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Monique Castillo
Dans Les Études philosophiques 2001/4 (n° 59), pages 439 à 452
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0014-2166
ISBN 9782130517252
DOI 10.3917/leph.014.0439
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compte que l’obligation morale n’est pas de nature morale mais sociale, sa
force obligatoire disparaît, et je cesse d’en faire un mobile éthique. Personne,
je pense, ne s’aventurerait à affirmer que son souci d’objectivité, d’impar-
tialité ou de justice vient de ce qu’il agit sous influence, sous la contrainte du
regard d’autrui. L’expérience montre, par ailleurs, que la pression solidariste
elle-même n’est pas ce qui me conduit au devoir, mais plutôt ce qui m’en
délivre. Si elle me permet de ramener mon choix à une simple soumission, si
je peux m’en remettre à une « bonne » influence, « bonne » parce que tous, la
famille, la société, l’instinct et la nature elle-même y trouvent leur compte, je
la saisirai pour échapper à cet impératif intérieur, trop formel, qui me com-
mande d’agir par pur souci d’universalité. « L’instance institutionnelle, qui est
publique par sa destination, devient “morale” dans sa reprise par celui qui
s’en reconnaît le destinataire (...). L’instance morale s’adosse au fait institu-
tionnel sans se confondre avec lui. »1
Il ne fait aucun doute qu’une morale sociale bénéficie d’un mobile soli-
dariste extrêmement fort et tel qu’il suscite un sentiment d’allégeance incon-
testable à la loi du groupe. Mais celui qui n’obéit qu’à une morale de clan,
clan familial ou national, se montre précisément dépourvu de volonté
morale et n’agit, comme le montre bien l’analyse bergsonienne elle-même,
que par un analogue de l’instinct, de manière infrarationnelle. Or le cercle
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Cette expérience est celle de la morale comme pure énergie vitale créa-
trice, constituant par elle-même la preuve expérimentale que l’homme passe
l’homme. Une expérience que l’humanité ne peut pas faire, selon la tempo-
ralisation kantienne de l’espérance, dans la continuité d’un progrès vers le
mieux, mais seulement par la recréation de sa propre énergie créatrice. Sans
cette résurgence mobilisatrice, qui reconduit à l’origine de la pure puissance
plastique et spirituelle de la vie comme énergie, l’évolution ne serait qu’un
mot vide ou une manière intellectualiste de parler.
Il faut donc que soit abolie, à l’origine de la recréation de l’énergie
morale, toute distance entre l’être et le devoir-être. Sinon, la morale ne serait
pas créatrice mais reproductrice d’obligations. Ce dépassement du devoir-
être est indiqué par une formule des Deux sources : « Vienne l’appel du héros :
nous ne le suivrons pas tous, mais nous sentirons que nous devrions le faire,
et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous passons. Du
même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation
suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en
reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà. »1
Le mystère est pleinement éclairci par le mystique, en lequel toute dis-
tance entre le mobile et le mouvement, fût-elle celle de l’attrait, est sup-
primée. Supprimée aussi la distance entre les symboles et les choses, dans
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2) Mystique et mythe. — Chez Bergson, tant que l’on reste dans la mys-
tique évangélique, le dépassement de la morale par la métaphysique, par une
métaphysique de la création autorégénérée, ne pose pas problème. On va de
la religion à sa source, et l’on peut lire le bergsonisme en tant que « philo-
sophie du christianisme »2.
L’interprétation est plus difficile quand il s’agit de l’inspiration mystique
reconnue au héros, « au génie mystique » qui entraînera derrière lui
l’humanité en voulant en faire « une espèce nouvelle », délivrée « de la néces-
sité d’être une espèce »3. Le héros est-il un chef charismatique ? Henri Gou-
1. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, trad. A. Philonenko, Éd. de la Pléiade,
t. III, p. 145. Les citations qui suivent renvoient à la même page.
2. Henri Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, Fayard, 1961, p. 189.
3. Les deux sources, p. 322.
L’obligation morale : le débat de Bergson avec Kant 451
hier affirme que « la vraie mystique est aussi la mystique vraie »1. Soit. On
l’admet sans difficulté quand il s’agit des saints, parce qu’ils régénèrent et
ressuscitent l’archétype : « Les grands mystiques, écrit Bergson, se trouvent
être les imitateurs et les continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que
fut complètement le Christ des Évangiles. »2 Mais la transposition de la
figure du mystique dans le domaine social et politique suscite un certain
nombre d’interrogations.
On sait, puisque Bergson le précise, qu’il existe de faux mysticismes,
comme, par exemple, celui de l’impérialisme, contrefaçon du mysticisme3.
Et si la formule selon laquelle « un sûr instinct les mène <les mystiques> à
l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher »4
s’applique au domaine de la spiritualité religieuse, elle n’est pas sans évo-
quer, transposée dans le domaine politique, le risque de fanatisme caractéris-
tique du « mysticisme » au sens kantien. Ne faut-il pas alors séparer mysti-
cisme et politique par crainte de la confusion entre la mystique et la
politique ? « Quand on voit ce que les clercs ont fait généralement des saints,
comment s’étonner de ce que les parlementaires ont fait des héros ? Quand
on voit ce que les réactionnaires ont fait de la sainteté, comment s’étonner
de ce que les révolutionnaires ont fait des héros ? »5 De cette observation,
Péguy tire la leçon : « L’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque
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Monique CASTILLO.