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Un regard sur les sémiotiques textuelles contemporaines

An overview on textual contemporary semiotics

Pr. Hafida Mderssi


Université Mohammed V – FSE de Rabat.
Mohammed V University – FES in Rabat.

Abstract : Indéniablement, Les Sémiotiques textuelles du sémioticien et analyste de discours


El Mostafa Chadli sont un moment fort de la réflexion sémiotique, non seulement au Maghreb,
mais dans tout l’espace francophone, compte tenu de son référentiel scientifique et du
questionnement épistémologique qu’il sous-tend et met en œuvre en passant au cribles théories
et approches, modèles et schématisations. Il est aussi une sorte de’ mémorandum’, si l’on peut
dire sur la question sémiotique dans toute son ampleur.

Mots – clés : Sémiotique textuelle, signification, épistémologie/théorie.

Abstract: Irrefutably, the textual semiotics of semiotician and discourse analyst El Mostafa
Chadli represents a turning point in the semiotic reflection, not only in the Maghreb, but also
in the francophone region, thanks to the scientific expertise and epistemological query that the
utilizes in his scrutiny of theories, approaches, models and schematizations. He is also a sort of
‘memorandum’, so to speak, about the semiotic issue in its whole scope.

Keywords: Textual semiotics, signification, epistemology/theory.

Texte intégral

Les Sémiotiques textuelles constituent, indubitablement, un jalon déterminant dans le


parcours scientifique du chercheur El Mostafa Chadli et, plus généralement, dans la recherche
académique au Maroc. En effet, l’étude vient juste après une trilogie sémiotique d’ouvrages
théoriques, constituée par Sémiotique. Vers une nouvelle sémantique du texte (1995), Le
Structuralisme dans les sciences du langage (1996) et Le Conte merveilleux marocain.
Sémiotique du texte ethnographique (2000), primé par le Grand Prix du Maroc du Livre en
Sciences Humaines. Ce positionnement, comme je viens de le signaler, est important, pour deux
raisons essentielles, à savoir :

▪ La première raison est cette remontée dans le temps épistémologique pour chercher
les éléments de genèse de la sémiotique, depuis l’Antiquité grecque, avec Saint-
Augustin, jusqu’aux temps modernes avec F. de Saussure, R. Barthes, I. Lotman,
A.J. Greimas, C.S. Pierce et C. Morris et autres disciples. EM. Chadli considère que
le premier modèle théorique de sémiotique, digne de ce nom, est dû au philosophe,
logicien et mathématicien G.W. Leipzig, au dix-septième siècle, qui a mis en œuvre
un modèle sémiotique, fondé sur la logique et les mathématiques. Pour illustrer ce

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modèle logico-sémiotique, je citerai l’un des connaisseurs de l’œuvre du philosophe
allemand, L. Couturat1 (1901) :

« Leibniz croit pouvoir inventer, pour la vérification des calculs logiques, des
procédés techniques analogues à la preuve par 9 employée en Arithmétique. Aussi
appelle-t-il sa Caractéristique le juge des controverses, et la considère-t-il comme un
art d'infaillibilité. Il fait un tableau séduisant de ce que seront, grâce à elle, les
discussions philosophiques de l'avenir. Pour résoudre une question ou terminer une
controverse, les adversaires n'auront qu'à prendre la plume, en s'adjoignant au besoin
un ami comme arbitre, et à dire « Calculons ! » (p.98).

A partir de là, prenant appui sur les travaux des philosophes du langage, vont pouvoir
se dessiner les développements futurs de la sémiologie européenne, puis de la
sémiotique parisienne avec A.J. Greimas, J. Courtés, J.C. Coquet, puis R. Thom, en
mathématiques et J. Petitot-Cocorda, le tout s’inscrivant dans une logique de
formalisation assez poussée.

▪ La seconde raison réside dans l’effort de l’auteur des Sémiotiques textuelles de


synthétiser les approches et les méthodes, aussi bien narratifs que discursifs, dans
des moules cognitivo-théoriques cohérents, c’est-à-dire non contradictoires afin de
les rattacher à un substrat théorique commun, d’où l’appellation générique de
sémiotiques textuelles.

En conséquence, il faut bien admettre que l’auteur s’appuie sur une hypothèse forte pour
cimenter l’ensemble du dispositif qu’il met en œuvre, de manière axiomatique et logique. Cette
hypothèse repose sur le principe du linguiste danois L. Hjelmslev qui considère toute
sémiotique comme un ensemble codifié et conventionnel d’interdépendances mutuelles,
construit sur des signes et des règles qui régissent les relations entre les signes. A partir de là,
les approches formelles ou formalisantes, qui s’attachent au récit, au discours, à l’image ou à
tout autre objet d’analyse, et dont la genèse et l’évolution remontent au structuralisme ambiant,
voire au formalisme russe du début du vingtième siècle, sont considérées comme étant des
sémiotiques textuelles, si on donne au concept de texte une définition générale, à même
d’englober aussi bien les produits textuels que les images ou tout objet iconique.

« Par sémiotique, il faut entendre un corps conceptuel, traduit en discours


et dont l’objectif est la connaissance. Quant à l’objet, il est constitué de signes et
d’assemblages de signes, de type naturel ou artificiel. Dans ce sens, il est aisé de
retrouver dans la tradition philosophique, chez Platon et Aristote par exemple,
l’esquisse d’une réflexion qui porte sur les signes, les symboles et les énoncés
linguistiques dont on essaie de souligner les fonctions ‘sémiotiques’ » (EM. Chadli,
2008 : 7).

Cette hypothèse, que l’auteur sémioticien essaie de valider, tout au long de sa réflexion,
agence l’ensemble du parcours argumentatif et d’analyse des modèles avancés et de leur
substrat théorique, lequel s’avère être selon les cas, fortement ou faiblement axiomatisé. Le
postulat de départ est fort, inscrit dans la réflexion critique du philosophe J. Locke qui estime,

1
La Logique de Leibniz : d’après des documents inédits. Mise en ligne sur Gallica, site de la BNF [Consulté le 4
juin 2018].

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comme le rappelle EM. Chadli, que toute la connaissance humaine se trouve partagée entre trois
domaines distincts, mais complémentaires, à savoir la physique, l’éthique et la sémiotique.

Dans ce travail de déconstruction/reconstruction minutieux et ordonné des modèles et


des approches, apparaissent, clairement, les lignes de force du dispositif théorique général, que
met en place, patiemment, El Mostafa Chadli, ainsi que les lignes de faille ou de fracture,
comme c’est le cas pour les modèles sémiologiques européens nés de la matrice originelle de
la sémiologie linguistique de F. de Saussure. Ces sémiologies, l’une de communication, l’autre
de signification reposent sur deux types opposés de signe, le signal pour la première et l’indice
pour la seconde. Le signal, signe porteur d’une intention explicite de communication est
considéré décodable en tant que tel ; par contre, l’indice, signe de proximité, laissant deviner
quelque chose dont il n’est pas porteur, est déclaré interprétable. La faille infranchissable est
celle relative à la définition du signe sémiologique qui suppose, corrélativement, celle du signe
linguistique, défini tout à la fois dans son rapport interne, celui du complexe signifiant/signifié
et dans son champ propre qui est celui de la langue. Transposé dans d’autres champs, le signe
sémiologique devient problématique. Il en découle deux conceptions de la sémiologie
contemporaine, celle de la sémiologie de la communication, par analogie à la première fonction
de la langue, laquelle est considérée comme étant un moyen de communication entre les êtres
humains ; et l’autre, celle de la sémiologie de la signification, ayant pour objet la culture et ses
composantes.

C’est ainsi que la sémiologie de la communication, avec ses figures de proue, telles que
E. Buyssens, J.L. Prieto, G. Mounin, G. Granger et autres, va opter pour l’investigation des
systèmes techniques, voire technologiques pour en décrypter le code sous-jacent. A l’opposé,
la sémiologie initiée par les travaux de recherche de l’essayiste R. Barthes, passionné par le
sens, va s’orienter sur les ensembles, moins codés techniquement, mais signifiants socialement
et culturellement, comme le cérémonial, les festivités culturelles ou sportives, les mariages, les
enterrements, l’usage de la politesse ou de la gestuelle, l’aménagement de la cité, etc. On peut
évoquer ici quelques travaux saillants de R. Barthes sur :

▪ les mythologies quotidiennes des couches moyennes de la population française, dans


ses rapports ambigus avec la réclame/publicité, le supermarché, la télévision, le
cinéma, le restaurant ou le sport ;
▪ la perception du monde japonais dans L’Empire des signes ;
▪ l’image et la photo en général. On pense ici à l’analyse sémiologique d’une publicité
des pâtes Panzani puis à La chambre claire où l’auteur exhibe l’album de famille ;
▪ le discours amoureux dans Fragments du discours amoureux.

Dans la foulée du structuralisme ambiant, on ne peut pas ne pas mentionner les travaux
éminents de l’anthropologue C. Lévi-Strauss, les Mythologiques et ses quatre volumes, du
philosophe M. Foucault, du sociologue P. Bourdieu et du sémiologue J. Baudrillard qui a
travaillé sur le système des objets.

Avec R. Barthes, la sémiologie de la signification, construite sur une base structurale


linguistique, prend de l’ampleur avec nombre de travaux originaux comme les Mythologies ou
le Système de la mode ou encore L’empire des signes où l’on discerne la structure cachée de
l’objet ou du phénomène observé derrière les manifestations culturelles ou tout simplement de
la praxis quotidienne. A titre d’exemple, on découvre la culture ambiante du français moyen,
partagée entre une émission télévisée, une publicité de lessive à la télé, un film de l’actrice
américaine Greta Garbo, un match de catch, spectacle en vogue dans ces années-là, et un repas

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au bistrot du coin. Mais, le plus important est la dimension mythique occultée de ces pratiques
culturelles et loisirs. Avec la mode, on assiste à la mise à nu du système sous-jacent de la mode
qui est décrit et décortiqué. Puis, l’empire des signes et symboles nous révèle le monde nippon,
visité et éclairé par un regard occidental, scrutateur et alerte, mais pas n’importe lequel, car le
regard est celui du sémiologue averti qui lit les signes, les relie à la matrice originelle, celle de
la culture et les interprète.

« Le texte ne « commente » pas les images. Les images n’« illustrent » pas
le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement
visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte
et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces
signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes » 2 (2002 : 6).

Ensuite, le monde de la photo est, également, investi par le sémiologue et critique dans
La Chambre claire. En voici un extrait, bien suggestif :

« Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit : ça, c’est ça,
c’est tel ! mais ne dit rien d’autre ; une photo ne peut être transformée (dite)
philosophiquement, elle est tout entière lestée de la contingence dont elle est
l’enveloppe transparente et légère. Montrez vos photos à quelqu’un ; il sortira
aussitôt les siennes : « Voyez, ici, c’est mon frère ; là, c’est moi enfant », etc. ; la
Photographie n’est jamais qu’un chant alterné de « Voyez », « Vois », « Voici » ;
elle pointe du doigt un certain vis-à-vis, et ne peut sortir de ce pur langage
déictique. C’est pourquoi, autant il est licite de parler d’une photo, autant il me
paraissait improbable de parler de la Photographie. » (1980 : 8).

Les travaux de R. Barthes ont été un déclic important dans la recherche sémiotique
européenne, recentrée non plus sur le sens, mais sur la signification et donc sur les relations à
l’intérieur de la structure et partant sur le système englobant, avec un glissement,
méthodologique au départ, vers le discours, occultant au passage la problématique des signes.
La sémiotique de A.J. Greimas, et de ses disciples, se donne à lire et à comprendre dans cette
évolution conceptuelle. Elle s’autoproclame comme une théorie générale de la signification,
dont l’objet est le discours et cela va ouvrir la voie à toutes sortes de modèles narratifs et/ou
discursifs, allant de la poétique linguistique de T. Todorov au dé-constructivisme de J. Derrida
dans un environnement fertile où s’entremêlent les approches d’un U. Eco en poétique, C.
Bremond, E. Mélétinski, A. Dundes, en morphologie du conte ou encore T. A. Van Dijk en
analyse de discours, de type génératif.

Mais, au total, ce qu’on peut retenir avec El Mostafa Chadli, c’est tout le débat ouvert
entre une sémiotique générale qui s’intéresse, non plus au discours, mais à la signification,
portée par des signes ou agrégats de signes ou manifestée par des récits et des discours et les
sémiotiques spécifiques, voire les sémiotiques appliquées, dont l’objet d’étude peut être
l’action, les passions ou les comportements, le discours ou le récit, le documentaire ou le manuel
scientifique ou carrément scolaire.

« De plus, et là je cite l’auteur des Sémiotiques textuelles, les discussions sur


le faire et la pratique sémiotique, les interrogations sur les problèmes
épistémologiques et les confrontations théorico-méthodologiques avec d’autres

2
L’Empire des signes (1970), nouvelle réédition de 2002, citation prise de l’exergue de ladite page.

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disciplines, voisines ou éloignées, représentent une partie non négligeable dans le
travail de recherche du sémioticien d’aujourd’hui » (2008 : 179).

Enfin, pour conclure, je dirai que Les Sémiotiques textuelles constituent un tournant
important dans la recherche sémiotique contemporaine dans la mesure où les questions d’ordre
théorique et/ou épistémologique relatives au signe, au système, à la structure et à la
signification, voire au sens sont clairement posées, développées et argumentées par l’auteur. La
posture qui le guide a été et demeure celle du sémioticien, du linguiste et de l’anthropologue
averti et savant qu’il est, ne fuyant pas la difficulté et ne cédant en rien sur les principes de
l’épistémologie, tout en restant humble et ouvert à la critique, raisonnée et objective.

Bibliographie

Barthes, R. (1980), La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Gallimard/Seuil.

Barthes, R. (1977), Fragments d’un discours amoureux. Paris, Seuil.

Barthes, R. (1970), L’Empire des signes. Paris, Skira.

Barthes, R. (1967), Système de la mode. Paris, Seuil.

Barthes, R. (1957), Mythologies. Paris, Seuil.

Baudrillard, J. (1968), Le système des objets. Paris, Gallimard.

Chadli, EM. (2008), Les Sémiotiques textuelles. Rabat, Éditions Zaouïa.

Chadli, EM. (2000), Le Conte merveilleux marocain. Sémiotique du texte ethnographique.


Rabat, Publications de la FLSH.

Chadli, EM. (1996), Le Structuralisme dans les sciences du langage. Casablanca,


Afrique/Orient.

Chadli, EM. (1995), Sémiotique. Vers une nouvelle sémantique du texte. Rabat, Publications de
la FLSH.

Couturat, L. (1901), La Logique de Leibniz : d’après des documents inédits. Mise en ligne sur
Gallica, site de la BNF [Consulté le 4 juin 2018].

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