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L'obligation morale : le débat de Bergson avec Kant

Monique Castillo
Dans Les Études philosophiques 2001/4 (n° 59), pages 439 à 452
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130517252
DOI 10.3917/leph.014.0439
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 08/11/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.215.254.118)

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L’OBLIGATION MORALE :
LE DÉBAT DE BERGSON AVEC KANT

Impossible de ne pas relever, pour commencer, les obstacles méthodo-


logiques qui s’opposent au projet d’établir un débat entre Kant et Bergson
sur la nature de l’obligation morale. D’abord parce que les philosophes,
n’agissant pas en professeurs de philosophie, ne se commentent guère les
uns les autres. Ensuite parce qu’une confrontation des méthodes philoso-
phiques kantienne et bergsonienne commencera inévitablement par con-
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clure à une opposition, à la différence qui sépare une morale rationnelle
d’une fondation surrationnelle de la morale. On débouchera bien vite sur
une double clôture du débat, sur une sorte de cercle qui constatera que la
morale kantienne vérifie la conception kantienne de la raison, tandis que la
morale bergsonienne vérifie le dépassement de l’intelligence par l’intuition.
Enfin, parce qu’il faudrait donner à Kant un droit de réplique, ce qui ne peut
se faire par des arguments d’autorité, qui ne seraient, de surcroît, que des
arguments posthumes. Il ne reste alors qu’une seule voie : celle qui consiste
à concevoir ce débat comme une expérience de pensée.
On commencera donc par aborder l’obligation morale comme une
expérience de pensée, au titre d’une expérience intérieure, ce qui a pour effet
de conduire à une double intelligibilité de l’obligation morale.

I. Devoir-être et mobilisation morale

1) Du devoir comme « devoir-être ». — L’expérience réflexive montre que la


conceptualisation de l’obligation en tant que pression sociale ne s’applique
pas à la fondation kantienne du devoir. Parce que le mot même de « pres-
sion » abolit d’emblée la dimension du devoir-être du devoir, l’expérience
que chacun fait du devoir comme « devoir-être ».
S’il est incontestable qu’il existe un moi social, il instruit, via la morale, sur
la nature des liens sociaux, sur le fait que la société se conserve par la confor-
mité globale des comportements individuels à ses lois. Mais dès que je recon-
nais aux lois et aux coutumes ce rôle et cette fonction, dès que je me rends
Les Études philosophiques, no 4/2001
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compte que l’obligation morale n’est pas de nature morale mais sociale, sa
force obligatoire disparaît, et je cesse d’en faire un mobile éthique. Personne,
je pense, ne s’aventurerait à affirmer que son souci d’objectivité, d’impar-
tialité ou de justice vient de ce qu’il agit sous influence, sous la contrainte du
regard d’autrui. L’expérience montre, par ailleurs, que la pression solidariste
elle-même n’est pas ce qui me conduit au devoir, mais plutôt ce qui m’en
délivre. Si elle me permet de ramener mon choix à une simple soumission, si
je peux m’en remettre à une « bonne » influence, « bonne » parce que tous, la
famille, la société, l’instinct et la nature elle-même y trouvent leur compte, je
la saisirai pour échapper à cet impératif intérieur, trop formel, qui me com-
mande d’agir par pur souci d’universalité. « L’instance institutionnelle, qui est
publique par sa destination, devient “morale” dans sa reprise par celui qui
s’en reconnaît le destinataire (...). L’instance morale s’adosse au fait institu-
tionnel sans se confondre avec lui. »1
Il ne fait aucun doute qu’une morale sociale bénéficie d’un mobile soli-
dariste extrêmement fort et tel qu’il suscite un sentiment d’allégeance incon-
testable à la loi du groupe. Mais celui qui n’obéit qu’à une morale de clan,
clan familial ou national, se montre précisément dépourvu de volonté
morale et n’agit, comme le montre bien l’analyse bergsonienne elle-même,
que par un analogue de l’instinct, de manière infrarationnelle. Or le cercle
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des solidarités, comme le note justement Bergson, ne peut pas être franchi
en direction de l’universalité, ce qui fixe du même coup les limites d’une
conception exclusivement pragmatique de l’obligation morale.
Il faut se méfier des réputations et il semble que la réception française
du kantisme n’a compris Kant que comme un philosophe de l’interdit, tant
sur le plan théorique (avec les limites inscrites dans l’esthétique transcen-
dantale) que sur le plan pratique. Mais on ne peut oublier que Kant
s’oppose, ainsi que Bergson le fera à son tour, quoique pour d’autres
raisons2, à la conception que les philosophes eux-mêmes se font du devoir,
quand ils le réduisent à une simple obéissance, à la soumission à une pres-
sion extérieure, même si cette pression extérieure est intériorisée. Il faut
donc se méfier aussi du pouvoir fixateur des mots. Si l’on pense « devoir »
au lieu de « devoir-être » et « loi » au lieu de « loi universelle », l’impératif
moral kantien ne devient pas plus proche d’une morale sociale, il devient
insupportable et odieux. Il consiste à dire que mon devoir est d’obéir à la loi,
formule qui a pu être celle d’Eichmann3, mais qui n’est pas kantienne.
Le factum rationis, en revanche, se révèle incontestable au sens où je sais
d’emblée que ce qui me commande ne m’influence pas, puisque c’est moi-
même qui fais du devoir un commandement. La formule ironique de Schil-

1. F. Jacques, La théorie des actes de langage à l’épreuve de l’éhique, Transversalités, juillet-


septembre 1999, p. 232.
2. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, « Quadrige », 1982, p. 65.
3. « Agissez comme si le principe de vos actes était le même que celui des législateurs ou
des lois du pays » (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, trad. A. Guérin, Gallimard, 1991,
p. 223).
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ler ( « fais avec répugnance ce que le devoir t’ordonne » ) est peut-être


extrême, mais elle contient une part de vérité, à savoir que le vouloir moral
n’est pas naturel et qu’il ne saurait même imiter la nature. Chez Kant,
l’obligation morale témoigne d’emblée de la brisure de la vie biologique
dans la vie caractéristique de l’espèce homme. La fracture entre être et
devoir-être rend impossible la clôture sur soi, sauf à pratiquer la « mauvaise
foi » sartrienne, et elle fait de l’individu lui-même une sorte de société
ouverte. En témoigne la prééminence, affirmée par Kant, du droit de
l’humanité sur le droit des hommes1.
Pour adjoindre à cette expérience de la pensée les moyens du raisonne-
ment, il faut reconnaître qu’une explication exclusivement sociologique de
la morale tombe dans une aporie inévitable. Si l’obligation apparaît nécessai-
rement, naturellement, être le fait d’une société close, toutes les morales
sociales, qui sont particulières, sont justifiées. Les particularismes commu-
nautaires les plus brutaux et les plus inhumains ont en eux-mêmes leur légi-
timité incritiquable. De sorte que le respect de la clôture des morales entre
inévitablement en conflit avec la fraternité humaine.

2) Du devoir à l’amour. — Il est donné de faire, avec Bergson, une autre


expérience de pensée, celle du devoir dépassé par l’amour. L’obligation se
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trouve alors transcendée par son mobile, le mobile devenant le cœur de la
morale, l’expérience morale tout entière devenant celle d’une « mobilisa-
tion » totale. Une simple représentation du devoir ne suffit pas à produire
par elle-même la puissance du mobile, il agit comme une motion qui est une
émotion. La source d’une telle mobilisation est au-delà de tous les condi-
tionnements puisqu’elle provient du mobile unique et originaire qui recrée
la vie comme vie, c’est-à-dire comme élan. L’analyse bergsonienne de
l’obligation comme impulsion, attrait et aspiration exerce par elle-même un
pouvoir moral, le pouvoir de faire comprendre que le mobile lui-même est
mouvement, qu’il n’est pas séparé de l’action, mais qu’il est action. Telle est
l’expérience faite par le mystique qui éprouve directement l’action, en lui, de
l’amour de Dieu pour la créature, qui embrasse l’universalité humaine, expé-
rience sans laquelle l’amour que l’on prétend porter à l’humanité ne serait
qu’un mot ou une métaphore vide2. C’est alors le contenu de l’obligation, et
non sa forme, qui est mobilisateur, et qui fait adhérer à l’extrême plasticité
de l’énergie vitale, celle d’une pure dynamique que ne conditionne pas
même la raison.
L’expérience me montre que je ne suis sans doute pas moi-même
capable d’insuffler cette régénération, d’éprouver ou d’inspirer une telle

1. Kant, Doctrine du droit, § 17, Remarque.


2. Les formules qui terminent la pièce de Montherlant, La ville dont le prince est un enfant,
témoignent de la même intuition du christianisme : « Il y a un autre amour, même envers la
créature. Quand il atteint un certain degré dans l’absolu, par l’intensité, la pérennité et l’oubli
de soi, il est si proche de l’amour de Dieu qu’on dirait alors que la créature n’a été conçue que
pour nous faire déboucher sur le créateur » (acte III, scène VII).
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mobilisation. Pourtant je comprends, reçois et accueille comme une évi-


dence intelligible cette absolue priorité du mobile sur la représentation. Il est
donc possible de comprendre que ce qui dépasse la raison n’est pas dérai-
son. Sans faire appel, sur le versant kantien, à la Schwärmerei ou, sur le versant
bergsonien, au soupçon d’anormalité psychique, il est possible de donner
une explication positive de cette intelligibilité de l’expérience mystique telle
que la décrit Bergson. Le christianisme, essence du mysticisme complet, a
marqué la formation historique de mon humanité sur le plan moral, de mon
humanisation sur le plan psychique. Lorsque je comprends l’expérience mys-
tique comme expérience surrationnelle, cette formation socioculturelle sert
vraisemblablement de relais intuitif à l’intelligibilité que Bergson donne de la
vie psychique comme une sorte de matière spirituelle, spiritualisable en tout
cas. Ce qui est peut-être une autre manière d’administrer l’idée d’une positi-
vité du christianisme. Un enthousiasme immodéré pour les dogmes et les
rites sera jugé suspect et « pathologique », au sens large de l’usage kantien du
terme, qui ramène au mécanique l’émotion conditionnée reproduisant son
propre conditionnement. Il n’en va pas de même quand l’enthousiasme se
porte sur l’inspiration ou l’intuition créatrice du christianisme. Il serait
inconséquent de refuser à la religion ce que chacun accorde sans réticence à
l’art, à la littérature et à la poésie, à savoir l’intuition créatrice du génie qui
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crée ou recrée en chacun la faculté de créer.
Il faut donc admettre la capacité, en chacun, de faire l’expérience de
deux intelligibilités de l’obligation, et non pas d’une seule. L’expérience de
l’obligation, chez Bergson, désigne un mixte d’impulsion et de contrainte : il
reste, dans la contrainte, quelque chose d’une impulsion suprahumaine, sans
laquelle l’obligation elle-même ne serait que le fait d’une société de termites
et non le propre d’une société humaine. Chez Kant, si la conformité au
devoir n’inspirait pas d’emblée la certitude que le respect du devoir est
incommensurable à tout conformisme social, à l’intérêt pragmatique de
chaque communauté singulière, il serait impossible d’admettre l’existence de
ce qu’il nomme « la disposition à la personnalité », qui est universelle en
chacun.
Sans ce minimum de compréhension morale de leur conception de la
morale, il ne serait tout simplement pas possible de lire ces deux philoso-
phes. Il reste à dire les raisons d’un intérêt qui puisse être commun à ces
deux lectures, raisons qui tiennent, me semble-t-il, à l’envergure cosmique
que chacun d’eux donne à la fondation de l’obligation morale. Dans les deux
cas, l’analyse va bien au-delà de la subjectivité morale, au-delà d’une morale
qui se chargerait seulement de veiller à la légalité des comportements, à leur
simple conformité aux lois et coutumes établies. Elle enveloppe le destin de
l’espèce humaine, l’obligation morale faisant du destin et de l’avenir de
l’humanité, chez Kant aussi bien que chez Bergson, une question ouverte.
Pour chacun d’eux, le dépassement des sociétés particulières, des nations
qui se font la guerre par nécessité naturelle et sociale, est gouverné par une
même inspiration : la réalité de l’universalité humaine, ce que Bergson
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 443

appelle « fraternité humaine » et ce que Kant nomme « la destination morale


de l’humanité ». C’est donc la manière dont la morale fait de chacun d’eux
un philosophe cosmique, pour le dire en langage kantien, qui peut être inter-
rogée. Que signifie être un moraliste ou un philosophe moral quand
l’obligation doit rendre compte de l’existence de l’humanité en tant
qu’espèce vivante ?

II. De l’obligation morale au genre humain

1) Dimension cosmique de la question morale. — Une analogie tout extérieure


et sommaire entre les deux penseurs permet de préciser la nouvelle échelle
de cette exploration. Pour ce qui concerne Kant, on sait par l’Archi-
tectonique de la Critique de la raison pure que, à côté du domaine des sciences
de la nature, le philosophe, défini comme « législateur de la raison », est celui
qui donne la formule d’une loi universelle des mœurs. Le bergsonisme, de
son côté, entend prolonger le travail des sciences de la matière par une
science de l’esprit conduisant à formuler une loi d’évolution qui fait de
l’énergie mystique l’origine des grandes transformations morales de l’huma-
nité. Il s’agit d’inscrire la morale dans l’étoffe même de la réalité cosmique.
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Dans les deux cas, il y a la volonté de supprimer les illusions qui conduisent
la métaphysique à des problèmes insolubles et le même souci d’engager la
métaphysique dans la voie d’un progrès des connaissances. Chacun des
deux philosophes ayant une parfaite intelligence des sciences de son temps,
l’exigence de scientificité qu’ils escomptent de la philosophie ne consiste
nullement à calquer la méthode des sciences de la nature, mais à faire inter-
venir un type de savoir qui est de nature métaphysique, tel qu’il n’est pas
conçu ni livré par la physique des physiciens.
Ainsi, la formule selon laquelle l’homme a perdu l’instinct, formule uti-
lisée le plus souvent de façon rhétorique et superficielle, perd toute banalité
dès lors qu’elle engage une véritable ontologie du devenir du genre humain.
Elle commande alors de lire un fait biologique comme un fait métaphysique,
la nature préparant la vie humaine à des fins dont la possibilité dépasse la
nature1 et l’intelligence se portant « loin au-delà de ce que la nature avait
voulu pour elle »2. Phénomène que Kant exprime dans un langage théolo-
gique, celui du péché originel, dans les Conjectures sur le commencement de
l’histoire humaine.
Traiter de la morale en tant que « biologie transfigurée »3 ou comme un
fait métaphysiquement biologique permet de comparer ce qui est compa-
rable chez les deux auteurs, à savoir le kantisme de la Critique de la faculté de
juger et le bergsonisme des Deux sources de la morale et de la religion. Une préci-

1. Kant, Critique de la faculté de juger, § 83.


2. Bergson, op. cit., p. 249.
3. M. Barthélémy-Madaule, Bergson, Le Seuil, 1978, p. 146.
444 Monique Castillo

sion s’impose : il ne saurait être question de ramener les deux philosophies


au même, ce qui serait absurde et produirait une double trahison. Il s’agit de
voir jusqu’où elles assument, chacune à leur manière, le fait que l’humanité
doive exister comme une espèce, de manière à cerner le moment où il est
inévitable que les réponses de Kant et de Bergson divergent radicalement.
La question de la raison d’être de l’humanité comme espèce est posée par
Kant : « Pourquoi des hommes devaient-ils exister ? »1 Elle est posée par
Bergson : « Comment l’humanité peut-elle se délivrer de la nécessité d’être
une espèce ? »2 C’est une question hyperbolique et impertinente du point de
vue de l’entendement ou de l’intelligence. Elle prend beaucoup de sens, en
revanche, du point de vue de la seule réponse que l’espèce homme tend à lui
apporter, la même dans les deux cas : l’existence de l’humanité comme
espèce ne se comprend que comme la raison d’être de la création3.
Entre la question et la réponse, le même constat s’impose : l’espèce
humaine a pour caractéristique de devoir se faire elle-même tout ce qu’elle
peut être, elle seule doit se donner un avenir et elle seule ne vit que de
l’avenir qu’elle se donne. Affirmer que la contingence de son origine biolo-
gique a pour conséquence de détruire « l’ancienne alliance entre l’homme et le
reste de la création »4 est une conclusion possible, mais qui peut être jugée
purement abstraite ou intellectualiste dans le cadre du kantisme aussi bien
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que du bergsonisme. Jacques Monod adopte cette conclusion au nom de la
génétique, comme une radicalisation justifiée du thème nietzschéen de la
« mort de Dieu »5. Jugeant que l’espèce humaine est un accident dans le cos-
mos et que l’univers ne donne aucun sens à son existence, il en conclut que
l’homme, qui est homme par hasard, n’est pas fondé à sacraliser sa propre
existence ni sa propre liberté ; par suite, la religiosité judéo-chrétienne, les
droits naturels de l’homme, le progressisme et l’historicisme ne doivent plus
compter que comme des mythes obsolètes contraires au développement de
la science. Le risque, en ce domaine, est de substituer une conclusion au
questionnement et de remplacer une problématique métaphysique par une
problématique idéologique. Or, chez Kant aussi bien que chez Bergson, il
ne s’agit nullement de ressusciter une quelconque « ancienne alliance » entre
l’espèce humaine et la création, mais de montrer que l’humanité doit créer
elle-même le sens de son rapport au monde en tant que condition de son
existence, d’une existence en devenir. Par ailleurs, on ne saurait oublier que
Nietzsche a enquêté sur la morale parce que l’espèce humaine ne peut
apporter qu’une réponse morale à la question de la « valeur » (formulation
nietzschéenne de la question du sens) de son existence factuelle. Réponse
qui choisit une morale du surhumain contre une morale du trop humain.

1. Critique de la faculté de juger, § 85, note.


2. Les deux sources, p. 332.
3. Critique de la faculté de juger, § 86. Les deux sources, p. 271.
4. J. Monod, La science et ses valeurs, in Pour une éthique de la connaissance, La Découverte,
1988, p. 145.
5. Ibid., p. 146.
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 445

2) L’horizon de la justice. — Considération qui ramène à Bergson au lieu de


nous en éloigner. L’obligation morale, en effet, ne saurait avoir pour seule
fonction de perpétuer l’espèce au stade de la survie et des accommodements
adaptatifs à la réalité matérielle. L’obligation qui est de nature simplement
sociale joue le rôle de l’instinct et elle fait partie des équilibres conquis par la
nature. Toutefois, elle ne rend compte que d’une seule modalité de la vie,
alors que notre espèce ne vit d’une vie véritable que dans ses transforma-
tions, recréations et régénérations morales.
Pour Kant, l’humanité, ayant perdu l’instinct, se voit forcée d’agir, non
par des lois, mais par la représentation de lois. Dès l’origine se produit, pour
notre espèce, la séparation entre l’être et le devoir-être. De sorte qu’il lui faut
inventer les moyens de son existence, qui sont ceux de son devenir.
L’existence sociale, la survie des sociétés par l’unité forcée de leurs mem-
bres, est la première contrainte, celle qui impose la vie en commun comme
condition collective de survie. Pour utiliser une formule à la fois kantienne
et bergsonienne, c’est ce que « la nature a voulu » pour notre espèce. C’est le
temps de la légalité, selon le kantisme, celui de l’instinct de discipline selon
Les deux sources.
Dans la version kantienne, si nous nous plaçons du point de vue de la
nature en tâchant d’en comprendre l’action par un jugement réfléchissant,
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nous voyons que la nature n’a pas voulu que les sociétés doivent se clore sur
elles-mêmes, que là n’est pas le plus haut degré possible de la justice orga-
nisée. Le travail de clôture sur soi des États est ce qui produit la guerre et,
avec elle, de continuels remaniements géopolitiques. Par suite, l’humanité,
entendue au sens de l’expérience naturelle du genre humain, ne peut se
comprendre que comme histoire, une histoire allant du clos à l’ouvert, du
social à l’universalité humaine, de la contrainte à la justice. L’horizon de ce
devenir se laisse exprimer comme un idéal, l’idéal cosmopolitique kantien. À
la question sociale de la justice répond l’idéal démocratique, tel qu’il
conjoint citoyenneté et fraternité, chez Bergson, qui tient le kantisme pour
l’une de ses expressions historiques dignes d’être mentionnées : « La démo-
cratie est d’essence évangélique et elle a pour moteur l’amour. On en décou-
vrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes phi-
losophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez
Rousseau ensemble. »1
Nous nous demandions ce que veut dire être moraliste du point de vue
de l’histoire de l’espèce humaine ; il est possible d’avancer l’idée que
l’anticipation du futur constitue une part importante de l’action du philo-
sophe moral. À la manière de Bergson : « Il n’y aura plus tant de plaisir à
aimer le plaisir (...) Notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus
simple. »2 Ou à la manière de Kant : c’est « dans les manifestations phéno-

1. Les deux sources, p. 300.


2. Ibid., p. 322.
446 Monique Castillo

ménales de ce qu’il y a de proprement moral dans le genre humain que


pourra s’apprécier le profit de sa culture dans la voie du mieux »1.
Kant n’adopte qu’avec répugnance le rôle de prophète ; il préfère à une
histoire prophétique une histoire augurale de l’humanité2 qui puisse déceler
les signes du futur dans le présent. Il semble, en revanche, que la figure du
prophète convienne à ces recréateurs et transformateurs d’humanité morale
que sont, dans le vocabulaire de Bergson, les héros et les saints.
Le fait d’utiliser le terme « prophète » n’est pas anodin ; un penseur
comme Max Weber a su fixer l’idée que le désenchantement du monde va de
pair avec la disparition de la figure du prophète, auquel se substitue la maî-
trise du monde par la rationalité instrumentale3. La prévision remplace les
prophètes. Mais c’est précisément à cette version unilatérale de l’emprise du
machinisme que s’oppose le dernier chapitre des Deux sources, avec le mot
fameux qui le termine : concevoir le monde comme « une machine à faire des
dieux ». Formule magique, mais qui demeure incompréhensible en dehors de
l’intelligibilité mystique de la morale, de l’obligation et de la vie elle-même.

III. Au-delà de la justice


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1) La divergence métaphysique entre Kant et Bergson. — À ce niveau, les deux
conceptions de l’obligation morale ne sont plus compréhensibles que par
leurs différences. Dès lors que seul le mysticisme est à l’origine des grandes
transformations morales de l’humanité, les raisons bergsoniennes de
rompre avec une fondation rationnelle de l’obligation s’éclairent pleine-
ment. Intelligibilité et rationalité se séparent, l’intelligibilité mystique de la
création morale devenant incommensurable à la rationalité de l’action : « De
ce qu’on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne sui-
vra pas que la morale ait son origine dans la raison. »4 Il faut une expérience
de pensée spécifique, celle de l’intuition, pour que cette intelligibilité soit
éprouvée comme ce qui éclaire la raison au lieu d’en procéder. Un acte
d’intuition irréductible à une simple conviction ou à une simple croyance.
Supposer, par exemple, qu’un Bergson mystique fait, par conviction person-
nelle, le choix de la supériorité d’une morale mystique est un propos qui ne
rationalise nullement sa conception de l’origine de la morale, mais qui en
détruit l’accès. Dès lors que Bergson parle en philosophe pour être compris
comme tel, c’est la philosophie qui doit s’augmenter d’une capacité
d’expérience métaphysique, la capacité de se porter au-delà du domaine des
représentations, « à la racine même de la sensibilité et de la raison »5.
1. Le conflit des facultés, titre 9, trad. G. Leroy, in Kant, histoire et politique, Vrin, 1999,
p. 130.
2. Ibid., titre 1, p. 119.
3. Max Weber, Le métier et la vocation de savant, Plon, 1959, p. 70.
4. Les deux sources, p. 86.
5. Ibid., p. 248.
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 447

Cette expérience est celle de la morale comme pure énergie vitale créa-
trice, constituant par elle-même la preuve expérimentale que l’homme passe
l’homme. Une expérience que l’humanité ne peut pas faire, selon la tempo-
ralisation kantienne de l’espérance, dans la continuité d’un progrès vers le
mieux, mais seulement par la recréation de sa propre énergie créatrice. Sans
cette résurgence mobilisatrice, qui reconduit à l’origine de la pure puissance
plastique et spirituelle de la vie comme énergie, l’évolution ne serait qu’un
mot vide ou une manière intellectualiste de parler.
Il faut donc que soit abolie, à l’origine de la recréation de l’énergie
morale, toute distance entre l’être et le devoir-être. Sinon, la morale ne serait
pas créatrice mais reproductrice d’obligations. Ce dépassement du devoir-
être est indiqué par une formule des Deux sources : « Vienne l’appel du héros :
nous ne le suivrons pas tous, mais nous sentirons que nous devrions le faire,
et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous passons. Du
même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation
suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en
reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà. »1
Le mystère est pleinement éclairci par le mystique, en lequel toute dis-
tance entre le mobile et le mouvement, fût-elle celle de l’attrait, est sup-
primée. Supprimée aussi la distance entre les symboles et les choses, dans
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une unité qui précède toute division, le devoir étant dépassé par la force
mobilisatrice du mobile, identifiée par Bergson à l’énergie de l’amour,
l’expérience de l’amour étant révélatrice de la Création comme une entre-
prise de Dieu pour « créer des créateurs ». La substitution des créateurs aux
créatures traduit parfaitement une énergie qui n’est qu’esprit, une puissance
qui n’est qu’acte.
Le mobile se transmet, à partir de là, par la mobilisation qu’il produit
chez autrui, par aspiration et attrait. L’obligation est suscitée en tant que par-
ticipation à une émotion créatrice par laquelle chacun se sent redevenir créa-
teur des doctrines et des idéaux qui l’habitent. Ce n’est pas l’idée qui inspire,
mais l’inspiration qui inspire l’idée.
La différence avec Kant est manifeste. Le bergsonisme transgresse les
limites sensibles et catégoriales de l’entendement, l’intelligence étant
dépassée par l’intuition et le raisonnement par l’émotion créatrice. Bergson
restaure, en quelque sorte, le plein emploi de la métaphysique. On peut aller
de l’être au connaître, de l’indivisible à la division, de l’infini au fini. La
morale prend sa source dans une indivision originaire, expérimentée dans
l’amour mystique de l’humanité, que Bergson exprime, volontairement ou
non, dans un langage kantien en en faisant « la racine commune de la sensi-
bilité et de la raison ». Cette racine commune supprime la problématique du
schématisme kantien, puisque la distance entre l’être et sa manifestation est
abolie quand on quitte le temps pour se placer dans la durée. Une formule

1. Ibid., p. 333. Souligné par nous.


448 Monique Castillo

saisissante exprime cette absolue unité de la pure activité : « Pas de distance


entre Dieu et l’amour de Dieu. » Il n’est donc pas douteux que le bergso-
nisme renverse, par sa pratique philosophique elle-même, les limites théori-
ques du kantisme.

2) Esthétique et métaphysique chez Kant. — Toutefois, malgré leurs diver-


gences métaphysiques radicales, ces philosophies ne sont pas incommensu-
rables entre elles, et il est possible d’en comparer les finalités morales si l’on
adopte le langage kantien de l’art et de la religion.
Ce sont les limites théoriques du kantisme qui sont transgressées par la
métaphysique bergsonienne. La morale, quant à elle, est ce qui permet, pour
Kant, une avancée dans le suprasensible. Il en est ainsi de la liberté, qui
selon la troisième Critique « peut élargir la raison au-delà des limites à
l’intérieur desquelles chaque concept de la nature (théorique) doit demeurer
enfermé sans espoir »1. La morale comprend les acteurs moraux comme de
purs commencements sans antécédent, construisant un royaume de pures
volontés, origine non naturelle de leurs effets dans le monde. C’est ainsi
qu’une constitution juridique parfaite entre les hommes, substituant entière-
ment des relations libres aux rapports naturels de la violence, peut être iden-
tifiée, selon la conclusion donnée à l’Appendice de la Doctrine du droit, à la
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chose en soi elle-même.
Il résulte cependant des limites théoriques de la philosophie que ce que
je peux penser, comprendre et vouloir, je ne peux pas le connaître dans la
forme déterminée d’une expérience naturelle. La raison en est que la sensi-
bilité est incommensurable à l’envergure de l’Idée. De sorte que les moyens
sensibles de la rationalité restent en deçà d’une intelligibilité intégrale du
monde.
Cette intelligibilité du monde, qui en dépasse la rationalisation catégoria-
lement possible, l’obligation morale la postule pour sa réalisation : postulat
du souverain bien originaire, d’un Dieu créateur moral du monde, unité de
la création dans laquelle s’abolit toute distance entre la cause et l’effet, entre
l’être et sa raison d’être, entre le sensible et le sens. Cette unité du sensible et
du sens ne peut être représentée que dans les limites des pouvoirs de la
représentation : comme archétype, comme le fait d’un entendement arché-
typal. Il en est de même dans la pratique : la volonté sainte, en laquelle
s’abolit la distance entre le devoir-être et l’être, entre le devoir et la volonté
ne peut être qu’un archétype pour la volonté humaine. De sorte que
l’obligation morale sera toujours vécue comme tension et continuel dépas-
sement de soi, ce qu’Alexis Philonenko identifie à une morale héroïque2. Un
héroïsme qui ne peut que tendre vers la sainteté.
La cause en est que la sensibilité ne peut être intégralement rationalisée
ni convertie en activité pure. Son fond reste pathologique, c’est-à-dire pas-

1. Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Aubier, 1995, § 91, p. 475.


2. A. Philonenko, Schopenhauer, une philosophie de la tragédie, Vrin, 1980, p. 203.
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 449

sif. Dans le vocabulaire de la théologie kantienne, le péché originel demeure,


en chacun, comme la clôture sur soi de l’égoïsme.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait aucune place pour l’aspiration et
l’inspiration, puisque la distance qui sépare la spontanéité et la passivité crée
l’aspiration à l’infini, à l’inconditionné. Simplement, ce n’est pas dans la
morale, mais dans la partie esthétique de sa philosophie que Kant traite du
dépassement possible de la sensibilité par elle-même. Dans le sentiment du
beau et du sublime se produit une transgression des contraintes logiques de
la rationalité. La première Critique interprétait la notion de « force fonda-
mentale »1, appliquée à l’âme, comme l’idée d’une racine commune de
l’entendement et de la sensibilité, surmontement de l’hétérogénéité des
facultés. Inconnaissable par les moyens de l’intelligence, cette unité est
pourtant ce à quoi nous renvoient les antinomies, puisqu’elles « nous for-
cent, contre notre gré, à regarder au-delà du sensible et à chercher dans le
suprasensible le point de convergence de tous nos pouvoirs a priori » 2.
L’expérience du sublime, quant à elle, fait éprouver l’aspiration à une unité
dans laquelle le pouvoir de la sensibilité cherche à se rendre identique à celui
de la raison. Le besoin de postuler un substrat intelligible de la réalité sen-
sible, de mettre l’infini au fondement du fini, devient ainsi esthétiquement
intelligible. L’imagination voulant étendre démesurément son pouvoir jus-
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qu’à présenter la totalité absolue de la nature comme sa réelle et véritable
mesure, cette mesure de grandeur oriente « le concept de nature vers un
substrat suprasensible (qui se trouve au fondement de celle-ci en même
temps que de notre pouvoir de penser) »3. Dans le domaine de l’art, la place
faite au génie est celle d’une puissance créatrice, capable de créer d’autres
natures et d’autres expériences possibles de la phénoménalité, qui sont des
mixtes de sensibilité et de sens.
Toutefois, aussi loin que puissent aller l’activité créatrice et l’inspiration
géniale, elles ne se substitueront pas à l’obligation morale, elles ne feront
qu’y préparer par une sorte d’éducation esthétique de la sensibilité. Une for-
mation qui ne va pas jusqu’à une transformation ou une transfiguration. Le
kantisme maintient donc séparés ce que le bergsonisme réunit, du fait que,
chez Bergson, la sensibilité peut être morale par elle seule, comme elle l’est
dans l’amour.
Plusieurs développements et commentaires sont possibles à partir de là,
concernant la place de la sensibilité dans la morale et dans la religion, ainsi
que la possibilité d’une éducation morale de la sensibilité. On en envisagera
un seul, pour finir, en examinant la figure du mystique dans les limites de la
raison pratique, avec la question de savoir si elle peut agir autrement, pour
nous, que comme un archétype.

1. Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, p. 456.


2. Critique de la faculté de juger, § 57, p. 329.
3. Ibid., § 26, p. 237.
450 Monique Castillo

IV. Mysticisme et morale

1) L’archétype selon Kant. — Ainsi formulée, la question est d’inspiration


kantiennne. Pour qu’elle soit aussi posée à Bergson, une précision sur le
vocabulaire s’impose. Dans le langage critique, le terme « mysticisme »
désigne une pathologie qui consiste à prendre les dogmes pour la racine de
la foi. Le fait de confondre la réalité historique du dogme avec la possession
d’un savoir transcendant fait du mystique un fanatique : le fanatique juge et
condamne ses semblables à la place de Dieu, comme s’il était Dieu. Mais la
conception bergsonienne du mysticisme peut être rapprochée, mutatis mutan-
dis, de ce que Kant appelle la « foi vivante » ou la « foi sanctifiante »,
d’essence morale au sens où « elle se relie, en soi, à une Idée de la raison
morale dans la mesure où celle-ci ne nous sert pas seulement de règle de
conduite, mais aussi de motif »1. Le terme « motif » est à souligner, puisqu’il
dépasse le caractère formel de l’obligation morale en tant que règle de la
conduite. Une telle foi se porte sur « l’archétype de l’humanité agréable à
Dieu (le Fils de Dieu) », sur le « Dieu-Homme ». Ce que l’on peut traduire
ainsi : ce n’est pas tant l’historicité de Jésus que l’inspiration du Sermon sur
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la montagne qui alimente la foi en tant qu’elle est pure, morale et vivante.
La distinction entre la foi vivante et le délire cultuel est nécessaire, du
point de vue critique, pour distinguer entre la foi morale et la foi servile.
Ainsi, l’assentiment donné à l’archétype du Dieu-Homme sépare la vraie foi
du faux mysticisme et des faux mystiques, de ceux qui se servent de la
morale et de la foi pour imposer à la sensibilité le contenu déterminé d’un
dogme. La foi servile est celle qui accepte l’influence conquise par ceux qui
prétendent s’approprier la « racine commune » de la sensibilité et du sens.
En demeurant archétype, l’uni-totalité humaine n’est représentable que
comme un idéal de perfection qui reste, comme tel, en dehors de toute
appropriation et de toute mainmise politique ou religieuse.

2) Mystique et mythe. — Chez Bergson, tant que l’on reste dans la mys-
tique évangélique, le dépassement de la morale par la métaphysique, par une
métaphysique de la création autorégénérée, ne pose pas problème. On va de
la religion à sa source, et l’on peut lire le bergsonisme en tant que « philo-
sophie du christianisme »2.
L’interprétation est plus difficile quand il s’agit de l’inspiration mystique
reconnue au héros, « au génie mystique » qui entraînera derrière lui
l’humanité en voulant en faire « une espèce nouvelle », délivrée « de la néces-
sité d’être une espèce »3. Le héros est-il un chef charismatique ? Henri Gou-

1. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, trad. A. Philonenko, Éd. de la Pléiade,
t. III, p. 145. Les citations qui suivent renvoient à la même page.
2. Henri Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, Fayard, 1961, p. 189.
3. Les deux sources, p. 322.
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 451

hier affirme que « la vraie mystique est aussi la mystique vraie »1. Soit. On
l’admet sans difficulté quand il s’agit des saints, parce qu’ils régénèrent et
ressuscitent l’archétype : « Les grands mystiques, écrit Bergson, se trouvent
être les imitateurs et les continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que
fut complètement le Christ des Évangiles. »2 Mais la transposition de la
figure du mystique dans le domaine social et politique suscite un certain
nombre d’interrogations.
On sait, puisque Bergson le précise, qu’il existe de faux mysticismes,
comme, par exemple, celui de l’impérialisme, contrefaçon du mysticisme3.
Et si la formule selon laquelle « un sûr instinct les mène <les mystiques> à
l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher »4
s’applique au domaine de la spiritualité religieuse, elle n’est pas sans évo-
quer, transposée dans le domaine politique, le risque de fanatisme caractéris-
tique du « mysticisme » au sens kantien. Ne faut-il pas alors séparer mysti-
cisme et politique par crainte de la confusion entre la mystique et la
politique ? « Quand on voit ce que les clercs ont fait généralement des saints,
comment s’étonner de ce que les parlementaires ont fait des héros ? Quand
on voit ce que les réactionnaires ont fait de la sainteté, comment s’étonner
de ce que les révolutionnaires ont fait des héros ? »5 De cette observation,
Péguy tire la leçon : « L’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque
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système, la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a
donné naissance. »6
Que la démocratie, ainsi que la considère Bergson, soit d’essence évangé-
lique, puisqu’elle est, de toutes les conceptions politiques, la plus éloignée de
la nature, on peut en convenir au sens où elle ajoute au droit à la citoyenneté
le mobile de la fraternité. Est-ce à dire que la figure de Saint-Just, par
exemple, doit être tenue pour une figure mystique, dès lors qu’il est
l’inspirateur d’une mystique républicaine au sens d’une mythologie républi-
caine ? On donnera alors au terme « mystique » un sens large qui inclut la
fable et la fonction fabulatrice, comme le suggère Madeleine Barthélémy-
Madaule en considérant que « la durée, l’élan vital, le grand mystique qui sau-
vera l’humanité <sont> autant de fables chargées d’un sens inépuisable »7 ?
Pour exprimer autrement le problème d’interprétation posé par la mys-
tique en politique, on peut dire que la ligne de partage entre la mystique et la
mystification, si elle est claire du point de vue de l’analyse philosophique,
risque bien d’être effacée, dans l’action et dans l’émotion, sous l’effet de
l’urgence et des confusions passionnelles. Le génie inspiré peut être tenu
pour créateur au sens de « recréateur » des mythes qui sont eux-mêmes

1. Henri Gouhier, op. cit., p. 152.


2. Les deux sources, p. 254.
3. Ibid., p. 331.
4. Ibid., p. 262.
5. Charles Péguy, Notre jeunesse, Gallimard, 1993, p. 117.
6. Ibid., p. 116.
7. Les deux sources, p. 177.
452 Monique Castillo

recréateurs d’élan vital. Entre mysticisme et mystification, la question du


mythe, par son ambivalence, continue de susciter la tâche d’une critique de
la faculté de juger en tant que critique de la faculté d’évaluer et de donner
son assentiment. Une tâche rendue d’autant plus nécessaire du fait de
l’interpénétration entre « société ouverte » et « société close » dans la symbo-
lique mobilisatrice d’individus qui restent, quant à eux, toujours conformes
à la nature humaine, dont Bergson précise qu’elle ne change pas et dont la
politique révèle, précisément, la férocité1.
Autant de questions qui sont suscitées par le dernier chapitre des Deux
sources de la morale et de la religion. Prêtant alors plus d’attention aux pages spé-
cifiquement consacrées à la démocratie, on remarquera la prudence du
vocabulaire de Bergson, et notamment le fait qu’il donne à l’idéal démocra-
tique une fonction assez analogue à celle d’un archétype au sens kantien,
celui d’une « direction où acheminer l’humanité », la Révolution ayant indi-
qué « ce qui devait être », ou plus exactement ce qui devait ne pas être, sans
qu’il soit facile d’ « en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire »2. Il faut
donc bien « transposer », comme le dit Bergson, l’essence évangélique de la
démocratie dans la politique, mais au sens où « transposer » signifie mainte-
nir la distance entre l’absolu et le relatif 3, entre l’idéal et le réel. Le risque
d’une confusion entre la mystique et la politique se trouve ici pris en compte
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et la volonté d’y porter remède clairement exprimée. Par suite, le héros ne
saurait être identifié à un chef ni adopter l’autorité d’un chef ; il lui revient
d’incarner, au contraire, le modèle, le type ou l’archétype d’une mobilisation
capable de contrarier la pression-oppression des volontés de pouvoir. Son
action s’exerce comme un « appel » mobilisateur de l’ « effort » qui va préci-
sément en sens inverse de la nature : on peut dire qu’il crée, en politique, les
mobiles de la fraternité, faisant de la fraternité le moteur périodiquement
recréateur de nouvelles formes de liberté et d’égalité.

Monique CASTILLO.

1. Ibid., p. 297 et 331.


2. Ibid., p. 301.
3. Ibid.

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