dans le système éducatif et le secteur socio-écono-
mique, assurant ainsi une fonction qui peut être selon les contextes soit
« élitaire », soit « utilitaire » (Messaoudi, 2010) ;
– l’espagnol qui est peu utilisé et dont des traces subsistent dans le nord
et dans les provinces du sud du pays ;
– l’anglais n’a pas une grande présence dans le paysage linguistique mais
il commence à être utilisé dans les entreprises multinationales et dans
certaines écoles privées.
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Il est important de relever la diglossie2 séculaire qui caractérise le
dédoublement de la langue arabe en, d’un côté, une variété savante,
nommée communément arabe classique ou littéral ou littéraire et que
nous désignons par l’arabe standard (désormais AS) et d’un autre côté,
en une variété « ordinaire », orale, non codifiée par écrit, utilisée dans
les échanges langagiers spontanés que nous désignons par arabe dialectal
marocain (désormais ADM) ou simplement par « arabe marocain ».
L’existence d’un continuum entre l’arabe standard et l’arabe dialectal
constitue une caractéristique importante de cette diglossie articulant
deux variétés linguistiquement apparentées et dont les faits observables
en synchronie prouvent l’existence d’une proximité linguistique, aisément
décelable, notamment sur le plan lexical.
Ainsi, pour récapituler, le paysage sociolinguistique marocain (et
même maghrébin) se caractérise par un plurilinguisme de fait,
Ainsi, le Maroc présente une cohabitation des variétés linguistiques
suivantes :
– l’arabe officiel (dit « standard », « classique », « littéraire » ou « littéral »),
– l’arabe dialectal marocain (dit « la darija »),
– l’amazighe officiel,
– les trois dialectes amazighes Tachelhit (au Sud), Tamazight (au Centre)
et Tarifit (au Nord),

2. Nous utilisons le terme de « diglossie » au sens de Ferguson (1958) qui insiste sur la
parenté linguistique entre les deux variétés H et L. Nous ne retiendrons donc pas ici
l’acception de Fishman (1971).
68 LEILA MESSAOUDI

– la langue française,
– l’espagnol.
Des travaux de terrain menés dans des domaines différenciés ont per-
mis de dégager deux types de technolectes : savants et ordinaires. Aussi,
avons-nous tenté de dresser une typologie, prenant en compte les variétés
linguistiques mobilisées, le domaine d’activité, le message et l’environne-
ment expérientiel. Cette typologie, présentée ci-dessous, permettrait de
se former une idée précise de la distinction, à notre sens, nécessaire entre
technolectes savants et technolectes populaires ou ordinaires.

2. Les technolectes : essai deTableau


typologie
1

Technolectes savants Technolectes ordinaires


Variétés linguistiquesLangue(s) standard(s)Langue « ordinaire » (Labov)
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mobilisées spécialisée(s), Ou Mélange de langues (à l’oral, non
écrite(s), codifiée(s) codifié) (en milieu plurilingue)
Domaines Liés aux disciplines/Liés aux objets-référents in situ
spécialités théoriques
Savoirs Modernes Traditionnels (locaux) et modernes
Niveau Fondamental /Appliqué Pratique
Objectifs Transmission-construction Transmission de pratiques et d’actions
de savoirs/
de connaissances / de
procédures
Profils concernés Universitaires (enseignants, Techniciens, ouvriers, employés
étudiants) / professionnels (analphabètes, brevet, Bac +2)
(cadres, experts)
(niveau Bac + 5 et plus)
Lieu Amphithéâtres, laboratoires, Ateliers, usines, TP (des cours
banques, entreprises, etc. magistraux)

Tableau 1
Il ressort de ce tableau que :
– les technolectes savants mobilisent plutôt l’écrit ou un écrit oralisé
(comme dans le cours magistral universitaire) tandis que les technolectes
ordinaires ne mobilisent que les ressources orales ;
– les technolectes savants sont utilisés par des profils dont le niveau d’études
est bac + 5, sinon plus ; tandis que les technolectes ordinaires sont employés
par des apprentis analphabètes ayant appris le métier sur le tas mais aussi
par des techniciens ayant le niveau du brevet ou même le niveau de bac
+ 2. Pour ces derniers, l’on note curieusement que même dans les uni-
versités, dans les salles de TP, c’est plutôt le technolecte ordinaire qui est
utilisé par les étudiants notamment, et qui est construit généralement à
partir du mélange du français et de l’arabe dialectal marocain.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 69

Les technolectes savants traitent de savoirs théoriques, modernes, de dis-


ciplines scientifiques et de domaines techniques universellement reconnus
(par exemple, la physique, la chimie, les mathématiques, l’industrie auto-
mobile, l’industrie pharmaceutique, etc.) tandis que les technolectes ordi-
naires peuvent traiter aussi bien de savoirs locaux ayant trait, par exemple,
à l’agriculture, à l’artisanat ou au bâtiment que de savoirs modernes
afférents à la mécanique automobile, à l’électricité ou à la plomberie, etc.
Ceci dit, pour avancer dans cette réflexion sur les technolectes savants
et ordinaires, l’on peut se demander quels en sont les producteurs.

3. Les technolectes savants et ordinaires : quels producteurs ?


L’on peut s’interroger utilement sur les producteurs des technolectes
savants et de ceux ordinaires :
a) Les technolectes savants sont produits par :
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– les locuteurs spécialistes des domaines scientifiques et techniques ;
– les locuteurs spécialistes des sciences du langage et de la communica-
tion, (linguistes, sociolinguistes, terminologues, traducteurs, journalistes,
etc.) créant ou contribuant à créer des termes savants et des structures et
expressions spécifiques.
b) Les technolectes ordinaires sont produits par :
– des acteurs divers, locuteurs dans la vie quotidienne, faisant face à des
savoirs et des savoir-faire en domaine spécialisé et étant dans l’obligation
de les verbaliser ; en usant d’appellations populaires locales, ne bénéficiant
d’aucune normalisation ;
– des acteurs dans l’apprentissage de savoirs locaux (agricole, artisanal) ou
de savoirs modernes (mécanique automobile, bâtiment, etc.) ;
– des assistants techniques (bac + 2) comme les adjoints techniques dans
le secteur agricole ou les assistants en informatique.
Avant de clore ce point, nous pourrions nous demander si les pro-
ducteurs des technolectes présentent un profil semblable à celui des
producteurs de la terminologie. En fait, la terminologie et les tech-
nolectes savants semblent avoir en commun quelques caractéristiques
quant au profil des producteurs, avec la différence que les attitudes sous
jacentes ne sont pas identiques : dans le cas de la terminologie, le but
est d’intervenir par une action volontaire sur la langue avec des objec-
tifs de normalisation et d’imposition de « termes normalisés » tandis
que dans celui des technolectes tant savants qu’ordinaires, il s’agirait
plutôt de « répondre à un besoin de communication spécialisée » sans
pour autant avoir pour perspective celle de vouloir « normaliser » ou
« imposer tel ou tel usage ».
70 LEILA MESSAOUDI

Par ailleurs, la grande différence entre la terminologie et les tech-


nolectes, réside dans le fait que pour la terminologie, l’on fait appel à
des instances et institutions officielles pour l’élaboration des termes,
notamment dans le cadre de l’aménagement linguistique tandis que pour
les technolectes, aussi bien les usages savants (à caractère écrit ou écrit
oralisé) que les usages du quotidien (à caractère spontané et populaire),
sont l’apanage d’utilisateurs appartenant à diverses sphères de la société.
Afin d’illustrer la distinction entre technolectes savants et ordinaires,
nous nous interrogerons sur leurs particularités linguistiques respectives.
Tenant compte de différentes contraintes et sans prétendre à l’ex-
haustivité, nous avons choisi, des échantillons de corpus pris dans
des domaines différenciés et que nous avons eu l’occasion de traiter
dans des travaux antérieurs : il s’agit du technolecte de la diplomatie
(Messaoudi et Joly, 2001) pour illustrer le technolecte savant et du
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technolecte du code de la route et de la mécanique automobile pour
celui ordinaire (Messaoudi 2002, 2005, 2012). Nous en présenterons
ci-dessous quelques fragments.

4. Les technolectes : quelles particularités linguistiques ?


Rappelons que tous les niveaux linguistiques (phonétique, morpholo-
gique, syntaxique, lexical, sémantique) sont mobilisés dans les produc-
tions langagières technolectales, avec une prévalence des aspects lexicaux.
Rappelons que jusqu’à présent, l’approche des langages spécialisés
s’est surtout focalisée sur la terminologie et tout particulièrement sur la
catégorie du substantif, délaissant par conséquent le verbe3, les adjectifs,
etc. et ignorant, aussi, les structures phrastiques ainsi que les phraséolo-
gies et les figements. Comme le note à juste titre Gross (2002 : p 179)
« (…) l’étude d’une langue de spécialité ne peut pas se limiter à l’étude
des substantifs (des « termes ») et en particulier, des noms composés,
comme le font la majorité des dictionnaires et lexiques consacrés à la
description de ces langues ». Il faudrait donc aborder aussi bien les
formations nominales que celles verbales. Nous en donnerons quelques
exemples dans ce qui suit.

4.1. Un exemple de technolecte savant dans le domaine de la diplomatie


Les exemples ci-dessous, relatifs au plan phrastique, sont tirés de la
convention de Vienne 19614 et les particularités linguistiques seront

3. L’Homme, M.-C., 1998.


4. Voir Messaoudi et Joly 2001.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 71

indiquées avant chaque exemple (4.1.1.) Les échantillons relatifs aux


noms et aux locutions nominales (4.1.2.) puis aux verbes et locutions
verbales (4.1.3.) sont issus du dictionnaire de la diplomatie.

4.1.1. Particularités sur le plan phrastique :


• Personnification + Forme impersonnelle + syntagme analytique
« L’organisme X peut exiger que les noms lui soient soumis à l’avance aux
fins d’approbation ».

Notons que le verbe « exiger » appelle normalement un sujet [+ humain]


mais il se trouve employé ici avec un sujet [- humain] et contribue ainsi à
la « personnification ».
L’usage de la tournure impersonnelle exprimée par le passif « soient
soumis » ignore délibérément le sujet de cette action (qui va soumettre
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les noms ?) et le syntagme analytique « aux fins d’approbation » relève du
registre administratif et juridique.

• Tournure phrastique complexe + forme passive


« L’ordre de préséance du personnel diplomatique de la mission est notifié
par le Chef de mission au Ministère des Affaires étrangères ou à tel autre
Ministère dont il aura été convenu. » (Article 17)

• Déplacement du Syntagme Prépositionnel + anaphore :


« Sous réserve de ses lois et règlements relatifs aux zones dont l’accès est
interdit ou réglementé pour des raisons de sécurité nationale, l’État accré-
ditaire assure à tous les membres de la mission la liberté de déplacement et
de circulation sur son territoire ».
Notons qu’au Maroc, l’arabe utilisé dans la diplomatie reprend ces
complexités syntaxiques, spécifiques du technolecte juridique (que l’on
retrouve aussi en anglais) ; par exemple, la structure phrastique citée ci-
dessus (comportant le Déplacement du SP + l’anaphore) est rendue en
arabe (standard), au moyen du calque, par une structure similaire, où le
SP est placé en tête de phrase :
‫ ةدام‬26
‫عنمي يتلا قطانملاب ةصاخلا دعاوقلا و نيناوقلا ةاعارم عم‬
‫ينطولا نمألاب ةطبترم بابسأل ننقي وأ اهيلإ جولولا‬،
‫ةيرح ةثعبلا ءاضعأ عيمجل اهيدل دمتعملا ةلودلا نمؤت‬
‫اهبارت ىلع رورملاو لقنتلا‬.
72 LEILA MESSAOUDI

4.1.2. Noms et locutions nominales :


• Voici l'échantillon construit avec2« acte » 5.
Tableau
champ 1 : les documents champ 2 : les actions
acte additionnel acte judiciaire
acte authentique acte juridictionnel
acte consensuel acte juridique
acte de gouvernement acte inamical
acte de mariage acte unilatéral
acte de naissance
acte de nationalité
acte final
acte général
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acte notarié
acte solennel
acte sous seing privé

Tableau 2
On remarque que le mot « acte » se trouve relié à deux champs lexi-
caux : l’un renvoie à celui des documents et l’autre à celui des actions
(cf. supra). Le mot « acte » est à relier au champ sémantique relatif aux
« documents », formant ainsi le paradigme suivant :
– acte
– contrat
– convention
– pacte
– protocole
– traité
L’échantillon construit avec « délégation
Tableau 3 » comprend les unités com-
plexes suivantes :
délégation de signature
délégation de vote
délégation parlementaire
délégation permanente

Tableau 3

5. Messaoudi, 2005.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 73

Le mot « délégation » aura un sens différent selon qu’il apparaît dans la


construction morpho-syntaxique de type : Nom + Préposition + Nom ou
Nom + Adjectif. Dans un cas, il s’agit d’une procédure pour représenter ;
dans un autre cas, il désigne un ensemble destiné à représenter.
Aussi les quatre unités complexes formées avec délégation, ont-
elles été rendues en arabe, par quatre mots différents. Ce sont
respectivement : ‫ ضيوفت‬- ‫ ةبانإ‬- ‫ دفو‬- ‫ةيضوفم‬
On constate que les différents sens sont pris en compte dans la tra-
duction et des équivalents différents, sous la forme d’unités simples, sont
proposés dans la langue cible.

4.1.3. Verbes et locutions verbales :


Les locutions qui suivent sont tirées du technolecte juridique. Exemples :
– Connaître du fond : se prononcer, statuer sur quelque chose, en vertu
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d’un pouvoir reconnu
– Connaître du procès : instruire un dossier
Il s’agit d’une construction intransitive du verbe « connaître »
selon le schéma : Verbe + préposition/article + Nom. Ce verbe existe
bien dans la langue générale sous la forme transitive. Nombreux sont
les exemples où le changement de catégorie grammaticale est noté
lorsqu’une unité linguistique (verbe, nom etc.) se trouve employée
dans le technolecte
Par ailleurs, les phraséologies sont largement employées dans le tech-
nolecte aussi bien dans celui de la diplomatie que dans celui de la méca-
nique automobile.
Exemples :
– Opposer une fin de non-recevoir. Jouir de l’inviolabilité de la personne
(domaine de la diplomatie)
– Suspension à double triangulation. Pot d’échappement. Direction assis-
tée (domaine de l’automobile)6
Il est intéressant de noter que les phraséologies et les locutions verbales
qui sont en général évitées par les terminologues, trouvent tout naturel-
lement leur place dans le technolecte.

6. Haidar Mehdi, 2008.


74 LEILA MESSAOUDI

4.2. Un exemple de technolecte ordinaire :


le technolecte du code de la route au Maroc7
Nous allons choisir quelques fragments de corpus écrit, recueilli dans
des manuels d’apprentissage du code de la route. Le corpus ci-après
reproduit les questions posées et les réponses données en arabe dialectal
et mélange franc arabe dans le cadre de l’épreuve orale de l’examen pour
l’obtention du permis de conduire.
Pour la lisibilité du corpus, nous présentons les questions (symbolisées
par Q) et les réponses (symbolisées par R). Les deux sont immédiatement
suivies de la traduction française
Voici le corpus en question :
Q1 : a∫ nama ila zalqat biyya siyyara ?
(Que faire si la voiture glisse ?)
R1 : nnqes mən ssurca, n∫ədd lbola məzyan. ma n ksiri ma n frani ma n
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dibriyyi
(je diminue la vitesse, je tiens bien le volant, je n’accélère pas, je ne freine
pas, je ne débraie pas)
Q2 : a∫ naεmal ila wqaε li εaTab f l fran ?
(Que faire si les freins sont endommagés ?)
R2 : nnqes men ssura, n ∫ edd lbola mezyan, ma nxaf ma ndhe∫, kàn nnhàr
neεmel lklaksun, kàn llil naεmal farkud, ngraTi l fitiss mninma kàn ħetta l
duzyam, net*fi lkuntak u nεawn b l franaman kunt f lmdina ntu∫i rrwayed
mεa ttiTwar, kunt xarij l-mdina nxerrej rrwayed lbist u nsaεef mεa ssiyyara
ħetta tuqef
(R2 : je décélère et je tiens bien le volant, je ne dois pas avoir peur, je ne dois
pas paniquer ; s’il fait jour, j’utilise le klaxon, s’il fait nuit, je fais des appels
de phares (code-phare), je rétrograde la vitesse et passe en deuxième, j’éteins le
contact et j’aide avec le frein à main ; si je suis en ville, je touche le trottoir
avec les roues/pneus ; si je suis en dehors de la ville, je sors de la piste et
j’essaie d’arrêter la voiture »).

L’on constate, d’après le corpus ci-dessus, que de nombreux termes ou


locutions en français sont empruntés et arabisés ; nous les reproduirons
ci-dessous en les faisant suivre de la forme arabisée :
• pour les substantifs, on peut citer : le volant [lbola] ; le klaxon [lklaksun] ;
phare code [farkud] ; deuxième [duzyam], contact [kuntak] frein à main
[franaman] la piste [lbist].
• pour les locutions, on peut renvoyer à :
– je rétrograde la vitesse [ngraTi l fitiss]
– je touche le trottoir avec les roues/pneus [ntu∫i ttiTwar].

7. Pour plus de détails, voir : Messaoudi, 2002.


LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 75

Aussi bien les locutions que les termes devront être mémorisés et
les techniques auxquelles ils renvoient devront être assimilées : le candi-
dat à l’examen de passage du permis, devra user de ce technolecte pour
répondre aux questions orales de l’examinateur. L’arabe standard n’est pas
utilisé dans ce contexte oral mais il pourrait l’être - comme du reste, le
français, lorsque le candidat préfère répondre, par écrit, à des questions
à choix multiple, sur ordinateur.
Nous retiendrons un autre corpus relatif aux dénominations des
« papiers du véhicule ». Les données qui figurent dans le tableau ci-des-
sous proviennent des réponses fournies à la question portant sur les docu-
ments que doit détenir un conducteur. Voici quelques dénominations en
français et en arabe standard, utilisées à l’écrit (recueillies des manuels de
conduite) et à l’oral en arabe dialectal marocain (recueilli des réponses
lors de l’épreuve orale du permis de conduire) et que nous faisons figurer
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dans le tableau qui suit.
Tableau 4
Français Arabe standard Arabe dialectal marocain
Permis de conduire ruxsatu ssiyàqah - lbirmi
Attestation de la ∫ahàdatu l fahSi la fizit
visite médicale TTibiy
La carte grise al waraqa rramàdiyah l kart griz
l'assurance atta’min lasurans
La vignette aDDaribah Ddariba
Les termes en gras sont des emprunts au français
Tableau 4
Les termes en gras sont des emprunts au français

L’emprunt au français et son intégration à l’arabe dialectal sont très


courants ; en revanche, en arabe standard, l’emprunt est soigneusement
évité. Pour illustrer ce phénomène, nous reproduirons dans le troisième
tableau ci-dessous quelques exemples, pris dans le domaine de l’automo-
bile et des véhicules de transport
Comme cela ressort du tableau 5 ci-après, le recours à l’emprunt est
peu exploité pour l’arabe standard ; en revanche, il l’est largement pour
l’arabe dialectal.
Dans d’autres recherches, nous avons retenu des échantillons pris dans
les domaines de l’agriculture et de la santé (Messaoudi 2002, 2004, 2005,
2007a) où les deux types de technolectes co-existent : celui savant à l’écrit
et celui ordinaire à l’oral avec des mélanges et des chevauchements entre
les deux dans les échanges verbaux : par exemple, dans le domaine de
76 LEILA MESSAOUDI

l’agriculture, l’adjoint technique sert de relais, sorte de courroie de trans-


mission entre le paysan qui ne maîtrise que le technolecte ordinaire et
l’ingénieur formé au seul technolecte savant ; de même, dans le domaine
médical, les échanges entre patients et infirmiers se font le plus souvent
en technolecte ordinaire ; en revanche, entre médecins, c’est plutôt le
technolecte savant qui est utilisé ; mais c’est plutôt dans un mélange entre
technolectes savants et ordinaires que se déroule le compte rendu oral
présenté par l’infirmier au médecin.
Tableau 5
Français AS ADM
autobus ħafila tobis
car nàqila kar
camion ∫àhina kamiyyu
automobile sayyàra tomobil
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frein ħassàr fran
moteur muħarrik motor
volant miqwad bola
virage munɛataf firaj
Comme cela ressort du tableau ci-dessus, le recours à l’emprunt est peu exploité pour l’arabe
standard ; en revanche, il l’est largement Tableau 5 dialectal
pour l’arabe

En vérité, l’on ne peut ignorer le jeu des langues et leur impact sur
les technolectes : au Maroc, à l’écrit, la langue française est d’un usage
quasi exclusif dans les domaines spécialisés techniques, scientifiques et
économiques ; en revanche, dans les domaines des sciences humaines
et sociales, de la justice, de la vie religieuse, de la culture « savante », de
l’éducation fondamentale, de l’enseignement scientifique secondaire, c’est
l’arabe (officiel) qui est la langue majeure.
Vraisemblablement, la tendance d’évolution des technolectes au
Maroc est celle du bilinguisme : français et arabe à l’écrit et à l’écrit ora-
lisé, français et arabe dialectal marocain à l’oral avec des mélanges entre
les deux variétés. Le bilinguisme français-amazighe est théoriquement
possible et il doit sûrement être présent dans les villes à population ama-
zighophone comme Khénifra, Khémisset, Agadir, Tiznit, etc.8
Ce bilinguisme est loin d’être équilibré car la langue française y est
dominante et exerce le quasi-monopole dans l’expression scientifique
et technique comme cela ressort du marché de l’emploi et du domaine
éducatif (cycle supérieur notamment).

8. Notons que nous n’avons pas abordé le bilinguisme français-amazighe susceptible de


caractériser les technolectes en usage par des amazighophones.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 77

D’ailleurs, il serait utile de s’interroger sur le bilinguisme dans le


système éducatif et son impact sur les technolectes.

5. Le bilinguisme éducatif et l’impact sur les technolectes


Le bilinguisme éducatif (arabe-français) a connu deux phases : celle allant
de l’indépendance (1956) aux années 1970 et celle se déroulant des
années 1980 à nos jours.
Le Maroc a adopté au lendemain de l’indépendance un système édu-
catif bilingue dans l’ensemble des institutions du Royaume (sauf pour les
sections de l’enseignement originel à caractère monolingue). La situation
qui prévalait était comme suit :
– à l’école primaire, l’enseignement dispensé en deux langues, l’arabe et
le français, visait à la fois le renforcement des compétences linguistiques
et l’initiation aux sciences (la leçon de choses, les sciences naturelles,
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le calcul…) et aux sciences humaines (l’histoire, la géographie, etc.).
– dans le secondaire, l’enseignement en arabe, cédait la place à l’ensei-
gnement en français : la plupart des matières (la philosophie, l’histoire,
la géographie ainsi que les sciences, les mathématiques, la physique et
la chimie) étaient enseignées exclusivement en français. L’enseignement
en arabe ne concernait plus que la littérature arabe, la grammaire et la
pensée islamique. L’anglais ou l’espagnol (l’élève avait le choix) était
introduit au niveau du lycée
– dans le supérieur, toutes branches confondues, la langue d’enseignement
était le français sauf pour les départements de langue et littérature arabes.
Grosso modo, ce système accordait au français un statut de fait de
« langue d’enseignement des sciences et des sciences humaines » tandis
que l’arabe était confiné à l’enseignement de la littérature, de la gram-
maire et de la pensée islamique. Cette option bilingue inégalitaire entre
les deux langues conduisait inexorablement à une dévalorisation de la
langue arabe, qui concernait peu de matières et devenait secondaire par
rapport au français. De plus, elle n’était pas perçue comme une langue
pouvant ouvrir des horizons, particulièrement pour l’emploi. Et ceci
était renforcé par le fait qu’elle n’était pas réellement sollicitée sur le
marché du travail. Aussi, pendant longtemps et au moins jusqu’aux
années 1970, les services administratifs et économiques du pays fonc-
tionnèrent-ils exclusivement en français. Et les technolectes en usage
étaient exclusivement en français à l’écrit et en français arabisé à l’oral.
Au cours des années 1980, après la marocanisation de l’encadrement,
il a été procédé à l’arabisation de la plupart des administrations ; toutefois,
les services techniques continuèrent – et du reste, continuent encore
78 LEILA MESSAOUDI

aujourd’hui – à fonctionner en français (cf. la circulaire ministérielle, en


1999, de Abderrahmane Youssoufi, premier ministre d’alors, qui appelait
à l’emploi généralisé de la langue arabe dans tous les services adminis-
tratifs ; à l’exception des services techniques où la langue étrangère peut
être utilisée).
Ceci étant, l’arabisation de l’enseignement des disciplines scientifiques,
appliquée dans les cycles du primaire et du secondaire, n’a pas concerné
l’enseignement supérieur scientifique et technique. Les bacheliers arabi-
sés se sont trouvés en 1981 – et se trouvent encore aujourd’hui – face à
un cursus entièrement en français, à l’université. Dans l’enseignement
supérieur universitaire, la langue française a manifestement continué et
continue encore actuellement, d’être le support à la fois formel et notion-
nel pour les technolectes dans l’enseignement des matières scientifiques,
techniques et économiques vu que la majorité des cadres ont été formés
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en français, en France essentiellement mais aussi au Canada, en Belgique
et parfois en Suisse.
Dans l’enseignement primaire et secondaire arabisé, par le biais de la
traduction, la langue française sert en réalité de support notionnel et l’arabe
est relégué à n’être qu’un support formel, dans la mesure où les notions
et les paradigmes auxquels elles appartiennent ont été assimilées d’abord
en français par les formateurs et enseignants. Cette arabisation formelle
n’abordait pas en profondeur les contenus et se contentait d’une approche
superficielle des concepts : elle n’allait pas vers les sèmes spécifiques et ne
retenait que les sèmes génériques. Ce qui donnait à l’approche en arabe,
notamment dans le domaine des technolectes, un caractère approximatif
et forcément lacunaire. Par exemple, dans le domaine médical, nous avons
travaillé sur des notices de médicaments rédigées en bilingue français et
arabe standard et avons noté la grande imprécision conceptuelle qui y
règne, notamment dans les noms de maladies dont certaines bénignes
se trouvent ainsi confondues avec d’autres malignes comme l’amygdalite
et la diphtérie ; rendues toutes deux par un même équivalent en arabe
standard. (Messaoudi, 1998 ; 2005)
La qualité des traductions et la terminologie non unifiée laissant à
désirer, on se trouve devant un enseignement scientifique et un tech-
nolecte souffrant de certaines confusions conceptuelles et le recours au
français pour lever l’ambiguïté est souvent de mise. Pour remédier à la
situation, des mesures de mise à niveau terminologique et linguistique ont
été prises, essayant de « colmater les brèches », par le biais, d’un cours de
traduction, introduit au cours des deux dernières années du baccalauréat
scientifique.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 79

Quel en est le résultat ? Un bilinguisme approximatif (certains n’hé-


sitent pas à parler de « semilinguisme ») et une maîtrise médiocre des
technolectes.
Le bilinguisme éducatif a un impact certain sur les technolectes. En
principe, c’est la langue retenue pour dispenser le cursus scientifique
et technique qui devrait figurer, en bonne place, dans les technolectes
notamment savants. Or la fracture linguistique notée entre le cycle
secondaire et celui universitaire conduit à l’utilisation orale de techno-
lectes, formés ad hoc, de création individuelle et éphémère, pour des
besoins d’expression en domaine spécialisé, caractérisés le plus souvent
par des mélanges des deux langues de scolarisation l’arabe (standard)
et le français mais aussi par les mélanges de l’une des deux langues de
scolarisation (l’arabe standard mais le plus souvent le français) et du
dialectal (le plus souvent l’arabe dialectal marocain ou la “darija”).
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Quant aux technolectes écrits exclusivement en français, ils sont mal
assimilés par les étudiants des filières scientifiques comme cela ressort
de l’enquête menée par Haidar (2012), auprès de la filière SVTU, de
l’université de Kénitra.
Mais si l’impact des langues du système éducatif – notamment dans
l’enseignement scientifique et technique – se révèle important pour les
technolectes, il n’en demeure pas moins que c’est le marché du travail qui,
in fine, est déterminant aussi bien pour la formation des technolectes que
pour leur fonctionnement.

6. Technolectes et marché du travail9


En vérité, la formation des technolectes est largement tributaire des
langues qui ont la meilleure position dans le marché du travail. Et c’est
la langue à statut socio-économique reconnu qui est utilisée dans les
technolectes à l’écrit 10. Pour le Maroc, il s’agit de la langue française car
l’emploi de celle-ci est quasi exclusif dans les entreprises11 même si dans
les multinationales et les formations de haut niveau de spécialisation, c’est
plutôt l’anglais qui commence à être utilisé.

9. V Grin, Sfreddo and Vaillancourt, 2010, Messaoudi 2007b.


10. Des recherches menées dans le cadre de l’action intégrée 200MA08 (programme
Volubilis, coopération maroco française) sur la langue française et l’insertion pro-
fessionnelle ont démontré largement le poids de celle-ci dans le recrutement, la pro-
motion de carrière, etc., dans le milieu professionnel (voir Benameur 2010a, Haidar
2012 et Ghoummid 2012).
11. Benameur, 2010.
80 LEILA MESSAOUDI

L’oral technolectal est caractérisé par la dominance du français (dans


le secteur industriel12 et dans celui bancaire 13 par exemple) et par le
mélange entre le français et la “darija” (arabe dialectal marocain) dans
les échanges avec les clients de la banque ou entre collègues mais aussi
dans les ateliers de mécanique des entreprises comme cela ressort de
l’enquête menée par Haouza dans le secteur industriel à Kénitra.
Ceci étant, il ne faudrait pas perdre de vue que c’est la langue de
l’invention scientifique et technique qui est considérée comme le véri-
table support notionnel, le cadre de référence pour les technolectes ; et
à cet égard, la langue emprunteuse, via la traduction, essaiera de s’ap-
proprier tant bien que mal et souvent au prix de quelques adaptations
plus ou moins heureuses, les savoirs et savoir-faire spécialisés : c’est le
cas du français par rapport à l’anglais et de l’arabe vis-à-vis du français.
Les notions étant travaillées dans une langue 1, la langue 2 essaiera
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d’entrer en possession de ces notions par la traduction ou l’emprunt ou
les mélanges, constituant ainsi un support formel à des notions conçues
ailleurs dans un autre système conceptuel. Les questions posées par la
transposition des savoirs de langue à langue et par la traduction en
général mériteraient une étude à part et nous nous contentons de les
évoquer comme prolongement possible aux recherches sur les techno-
lectes en contexte plurilingue, tant à l’échelle d’un pays qu’à celle plus
vaste de la société globalisée.

Conclusion
In fine, la prééminence de l’écrit dans l’expression linguistique des
domaines spécialisés ne signifie pas pour autant que toutes les langues
écrites servent de support direct aux technolectes. De manière générale
et dans une société globalisée, c’est la langue de l’invention scienti-
fique ou de l’avancée conceptuelle qui s’impose et qui finit par se faire
prévaloir : ce pourrait être l’anglais pour l’informatique et l’économie,
l’allemand pour la musique ou la philosophie, le français pour la diplo-
matie, le droit, l’aéronautique (même si dans ce domaine, le français
aurait tendance à être supplanté par l’anglais), l’arabe pour les sciences
religieuses, les sciences humaines, mais aussi pour l’épistémologie des
sciences dans les domaines de l’astronomie, la médecine, etc.

12. Haouza Mohamed, Le technolecte de l’entreprise industrielle : cas de la mécanique


générale au Maroc (Kénitra), Thèse de doctorat (en cours).
13. Voir la thèse de doctorat de Sibenali, 2012.
LES TECHNOLECTES SAVANTS ET ORDINAIRES 81

En dehors de l’intérêt purement scientifique de la recherche sur les


technolectes et le jeu des langues du double point de vue linguistique
et sociolinguistique, des applications immédiates pourraient être envi-
sagées pour l’enseignement professionnel et la didactique des langues
spécialisées mais aussi pour l’alphabétisation fonctionnelle où l’utilité
pratique de la distinction entre les technolectes savants et ordinaires
n’est plus à démontrer.
Sur le plan purement linguistique, des perspectives de recherche
sont envisageables notamment sur les collocations, les phraséologies et
le figement en général.
Sur le plan sociolinguistique, le jeu des langues est à observer et les
productions qui en émanent doivent être soumises à l’étude car jusqu’à
présent, elles n’ont pas encore fait l’objet d’études systématiques et
approfondies.
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Le bilinguisme arabe-français et son rôle dans les technolectes
devrait bénéficier d’un intérêt particulier car il pourrait constituer
une voie possible à explorer, dans le cadre d’une politique linguistique
« rationnelle » et d’un bilinguisme fonctionnel assumé.

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