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Didier Debaise
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 09/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.133.167.164)
La LIMITe aNTHrOPOLOgIque
La philosophie de Whitehead se présente comme une vaste enquête spéculative sur les
héritages contemporains du concept de nature et les conditions de sa transformation. De ses
premières œuvres philosophiques, Les Principes de la connaissance naturelle et Le concept de nature,
à sa dernière, Modes de pensée, en passant par Procès et réalité et La science et le monde moderne, la
philosophie de Whitehead se définit par une remarquable constance dans le projet qui l’anime.
La question, au centre de son œuvre, est de savoir comment repenser, sur un nouveau sol, le
projet d’une philosophie de la nature, la plaçant dans une proximité étonnante avec des
philosophies telles que celles de Spinoza et de Schelling. D’un bout à l’autre de son œuvre, ne
cessent de se poser des questions d’un nouveau genre qui en forment les différentes
articulations : Comment s’est constitué le concept de nature tel que, nous modernes, en avons
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La philosophie y est donc présentée comme une activité systématique visant à rendre
compte des plus grandes généralités, c’est-à-dire à déployer des notions génériques, nous
permettant d’interpréter la « variété infinie des cas spécifiques », actuels ou potentiels, de la
nature. Le projet, célébré par des philosophes aussi différents que Bergson, Merleau-Ponty,
Wahl ou encore Deleuze, implique un véritable décentrement de l’expérience humaine, dont
il s’agit d’établir les contours et les limites afin de laisser de la place à la multiplicité des
formes d’expérience dans la nature. On pourrait exprimer la fonction que Whitehead
attribuait à la philosophie dans des termes similaires à ceux que Deleuze utilisait pour parler
de celle de Bergson : « nous ouvrir à l’inhumain et au surhumain (des durées inférieures ou
supérieures à la nôtre…), dépasser la condition humaine, tel est le sens de la philosophie 2 ».
Whitehead s’était en effet, de son côté, longuement attardé à montrer l’influence des
évidences propres à notre « condition humaine » dans la formation des cadres de l’ontologie
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prédicat ». Cette structure aurait, selon lui, déterminé l’ontologie et les principes de la
pensée grecque. Il écrit :
La philosophie grecque a recours aux formes communes du langage pour exprimer ses
généralisations. Elle a découvert l’énoncé type : « cette pierre est grise », et en a conçu la
généralisation suivante : le monde actuel peut être considéré comme une collection de
substances premières déterminées par des qualités universelles 5.
nullement de la nature, mais c’est elle dont il dit qu’elle semble « avoir fait éclater une autre
de ses frontières ». Dans le deuxième extrait, Whitehead parle d’une simple différence de
degré entre l’expérience humaine et l’expérience animale. Bref, dans ces deux passages
Whitehead maintient très clairement l’idée d’une continuité absolue de la nature, sans
ruptures et sans sauts. Des formes embryonnaires de la vie végétale aux organisations
complexes des corps animaux,Whitehead ne voit qu’une continuité de fonctions et la tâche de
la philosophie est de se rendre capable d’interpréter cette vaste continuité de la nature. À la
manière de Lovejoy, il faudrait parler d’une « grande chaîne de l’être » où chaque existence
poursuit, reprend, intensifie, sans rupture radicale, ce que d’autres portaient avant elle.
Ensuite, Whitehead affirme, toujours dans ces deux passages, qu’il y a bien des changements
qualitatifs – le Rubicon a été franchi – liés à la gradation de l’intensité de certaines fonctions.
Tout se passe comme si l’intensification d’une qualité commune entraînait un véritable
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On l’aura compris, Whitehead rejette tout point de départ qui entraînerait une répartition
entre ce qui appartiendrait à la nature, à ses qualités, aux êtres qui la composent, et à ce qui
appartiendrait à l’expérience humaine, cherchant à en définir la spécificité. Cette manière de
procéder est nécessairement vouée à l’échec et ne peut tout au plus que déplacer en
permanence les frontières censées différencier des domaines distincts, dont l’existence ne
proviendrait finalement que des découpages abstraits que nous y produisons. Ainsi, il nous faut
changer de perspective. Ce n’est plus ni la nature, ni l’humain, qui doivent former le bon
point de départ, mais des éléments de l’existence en général, des activités communes à
l’ensemble des êtres, humains et non-humains, car la question est bien de savoir ce que
l’expérience humaine exacerbe comme dimension de l’existence en général, sans jamais en
être l’origine, l’humain se définissant par les qualités dont il intensifie le sens.
On pourrait s’attendre à ce que Whitehead privilégie, à la manière du naturalisme, des
fonctions corporelles ou biologiques qui, à l’évidence, relieraient l’humain dans ses dimensions
vitales, ou physiques, aux autres êtres. Il n’en est rien. Whitehead pointe une attention, un sens
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particulier, une dimension qui peut être plus ou moins intense et qu’on nommera « le sens du
possible ». C’est le degré d’importance que les humains attribuent aux possibles qui définit
l’expérience humaine. Ainsi, écrit-il, « l’entretien conceptuel d’une possibilité non-réalisée
devient un facteur majeur dans la mentalité humaine 9 ». Ces possibilités non réalisées, ce sont
toutes ces éventualités, ces alternatives, ces « would be » qui accompagnent chaque moment de
notre expérience. Ce sens du fait – qu’il aurait pu, dans une situation, en être autrement et qu’il
est toujours possible que les événements prennent une autre tournure – est pour Whitehead un
« facteur majeur de l’expérience humaine ». C’est avec eux que s’invente une véritable « culture
des possibles », un sens des dimensions hypothétiques des situations, une attention active aux
possibilités qui accompagnent tout événement, une sensibilité inquiète quant aux dangers qu’ils
recèlent. Whitehead le confirme :
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Le terme technique que Whitehead utilise, pour parler de ce sens des possibilités non
réalisées, est le terme « propositions ». Nous avons tendance à penser les propositions
comme des formes langagières, des manières de parler, de nommer, d’indiquer ou de se
référer, par le langage, à une réalité censée en être plus ou moins dépourvue. Il y aurait d’un
côté l’espace des choses silencieuses, dépourvues de langage, formant la réalité à laquelle
nous avons affaire, et d’un autre côté l’espace langagier qui trouverait son origine dans
l’activité humaine et qui la définirait dans son exceptionnalité. Or, Whitehead, qui n’a cessé,
au moins depuis les Principia Mathematica, de chercher le sens de la pluralité des modes de
propositions (logiques, esthétiques, historiques, ontologiques), ne voit qu’une confusion
dans l’identification des propositions à des formes langagières. Les propositions, chez lui, ne
présupposent nullement le langage et il ne voit aucune raison de ne pas attribuer des
dimensions propositionnelles à toutes les formes d’existence, des êtres physiques aux formes
élaborées de la conscience, si bien que c’est tout l’univers qui est un faisceau d’êtres
propositionnels.
TRAVERSES | 61
Les propositions sont donc partout dans la nature, et elles n’attendent nullement l’homme
ou une quelconque faculté pour exister. Mais l’importance qu’elles revêtent, pour chaque
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existant, varie. Et Whitehead, dans deux de ses ouvrages, Procès et réalité et Modes de pensée, a
été jusqu’à proposer de repenser les domaines d’existence dans l’univers (le monde
physique, végétal, animal et humain) selon le degré d’importance des dimensions
propositionnelles des êtres qui les constituent. Fortement recouvertes dans les réalités
physiques, elles sont intensifiées dans les réalités vivantes et célébrées pour elles-mêmes
chez les humains. Il n’importe pas ici d’approfondir cette typologie des existants au centre
de la cosmologie de Whitehead. Ce qui nous importe ici, c’est d’étendre la notion de
propositions à des réalités aussi bien humaines que non humaines. Des corps inanimés aux
humains, nous trouvons selon Whitehead, ces articulations de l’actuel et du potentiel, du
fait et du possible. La nature n’est pas un ensemble de choses, reliées selon des lois fixant
leur développement et leurs interactions, c’est pour Whitehead un immense tissus de
propositions, d’articulations entre des actes en train de se faire et des possibilités qui les
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trace, une véritable méthode d’analyse des événements historiques. Présentant l’« uchronie »
comme une « utopie dans l’histoire », Renouvier réécrivait l’histoire de l’Europe en
imaginant ce qu’elle aurait pu être si les empereurs romains avaient banni les chrétiens
d’Orient. Ce que Renouvier faisait à l’histoire, à savoir cultiver les alternatives enfouies dans
les événements historiques tels qu’ils ont eu lieu, Whitehead le fait à tous les niveaux de
l’existence humaine : l’histoire, les modes de la perception, la possibilité du choix et le sens
moral, les relations aux autres êtres et à leur environnement.
cONcLusION
Les possibles sont partout dans la nature. Chaque être, chaque action, chaque événement,
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compte des possibles en tant que tels, introduit une nouveauté dans la nature. C’est cette
insistance sur des alternatives parfois enfouies dans les actions qui ont eu lieu et cette
intensification du sens des actions à venir qui définit les humains. Whitehead l’exprime dans
un passage quelque peu énigmatique et emphatique de Mode de Pensée : « Les hommes sont
les enfants de l’univers, et nourrissent des entreprises folles et des espoirs irrationnels 19 ».
Mais cette « culture » n’octroie aux humains aucune vérité particulière, n’est la garantie
d’aucune réussite en tant que telle. Comme l’écrit Whitehead : avec ce sens des possibles
« une extravagante nouveauté est introduite, parfois béatifiée, parfois damnée 20 ».
Combien de destructions, d’appauvrissements des situations et des milieux,
d’effondrements ont été réalisés au nom de possibles qui, envers et contre tout, furent
imposés et sont devenus par là des figures de la dévastation ? La manière en effet de
caractériser les humains par cette attention n’implique nullement pour Whitehead d’en
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NOTES
1. A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 67.
2. G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 19.
3. A. N. Whitehead, La Fonction de la raison et autres essais, trad. fr. P. Devaux, Paris, Payot, 1969, p. 33-34.
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