Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
seuil de laïcisation », initié par le régime des cultes reconnus issu du Concordat
signé entre Napoléon et le Vatican, et qui court sur l’ensemble du XIXe siècle, et
un « deuxième seuil », correspondant à l’œuvre de la IIIe République, d’abord avec
les lois scolaires des années 1880 puis avec la loi de séparation de 1905. La consti-
tutionnalisation de la laïcité, avec la Constitution de la IVe République (1946)
confirmée avec celle de la Ve (1958), marque-t-elle alors la fin de la « guerre des
deux France » (Émile Poulat) à laquelle les lois Ferry et Goblet dans les années 1880
et la loi de 1905 avaient donné lieu ? P. Foray apporte une réponse nuancée à cette
question. Il remarque que dans la seconde moitié du XXe siècle, « la laïcité en France
est faite de pleins et de creux » (p. 20). La constitutionnalisation de la laïcité n’a
notamment pas empêché ce principe de continuer d’être l’objet de débats passion-
nés, dont la plupart concernait – comme à l’origine, au temps de J. Ferry – l’école.
La mobilisation du “camp laïque” contre la loi du 31 décembre 1959 organisant
le financement par l’État d’établissements d’enseignement privé en témoigne de
façon exemplaire. Reste toutefois, écrit P. Foray, que le second XXe siècle marque
un « apaisement progressif des conflits » (p. 21). Le contexte sociétal général favorise
cet apaisement : la révolution des mœurs qui s’amorce dans les années 1960 et
culmine avec mai 1968 a pour conséquence une forte relativisation de l’opposition
entre une “morale laïque” et une “morale religieuse”, toutes deux désormais de
plus en plus comprises comme deux variantes d’un même ordre moral dépassé.
À la fin des années 1980, toutefois, les débats ressurgissent, mais en se déplaçant :
ce n’est plus la question des relations de l’État laïque avec le catholicisme qui se
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.220.150.13)
14. Voir P. Kahn, « Le retour ambigu de la morale laïque. Faux consensus et vrais différends », Diversité,
no 182 : L’école et les valeurs. Charlie et après, 4e trimestre 2015, p. 75-79.
15. Voir P. Foray, La laïcité scolaire. Autonomie individuelle et apprentissage du monde commun.
Bern – Berlin – Bruxelles, etc., Peter Lang, 2008.
16. Voir P. Kahn, « La laïcité est-elle une valeur ? », Spirales, no 39 : Laïcité, croyances et éducation, 2007,
p. 29-37 et P. Foray, « L’école laïque entre respects de la liberté de conscience et construction du
monde commun », ibid., p. 15-27.
Comptes rendus 197
le principe de laïcité, ce sont des rappels nécessaires dans un débat public dont les
protagonistes semblent parfois tout simplement ignorer de tels éléments.
Le second principe est celui de la neutralité de l’État. P. Foray rappelle à cet égard
ce qui, là encore, devrait être connu de tous mais semble méconnu par certains, à
savoir que la neutralité des institutions publiques implique celle de leurs agents,
mais non celle de leurs usagers : « Les personnes privées ne sont pas, quant à elles,
soumises au principe de neutralité de l’État et ne sont donc pas tenues au devoir
de neutralité, même en tant qu’usagers des services publics » (p. 36). L’usage du
présent de l’indicatif est ici presque ambigu : peut-être aurait-il été plus pertinent
d’écrire, au conditionnel, que, en principe, les usagers ne devraient pas être tenus à
une telle neutralité… Ce qui de fait n’est pas toujours, tant s’en faut, le cas : il s’est
même trouvé des maires pour vouloir interdire le “burkini” à la plage, qui n’est
pas précisément un espace public. Bref, la neutralité de l’espace public n’est pas la
neutralité dans l’espace public. P. Foray nous le rappelle à propos, et cela témoigne,
il faut le répéter, de l’intérêt majeur d’un ouvrage dont le caractère informationnel
est en lui-même indispensable à un débat trop souvent pollué par les partis pris
idéologiques et une certaine propension à prendre ses représentations personnelles
de la laïcité pour l’état du droit positif en la matière.
Le problème que pose la reconnaissance de ces deux principes est qu’ils peuvent
entrer en contradiction l’un par rapport à l’autre. Ainsi l’autorisation d’aumôneries
dans les lycées publics, les hôpitaux ou les prisons fait-elle primer le libre exercice
des cultes sur la neutralité de l’espace public. P. Foray remarque que c’est en général
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.220.150.13)
17. J. Maclure et C. Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Paris, La Découverte, 2010, p. 30.
198 Le Télémaque – 60
religieux ? Dans le cadre de cette recension, il n’est guère possible d’entrer dans
le détail des réponses, toujours mesurées et argumentées, que P. Foray donne à
ces questions. On doit toutefois relever le caractère critique, au sens positif du
terme, de ses analyses : il s’agit à chaque fois de faire apparaître la complexité et de
problématiser des “évidences” trop souvent affirmées comme telles dans le débat
public (la nécessité du lien entre République et laïcité, les prétentions universalistes
de la laïcité à la française, le bien-fondé “laïque” de la loi de 2004 sur les signes
religieux à l’école, etc.).
Un des résultats notables du livre est la mise en lumière de l’irréductibilité de la
laïcité à son cadre juridique : convoquée, dans une république qui voit se fragiliser le
lien politique qui la constitue, pour reconstituer ce lien, elle tend à se donner pour
un ensemble de valeurs qu’il s’agit de faire vivre dans la vie associative et militante
comme à l’école. Dès lors, comme le développe P. Foray dans sa conclusion, la
laïcité devient l’objet d’un conflit des interprétations, et s’opposent une laïcité
qualifiée ici de « libérale » et une autre « intransigeante et offensive » (p. 84). C’est
même le propre des débats actuels sur la laïcité, remarque P. Foray avec justesse,
que d’opposer non plus, comme par le passé, la laïcité à un adversaire idéologique
(le catholicisme antirépublicain de la fin du XIXe siècle) mais deux compréhensions
différentes de la laïcité. On peut toutefois s’interroger sur la pertinence des adjectifs
utilisés ici pour qualifier cette opposition : en quoi notamment la laïcité « libérale »
est-elle moins « intransigeante » que l’autre ? Les nombreux écrits de J. Baubérot
en attestent : la laïcité « libérale » peut elle aussi être défendue de façon « intransi-
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.220.150.13)
leur concision et leur sobriété mêmes, sont en effet autant d’éléments de réflexion
qui permettent de se situer dans un débat vis-à-vis duquel P. Foray, comme il le
reconnaît dans son introduction (p. 6), n’est pas neutre, mais qu’un des grands
avantages de son texte est d’aborder en substituant systématiquement la clarification
des problèmes et la discussion argumentée au style apologétique qui est si souvent
celui des écrits consacrés à cette question.
Pierre Kahn
Université de Caen Normandie
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.220.150.13)