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Réflexions sur l'épistémè foucaldienne

Jean-Claude Vuillemin
Dans Cahiers philosophiques 2012/3 (n° 130), pages 39 à 50
Éditions Réseau Canopé
ISSN 0241-2799
DOI 10.3917/caph.130.0039
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DOSSIER
Foucault,
une politique de la vérité

RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ


FOUCALDIENNE1
Jean-Claude Vuillemin

Alors que l’épistémologie détermine les conditions de vérité du


savoir, le travail « archéologique » de Foucault consiste à mettre
au jour les systèmes implicites qui en dessinent la possibilité.
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Toutefois, ce n’est pas parce que l’individu est pris dans une épistémè
contraignante qu’il est privé de liberté. Prônant l’interdépendance
du théorique et du pratique, Foucault postule qu’il existe des
processus de subjectivation qui, tout en faisant de l’individu un
« sujet éthique », lui permettent en outre de dépasser l’assujet-
tissement qui pourtant le conditionne. Échappant à l’empire de
la structure et récusant l’illusion du sujet, le concept d’épistémè
est compatible avec l’exigence d’une liberté lucide.

« Dès qu’il est saisi par l’écriture, le concept est cuit. »


Jacques Derrida, Glas, p. 260
« J’oye journellement dire à des sots des mots non sots. Ils disent une bonne chose ;

«
sachons jusques où ils la connaissent, voyons par où ils la tiennent. »
Montaigne, Les Essais, III, 8, p. 937
n° 130 / 3e trimestre 2012

Vous avez dit épistémè ? » Souvent invoquées, rarement expli-


citées, les références à Michel Foucault pullulent et permettent
à ceux ou celles qui en usent – et parfois abusent – de s’octroyer un capital
théorique surfait et une familiarité d’apparence avec le penseur des discon-
tinuités, le théoricien-généticien des multiples répressions occidentales ou
encore l’archéologue des pratiques et des savoirs. En articulant, pour parler
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

comme Montaigne, le mot non sot d’épistémè à la « pensée Foucault », les


réflexions suivantes souhaiteraient contribuer à une utilisation plus rigou-
reuse, et donc plus efficace, de ce concept trop souvent galvaudé.

■ 1. Je dédie cet article à mes étudiant(e)s du séminaire Michel Foucault: Archeology, Genealogy, Ethics
(Pennsylvania State University). Qu’ils/elles trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude et l’occasion
de se remémorer avec plaisir, je l’espère, un semestre d’intenses et fructueuses réflexions foucaldiennes.
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DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

Si dans son acception restreinte épistémè correspond bien à son étymo-


logie savante d’ἐπιστήμη (« connaissance » ou « science », dérivée du verbe
ἐπίσταμαι, « savoir » ou « connaître ») en ce qu’elle détermine le caractère
scientifique de tel ou tel discours, elle est avant tout la raison capable de
rendre compte de « la multiplicité inorganique du constatable » (Certeau,
« Le noir soleil du langage », p. 153). Cohérence cachée du dicible, avant
qu’elle ne devienne bientôt celle du visible, elle est en quelque sorte le socle
historique qui rend les savoirs possibles, ordonne leur construction, et que
la démarche dite « archéologique » permet de mettre au jour. L’épistémè
apparaît ainsi comme une espèce de préalable, un « a priori historique »
(L’Archéologie du savoir, p. 166 sqq.) autorisant la production et la trans-
formation des savoirs à une époque donnée. Constituée d’un système de
règles invisibles, l’épistémè ne se contente pas de déterminer « l’instaura-
tion d’un ordre parmi les choses » (Les Mots et les Choses, p. 11), elle rend
également intelligible l’émergence de tout ce qui est pensable à telle ou
telle période. À l’instar de l’habitus de Pierre Bourdieu – mais un habitus
qui contraindrait l’ensemble de la société davantage que ses individus –,
l’épistémè de Foucault conditionne les paradigmes de l’existence de telle
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manière que, pour emprunter à Spinoza, « les hommes se croient libres
pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants
des causes par lesquelles ils sont déterminés » (Éthique, III, 2, p. 186).
Dévoilant les déterminismes qui commandent une partie considérable des
idées et des actions, la notion d’épistémè fait apparaître les comportements
prétendument libres et raisonnés comme relevant en définitive bien davan-
tage du simple réflexe que de la réflexion proprement dite.
C’est dans Les Mots et les Choses (1966) que s’opère le repérage initial
de ces réseaux anonymes de contraintes qui, conditionnant des espaces de
pensée et de savoirs, disputent à l’individu ses prérogatives fondatrices. La
mise en lumière de ces épistémè se poursuit dans L’Archéologie du savoir
(1969) qui, ouvrant l’analyse des conditions de possibilités discursives aux
« pratiques non discursives », précise avec rigueur les discontinuités dont
Foucault s’était servi dans ses précédents travaux : Les Mots et les Choses,
bien sûr, mais aussi Histoire de la folie (1961) et Naissance de la clinique
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(1963). Ouvrages qui, on le sait, portent respectivement comme sous-


titres programmatiques : « archéologie des sciences humaines », « archéo-
logie de l’aliénation », du moins dans la préface initiale, et « archéologie
du regard médical ». Après les pages célèbres qui achèvent poétique-
ment Les Mots et les Choses sur l’effacement envisageable de l’homme,
« comme à la limite de la mer un visage de sable » (p. 398), Foucault
dévoile les enjeux de son approche théorique et, en particulier, souhaite
que l’« archéologie » revendiquée affranchisse l’histoire de la pensée de
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

« tout narcissisme transcendantal » (L’Archéologie du savoir, p. 265). Il


ne s’agit pas de mettre au jour les structures universelles de la connais-
sance et de l’action mais, comme l’écrira plus tard Foucault, de « traiter
les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme
autant d’événements historiques » (« Qu’est-ce que les Lumières ? »,
Dits et Écrits, IV, p. 574). Remettant en question « les téléologies et les
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totalisations » (L’Archéologie du savoir, p. 26), la méthode prônée doit
permettre à cette histoire, « en secret, mais tout entière, référée à l’activité
synthétique du sujet » (p. 24), de faire précisément l’économie de ce sujet
traditionnel, unique et unifiant, qui l’encombre.
Foucault ouvre Les Mots et les Choses sur une improbable « encyclo-
pédie chinoise » citée par Jorge Luis Borges et dans laquelle les animaux se
distribuent ainsi : « a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) appri-
voisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h)
inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j)
innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau,
l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent
des mouches » (p. 7). Au même titre que l’anecdote chère au New Histo-
ricism, ce texte mystérieux et à première vue anodin devrait être en
mesure d’ébranler nos certitudes et de secouer « toutes les familiarités de
la pensée » (ibid.). Rien de moins. La classification déroutante de Borges
voisine avec deux autres énumérations non moins étonnantes : celle d’Eus-
thènes, tirée du Quart Livre de Rabelais, et celle, plus connue mais néan-
moins aussi saugrenue, de Lautréamont entre un parapluie et une machine
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à coudre. La taxinomie de Borges se distingue pourtant de l’inventaire
cocasse de Rabelais ou de la juxtaposition insolite de Lautréamont non
par un défaut ou un excès d’excentricité des rencontres inattendues qu’elle
favorise, mais par sa nature profondément « hétérotopique ». Repliant
chacune des catégories proposées sur elles-mêmes, le catalogue de Borges
relève en effet de l’un de ces « contre-espaces », ou « utopies localisées »,
que Foucault appelle une « hétérotopie » (« Hétérotopies », p. 24). Il s’agit
bien ici d’un espace absolument différent des lieux qui nous sont familiers ;
un espace qui non seulement défie le déploiement ordinaire du discours,
mais, plus encore, occulte sinon annule la norme pouvant rendre compte
de son organisation. On le constate, et c’est précisément ce qui en fait tout
l’intérêt, son agencement est absolument impensable parce que dépourvu
d’une matrice repérable permettant d’articuler et de faire tenir ensemble
les éléments apparemment hétéroclites que cette classification rassemble.
RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ FOUCALDIENNE

Le scandale, précise Foucault, « ce qui est impossible », ce n’est pas « le


voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner »
(Les Mots et les Choses, p. 8). Et c’est justement à cause de l’absence de
cet « espace d’ordre », qu’il s’agisse de la « bouche accueillante et vorace »
(ibid.) du personnage de Rabelais, qui récite la liste de reptiles contenue
dans la version latine du Canon d’Avicenne, ou de la fameuse table d’opé-
ration surréaliste, que l’énumération de Borges – bien différente de l’in-
ventaire dit « à la Prévert » qui érige en principe d’organisation le refus
de toute exclusion – est susceptible d’engendrer non seulement le rire – à
commencer par le rire métallique caractéristique de Foucault dont a parlé
Michel de Certeau –, mais aussi l’inquiétude. « Ce texte de Borges m’a fait
rire longtemps, reconnaît Foucault, non sans un malaise certain et difficile
à vaincre » (ibid., p. 9). Si le catalogue de Leporello chante la débauche de
Don Juan, la liste de Borges pointe vers un ordre étranger qui échappe à nos
schémas habituels de pensée. Ce qui, à la fois, divertit et déstabilise. « Dans
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DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

l’émerveillement de cette taxinomie, ajoute Foucault, ce qu’on rejoint


d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le
charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impos-
sibilité nue de penser cela » (ibid., p. 7). Au-delà de l’anecdote, le texte
de Borges suggère en effet l’existence possible d’un ordre que l’ordre de
notre pensée se trouve dans l’incapacité de saisir.
Pour faire sens, l’ordre requiert une « table d’opé-
ration » préliminaire afin d’organiser et de classer
les différences des objets dont il prétend rendre La pensée ne peut
compte. Pour que ce désir d’ordre soit comblé, il se mouvoir qu’en
doit impérativement se munir d’un cadre concep- fonction d’un
tuel préalable afin de dénouer l’hétéroclite et ordre particulier
pouvoir faire tenir ensemble les mots et les choses. en vertu duquel
Mais le texte de Borges sollicité par Foucault révèle le monde se
également quelque chose de plus simple et d’aussi donne à voir
fondamental, à savoir que la pensée ne peut se
mouvoir qu’en fonction d’un ordre particulier
en vertu duquel le monde se donne à voir d’une
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manière linguistiquement et culturellement déterminée. Défi lancé à une
rationalité qui prétend à l’universel tout en se développant dans la contin-
gence, ce texte est bien, comme le décrétera Certeau, « la blessure d’un
rationalisme » (« Le noir soleil du langage », p. 162). Il montre aussi que
l’existence essentielle de cette « table d’opération » préalable conditionne
tellement la pensée qu’elle empêche souvent celle-ci d’interroger le mode
particulier d’organisation taxinomique qu’elle autorise et donc de pouvoir
éventuellement en envisager d’autres à l’aune de nouvelles et moins fami-
lières modalités de réflexion.
Ce sera donc l’un des objectifs majeurs des Mots et les Choses de
rendre tout à fait explicite cette relation indubitable – mais cependant invi-
sible – de certaines sciences avec l’épistémè qui leur est consubstantielle,
c’est-à-dire avec les présupposés qui sont les « conditions de possibilité »
de leur existence. En particulier, Foucault dévoile que c’est dans l’organi-
sation particulière de formes normatives et réglées des « discours » que
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l’on est en mesure de repérer ce qui lie ensemble les dispositifs institu-
tionnels, la constitution des savoirs et la grammaire des pratiques. Redis-
tribuant les rôles et les décors de la dramaturgie des sciences humaines, la
« mise en scène » foucaldienne, qui est une mise en cause autant qu’une
mise en ordre, vise non seulement à mettre sous les feux de la rampe la
nature éminemment contingente de ce qui se donne en général comme une
contrainte ou une limite universelle, mais aussi à éclairer ce qui constitue
« l’inconscient du savoir ». C’est en effet dans ces espèces de grilles du
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

savoir relatives à chaque époque que les sciences, et donc la vérité, se


manifestent. Les savoirs cessent ainsi d’apparaître comme neutres et se
révèlent finalement pour ce qu’ils sont : le reflet de l’épistémè à laquelle ils
sont étroitement liés.
Démystifiant toute forme de positivisme naïf et refusant la vision téléo-
logique d’un devenir progressant des illusions et des erreurs du passé vers
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une vérité que garantirait l’assurance d’une certitude présente, Foucault
insiste sur le fait que ce sont les contraintes profondes et spécifiques d’une
époque qui provoquent la production de discours homologables dans des
domaines apparemment éloignés. Autrement dit, et pour emprunter direc-
tement à L’Archéologie du savoir, c’est l’épistémè qui détermine « les condi-
tions d’émergence des énoncés, la loi de leur coexistence avec d’autres,
la forme spécifique de leur mode d’être, les principes selon lesquels ils
subsistent, se transforment et disparaissent » (p. 167). Dans la préface
des Mots et les Choses, Foucault avait déjà annoncé que ce qu’il souhai-
tait mettre au jour c’était « le champ épistémologique, l’épistémè où les
connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur
rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité et mani-
festent ainsi une histoire qui n’est pas celle de leur perfection croissante,
mais plutôt celle de leurs conditions de possibilité ; [...] Plutôt que d’une
histoire au sens traditionnel du mot, il s’agit d’une “archéologie” » (p. 13).
Dans Les Mots et les Choses, Foucault met ainsi en évidence trois épis-
témè qui, présidant à la Renaissance, à l’âge classique et au savoir moderne,
s’articuleraient autour de deux grandes discontinuités : la première, au
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milieu du XVIIe siècle, où la connaissance de la Renaissance, fondée sur la
« ressemblance », est remplacée par une analytique de « l’ordre », basée sur
une mathesis permettant « la possibilité d’établir entre les choses, même
non mesurables, une succession ordonnée » (p. 71) ; la seconde, dans le
dernier tiers du XVIIIe siècle, où pour la première fois l’individu, « un simple
pli dans notre savoir » (p. 15), se retrouve à la fois objet et sujet. Objet d’un
savoir que rend désormais possible l’avènement des sciences humaines, et
sujet de tout type de savoir. Situation qui débouchera sur ce que Foucault
appelle la structure anthropologico-humaniste de la pensée du XIXe siècle,
qui sera mise à mal au siècle suivant par, en particulier, le structuralisme
qui clamera haut et fort que ce n’est qu’un ensemble de structures qui rend
l’« homme » possible. La structure se sera alors substituée au procès, le
concept à la praxis. Cela dit, le repérage épistémique proposé par Foucault
n’est pas incompatible avec d’autres découpes, dont en particulier la recon-
RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ FOUCALDIENNE

naissance d’une épistémè baroque que je propose dans un livre à paraître


(Épistémè baroque : le mot et la chose). Se démarquant des notions trop
exhaustives de « mentalité » ou de « totalité culturelle » que suppose l’expres-
sion d’âge baroque, la référence à une épistémè baroque – que Foucault a
profondément méconnue à cause des « œillères » de l’histoire littéraire et
culturelle de son temps qui ne pouvaient, au mieux, lui faire voir qu’une épis-
témè classique – suggère dans sa généralité un espace spatiotemporel dont
le baroquisme postulé ne touche que certains éléments. Toute époque est en
effet loin d’être homogène et ne peut se réduire à un seul schéma expressif.
Dans un même pays, chez un même artiste ou écrivain, à l’intérieur même
d’un texte réputé pourtant baroque, bien des éléments échappent nécessaire-
ment à la catégorisation. Il ne saurait par conséquent y avoir une synchronie
parfaite entre divers registres qui entreraient en parfaite résonance les uns
avec les autres. Là comme ailleurs, rien ne serait plus naïf que l’illusion
de la clarté absolue. Chaque période est beaucoup plus compliquée que le
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DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

paradigme culturel, historique ou littéraire, voire politique ou éthique, qui


prétend l’organiser, c’est-à-dire la soumettre à une seule perspective. C’est
d’ailleurs cette prétention conceptuelle – hier dotée du suffixe en -isme ou
habillée aujourd’hui du préfixe post- – à fournir une définition de l’époque
dans sa globalité qui devrait susciter le plus grand scepticisme. Des pans
entiers de la société relèvent d’épistémè différentes, et même parmi ceux qui
appartiennent à telle ou telle épistémè, tous ne sauraient être conditionnés
d’une manière absolument identique.
S’affranchissant des procédures historiques traditionnelles et bouscu-
lant les périodicités admises, Foucault regroupe des éléments suffisamment
apparents pour s’éclairer mutuellement, mais aussi suffisamment dispa-
rates pour permettre de dégager un système de relations valide. L’hétérogé-
néité apparente des discours et des pratiques s’efface, ou devrait s’effacer,
devant une homogénéité plus fondamentale qui dévoile les compatibi-
lités et les cohérences à une époque déterminée, ou les différences entre
plusieurs époques. Qualifiée d’« archéologique », cette approche se donne
pour objectif la description des systèmes contraignants qui, à une époque
donnée, rendent visibles et énonçables certaines choses au détriment
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d’autres. C’est dans ce contexte que Foucault fait subir au « document » un
changement de statut et invite les historiens à le traiter en tant que « monu-
ment ». Alors que le document était jusqu’alors considéré comme une voie/
voix d’accès à un passé évanoui, « sa trace fragile,
mais par chance déchiffrable » (L’Archéologie du
savoir, p. 14), il doit être maintenant travaillé,
élaboré de l’intérieur. À une plongée en profon- Cet élargissement
deur vers une mémoire dont le document serait d’un champ
« l’heureux instrument » (ibid.), l’histoire telle que d’investigation est
la souhaite Foucault doit substituer une méthode à l’origine d’une
horizontale revendiquant une activité de classe- reformulation
ment, d’organisation, de construction sérielle qui qui substitue
la rapproche d’un travail archéologique. C’est dispositif à
également à cette époque que Foucault accroît son épistémè
domaine d’analyse et greffe à l’étude des lisibilités,
n° 130 / 3e trimestre 2012

qui constituait l’essentiel des Mots et les Choses,


celle des visibilités. À l’observation d’objets stric-
tement discursifs s’ajoute maintenant l’intérêt pour des phénomènes de
nature non systématiquement linguistique. Cet élargissement d’un champ
d’investigation, qui considère dorénavant que le discours fait partie d’un
ensemble plus vaste constitué de pratiques et de pouvoirs de nature
diverse, est à l’origine d’une reformulation terminologique qui substitue
dispositif à épistémè : « Maintenant, ce que je voudrais faire, c’est essayer
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

de montrer que ce que j’appelle dispositif est un cas beaucoup plus général
de l’épistémè. Ou plutôt que l’épistémè, c’est un dispositif spécifiquement
discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discursif et non discursif,
ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes » (« Le jeu de M. Foucault »,
Dits et Écrits, III, p. 300-301).

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À la différence de l’incoercible rigueur de ces « structures » invisibles
prônées par le structuralisme alors à la mode, qui régiraient inéluctable-
ment l’ensemble du visible en faisant dépendre l’individu d’un système qui
l’emprisonne, l’épistémè foucaldienne est faite de pratiques discursives et
donc de « dispositifs » (coutumes, normes, lois, institutions, etc.) beaucoup
plus souples, diversifiés et, surtout, beaucoup moins exhaustifs et contrai-
gnants. « [L]’épistémè, précise et souligne Foucault, n’est pas une sorte de
grande théorie sous-jacente, c’est un espace de dispersion, c’est un champ
ouvert et sans doute indéfiniment descriptible de relations [...] l’épistémè
n’est pas une tranche d’histoire commune à toutes les sciences ; c’est un jeu
simultané de rémanences spécifiques » (« Réponse à une question », Dits et
Écrits, I, p. 676). Ce refus de la totalité, ce « rapport complexe de décalages
successifs » (ibid., p. 677), loin de relever de l’aporie ou du vice méthodolo-
gique, offre au contraire une formidable potentialité théorique permettant
de repenser les formes acceptées de continuité ou de synthèse. Il importera
donc de reconsidérer les catégories traditionnelles de l’Histoire – et par
conséquent de l’histoire littéraire – en recombinant des éléments jusqu’alors
passés sous silence ou d’autres que l’on ne voit plus à force de trop les voir,
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de les appréhender dans une « transparence trop familière » (L’Archéologie
du savoir, p. 145). « Toutes ces synthèses qu’on ne problématise pas et
qu’on laisse valoir de plein droit, il faut donc, enjoint Foucault, les tenir en
suspens » : « Non point, certes, les récuser définitivement, mais secouer la
quiétude avec laquelle on les accepte ; montrer qu’elles ne vont pas de soi,
qu’elles sont toujours l’effet d’une construction dont il s’agit de connaître
les règles et de contrôler les justifications ; définir à quelles conditions et
en vue de quelles analyses certaines sont légitimes ; indiquer celles qui, de
toute façon, ne peuvent plus être admises » (ibid., p. 37).
Contrairement à l’existentialisme, où l’individu se découvre dans une
angoissante liberté, et au structuralisme, qui de part en part le détermine,
le concept d’épistémè fait apparaître des époques qui, comme l’écrit Gilles
Deleuze, « échappent au règne du sujet autant qu’à l’empire de la struc-
ture » (Foucault, p. 23). Même si, par ses systèmes de pensée et autres
RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ FOUCALDIENNE

dispositifs contraignants, l’épistémè entretient une affinité certaine avec le


structuralisme, dont Foucault eut d’ailleurs beaucoup de peine à se démar-
quer, elle ne saurait pour autant se confondre avec lui. Deux aspects au
moins permettent de l’en distinguer : d’une part son refus déjà noté de
la totalité, d’autre part le fait qu’elle reconnaît à l’individu la possibilité
de penser les structures qui le conditionnent. Le sujet foucaldien a beau
être constitué par les disciplines qui l’enserrent, il/elle n’en demeure pas
moins capable de prendre un recul critique au moyen de la pensée. Toute-
fois, et contrairement à ce qu’affirment les philosophes de la conscience,
tels entre autres Edmund Husserl, Maurice Merleau-Ponty ou Jean-Paul
Sartre, l’individu ne saurait pour autant prétendre être le sujet de l’épis-
témè, sa conscience souveraine. Contre les philosophies de la conscience, la
perspective foucaldienne ressortit par conséquent à ces pensées dites « du
soupçon » (marxisme, structuralisme, psychanalyse, etc.) pour lesquelles
l’individu est moins parlant que parlé par les signes de codes ignorés, et qui
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DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

exposent les multiples déterminations affectant le sujet en limitant, voire


en annihilant, sa liberté. Pour Foucault, de même, là où le sujet pourrait
se croire maître de son discours et de ses actes, il ne fait en fin de compte
qu’agir en conformité avec les exigences de l’épistémè qui l’a formé ou
qui l’accueille. En ce qui concerne par exemple les rapports que le sujet
entretient avec le Pouvoir, Foucault n’a cessé de dénoncer l’illusion dans
laquelle vit le premier en dévoilant l’étendue et la capillarité du second.
Un Pouvoir qui, Foucault le souligne à plusieurs reprises, ne se possède
pas mais s’exerce. Ne pouvant s’affirmer qu’en s’effectuant, il est de ce fait
logique que le Pouvoir en arrive à produire du « réel ». Si, dans Histoire de
la folie (1961), le Pouvoir est encore perçu comme essentiellement coer-
citif et répressif, Foucault ne tarde pas à mettre en évidence un agence-
ment de techniques polymorphes qui, contrairement à ce que prétend par
exemple le marxisme, ne se bornent pas à interdire et à exclure mais qui,
en tant que « machines à faire voir et à faire parler » (Deleuze, « Qu’est-ce
qu’un dispositif ? », p. 186), souvent aussi incitent, encouragent et récom-
pensent. Dans La Volonté de savoir (1976), Foucault montre notamment
qu’afin de satisfaire sa « volonté de savoir » sur le sexe le Pouvoir ajoute à
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sa dimension répressive une incitation à toute une série de productions :
« Beaucoup plus que d’un mécanisme négatif d’exclusion ou de rejet, il
s’agit de l’allumage d’un réseau subtil de discours, de savoirs, de plaisirs,
de pouvoirs [...] » (p. 96). Ainsi, « les relations de pouvoir ne sont pas
en position de superstructure, avec un simple rôle de prohibition ou de
reconduction ; elles ont, là où elles jouent, un rôle directement produc-
teur » (p. 124). La sexualité résulterait moins par conséquent de toute une
panoplie d’interdits et de censures qu’elle ne serait en définitive déterminée
par un ensemble de procédures d’exhortation à dire ou à faire. Théorique-
ment censés creuser la question, les ouvrages subséquents se détournent de
la problématique du Pouvoir pour investir ou, pour mieux dire réinvestir,
celle de la subjectivation. « [L]e but de mon travail ces vingt dernières
années, précise Foucault en 1982, n’a pas été d’analyser les phénomènes
de pouvoir [...]. J’ai cherché plutôt à produire une histoire des différents
modes de subjectivation de l’être humain dans notre culture » (« Le sujet
n° 130 / 3e trimestre 2012

et le pouvoir », Dits et Écrits, IV, p. 222-223). Il ne s’agit donc pas de ce


« retour au sujet » ni de cette tentation narcissique, dont certain(e)s ont cru
que Foucault s’était rendu coupable dans ses derniers travaux, mais d’un
retour à une problématique qui, même si elle n’apparaissait qu’en creux,
était loin d’avoir été abandonnée après les réflexions initiales de Foucault
sur une épistémè qui déterminait ce qu’un sujet pouvait dire : ses énoncés,
et ce qu’il pouvait voir : ses évidences.
Conditionnée par son épistémè, chaque époque ne dit et ne voit que ce
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

que lui permettent de dire et de voir les œillères de ses discours. Hors de ces
œillères, il n’y a rien à voir ou, plus exactement, on ne voit généralement
rien. « À chaque époque, écrit Paul Veyne, les contemporains sont ainsi
enfermés dans des discours comme dans des bocaux faussement transpa-
rents, ignorent quels sont ces bocaux et même qu’il y ait bocal » (Foucault,
p. 24). Correspondant en effet à une espèce de « bocal », l’épistémè est
46
constituée de tout un ensemble de discours et de pratiques qui assujet-
tissent l’individu en l’empêchant de dominer le temps aussi bien que le
vrai : « Ce qui veut dire qu’on ne peut pas parler à n’importe quelle époque
de n’importe quoi ; il n’est pas facile de dire quelque chose de nouveau ;
il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, de faire attention, de prendre conscience,
pour que de nouveaux objets, aussitôt, s’illuminent, et qu’au ras du sol ils
poussent leur première clarté » (L’Archéologie du savoir, p. 61). D’une part,
on ne peut pas penser n’importe quoi, n’importe quand et, d’autre part,
l’épistémè qui rend possibles la pensée et les discours risque d’échapper à
ceux-là mêmes dont elle fonde pourtant les idées et les échanges.
Mais la difficulté soulignée n’est pas, comme le postulait le structura-
lisme, une impossibilité. Tels des poissons rouges, nous nous mouvons en
effet dans un contexte qui, à l’image d’un bocal, déploie en même temps
qu’il limite les différents types d’objets que l’on peut traiter et les diffé-
rentes manières dont on peut les traiter. Mais, contrairement à un vulgaire
poisson qui ne sait probablement pas qu’il se trouve enfermé dans un bocal,
nous pouvons constater la présence de ce bocal et, d’une certaine mesure,
nous avons la possibilité sinon d’y échapper complètement, du moins de
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le contester énergiquement. L’historicité de l’individu ne conduit pas chez
Foucault à la paralysie, mais permet au contraire la mise en œuvre d’une
liberté en mesure de résister et, à l’instar des « tactiques » évoquées par
Certeau pour déjouer les structures aliénantes (L’Invention du quotidien,
I, p. 82 sqq.), d’inventer de nouvelles modalités d’être. Sans relever d’un
mode d’être ontologique, la liberté foucaldienne exhorte cependant à un
« êthos philosophique » consistant en « une épreuve historico-pratique des
limites que nous pouvons franchir, [un] travail de nous-mêmes sur nous-
mêmes en tant qu’êtres libres » (« Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et
Écrits, IV, p. 575).
Si la connaissance des contraintes historiques, sociales et épistémiques
qui déterminent l’individu ne permet pas à celui-ci de les éliminer toutes,
cette prise de conscience est cependant loin d’être inutile. Non seulement
octroie-t-elle à l’individu une certaine « grandeur », comme dirait Pascal,
RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ FOUCALDIENNE

sur les forces qui le dominent mais, plus encore, en mettant systémati-
quement en question leur apparente fatalité, elle
permet aussi de l’affranchir de quelques-unes au
moins de leurs présumées nécessités. Il n’y a en
La dépendance effet aucun doute que la probabilité d’échapper à
fondamentale qui des éléments qui nous assujettissent de façon non
lie l’individu à son absolument nécessaire se trouve considérablement
épistémè n’a rien augmentée par la connaissance que nous en avons.
d’un destin La dépendance fondamentale qui lie l’individu
à son épistémè n’a rien d’un destin. Déterminé par
celle-ci, l’individu bénéficie néanmoins d’un poten-
tiel de résistance et de subversion. En effet, tenir
compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut, ni
ne doit, changer. Et c’est précisément parce que l’épistémè accorde aux
individus une dose non négligeable de liberté que Foucault peut les inciter
47
DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

à une obligation d’affranchissement, une nécessité de déprise. « Là encore,


prévient-il, on doit faire attention : refuser le recours philosophique à un
sujet constituant ne revient pas à faire comme si le sujet n’existait pas […] ;
ce refus a pour visée de faire apparaître les processus propres à une expé-
rience où le sujet et l’objet se “forment et se transforment” l’un par l’autre
et en fonction de l’autre » (« Foucault », Dits et Écrits, IV, p. 634). Ainsi,
sans renouer avec l’idée d’un sujet originaire et fondateur, Foucault encou-
rage, et ce depuis au moins « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), à « saisir
les points d’insertion, les modes de fonctionnement et les dépendances du
sujet » (Dits et Écrits, I, p. 810). Cet espace de liberté joue en particulier
un rôle essentiel lorsque, dans l’un de ses derniers écrits, il traite du rôle
capital des « résistances » dans les processus de changement : « […] nous
pouvons toujours transformer la situation. Je n’ai donc pas voulu dire que
nous étions toujours piégés, mais, au contraire, que nous sommes toujours
libres. Enfin, bref, qu’il y a toujours la possibilité de transformer les choses »
(« Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », Dits et Écrits, IV, p. 740).
L’affranchissement souhaité commence avec la prise de conscience de ce
qui nous conditionne, de ce qui régit nos pensées et nos actes. Le but est
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moins ici de mettre au jour le savoir qui sous-tend l’archive d’une époque
que d’établir le « diagnostic » de ce qui se passe, de ce qui secrètement nous
agit (« La philosophie structuraliste », Dits et Écrits, I, p. 580 sqq.). C’est
dans cette incitation à penser récusant tout dogmatisme, et avec cet objectif
primordial assigné non seulement à la « philosophie structuraliste » mais
à l’individu-philosophe, que s’inscrit la métaphore connue de Foucault
selon laquelle ses écrits, en plus d’être « des mines, des paquets d’explo-
sifs » (Roger-Pol Droit, Michel Foucault, entretiens, p. 105), seraient des
« boîtes à outils » intellectuelles : « Tous mes livres, déclare Foucault à
Roger-Pol Droit à l’occasion de la parution de Surveiller et Punir (1975),
sont […] de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se
servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou
d’un desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes
de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont
issus… eh bien, c’est tant mieux ! » (« Des supplices aux cellules », Dits et
n° 130 / 3e trimestre 2012

Écrits, II, p. 720).


Si l’époque fait l’individu, il appartient à l’individu de faire apparaître
le caractère contingent de cette époque. Il lui est possible de la déstruc-
turer comme le résultat d’un processus culturel et non naturel, et montrer
ainsi que ce qui a été fait n’est certainement pas immuable et peut être
refait différemment. Et c’est en particulier le rôle du philosophe – ou plus
précisément celui de ce nouveau type d’intellectuel que Foucault qualifie
de « spécifique » (« La fonction politique de l’intellectuel », Dits et Écrits,
CAHIERS PHILOSOPHIQUES

III, p. 109 sqq.) – de troubler les évidences et de se déprendre des idéolo-


gies : « Le travail de l’intellectuel, c’est bien en un sens de dire ce qui est
en le faisant apparaître comme pouvant ne pas être, ou pouvant ne pas être
comme il est » (« Structuralisme et poststructuralisme », Dits et Écrits, IV,
p. 449). Ce travail critique s’apparente ainsi à une archéogénéalogie visant
à libérer le sujet des contraintes faussement nécessaires et essentielles qui
48 pèsent sur sa constitution. Devoir d’indiscipline, la critique sera « l’art de
l’inservitude volontaire, celui de l’indocilité réfléchie. […] le désassujettis-
sement dans le jeu de ce que l’on pourrait appeler, d’un mot, la politique de
la vérité » (« Qu’est-ce que la critique ? », p. 39).
Mais, pas davantage que la théorie, la parole de l’intellectuel ne peut
se suffire à elle-même : il lui faut être à la fois critique et soucieuse d’as-
surer à cette critique une efficacité pratique. « Le logos n’est en réalité
complet », soulignera Foucault dans l’un de ses derniers cours consacré
à l’analyse de la VIIe lettre de Platon, « que s’il est capable de conduire
jusqu’à l’ergon » (Le Gouvernement de soi, p. 202). Chez l’individu digne
du beau nom de philosophe, la théorie doit impérativement se frotter
à la vie et réciproquement. Et, comme l’écrivait déjà Montaigne, si la
philosophie a quelque chose à nous apprendre, c’est « non à bien dire,
mais à bien faire » (Essais, I, 40, p. 252). Conformément à l’interdépen-
dance du théorique et du pratique prônée par Montaigne comme elle le
sera par Nietzsche (La Volonté de puissance, I, 1, § 52), Foucault refuse
à son tour de distinguer les « discours » des « pratiques » : la validité et
la cohérence du discours (logos) se mesurent à la tâche (ergon) que ce
dernier va permettre d’accomplir. L’intérêt n’est pas tant de connaître le
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bien que de le faire. « Il faut que j’aille de la plume comme des pieds »,
déclarait encore Montaigne (Essais, III, 9, p. 991). Ainsi, l’activité philo-
sophique ne doit pas se cantonner au seul discours, mais être actualisée
dans l’existence en se mettant à l’épreuve des faits. De la même façon,
c’est la réception de la parole théorique qui, permettant une modification
de la situation qu’elle a su diagnostiquer, en déterminera la validité. Car,
et il est important d’insister une fois encore sur ce point, ce n’est pas
parce qu’elle se trouve prise dans un système contraignant que la pensée
est paralysée, qu’elle n’est pas capable de donner lieu à des pratiques, à
des expérimentations. Au lieu de servir à l’accumulation de connaissances
ou à la légitimation de ce que l’on sait déjà, sa tâche primordiale doit
consister à mettre en question les évidences qui organisent nos propres
modes de penser, d’agir et, par conséquent, de vivre. En tant qu’essai,
expérience ou exercice, cette pensée émancipatrice – comme d’ailleurs
RÉFLEXIONS SUR L’ÉPISTÉMÈ FOUCALDIENNE

l’écriture mais aussi la lecture – devrait être amenée à modifier la pensée


de celle ou de celui qui pense, à lui donner la possibilité de « se déprendre
de soi-même […] percevoir autrement qu’on ne voit […] savoir comment
et jusqu’où il serait possible de penser autrement » (L’Usage des plaisirs,
Histoire de la sexualité, II, p. 14-15). Responsable en particulier de sa
propre existence, l’individu a la possibilité, sinon le devoir, de prendre
soin de lui-même, de se constituer en champ d’expérimentation et de
pratique morale et politique. À travers une techné tou biou polymorphe,
i.e. des « techniques de soi » variées (« Sexualité et solitude », Dits et
Écrits, IV, p. 171), l’individu fait advenir un mode de vie à travers lequel
se manifesteront des valeurs qui seront en même temps des valeurs pour
autrui. « Pour penser le système, précise Foucault, j’étais déjà contraint
par un système derrière le système, que je ne connais pas, et qui reculera
à mesure que je le découvrirai, qu’il se découvrira… » (« Entretien avec
Madeleine Chapsal », Dits et Écrits, I, p. 515). Cette application à soi, ce
49
DOSSIER FOUCAULT, UNE POLITIQUE DE LA VÉRITÉ

« travail de soi sur soi » que, dans son analyse de l’Alcibiade de Platon,
Foucault estime être « le réel de la philosophie » (Le Gouvernement de
soi, p. 224) et dont les pratiques sexuelles devaient constituer un champ
d’étude privilégié des volumes trois à cinq originellement prévus de l’His-
toire de la sexualité, relève d’un ensemble d’activités diverses et réfléchies
devant aboutir à une souveraineté de l’individu sur lui-même. C’est en
dépassant l’assujettissement à des dispositifs, qui néanmoins le condi-
tionnent, que l’individu peut accéder, à travers des processus de subjec-
tivation – ces « arts de l’existence » –, à cette autoconstitution qui doit
en faire un « sujet éthique ». À la fois expertise et herméneutique, cette
« subjectivation » consiste non seulement en une pratique de la maîtrise
de soi, elle requiert avant tout ce « souci de soi » – epimeleia heautou –
auquel Foucault nous conviait avant de tirer sa révérence.

Jean-Claude Vuillemin
Professor of French Literature, Department of French and Francophone Studies,
The Pennsylvania State University
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Repères bibliographiques

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rale d’Éditions, 1980 et 1994.
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éd. Histoire et psychanalyse entre science et fiction. Paris, Gallimard,
2002, p. 152-173.
DELEUZE, Gilles. Foucault, 1986. Paris, Minuit, 2004.
« Qu’est-ce qu’un dispositif ? », in Michel Foucault philosophe,
rencontre internationale, Paris, 9-11 janvier 1988. Paris, Seuil, 1989,
p. 185-195.
DERRIDA, JACQUES. Glas. Paris, Galilée, 1974.
FOUCAULT, Michel. Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences
humaines. Paris, Gallimard, 1966.
L’Archéologie du savoir. 1969. Paris, Gallimard, 1977.
Histoire de la sexualité, 3 vol. Paris, Gallimard, 1976-1984.
Dits et Écrits 1954-1988, Daniel Defert et François Ewald, éd., 4 vol.
n° 130 / 3e trimestre 2012

Paris, Gallimard, 1994.


« Qu’est-ce que la critique ? [Critique et Aufklärung] », Bulletin de la
Société française de philosophie, 84, 2, avril-juin 1990, p. 36-63.
« Les Hétérotopies », in Daniel Defert, éd., Le Corps utopique suivi de
Les Hétérotopies. Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 21-36.
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1982-1983, Frédéric Gros, éd., Paris, Gallimard-Seuil, 2008.
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CAHIERS PHILOSOPHIQUES

éd., Paris, PUF, 2004.


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Würzbach, éd., trad. Geneviève Bianquis. Paris, Gallimard, 1995.
SPINOZA, Baruch de. L’Éthique, 1671. Roland Caillois, éd., Paris, Galli-
mard, 1993.
VEYNE, Paul. Foucault. Sa pensée, sa personne. Paris, Albin Michel, 2008.
50

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