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Littératie

Béatrice Fraenkel
Dans Langage et société 2021/HS1 (Hors série), pages 221 à 224
Éditions Éditions de la Maison des sciences de l'homme
ISSN 0181-4095
ISBN 9782735128273
DOI 10.3917/ls.hs01.0222
© Éditions de la Maison des sciences de l'homme | Téléchargé le 24/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 197.253.228.120)

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Béatrice Fraenkel
EHESS
fraenkel@ehess.fr

Le terme literacy a connu une fortune considérable dans le monde anglo-


saxon depuis les années 1950. Plus récemment, il a été repris et lar-
gement diffusé en France sous sa forme anglaise ou par le néologisme
« littératie », parfois « littéracie ». Le terme doit son importance à l’usage
institutionnel et international qui en est fait dans le contexte exception-
nel de l’après-guerre. Au départ, il désigne un ensemble de compétences
et de savoir-faire élémentaires en lecture et en écriture, typiques de
l’école primaire que l’on avait l’habitude d’évaluer pour noter les élèves
et définir les niveaux à atteindre par classe. Cette approche quantitative
est adoptée dès les années 1950 par l’Unesco qui organise, à l’échelle
mondiale, de vastes programmes d’éducation des populations, les literacy
campaigns (« campagnes d’alphabétisation »). Confrontée aux besoins
d’adultes de sociétés en voie de développement, la notion de literacy évo-
lue. La functional literacy (« l’alphabétisation fonctionnelle ») émerge.
Désormais, c’est en prenant en compte les pratiques d’écriture et de lec-
ture mises en œuvre par les adultes dans la vie sociale – démarches admi-
nistratives, montage de projet, tenue d’un livre de compte par exemple
– que sont conçus et testés les enseignements.
Au même moment, en Europe, les mouvements migratoires s’in-
tensifient avec l’arrivée de nombreux travailleurs peu qualifiés venant

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en particulier des pays du Maghreb. En France, à partir des années


1960 se mettent en place des programmes d’enseignement du fran-
çais et d’« alphabétisation » des nouveaux arrivants pris en charge par
des associations bénévoles et/ou militantes. Il apparaît très vite que
l’acquisition de compétences à l’écriture et à la lecture en français est une
demande prioritaire qui articule des enjeux professionnels, politiques
et d’émancipation.
De son côté, l’OCDE, qui réunit les pays les plus développés, publie
chaque année depuis 2000 le rapport PISA qui évalue, à partir d’un
ensemble de tests, les compétences en literacy et en numeracy des élèves
des pays membres afin de classer leurs systèmes d’éducation. Inspirée
par les travaux de l’Unesco et les recherches portant sur la formation des
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adultes peu qualifiés, la définition de la literacy proposée par l’OCDE
fait aujourd’hui référence. La literacy est « l’aptitude à comprendre et à
utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail
et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre
ses compétences et capacités ». L’écart est grand entre le « savoir lire et
écrire » de base, objet de l’alphabétisation et l’étendue des compétences
suggérée aujourd’hui par le terme literacy. C’est ainsi que s’est imposé le
terme français « littératie », reconnu par l‘Académie française, qui résout
les difficultés constantes mais aussi croissantes de traduction (Chartier
& Rockwell, 2013).
Loin d’être limité aux rapports d’évaluation des politiques éduca-
tives, l’intérêt pour la littératie a gagné le monde académique dès les
années soixante. Il revient à l’anthropologue Jack Goody d’avoir ini-
tié les Literacy Studies, un vaste courant de recherche pluridisciplinaire
qui a suscité de nombreux débats et controverses. Prenant appui sur ses
enquêtes menées en Afrique de l’Ouest, Goody s’attache à décrire les
conséquences de la diffusion de l’écriture dans des sociétés tradition-
nelles jusque là dominées par l’oralité. Revenant sur un questionnement
récurrent en anthropologie, celui des différences entre les manières de
penser des peuples dits « primitifs » et des « peuples civilisés », il formule
la « thèse de la littératie » : Selon lui, c’est à l’écriture et à ses évolutions
techniques que l’on doit le développement d’une pensée scientifique
fondée sur l’abstraction et la généralisation. (Goody, 1977) Plus pré-
cisément, ce sont les formes graphiques, la liste et le tableau à double
entrée notamment, utilisées dès l’apparition de l’écriture à Sumer, qui
auraient modifié les pratiques cognitives, facilitant le traitement abs-
trait du langage, les opérations de classification et de catégorisation.
L’écriture aurait également donné aux lettrés les moyens de stocker des
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informations, de les transmettre, de construire des traditions critiques,


et ainsi ouvert la voie aux sciences du langage, à la critique historique et
aux sciences juridiques.
Goody réfute ainsi la théorie d’un « grand partage » qui pose une
différence de nature entre « eux » et « nous » : ce grand partage n’existe
pas, ce sont les relations entre mode de pensée et usages de l’écriture qui
tracent les différences provisoires entre lettrés et non lettrés.
L’approche psycho-cognitive de la littératie développée par Goody
sera en partie critiquée à partir d’enquêtes de terrain menées notam-
ment dans des sociétés où coexistent divers types d’apprentissage de
l’écriture avec ou sans scolarisation formelle. Ainsi les travaux menés par
les psychologues Sylvia Scribner et Michael Cole sur les Vaï du Liberia
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montrent que la manière d’apprendre à lire et à écrire est déterminante,
car l’institution scolaire transmet des pratiques d’écriture spécifiques
orientées vers des opérations cognitives qui initient progressivement les
élèves à la conceptualisation, base de l’esprit scientifique occidental. Or,
l’écriture existe dans certaines sociétés sans être orientée vers ces usages
spécifiques. Il n’y a donc pas une littératie unique mais des littératies,
tous les individus d’une société n’ont pas le même accès aux compé-
tences scripturaires. Par conséquent, l’apprentissage de l’écriture n’a pas
d’effets cognitifs mécaniques, la littératie est un phénomène culturel et
pas seulement psychologique (Scribner & Cole, 1978).
La recherche va connaître un nouveau tournant lorsque les cher-
cheurs vont enquêter dans leur propre société. Fondatrice, l’enquête
menée en Caroline du Nord par Shirley Brice Heath étudie les pratiques
de littératie de deux communautés ouvrières, une noire et une blanche,
comparées à celles des « gens de la ville », en observant en particulier les
difficultés de communication des enfants issus de milieux populaires.
Le courant des New Literacy Studies se mettra en place dans les années
quatre-vingt impulsé par Brian Street (Fraenkel & Mbodj, 2013) qui
développe la thèse de la co-existence de diverses littératies dans toute
société. Le programme de recherche s’attache à décrire la pluralité des
usages de l’écrit, leur fluidité, les manières dont ils s’articulent les uns
aux autres. L’ethnographie fine des pratiques et des situations, des évè-
nements et des scènes d’écriture fixe un cadre méthodologique exigeant
qui manquait aux Literacy Studies.
Aujourd’hui les effets de ces courants de recherche sont patents.
Retenons pour appuyer ce constat le récent développement d’une health
literacy, ou « littératie en santé » (Margat et al., 2017). De nombreux
hôpitaux ont pu ainsi affronter les difficultés rencontrées par les patients
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pour suivre les prescriptions en raison d’un niveau insuffisant de litté-


ratie. Dans un autre registre, la mise en place de dispositifs d’écriture
destinés à établir des liens entre les familles et le personnel soignant dans
un service de réanimation témoignent d’une attention nouvelle aux res-
sources de la littératie hospitalière (Garric & Herbland, 2020). Ce cou-
rant est tout aussi vivace dans son approche quantitative d’une littératie
en santé conçue comme un ensemble de savoirs et de savoir-faire qu’il
s’agit d’évaluer et de mesurer que dans une démarche d’analyse de pra-
tiques situées dans un service particulier.

Références bibliographiques
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Chartier A.-M. & Rockwell E. (2013), « Histoire comparée des outils
et débats sur la lecture des débutants : alphabétisation vs literacy »,
Histoire de l’éducation 138, p 5-16. En ligne : <http://journals.opene-
dition.org/histoire-education/2647>.
Fraenkel B. & Mbodj A. (2010), « Les New Literacy studies, jalons histo-
riques et perspectives actuelles », Langage & Société 133, p 7-24. En
ligne : <https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-3-
page-7.htm>.
Garric N. & Herbland A. (dir.) (2020), « Nouveaux discours de la santé et
soins relationnels », Langage & Société 169 (1). En ligne : <www.cairn.
info/revue-langage-et-societe-2020-1.htm>.
Goody J. (1979), La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage,
Paris, Minuit.
Margat A. et al. (2017), « Intervention en littératie en santé et éducation
thérapeutique : une revue de la littérature », Santé Publique 29 (6),
p 811-820. En ligne : <https://www.cairn.info/revue-sante-publique-
2017-6-page-811.htm>.
Scribner S. & Cole M. (2020), « La littératie sans l’école : à la recherche
des effets intellectuels de l’écriture », Langage & Société 133, p 25-44.
En ligne : <www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-3-page-25.
htm>.

Renvois : Écrit plurilingue ; Graphie ; Numérique ; Standardisation.

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