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Jean-Philippe Milet
Dans Rue Descartes 2017/1 (N° 91), pages 9 à 34
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.091.0009
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JEAN-PHILIPPE MILET*
Le management de la démobilisation
Si on attend de la poule qu’elle produise de magnifiques œufs d’or, il sera très important
que l’on s’occupe d’elle avant de s’occuper de ses œufs.
Extrait de la Revue de management et de conjoncture sociale,
cité par R. Gory et P. Le Coz dans L’Empire des coachs.
De la mobilisation totale
Il me faut commencer par justifier la référence à la mobilisation totale. On sait que le terme se
trouve chez Jünger 2 et que ce qu’il désigne, c’est l’essence de la première guerre mondiale, en tant
qu’un trait faisant époque. Grosso modo : le trait qui domine tous les rapports aux choses, c’est
l’assaut. De fait, la guerre mobilise hommes et énergies, les énergies humaines et naturelles ; les
éléments, minerais, réserves d’énergies fossiles, non-fossiles, etc. Cela fait époque, cela veut dire :
quand on vit en ce temps, on n’échappe pas à cette réquisition, et ce qui en témoigne le plus
sûrement, ce sont les résistances, la manière dont elles sont ou ont été brisées, ou bien la manière
dont elles doivent adopter le style, le mode de la réquisition pour n’être pas elles-mêmes brisées,
ou mieux, pour vaincre. Donc, à travers tous les conflits d’intérêts, toutes les mobilisations se
rassemblent, convergent, se rapportent les unes aux autres. Mais elles convergent vers quoi ?
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Quelle figure produit l’unité de tous les rapports ? Exemplifions tous ces rapports qui s’unifient :
mobilisation des soldats dans la guerre, des ouvriers dans l’industrie, des outils et des savoirs qu’ils
engagent, des capitaux. De toutes les ressources : minerais, énergies. Ici, avant même de les avoir
nommés, j’ai identifié trois facteurs de production, au sens des économistes : bien sûr, on aura
reconnu le capital et le travail. Mais encore, et on ne le dit pas assez, quand on parle ressources
minières et énergétiques pour l’industrie : la terre. Chaque facteur renvoie aux autres, « est » son
propre renvoi aux autres. Si je m’arrête sur le facteur terre, de façon plus évidente qu’à partir des
autres facteurs, d’un trait, je nommerai ce que Marx appelle la « base matérielle de l’existence 3 »,
qui inclut les outils et le travail, la médiation de toutes les aptitudes humaines, physiques et
intellectuelles, dont dépend l’exploitation de la terre. Mais la terre dit plus que la terre, d’un point
de vue cosmologique (au sens restreint de l’univers physique) : elle dit la biosphère et ses
conditionnements cosmiques, elle dit le monde entier – la totalité de l’étant, virtuellement
mobilisée. Pour autant, nous n’avons pas épuisé les mobilisations qui font, du moins nous le
présumons à la mesure de notre « regard inducteur », la mobilisation totale : il y a les mobilisations
qui résistent, syndicales et politiques – sous les modalités des syndicats, partis et autres
mouvements, le pacifisme et les socialismes, dans lesquelles j’inclus, sans plus de commentaires, les
variétés du communisme et de l’anarchisme. Ces mobilisations 1. s’incluent dans la mobilisation
totale d’autant qu’elles s’y opposent ; 2. suscitent des mobilisations réactives de défense de la
mobilisation totale sous l’espèce du ou des fascismes. Or ici, traversant et débordant la parole de
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Alors cela met en jeu la question de la figure, c’est-à-dire de la disposition qu’il faut pour que
chacun reconnaisse une époque comme sienne, et donc, comme destin – mon, notre destin. Jünger
a tenté une réponse avec la figure du travailleur. Il ne s’agit pas seulement d’une catégorie socio-
professionnelle ; l’essor de la recherche opérationnelle à partir des années vingt a inclus les savants
devenus des chercheurs dans les traits de la figure du travailleur, et ce n’est pas pour rien que
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Jünger voit l’état du travail comme un mouvement s’orientant vers une réalisation achevée.
En 1928, il diagnostique son essor. Si cela a fait époque, l’état du travail a eu lieu, mais
comment ? Quels sont les indices, s’il y en a, de son retrait, de son déclin – et de sa
transformation ? À quoi reconnaître le déplacement des enjeux de l’existence ? Je propose la
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Au déclin de la démobilisation
Commençons par la première flèche. Je partirai comme d’un repère d’un constat, qui me
paraît bien établi, auquel j’accorderai la valeur d’une évidence présomptive. Je l’emprunte,
parce que c’est judicieusement formulé, à D. Bourg et K. Whiteside (Vers une démocratie
écologique) : « De façon générale, la somme des menaces environnementales auxquelles nous
sommes confrontés peut se ramener à un risque unique mais dramatique : la réduction et
l’appauvrissement de notre habitat terrestre. L’élévation de la température moyenne, la
montée du niveau des mers et le recul des littoraux, ainsi que le changement du régime des
pluies, convergent vers une réduction de l’écoumène, l’ensemble des terres habitées en
permanence par l’homme ; un écoumène également plus hostile, en raison de la dispersion
des ressources minérales, de la moindre disponibilité des ressources d’eau douce, d’une
biodiversité réduite et d’un surcroît d’événements climatiques extrêmes 9. »
Comment le constat de Bourg et Whiteside porte-t-il l’indication de la démobilisation ? Quel sens
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transformer, accumuler, répartir, commuer, c’est : réprimer. Tel est le sens historial de la
démobilisation comme déclin du Gestell. Au cœur de la démobilisation, comme son cœur même, il
y a la répression, en lieu et place de la libération, et la dépression, en lieu et place de l’accumulation
et de la croissance. Et c’est sous ces conditions que se poursuivent les autres modes de la mise en
mouvement : transformer, répartir, commuer – c’est ce que nous analyserons en revenant vers le
travail, il faudra montrer que transformer c’est manager, répartir c’est capitaliser, commuer, c’est
multiplier ce que les économistes appellent des « dégénérescences », c’est-à-dire des contraintes
qui ne parviennent pas à s’ajuster.
Mais le sens de la démobilisation n’est pas tout à fait explicité tant que l’on n’a pas précisé
qu’à la mobilisation totale, succède la démobilisation générale, comme démobilisation du
genre humain, désœuvrement de la « généricité » humaine, qui met en jeu l’homme dans son
rapport à la reproduction de toutes les conditions de sa vie, techniques aussi bien que
biologiques. C’est donc sur le plan du travail qu’il faut poursuivre l’analyse.
du travailleur la grande affaire de l’entreprise, pour que le travail reste ou redevienne l’affaire
du travailleur. Mais qu’est-ce à dire ? C’est marquer la place du management comme se
définissant par son affaire : la reconnaissance du travailleur, comme condition de la
production, c’est-à-dire du travail comme l’affaire même du travailleur. Et nous allons voir le
surgissement du management comme un mouvement de déconstruction de la figure du
travailleur, c’est-à-dire comme la production active d’une inversion, qui installe la secondarité
du manager, subordonné, dans un premier temps, au soutien de l’efficience du procès de
travail, au centre du procès, comme sa condition, comme ce supplément d’origine tenant lieu
de l’origine même, origine vouée, on peut le présumer, à un mouvement de déconstruction.
comme esprit et a vocation à se faire reconnaître comme esprit, depuis l’œuvre en laquelle
toutes les aptitudes de l’esprit s’extériorisent. Pour que nous ne doutions pas de la dimension
éthique de reconnaissance, implicite au travail comme production du rapport des moyens
(outils et savoirs) et des besoins, lisons in extenso le § 193 : « Ce moment confère la
détermination d’un but particulier aux moyens pris en eux-mêmes, et à leur possession, ainsi
qu’aux différentes manières de satisfaire les besoins. » J’interromps la citation : Hegel parle de
la division industrielle du travail au XIXe siècle, et il dit : l’esprit qui travaille accorde une
valeur particulière à ses conditions de travail, au rapport à tous les moyens, donc à la
possibilité de mener le travail à bien ; entendons : à la définition du poste. Et aussi, à la
satisfaction de ses besoins, donc à la consommation. Mais poursuivons : « Il contient, en outre,
l’exigence, l’égalité avec les autres de ce point de vue. Ce besoin d’égalité, le désir de se
rendre semblable aux autres, de se faire remarquer par son originalité constituent la source
réelle de la multiplication des besoins et de leur extension. » Parce que l’homme travaille, il
lui faut être reconnu pour son travail, être distingué, par ses semblables, et il demande à être
universellement respecté comme l’égal de tous, et estimé dans sa singularité. Si Hegel dit
vrai, on comprend que la position de Ford, en tant que ce qu’elle est, c’est-à-dire le fordisme,
comme conjonction de l’OST, de l’expansion du marché de masse incluant les ouvriers
comme consommateurs, et du sacrifice, par tous les salariés, de leur histoire sur l’autel de la
production et de sa légitimation, est structurellement intenable. C’est le caractère structurel
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renvoi. La première porte l’indication d’une substitution : en lieu et place de la satisfaction des
besoins primaires comme contrainte d’une économie planifiée, la mondialisation installe la
production de besoins secondaires par la concurrence, ce qui implique l’innovation comme
contrainte du marché régulateur, et la création de valeur pour l’actionnaire comme contrainte de la
reproduction du modèle économique
2. – cela veut dire : contrainte de la régulation politique. Deuxième flèche : c’est le client plutôt que
le travailleur (technicien, ingénieur, cadre…) qui définit les contraintes d’organisation de la
production. Un emblème, le QCD, rapport coût-qualité-délai, qui s’impose dans l’industrie
automobile et le transport aérien. Troisième flèche : la fin ou l’affaiblissement de la spécialisation
protectrice ou pourvoyeuse de légitimité : c’est la révolution du « sans couture », qui implique la fin
d’une organisation fondée sur la segmentation et le cloisonnement. L’insatisfaction du client était le
prix des dérives du cloisonnement organisationnel, celle des cadres est le prix du décloisonnement.
Cela donne une catégorie : le système industriel post-fordiste de l’économie financiarisée, qui
déplace les facteurs de croissance des protections favorables à l’essor de la demande vers une
flexibilisation porteuse de réduction des délais et des coûts, et de gains de productivité dans
l’innovation.
« … Pour les cadres, pas plus que pour les autres salariés, le travail n’a perdu son importance,
mais il a perdu sa consistance 16. » Le travail importe comme pourvoyeur de revenus et de
reconnaissance, mais il ne « consiste » plus. On peut toujours mettre en avant la situation
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désœuvrement. Elle suppose néanmoins une vue d’ensemble sur les contraintes qui régissent
la production industrielle sous l’hypothèse de l’inversion de rareté.
3. – Troisième énoncé : « Et il est vrai que personne ne sait où est la limite des phénomènes de
déprotection à tel point qu’H. Vacquin a pu écrire : « Le travailleur n’est plus réduit à vendre sa
force de travail mais à acheter son emploi. Même K. Marx ne l’avait pas envisagé 18 ! » La citation
crayonne une situation qui prend forme à travers l’ajustement de trois flèches de renvois.
Première flèche : la création de valeur pour l’actionnaire comme critère de mesure de la
performance : le salarié achète son emploi en créant de la valeur, censée mesurer tous les éléments
du salaire qu’il mérite. Deuxième flèche : l’arbitraire de l’évaluation, des outils de gestion, des
indicateurs de performance, type KPI (key performance indicator), obéissant à une contrainte
systémique, savoir : l’incompatibilité entre les projets de moyen et long termes requis par
l’exigence de l’innovation et le court-termisme des marchés. Troisième flèche : l’errance
managériale, comme conséquence nécessaire des contraintes systémiques. Elle se compose de
trois flèches. La première, c’est la trivialité du discours managérial. C’est la multiplication des
chartes et proclamations de valeurs sans souci des conditions de leur mise en œuvre – mais
pourquoi, sinon parce qu’elles ne sont pas destinées à être mises en œuvre ? Et à quoi tout cela se
laisse-t-il reconnaître ? « La rhétorique managériale finit même par adopter des formulations à ce
point vides qu’elles n’ont pas de contraire 19. » C’est ce que les logiciens appellent un énoncé
trivial. D’où les valeurs proclamées : du bon sens, du leadership, du talent… quelle est la portée
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Du désœuvrement
Qu’est-ce qui permet de soutenir que le désœuvrement constitue le sens même de la
problématisation managériale de la reconnaissance ? Ici, je voudrais solliciter les analyses de
Hegel sur la terreur dans la Phénoménologie de l’Esprit. Interprétant cette séquence-événement
de la Révolution française, Hegel pointe la « volonté générale » comme la régularité
énonciative, si on veut le dire dans la langue de Foucault, repérable dans ce que l’on pourrait
appeler la gouvernementalité de la mort, « la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de
signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau 24. » Ce n’est
pas le « philosophème » rousseauiste qui est en cause, mais son inscription dans une séquence
d’histoire. La volonté, diagnostique Hegel, ne s’occupe plus que d’elle-même ; les décisions
n’ont pas leur nécessité dans les choses ; ou encore, la chose publique, la loi, est séparée de la
nécessité des choses, des choses « Òà faire » ; la généralité de l’intérêt général ne peut
s’expliciter à travers la particularité et la variété des intérêts, qui deviennent suspects ; d’où
l’extension de la suspicion à toute volonté particulière : tout individu devient suspect, et
comme le citoyen est individué, cette suspicion est étendue à la citoyenneté toute entière,
transformant en œuvre de mort l’énergie créatrice de la démocratie instituante. À la
République, la Chose Publique, il faut des choses, il faut le jeu des intérêts, et Rousseau,
attentif quoiqu’on en dise, à l’économie, aux techniques, aux habitus sociaux, à l’histoire, était
trop obsédé par la corruption pour accorder la reconnaissance nécessaire au jeu des intérêts,
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l’économie, elle s’actualise sous l’espèce du discours qui légitime la démobilisation comme
consentement tragique à la perte du monde.
C’est bien cela qui se laisse discerner à travers une figure que Hegel n’a pas pensée, la figure
de la terreur économique. Cette conscience qui ne s’occupe que de soi, c’est le story telling de
l’employabilité ; l’œuvrer, orienté sur les choses, les choses à faire, est intégralement rapporté
à, subsumé sous, la subjectivité de l’agent, sous les modalités de son désir de reconnaissance,
entendu comme premier facteur de production. Alors, on peut dire, avec Hegel, à propos de
l’objet : « la négativité a transpercé tous ses moments 26. » Cela veut dire : il n’y a pas un trait
de l’objet qui ne ramène à la conscience, l’occupation de l’emploi toute entière se trouve
ramenée à l’employabilité, parce que l’employé, l’agent, est devenu l’accident du système
productif, et non l’essence ou la substance de la valeur. Cela pourrait se laisser dire : « le
travail, une valeur en voie de disparition » –- le travail, c’est-à-dire l’œuvre de transformation
de la matière, celle-ci s’entendît-elle comme information et énergie neuronale, mais aussi, le
travail comme peine mesurable en temps d’activité. Cela se laisse dire, assurément : sous les
conditions de l’économie mondialisée, le travail comme coût résiduel comprimé. Alors, on
doit pouvoir expliciter le désœuvrement sous la modalité du capital humain, de
l’entrepreneuriat de soi-même, comme opération, produit et résultat de la démobilisation.
Comme l’œuvre infiniment négative, assurément ironique, du désœuvrement – comme
l’œuvre transpercée de négativité.
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problème d’allocation des ressources, sous les conditions de la rareté de ces ressources, et, disent
les économistes, de leur usage « exclusif ».
Qu’est-ce que cela veut dire ? La seule quantité de travail et l’investissement en capital ne
suffisent pas à la reproduction du capital ; ce qui est requis, c’est de faire la différence avec des
ressources qui ne sont pas à la disposition de tous les investisseurs, de tous les agents en
concurrence ; soit c’est l’utilisation optimale des ressources dont on dispose, soit la
découverte ou la production de ressources rares. Cela se pose en ces termes parce que :
1. Le mouvement général, au rythme complexe, parfois heurté, de la « substitution capital-
travail », c’est-à-dire de l’automatisation, comprime le volume de temps de travail nécessaire
à la production ; il y a besoin de moins d’heures travaillées, et sous l’hypothèse de l’impératif
de la compression des coûts salariaux, l’emploi est la variable d’ajustement, il doit soit
diminuer en quantité, soit se segmenter, se flexibiliser, se précariser. La démobilisation
commence là, sous la catégorie de la quantité.
2. Qualitativement, la productivité, c’est l’essor des économies d’organisation et d’apprentissage :
il importe donc moins de produire ou de reproduire en masse des compétences que de les
sélectionner, et d’ajuster la quantité et la qualité des compétences produites à un niveau de
sélectivité optimale. Donc, les compétences du salarié, c’est un capital, posé comme facteur de
production. Compétences cognitives, symboliques, affectives, relationnelles, étayées sur des
facteurs génétiques, mais aussi, Foucault n’était pas en mesure de le dire en 1979, sur des facteurs
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elles doivent être rédigées, diffusées, lues. Ces documents doivent être crus, ils doivent être
pris au sérieux, et leur connaissance, leur reconnaissance plutôt, doit orienter les
comportements. L’enjeu : « équiper une “gestion par objectif ” qui doit administrer la preuve
de la justesse des décisions prises en identifiant des étalons… en exhibant des faits 31. » Il ne
s’agit ni de comparer les performances actuelles et les performances passées ; ni d’inciter les
travailleurs à l’invention de nouveaux produits, de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes
de vente, mais de les transformer en managers de leur propre compétitivité et de celle de
l’entreprise. Réintériorisation donc de l’objet et de l’œuvre à la conscience. On peut
toutefois se demander si c’est bien la démobilisation qui se laisse reconnaître à travers le
projet revendiqué de vaincre les résistances au changement : mais nous avons vu que la
mobilité était celle de la flexibilité des structures, commandée par la rareté de l’emploi et du
client. L’opération se déplace vers une production de conscience requise par l’impératif
d’accréditer les décisions en prenant appui sur la « datacratie », le pouvoir du document écrit,
qui se présente comme « exocratie », comparaison avec la concurrence, et soutient la
« meliocratie », amélioration des performances : il s’agit de « faire taire les incrédules », et
d’instituer, comme facteur de production, la croyance, comme condition de la survie d’un
groupe industriel dans les conditions de la concurrence.
La deuxième figure se laisse dessiner à travers la dynamique qui s’est emparée de l’hôpital
comme « usine à soins ». C’est le management de l’hôpital-entreprise, théorisé par
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les agents hospitaliers à entrer dans des formes plus intégrées, plus formelles et rigides, plus
rationnelles d’un point de vue économique, de coordinations des activités médicales 32. »
Tout cela, nous le savons, est épuisant, démotivant, et l’on ne saurait parler de mobilisation que
formellement : mobilisation qui tourne à vide, qui n’a plus son contenu dans l’œuvre, dans
laquelle la conscience se rapporte à soi par l’intermédiaire de l’objet, compris comme l’œuvre à
accomplir. C’est donc bien la démobilisation qui se poursuit, sous la modalité d’une production
institutionnelle de désœuvrement, à travers laquelle se laisse reconnaître la définition du New
Public Management, à l’œuvre dans l’hôpital public comme dans l’hôpital privé : il s’agit, précise
I. Bruno, de « techniques de gouvernement privilégiant […] les aiguillons non contraignant de
l’incitation et de l’émulation, qui fonctionnent dans des dispositifs valorisant l’autonomie et la
responsabilité individuelle (la coopétition), la mesure et la comparaison, et la publicité, l’auto-
évaluation et le contrôle des performances 33. » Où l’on voit que le service, c’est de faire du
serviteur un croyant crédible, au bénéfice de la concurrence érigée en chose publique.
Il n’y a pas encore de connexion claire entre les trois ordres de la démobilisation : la vie ou le rapport
aux éléments, le travail, ou leur façonnement, le langage ou l’ordre symbolique comme explicitation
des rapports de choses, c’est-à-dire signe de monde.Vie et travail nous sont apparus articulés, parce
que le travail met en œuvre la vie en tant qu’elle s’affecte de soi dans et comme ouverture à
l’élément. Mais il nous semble qu’un état attracteur s’annonce : sous l’impératif de limitation du
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de Gelassenheit. Cela se laisse traduire tantôt par « sérénité », tantôt par « égalité d’âme ». Égalité
d’âme convient le mieux : c’est qu’il s’agit d’accueillir les deux visages de la technique, l’usage et le
calcul, ce qui en fait un « Janus bifrons ». Ce double acquiescement se donne à lire à travers
l’explicitation de la Gelassenheit : « Mais nous pouvons nous y prendre autrement : nous pouvons
user des choses techniques comme il faut qu’on en use, sans nous laisser atteindre par elles 35. »
User des choses comme il faut qu’on en use : c’est le tout de la production industrielle qui est en
usage ; et partant, le travail, les aptitudes qu’il met en œuvre ; le travailleur, ses opérations, les
coopérations dans lesquelles il est engagé. User d’une chose, dit Heidegger, c’est la remettre à son
être36. C’est la remettre à sa mobilité, mobilité libérée et non requise. C’est donc laisser se
déployer, croître, se transformer, une disposition à œuvrer et à produire ; c’est la laisser trouver sa
place, changer de place, prendre forme ou figure. L’usage ainsi compris concerne l’ensemble des
choses, disons : leur économie, un rapport dominé par le soin, le souci de ménager.
La figure de l’usager de l’économie, elle apparaît chez Peter Handke sous le nom de :
« transformeur » (Umwandler). Dans La Perte des images 37, le regard de l’héroïne sur les
hommes et les choses révèle les contours d’une nouvelle économie, d’une autre manière
d’entreprendre. Comme elles constituent, ces choses, un « trésor », le projet qui guide
l’aventurière est la création d’une « banque des images ». Cette banque, c’est l’image même
d’un rapport d’usage qui n’exclut pas le calcul, et ce qui est en question, c’est un usage du
calcul des images. C’est cet usage qui révèle une nouvelle économie.
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Mais ici, à Hondareda, je suis venue les mains vides, avec mon regard, mon simple regard. Et aussi, j’ai pu voir
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réellement les colons – une façon de voir qui procède par étape, pas à pas, un peu comme dans le métier de la finance,
mais cependant très différemment – et je leur ai fait voir par la même occasion que leurs faits et gestes n’évoquaient
pas tant un travail, un labeur ou un effort physique – muscles bandés et sourcils froncés – qu’une nouvelle forme de
gestion, qu’ils esquissaient ou traçaient une nouvelle manière d’entreprendre, de créer des valeurs, de produire à la
lumière des trésors 38.
Tout cela va ensemble : une nouvelle manière d’entreprendre, nouvelle gestion, création de
valeurs, comme alternative au travail comme peine, labeur, et violence d’une transformation.
Il s’agit encore d’entreprise, de gestion, de capital : mais dans un nouveau rapport. C’est par
le produire qu’il faut commencer : produire à la lumière de trésors. Le trésor n’est pas une
richesse que l’on exploite, c’est une image, une chose donnée dans la grâce de son
rayonnement, que l’on met en œuvre. La rosée nomme cela. La gestion, c’est, dans l’usage, la
grâce du geste s’accordant à celle de la chose : la grâce de la chose dirige la virtuosité des
opérations, à laquelle la gaucherie rend hommage, comme le vice rend hommage à la vertu.
La « gestion », c’est l’unité des gestes accordée à la nécessité de la chose, et c’est la
compréhension de l’économie toute entière, avec son axiomatique implicite. D’où la création
de valeurs, en trois axiomes : 1. toute chose est utilisable. 2. Les produits s’échangent sur un
marché libre. 3. Il n’y a ni gagnant ni perdant, axiome d’égalité. Toute chose est utilisable – à
la lumière des trésors. Un marché libre sans gagnant ni perdant, c’est un marché sans axiome
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Cette économie, présentée poétiquement dans l’espace d’un récit fictionnel, appartient à un
monde dévasté, et son image nécessite la médiation d’un regard. L’aventurière, l’héroïne de
Handke, est une transformeuse parmi les transformeurs : elle convertit la banque des capitaux
monétaires en banque des images, elle transforme le monde de l’équivalence généralisée, ou toute
chose est réduite à la marchandise, en un monde de l’usage où produire, c’est faire luire les
trésors, les faire paraître comme trésors. En ce sens, elle est une allégorie de la puissance de la
littérature, ou d’une institution poétique du monde. Il y aurait donc un regard privilégié, un
regard qui saurait libérer le regard ? Mais c’est un regard hors organigramme, regard improbable,
le regard qui doit arriver pour que ceux qui produisent sachent découvrir qu’ils sont les
transformeurs, ceux qui font usage de l’économie, dans une relation de soin et d’égard aux
opérations et aux coopérations, au temps qu’elles demandent, au temps de l’usage comme
ménagement des hommes et des choses. Le centre, dirait Axelos, du rapport entier.
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NOTES
1. C’est ainsi que pour Heidegger, l’outil est constitué par sa relation à d’autres outils dans
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un réseau instrumental, voir Être et Temps, trad. F. Vezin, Éditions Gallimard, 1986. Pour la
figuration des renvois par des flèches, voir Jean-Toussaint Desanti, Un destin philosophique,
Éditions Grasset, 1982.
2. E. Jünger, Le Travailleur, trad. J. Hervier, Éditions Christian Bourgois, 1989.
3. K. Marx, Le Manifeste communiste, édition établie par M. Rubel, Éditions Gallimard,
Coll. « Folio », 1965.
4. Jean-Philippe Milet, «La politique comme essence de la technique», in Du Gestell au dispositif – Comment
la technicisation encadre notre existence, dir. Valentina Tirloni, E.M.E, Bruxelles, 2009.
5. M. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences, trad. A. Préau,
Éditions Gallimard, 1958, p. 22.
6. E. Jünger, op.cit., p. 198.
7. Ibid., p. 325.
8. Ibid., p. 210.
9. D. Bourg, K. Whiteside, Vers une démocratie écologique, Éditions Seuil/La république
des idées, 2010, p. 15.
10. Raymond Bonnardel, L’Adaptation de l’homme à son métier – Étude de psychologie sociale et
industrielle, Éditions Alcan, 1943. Par convention, nous désignerons l’auteur comme il se
désigne, sous son titre de «docteur», dans l’impossibilité où nous sommes de reconstituer son
prénom à partir de l’indication fournie par la seule initiale «R».
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